d’Alberto MANGUEL

Comment ne pas lire, dans l’extrait du prologue ci-contre, le reflet de l’expérience et les impressions que peuvent ressentir les élèves face aux rayonnages lourds de savoir des CDI ? Peur et admiration, méfiance et attirance, désorientation et curiosité…

Dans cet essai érudit et foisonnant, le collectionneur passionné de livres qu’est Alberto Manguel interroge les représentations collectives, culturelles, mais aussi celles de sa propre subjectivité à l’aune de sa bibliothèque personnelle, de ces lieux de connaissance que sont les bibliothèques. Traducteur, éditeur, critique littéraire et essayiste dont la problématique principale est centrée sur les livres et la lecture, cet écrivain d’origine argentine a été dans sa jeunesse lecteur pour Borges. Il a voyagé dans de multiples pays, a pris la nationalité canadienne, puis a vécu en France près de Poitiers où il avait installé sa bibliothèque riche de quelques 30 000 livres1 avant de devoir tout récemment déménager. Si sa quête au cœur des livres le conduit à se questionner sur le monde lui-même, c’est qu’il invoque à chaque page nombre de références littéraires, artistiques, et historiques en un perpétuel va-et-vient entre son expérience de lecteur et ses rencontres avec des bibliothèques réelles, mythiques ou imaginaires.

L’ordonnancement du monde

« La bibliothèque est un espace clos, un univers autonome dont les règles prétendent remplacer ou traduire celles de l’univers informe du dehors ». Détentrice d’une masse de connaissances, la bibliothèque se pose comme un lieu d’ordre qui entend donner du sens au désordre du monde en proposant une organisation particulière du savoir. « Pendant la journée, la bibliothèque est un royaume d’ordre. (…) La structure du lieu est visible : un labyrinthe de lignes droites, où l’on n’est pas censé se perdre mais trouver ; une pièce divisée en suivant un ordre apparemment logique de classification ; une géographie qui obéit à une table des matières prédéterminée et à une hiérarchie mémorable d’alphabets et de nombres. »
On voit ici le paradoxe de la métaphore du labyrinthe, image fréquemment utilisée pour évoquer les bibliothèques, l’enjeu pour les professeurs documentalistes, comme pour les bibliothécaires, étant de faire de cette impression labyrinthique un lieu simple et intuitif où chacun peut trouver l’information dont il a besoin. Si cet ordonnancement du monde est évident en journée, Manguel lui oppose une vision quasi fantasmagorique de sa bibliothèque personnelle la nuit. Il s’y libère des contraintes quotidiennes, de la logique et de la classification. C’est le royaume du butinage, de la sérendipité : un livre en appelle un autre, par association d’idées. « Si le matin, la bibliothèque suggère un reflet de l’ordre sévère et raisonnablement délibéré du monde, la bibliothèque la nuit, semble se réjouir de son désordre fondamental et joyeux ». Manguel rapproche ces expériences différentes des deux profils de lecteurs évoqués par Virginia Woolf : celui qui aime s’instruire et celui qui aime lire. Pour Manguel, le jour est propice à la concentration et à l’étude, la nuit à la lecture plaisir et à l’imagination.

