Lire est un acte complexe nécessitant de se concentrer, de développer une créativité, de passer du temps sur des mots, de faire des liens… d’avoir de la patience. En cela, lire s’oppose à l’écran qui est bien plus instantané et facile car il ne demande aucun effort d’imagination. De manière caricaturale, nous pourrions dire que toutes les informations étant affichées et sonorisées, le spectateur n’effectue plus de travail de compréhension. « Lire » nécessite d’être actif alors que « Voir » est synonyme de passivité. Il y a 19 ans de cela, Catherine Henri, dans son ouvrage intitulé De Marivaux et du Loft (Henri, 2003), faisait déjà un constat alarmant : « C’est pire qu’une banalité de dire que les élèves sont aussi devenus, dans le même temps, avides d’images ; pas cinéphiles mais spectateurs aphasiques. » (p. 82).

Dans une société cernée par les médias de toutes sortes, force est de constater que l’acte de lire est vécu « comme une corvée » (Henri, 2003, p. 18) pour nombre d’élèves de lycées technologiques et particulièrement l’année du Baccalauréat. Ils ne voient pas qu’au-delà de trouver un plaisir à imaginer une histoire et à s’évader, lire relève aussi d’une réelle appropriation de capacités à construire un rapport au monde leur permettant de s’y inscrire plus efficacement. Passant tour à tour par des lectures analytiques, groupements de textes, lectures d’œuvres intégrales ou lectures cursives, les professeurs de français « dotés d’un arsenal de moyens, de techniques, de démarches qui ont défini une didactique de la littérature au collège et au lycée » (Jordy, 2009, p. 95) passent en quelque sorte pour des rats de bibliothèques ne parcourant des œuvres littéraires dites « classiques », que pour les imposer à tout prix dans le cadre de séquences fastidieuses uniquement tournées vers la préparation des épreuves anticipées de français (EAF). Le professeur documentaliste, quant à lui, même s’il a pour mission, en tenant compte de l’évolution des pratiques informationnelles des élèves, de contribuer au développement, entre autres, de l’esprit critique face aux sources de connaissance et d’informations (Ministère de l’Éducation nationale, 2017) au travers de projets de co-enseignement, apparaît malgré tout comme le garant de l’objet livre (itéré le long de vastes et sombres rayonnages), pire encore, comme le « Cerbère » du CDI, une espèce de gardien du savoir et d’un espace un peu hermétique où seuls quelques individus se retrouvent1.

À l’heure où l’Éducation nationale encourage le numérique dans les écoles, où la dématérialisation s’accentue, comment donc, dans une société de l’immédiateté de l’information et de l’image, une société consommatrice et impatiente, redorer le blason de la lecture, redonner goût au plaisir du livre en proposant une médiation culturelle qui ne soit pas ressentie comme une contrainte scolaire mais plutôt comme un tremplin vers l’appropriation de capacités plus globales en redevenant acteur ?

LA CRÉATION D’UN ATELIER « CRITIQUES D’ORME » : UNE MISE EN ROUTE

Sensibles à la question de la lecture vécue comme calvaire, à la « sacralité » de l’objet livre supplanté par d’autres médias et d’autres formes de communication, tels les réseaux sociaux et les films, nous avons décidé de monter un atelier : notre volonté était de partager, d’échanger et de construire en se centrant sur l’élève et ses besoins et (a priori) grâce à différents médias (supports littéraires, cinématographiques et artistiques), et ce, afin de l’enrichir culturellement et aussi diminuer ses réticences.

Des objectifs au cadre de réalisation

Cet atelier s’inscrit particulièrement dans le cadre de la circulaire de mission des professeurs documentalistes (Ministère de l’Éducation nationale, 2017). En effet, n’oublions pas que le CDI est d’abord et avant tout, pour reprendre la circulaire : « un espace de culture, de documentation et d’information, véritable lieu d’apprentissage et d’accès aux ressources pour tous ». Parallèlement : « le professeur documentaliste contribue à l’éducation culturelle, sociale et citoyenne de l’élève. Il met en œuvre et participe à des projets qui stimulent l’intérêt pour la lecture, la découverte des cultures artistiques, scientifiques et techniques en tenant compte des besoins des élèves, des ressources locales et du projet d’établissement ».

De son côté, le professeur de Lettres se doit de permettre aux élèves de se constituer une culture personnelle, de consolider leurs compétences fondamentales d’expression écrite et orale, de lecture et d’interprétation, dans une perspective de formation de la personne et du citoyen (Ministère de l’Éducation nationale, Programme de Lettres, 2019). Il répond ainsi à plusieurs compétences communes des enseignants et personnels de l’éducation telles que accompagner les élèves dans leur parcours de formation (C5), agir en éducateur responsable selon des principes éthiques (C6), maîtriser la langue française à des fins de communication (C7) ou encore s’engager dans une démarche individuelle et collective de développement professionnel.

Pour cet atelier, le CDI de l’établissement nous est apparu comme le lieu adéquat. Disposant d’un étage, repensé en espace modulable et modulaire pour accueillir les groupes classe dans le cadre de projets de co-enseignement, il permettait ainsi de disposer d’un espace ouvert à l’échange.

Le caractère obligatoire étant parfois un frein, nous avons plutôt opté pour un atelier basé sur le volontariat en dehors des heures de cours. Cela présentait le risque de ne pas avoir beaucoup de réponses positives mais l’avantage de poser le contexte de réalisation aux élèves : un réel temps d’échange et de partage dans le but d’améliorer leurs compétences.

Les débuts

Ouvrant cet atelier à une classe de 1ST2S2, nous n’espérions pas trouver un public nombreux, mais fidéliser quelques personnes souhaitant poursuivre une véritable aventure littéraire dans une ambiance sereine et décontractée. Après avoir échangé avec les élèves3 qui arguaient que lire leur demandait trop d’efforts et surtout que cela leur prenait trop de temps, il a été souligné, qu’a contrario, pour eux, le film représentait le support parfait : limité dans le temps, une image au service de l’imaginaire et simple d’appropriation. Nous avons donc débuté l’atelier par le visionnage de films comme Amistad (de Steven Spielberg) et Seven Sisters (de Tommy Wirkola) amenant à la création d’affiches résumant leur compréhension. L’objectif consistait à valoriser la créativité des élèves ainsi que l’œuvre cinématographique elle-même en les diffusant sur les écrans d’information dispatchés au sein de l’établissement.

À partir du moment où nous étions certains que les élèves avaient adhéré au projet, nous avons agrémenté l’atelier d’une participation au concours De livre en livre (2021-2022) organisé par l’ALCA Nouvelle-Aquitaine4. Il s’agissait pour les élèves de devenir jury littéraire de cinq livres : Les Monstres de Maud Mayeras, Danxomé de Yann Fastier, L’œil du STO de Julien Frey, Maktaaq de Gildas Guyot et Déjà, l’air fraîchit de Florian Ferrier. L’objectif était de lire ces œuvres et de voter pour celle qui leur plaisait le plus. À cela s’ajoutait la possibilité de rencontrer des auteurs. C’est dans ce cadre-là qu’il nous a été proposé d’organiser une séance d’arpentage littéraire. Issue de la culture ouvrière de la fin du XIXe siècle, cette pratique avait pour but de s’approprier une œuvre pour se construire une culture commune. Pour cela, le livre était déchiré en autant de parties que de lecteurs. Chacun lisait son passage pour ensuite en partager sa lecture avec les autres. L’arpentage nous offrait l’occasion d’expérimenter un travail coopératif (où l’élève n’était plus seul face à ses difficultés) et critique, en lien avec l’acte de lire.