La volonté d’une bibliothèque de rassembler en un même lieu toute « notre expérience indirecte du monde », d’harmoniser nos connaissances et notre imagination, et de grouper l’information, est incarnée par les deux mythes suivants : la Tour de Babel et la Bibliothèque d’Alexandrie. Arrêtons-nous un moment sur cette dernière, image mythique et hautement symbolique s’il en est, de toute bibliothèque.
La bibliothèque d’Alexandrie est la première à avoir pour ambition de rassembler de façon exhaustive tous les livres du monde (sous forme de rouleaux de papyrus). Ce « rêve d’un ordre universel », repris aujourd’hui par la volonté d’infini du Web, entend donner une place à chaque rouleau et enregistrer de façon systématique toutes les informations selon le classement thématique inventé par les bibliothécaires alexandrins. Chaque rouleau qui arrive est copié et c’est cette copie qui est conservée dans la bibliothèque. Si la postérité a gardé la mémoire des raisons d’être de la bibliothèque, elle n’a en revanche quasiment rien conservé de l’apparence et de l’agencement des lieux. On sait que la salle principale baptisée Museion (« maison des Muses ») ornée de l’inscription « le lieu du traitement de l’âme », comporte des étagères (bibliothekai, étymologie du mot bibliothèque) avec des casiers pour ranger les rouleaux. Il y existe également des salles de travail et une salle de repas pour les savants. « La Bibliothèque qui se voulait dépositaire de la mémoire du monde n’a pas pu sauvegarder pour nous son propre souvenir. »
Une des raisons d’être de la Bibliothèque d’Alexandrie est la quête d’immortalité des Égyptiens : par la conservation des histoires qui prouvent et donnent du sens à leurs existences, ils s’assurent un présent continuel. Ce sont en effet les lecteurs qui donnent une nouvelle vie à des livres appartenant pourtant au passé : « La lecture est un rituel de renaissance ».
La deuxième injonction liée à la Bibliothèque d’Alexandrie est, comme on l’a dit, l’enregistrement exhaustif du savoir. Toute une communauté de savants (à l’instar d’Euclide ou Archimède) est logée à proximité de la Bibliothèque pour rédiger des œuvres critiques, des gloses, des commentaires sur les rouleaux qui y sont conservés, selon la règle édictée au IIe s. av. J.-C. : « Le texte le plus récent remplace tous les précédents puisqu’il est censé les contenir. » Le principe du palimpseste littéraire joue ici à plein.
Enfin, elle constitue un lieu de mémoire et en cela, représente une volonté politique : rassembler des œuvres grecques permet de prouver la supériorité de la culture égyptienne, en démontrant l’influence de l’Égypte sur la culture grecque. Alexandrie résonne pour finir comme un avertissement sur la fragilité et le caractère éphémère de cette conservation des traces : tout peut un jour être détruit…
Par opposition à cette volonté d’ordonnancement du monde, le mythe de la Tour de Babel témoigne quant à lui de la fin de l’unicité de la société, la dispersion des langues et la perte de sens qui en découle. C’est bien tout le contraire qui se joue à Alexandrie, symbole d’une quête universelle : la mise en commun et la conservation exhaustive des connaissances en un même lieu.