L’ARPENTAGE LITTÉRAIRE : UNE EXPÉRIENCE NOVATRICE

Une proposition ALCA comme tremplin

Si initialement l’ALCA Nouvelle Aquitaine nous proposait de faire l’arpentage avec le roman Déjà l’air fraîchit de Florian Ferrier, nous avons, après réflexion, orienté notre choix vers le roman de Maud Mayeras, Les Monstres, que nous avions (les professeurs) préalablement lu et sur lequel nous avions quelques interrogations, à savoir si ce livre pouvait être lu par notre public de lycée technologique. En effet, si ce roman policier (genre aimé des élèves) aborde des thèmes intéressants (enfance, manipulation, liens familiaux, séquestration…), notre public est parfois en difficulté avec des situations privées particulières pour ne pas dire problématiques. Toutefois, la qualité d’écriture, le chapitrage spécifique de l’œuvre de Maud Mayeras ont fini par nous convaincre que ce roman pouvait être lu d’une toute autre manière sans heurter notre public. Et ce, d’autant plus que nous étions là pour accompagner cette lecture. Ainsi, l’aspect polyphonique de la construction du récit permettait d’imaginer, de présupposer l’histoire, de découvrir progressivement lieux et personnalités, en bref, de reconstruire l’histoire en tenant compte collectivement de ses tenants et aboutissants, et ce, sans que l’immersion soit trop oppressante.

L’atelier pas à pas

L’atelier consacré à l’arpentage littéraire a été l’occasion de vivre une immersion complète dans le roman de Maud Mayeras mais aussi d’accéder aux univers de la lecture et de l’écriture, en respectant le rythme et les attentes des élèves. À chaque fois, nous nous sommes préoccupés de leurs envies et de leurs ressentis pour adapter nos séances d’arpentage afin de maintenir des leviers motivationnels. Les neuf séances dévolues à l’arpentage ont été l’occasion pour le groupe de :
– s’approprier pleinement l’œuvre, tant dans le geste de lecture que dans la compréhension du texte ;
– devenir un lecteur autonome doué d’une sensibilité ;
– échanger pour reconstruire un scénario ;
– prendre plaisir à découvrir la suite d’un récit ;
– s’interroger sur les intentions d’un écrivain ;
– valoriser une œuvre auprès d’un public varié ;
– rencontrer un auteur et échanger avec lui.

Séance 1 : présentation de l’atelier et directives

La première séance consacrée à l’arpentage a consisté à présenter le projet aux élèves (séance de 50 minutes). Nous avons commencé par susciter l’interrogation en leur parlant des droits du lecteur tels que stipulés par Daniel Pennac5 (Pennac, 1992) et en proposant une manière de lire totalement novatrice, à savoir lire un livre sans lire la totalité de l’œuvre. Les élèves étaient intriguées ; nous leur avons ensuite proposé de déchirer une dizaine de pages. Ce moment tant attendu (nous étions curieux de voir la réaction des élèves) a été l’occasion d’échanger sur les pratiques de lecture et aussi sur le caractère même du livre. Enfin, envisager la lecture comme une enquête policière en relevant des indices a été l’idée qui a clôturé cette première séance. Cela leur a paru séduisant, intrigant, et les a motivées pour la séance à venir.

© B. Robert, janvier 2022 – Lycée Bel Orme, CDI – Mise en route de l’arpentage littéraire
avec l’arrachage des pages du livre Les Monstres de Maud Mayeras par les élèves de 1ST2S.
© B. Robert, janvier 2022 – Lycée Bel Orme, CDI – Mise en route de l’arpentage littéraire
avec l’arrachage des pages du livre Les Monstres de Maud Mayeras par les élèves de 1ST2S.

Séance 2 : première immersion dans l’œuvre de Maud Mayeras

La séance 2 a vu l’activité débuter pleinement. Un temps de lecture individuelle de 30 minutes a été proposé et nous avons ensuite gardé un temps de partage de 20 minutes afin de collecter toutes les informations. Une première immersion dans l’œuvre a été tentée grâce à l’apport d’un fond musical. En effet, Maud Mayeras proposait à la fin de son roman une « playlist » personnelle adaptée à son roman. Ajoutons que plusieurs tableaux avaient été installés dans la salle afin de collecter les différents indices : lieux, personnages, actions… Cette mise en situation a largement favorisé le plaisir de l’arpentage.

Au début, la prise de parole était discrète. Il nous a fallu réintroduire l’idée d’une lecture sous forme d’une enquête policière pour les encourager à adopter une nouvelle posture. Les filles ne devaient plus être de « simples » lectrices partageant leur histoire, mais de véritables investigatrices s’échangeant des informations pour découvrir les lieux des principaux moments de l’histoire, les principaux personnages et essayer de comprendre ce qui les liait. À la fin de la séance, un bilan a été fait pour savoir ce qu’elles en pensaient. Au final, toutes avaient à cœur de poursuivre cette exploration littéraire et policière.

Séance 3 : au cœur de l’enquête

Afin de renforcer l’immersion des élèves, nous les avons accueillies en ayant au préalable créé une ambiance « enquête policière » : lumière plus douce, musique et vidéoprojection d’une affiche incitative du roman leur rappelant ce qu’elles devaient découvrir (via les 5W). Nous avons ainsi débuté cette séance par une restitution des données collectées lors de la séance 2, avant de les laisser terminer leur lecture.

Nous avons été agréablement surpris de voir nos lectrices s’emparer de leur rôle d’enquêtrice et, de là, très rapidement, discuter entre elles et s’échanger des informations pour mieux comprendre le récit. Nous leur avions également proposé un livret d’enquêteur, mais nous avons très vite constaté qu’il représentait un frein à la prise de parole et avons décidé de l’abandonner.
De lectrices réticentes, les élèves sont passées lors de cette séance au stade de lectrices entreprenantes et critiques. Devant leur enthousiasme, nous avons donc proposé une seconde phase d’arrachage de pages mais cette fois au hasard du livre.

© B. Robert, janvier 2022 – Lycée Bel Orme, CDI – Vidéoprojection préparée par J. Grondin
et première prise de notes des élèves.
© B. Robert, janvier 2022 – Lycée Bel Orme, CDI – Vidéoprojection préparée par J. Grondin
et première prise de notes des élèves.

Séances 4 à 6 : la compréhension et la restitution complète de l’histoire des Monstres

Lors des séances 4 à 6, nous avons décidé de renforcer le côté enquête policière. Nous avons donc proposé une carte géographique plus ou moins fictive, imprimé des portraits-robots et utilisé des aimants et des fils de laine pour simuler une véritable enquête policière comme nous pouvons le voir à la télévision.

© B. Robert, mars 2022 – Lycée Bel Orme, CDI.

L’objectif était de permettre aux élèves de pouvoir mieux visualiser l’histoire dans son ensemble.
Ces trois séances se sont globalement déroulées de la même manière : temps de lecture individuel et ensuite mise en commun des informations récoltées.
Pour la troisième séance, nous avons décidé de réaliser un texte à trous récapitulant l’intrigue policière et présentant les personnages principaux. L’objectif était de proposer un document de synthèse et de vérifier l’appropriation du récit. Au final, l’arpentage a permis une très bonne compréhension du récit.

Plusieurs éléments intéressants ont été soulignés au cours de ces séances.
– Tout d’abord les élèves ont acquis une véritable autonomie dans la prise en main de la lecture et des échanges.
– Les élèves redevenaient elles-mêmes : nous avions les verbo-factuelles, celles qui avaient besoin de se déplacer (de prendre en note les informations propices à l’avancée de l’enquête) et pour terminer, nous avions celles qui essayaient de chapeauter la prise de parole. Cela a été pour nous l’occasion de valoriser les points forts des élèves mais aussi de leur apprendre à limiter l’impact de leurs points faibles.
– Ensuite, quant aux élèves ultra-connectées, il s’est avéré que certaines d’entre elles ont délaissé leur télé­phone portable pour privilégier la lecture : geste inespéré !
– Lire en musique ne les a pas perturbées, bien au contraire.
– Enfin l’arpentage nous a convaincus qu’il pouvait permettre aux élèves de lutter contre leurs difficultés.
En effet, lors des dernières séances, une élève plus en difficulté dans la lecture venait plus tôt à l’atelier pour nous demander s’il était possible de commencer à lire avant les autres. Cette attitude a montré qu’elle prenait pleinement conscience de sa lenteur de lecture sans que cela freine pour autant son implication dans le projet.