D’autre part, l’organisation interne d’une bibliothèque représente un ordre, un système de classement2, quel qu’il soit. Celui-ci peut être plus ou moins fantaisiste, à l’instar des 12 modes de classement édictés par Georges Pérec dans Penser / Classer. On peut en effet imaginer pour sa bibliothèque personnelle un classement purement esthétique, par taille, pour que les dos des livres soient parfaitement alignés en hauteur. Ou encore un classement purement pragmatique, regroupant les livres les plus utilisés, les plus lus, à l’image de la bibliothèque de Pline Le Jeune. Mais une bibliothèque publique, en s’adressant au plus grand monde, doit établir un code compris de tous et prédéterminé, qui conditionne son agencement global. Or, si « l’ordre engendre l’ordre », on peut aussi plonger dans des catégories et des sous-catégories multiples, dans une arborescence fractale infinie, comme nous le dit si bien Alberto Manguel :
« Sitôt établie, une catégorie en suggère ou en impose d’autres, si bien qu’aucune méthode de catalogage, sur étagères ou sur papier, n’est jamais close. Si je décide d’un certain nombre de sujets, chacun de ceux-ci exigera une classification à l’intérieur de sa classification. À un certain degré de rangement, par fatigue, ennui ou découragement, j’arrêterai la progression géométrique. Mais la possibilité de continuer est toujours là. Il n’existe pas de catégories ultimes dans une bibliothèque. »
On voit bien, par exemple avec l’arborescence de la classification Dewey, qu’il est possible d’ajouter sans fin des sous-catégories, d’affiner les thèmes au plus précis possible. La dérive serait qu’il y ait des cotes tellement précises qu’elles seraient uniques pour chaque livre…
Le revers de tout classement est qu’il est forcément arbitraire. S’il permet de « délimiter l’illimité » des connaissances, il propose toujours une certaine vision du monde. C’est une des principales critiques qui est adressée à la Dewey, mais cette objection est valable pour toutes les classifications. Manguel en donne plusieurs exemples : le fait de classer une œuvre dans la catégorie « Roman policier » oriente d’emblée le lecteur en lui donnant des clés de lecture particulières. Le classement utilisé dans la bibliothèque impériale de Chine, divisé en quatre grandes catégories (Histoire – Philosophie – Littérature – Textes canoniques) était ensuite rangé en fonction de la rime du dernier mot du titre, ce qui créait des centaines de combinaisons. On peut également trouver dans les bibliothèques chinoises médiévales une structure pyramidale, qui représente la hiérarchie sociale, les écrits de l’Empereur étant placés en premier.
Ces différents classements ne sont donc jamais neutres, même lorsqu’ils utilisent l’ordre alphabétique, puisque ce dernier génère des juxtapositions et des associations d’idées entre des livres fort dissemblables qui sont tout aussi arbitraires que les autres classements.
Le premier à utiliser le classement alphabétique est le bibliothécaire d’Alexandrie, Callimaque. Il établit un catalogue en 120 volumes des principaux auteurs grecs de la bibliothèque, en les classant selon des pinakes (ou « tables ») qui mélangent genres et thèmes : épopée, poésie lyrique, tragédie, comédie, philosophie, médecine, rhétorique, droit, et une dernière catégorie Divers qui est un vaste fourre-tout ! À l’intérieur de ces catégories, les auteurs sont ensuite classés par ordre alphabétique avec des notes biographiques et une bibliographie réalisées par Callimaque. Ce système de classement alphabétique se retrouve plus tard dans les bibliothèques du monde arabe, mais il n’y a en revanche aucune uniformité au Moyen Âge pour mettre de l’ordre dans l’œuvre d’un même auteur : par titre, par ordre chronologique, par sujet, selon les bibliothèques.
« Si une bibliothèque est un miroir de l’Univers, alors le catalogue est le miroir de ce miroir. » Les premières formes de classements thématiques apparaissent à l’époque médiévale, selon le témoignage d’Avicenne qui se rend dans la bibliothèque du Sultan de Boukhara. « Chaque pièce y était consacrée à une science en particulier » où le bibliothécaire est « le gardien de la mémoire vivante des livres ». Ainsi, Avicenne peut y consulter les livres et « reconnaître la position de chacun d’eux dans la catégorie scientifique appropriée ». Les divisions thématiques s’associent donc au classement alphabétique dans le Moyen-Âge arabo-musulman.
Mais « une bibliothèque est une entité en perpétuel accroissement » et si une catégorie contient trop de livres, elle devient inutile. L’idée est donc venue d’utiliser « l’univers illimité des nombres » plutôt que celui, fini et restreint des lettres de l’alphabet. C’est ainsi que l’américain Melvil Dewey, en 1873, conçoit le principe d’utiliser des décimales « pour numéroter une classification de toute la connaissance humaine imprimée ». Chaque division peut ainsi se rediviser en sous-thèmes à l’infini, en arborescence. Les dix grandes classes du savoir proposées par Dewey, selon un classement par sujet en fonction du contenu des livres, correspondent bien entendu à un contexte politique et culturel particulier. L’idéologie sous-jacente y est celle d’une supériorité de la « race » anglo-saxonne, d’une culture américaine dominante. On est là bien loin d’une forme d’universalité dans la grille de lecture et de compréhension du monde qui est proposée, et c’est pourtant cette classification qui sera adoptée partout dans le monde grâce à sa simplicité et son côté pratique. « À tout ce que l’on peut concevoir, on peut attribuer un nombre, et l’on peut donc contenir dans l’infinie combinaison de dix chiffres l’infinité de l’univers. »