© B. Robert, mars 2022 – Lycée Bel Orme, CDI.
© B. Robert, mars 2022 – Lycée Bel Orme, CDI.
© B. Robert, mars 2022 – Lycée Bel Orme, CDI.

Séance 7 : valorisation de l’œuvre

Au final, nous avons proposé au groupe de créer une affiche du roman afin de promouvoir ce dernier au sein de l’établissement. Cette proposition, unanimement acceptée, a permis de faire ressortir les atouts des élèves :
– de plus grandes facilités à reformuler et à synthétiser des idées ;
– une capacité à s’adresser à un auditoire ;
– une plus grande aisance dans l’utilisation d’outils numériques ;
– un meilleur traitement et une meilleure valorisation de l’information pertinente ;
– une très bonne aptitude au travail collectif et collaboratif.
En moins de 50 minutes, les élèves ont su finaliser une affiche ! Le point positif de cette affiche était le souci de s’éloigner de la couverture sombre du livre (choisie plus par l’éditeur que par l’auteur) pour proposer leur propre vision de l’œuvre.

Séances 8 et 9 : préparation de la venue de Maud Mayeras au sein de l’établissement

Nous avons appris lors des dernières semaines d’atelier que l’auteur des Monstres allait venir nous rencontrer. Cette nouvelle a enthousiasmé, mais a aussi un peu effrayé, l’ensemble du groupe. Cette venue permettait de clore l’atelier sur l’arpentage par un véritable échange entre auteur et lecteurs et ainsi de casser la barrière de l’écrivain souvent perçu comme un vieux grabataire ou un défunt ! Une chance pour nous, Maud Mayeras est une jeune femme charmante, dynamique, prolixe et très accessible…
La séance 8 a donc été l’occasion de dresser un bilan de l’atelier mais aussi de faire le point sur les interrogations des élèves vis-à-vis du roman et de l’auteur. Cette séance s’est déroulée en deux temps : une préparation de questions et une réflexion sur celles que l’on peut ou non poser, et ce, quel que soit l’interlocuteur.

La séance 9 avec la venue de Maud Mayeras a donc clôturé l’atelier sur l’arpentage littéraire. Pour l’occasion nous avons pris notre temps avec elle et avons gardé les élèves plus longtemps afin de favoriser un véritable échange et d’accentuer l’humanité de cette rencontre.

Initialement, nous avons pris un temps avec l’auteur pour échanger sur notre séquence d’arpentage concernant le roman, présenter les élèves et leurs difficultés afin de mettre en place un cadre bienveillant entre l’auteur et le groupe. Dès le début Maud Mayeras a su mettre à l’aise les élèves en n’étant pas dans l’attente de questions mais au contraire en prenant la parole pour les interroger sur l’arpentage qu’elles avaient mené avec nous. Cela permettait de libérer la parole. Très rapidement un « jeu de questions-réponses » s’est installé.

Les questions ont permis aux élèves de comprendre comment l’auteur peut être amenée à construire un roman et d’échanger sur leurs pratiques respectives de lecture. Ce temps a été fort car l’auteur a su individualiser sa prise de parole et montrer que lire, voire écrire, sont des actes passionnants tant ils permettent d’exorciser des « trop pleins » émotionnels. Cet avis a, bien sûr, parlé aux élèves de Santé-Social. Comme Maud Mayeras aime à le dire « les auteurs vivants ne sont pas morts », sous-entendu le monde de la littérature ne peut se cantonner à la découverte de romans dit « classiques ». Bien au contraire, il est un monde en mouvement, ancré dans la réalité et ses vicissitudes et tous peuvent trouver LE roman qui les fera adhérer à la lecture.

© B. Robert, mars 2022 – Lycée Bel Orme, CDI.

BILAN DE L’EXPERIENCE

Les différents ressentis

Des enseignants

Le premier élément que nous retiendrons est qu’il s’est agi d’une belle aventure. Nous avons avancé avec les élèves en nous adaptant constamment et en nous émerveillant au fil des séances. Cet aspect est essentiel car les élèves le ressentaient et cela a constitué un des leviers pour maintenir leur intérêt.

Le deuxième élément à retenir est que l’arrachage de pages d’un livre n’est ni facile ni évident.

Par ailleurs, en plein désherbage du fonds documentaire, cette activité d’arpentage a été l’occasion, pour le professeur documentaliste, de réfléchir à cette activité : l’arpentage ne pourrait-il pas être l’occasion de pouvoir redonner une deuxième vie à des ouvrages destinés à disparaître des rayonnages. Il permettrait donc à la fois de désacraliser le livre en offrant la possibilité aux élèves de comprendre la chaîne du livre et aussi, comme nous avons pu l’observer tout au long de cette séquence, de les encourager à ne plus percevoir le CDI comme un sanctuaire, mais bien au contraire comme un espace ouvert et vivant.

Enfin, gardons en mémoire que travailler collectivement à la compréhension du texte sous la forme d’une enquête policière avec une mise en scène, des échanges et une musique d’ambiance, par exemple, a été très prolifique et a passionné les lectrices.

La venue de Maud Mayeras nous est apparue comme une consécration de l’atelier et une récompense pour les élèves qui ne s’imaginaient pas pouvoir converser ouvertement et échanger avec un auteur. En effet, ils ont tendance à associer l’auteur à une image d’autorité, très lointaine de leur univers et de leurs préoccupations. Or, cette rencontre a été l’occasion de prouver le contraire. Cela a également permis de dédramatiser la lecture pour celles qui ne sont pas à l’aise avec cette activité et se culpabilisent.

Des élèves (Commentaires des élèves : M. D., L. C., L. B. et R. N-B.)

Nous avons décidé de leur donner la parole et de les faire collaborer à cet article qui leur appartient tout autant qu’à nous !

« Découvrir l’histoire petite partie par petite partie et dans le désordre a été assez particulier et déstabilisant mais j’ai beaucoup aimé les moments où nous nous partagions ce que nous venions de lire, comme nos émotions, nos ressentis (…). Je n’avais jamais arraché les pages d’un livre et j’avoue que cela me dérangeait au début. Je me demandais ce qu’en penserait l’auteure, serait-elle contente de voir son livre en mille morceaux ? D’après son intervention je pense que l’idée est loin de lui avoir déplu mais en toute honnêteté cela n’avait plus d’importance car j’ai fini par déchirer le livre avec aucune pitié puisque je voulais vraiment découvrir le fin mot de l’histoire. »

« J’étais réticente au début pour arracher les pages car pour moi c’est irrespectueux vis-à-vis du livre. Mais à la fin, j’ai trouvé le concept cool. La façon de lire le livre est nouvelle, sympa (…). Découvrir un livre de cette manière est encore plus intrigant. Et donne encore plus envie d’approfondir la lecture. Le plus plaisant est de découvrir au fur et à mesure l’histoire, de l’assembler comme un puzzle. C’est comme si on devenait maître du livre en plus d’être simple lecteur. »

« Au premier abord, l’idée de cet atelier m’a paru ‘étrange’ même si le principe de retracer l’histoire telle une aventure policière m’a beaucoup intriguée. Lorsque nous avons arraché les pages j’ai tout de suite compris que le principe en lui-même allait me plaire du fait que tout le monde se soit rendu utile à travers des informations lues. Cet atelier m’a également permis de plus oser prendre la parole afin de donner les éléments que j’avais lus sur mes pages et je me suis d’ailleurs aperçue qu’après plusieurs séances, mon contact avec le livre avait totalement changé. Je ne le voyais plus comme un livre mais comme un élément de recherche qu’il fallait exploiter un maximum afin de ne passer à côté de rien. »

« Par la suite, nous avons fait un arpentage littéraire qui m’a, pour ma part, paru ‘étrange’ au début parce que je ne comprenais pas si je devais réellement déchirer les pages mais au final cela m’a assez plu. Puis quand j’ai appris qu’il fallait lire les pages j’avoue ne pas avoir eu envie de continuer mais de le lire en décalé, un passage de l’histoire chacun, et d’en parler tous après, m’a fait entrer dans l’histoire et il me tardait de lire la suite. »

Du rapport au livre et au geste de lire : quelles conclusions ?

Force est de constater que le geste d’arrachage n’est pas passé inaperçu : surprise, déstabilisation, peur d’être sanctionné ou encore transgression de règles tacitement élaborées par l’éducation parentale ou scolaire ; arracher une page est vécu comme un sacrilège et c’est à ce premier sens que les élèves ont associé le geste. Il nous paraît donc essentiel de nous intéresser à ce geste d’un point de vue anthropologique et de relever quelques pistes à explorer :
– certains auront une vision très matérialiste de dégradation d’un objet et de sa valeur financière et s’offusqueront de maltraiter un objet ;
– d’autres s’offusqueront de la violence du geste vis-à-vis de l’objet. Dans ce cas particulier la dimension glisse subrepticement du livre-objet au livre-être vivant ;
– arracher les pages d’un livre est également perçu de manière métonymique comme le meurtre de son auteur. Là encore, c’est une manière de donner vie à l’œuvre.

Le livre est donc un objet hautement symbolique, et s’attaquer à son ossature apparaît comme une forme de dégradation de ce qu’il représente : l’accès aux connaissances et aux savoirs, l’accès à la Connaissance. Dans sa conférence Le livre comme forme symbolique, Michel Melot souligne que « la question de la matérialité du livre, de sa forme, de son anatomie et de sa morphologie est depuis quelques temps à la mode ». Il rappelle aussi que le livre « est un objet organique. Il ne faut pas sous-estimer cette particularité dans le rapport physique que l’on peut avoir au livre, rapport intime et vite corporel voire passionnel » (Melot, 2004).

Bref, cet arrachage de pages, quoi que puissent en dire certains, même s’il apparaît comme une désacralisation de l’objet au sens symbolique du terme, se transforme en une véritable conquête de la lecture. Il n’est plus question de possession du livre-objet et par extension du savoir mais d’une plantation à long terme où l’élève participe à l’arborescence du savoir, fait partie intégrante d’un processus de ramifications. Par touches et par retouches au stylo, en coupant les feuilles, il fait pousser son savoir en prenant lui-même place dans le monde vivant de la lecture : la création d’un véritable Arbre de la connaissance dont il restera des cernes. Dans cette époque de dématérialisation, observons bien que « Le Livre est mort. Vive le Livre ! »

À l’issue de cette expérience pédagogique, les avantages de l’arpentage nous paraissent évidents : désacralisation de l’objet-livre, meilleure appropriation du récit, travail en collaboration, prise de parole plus affirmée, développement de l’imagination et meilleure capacité à synthétiser et à reformuler. De manière globale, nous pouvons dire avoir levé un frein quant à la lecture pour ce public scolaire. Forts des avis des élèves et du succès de cet atelier, nous projetons, l’année prochaine, de l’étendre à nos classes de deux manières différentes :
– dans le cadre d’une lecture cursive obligatoire sur l’année de première. Nous souhaiterions leur faire prendre conscience du gain de temps mais aussi des bénéfices à travailler ensemble ;
– dans le cadre du concours ALCA, cela permettrait à l’ensemble des élèves de participer à un projet commun et d’étendre leur culture afin de se forger un meilleur esprit critique.
Un autre avantage de cette activité est aussi de permettre au professeur documentaliste de donner une seconde vie au livre à l’issue du désherbage.

En conclusion et pour reprendre les mots de Catherine Henri, nous voudrions que les « élèves trouvent ce bonheur-là : jouer, interpréter, apprendre, ne pas comprendre, se perdre, rire, déchiffrer, entrer et sortir du labyrinthe » (Henri, 2003, p. 80).