Inversement, « pour Umberto Eco, une bibliothèque doit avoir le côté imprévisible d’un marché aux puces. » Elle peut être le royaume du hasard, malgré l’ordre qui y règne. En effet, tout classement entraîne des rassemblements de livres farfelus, mystérieux, étonnants, tissant ainsi des similitudes secrètes, des liens mentaux et des paysages imaginaires que les vagabondages des lecteurs dans les rayons dessinent, au gré de leurs envies et de leur subjectivité. La succession des lectures, selon les choix et la chronologie dans lesquelles elles sont effectuées, colore tel ou tel livre de souvenirs et des réminiscences des précédentes lectures. « Chacun des livres est un kaléidoscope qui se modifie sans cesse : chaque nouvelle lecture lui apporte un nouveau tour, un nouveau schéma ».
Dans le cas d’une collection privée, c’est aussi bien entendu un reflet de la personnalité de son propriétaire. « Toute bibliothèque est une autobiographie » Mais comment lier un principe d’organisation logique et rationnelle et la combinaison aléatoire et personnelle issue des expériences de lecture ? C’est ce dilemme qu’a tenté de résoudre le critique d’art et écrivain Aby Warburg dans sa bibliothèque personnelle dès 1909. La « Bibliothèque Warburg de Science de la culture » dédiée à la déesse grecque de la mémoire Mnémosyne, est constituée de rayonnages elliptiques, puisque chaque livre renvoie forcément à un autre titre dans cette vision cyclique de la bibliothèque. Elle est selon le philosophe Cassirer « un catalogue de problèmes ». En effet, les sujets sont juxtaposés selon des associations d’idées libres, comme la philosophie mêlée à l’astrologie, l’Art regroupé avec la Religion et la littérature, la théologie, la poésie associées à l’histoire de l’Art… Warburg cherche aussi à y appliquer la « règle du bon voisin » : le livre que l’on connaît bien côtoie peut-être sans qu’on le sache un livre inconnu au titre un peu obscur mais qui renferme exactement l’information dont on a besoin. Les livres ainsi regroupés sont l’expression de « la pensée de l’humanité sous tous ses aspects, constants et changeants ». Il reprend donc en permanence le classement, y change l’ordre des livres sans cesse, au gré des liens qui se tissent dans son esprit. C’est là toute la limite de la bibliothèque de Warburg qui donne une représentation de la complexité de sa pensée mais est incompréhensible de l’extérieur pour tout autre que lui-même. Manguel, en visitant sa reconstitution au Warburg Institute à Londres, est pris de vertige et de stupeur face au labyrinthe des rayonnages et à l’absence totale de repères dans cette bibliothèque complexe et infiniment personnalisée.

Un lieu fini qui entend contenir l’infini

Si l’utopie qui sous-tend les grandes bibliothèques est de rassembler tous les livres du monde au même endroit, le lieu bibliothèque en lui-même n’est pas infini dans sa spatialité et présente des contraintes matérielles bien réelles. L’emplacement d’un livre, son inscription dans un certain espace de la bibliothèque lui donne déjà et a priori une certaine définition, un sens, si arbitraire soit-il, en fonction du mode de classement choisi. L’ordre adopté peut également être en partie conditionné par l’agencement de l’espace et les contraintes du lieu. Manguel multiplie ainsi les exemples d’architectures et de dispositifs permettant de contenir le plus de livres possible dans une bibliothèque : étagères suspendues, échelles immenses, rayons rotatifs à 4 côtés etc. Il dit pourtant aussi en préambule que la disposition la plus optimale des livres dans un rayon serait de les disposer à hauteur de bras et d’œil, donc jamais au ras du sol ni trop en hauteur, pour en faciliter l’accès, chose qui arrive très peu souvent en raison du gaspillage de place.
L’éternel problème est bien entendu ici la conservation des documents et leur stockage. Si la numérisation peut être une solution pour gagner de la place, elle s’avère problématique sur le long terme en raison de la difficile pérennité des formats informatiques. Le papier se conserve finalement beaucoup mieux et plus longtemps qu’un support numérique trop dépendant des évolutions technologiques. Manguel soutient donc la double conservation imprimée et numérique dans une bibliothèque, dans une complémentarité des supports.
Il déploie ensuite à travers plusieurs références historiques l’image de la bibliothèque en perpétuel agrandissement, ce qui pose nécessairement problème dans un lieu qui n’est lui pas infini. Ainsi, Gabriel Naudé, en 1627, dans son « Advis pour dresser une bibliothèque », montre bien que l’intérêt d’une bibliothèque est d’y trouver ce que l’on cherche. Or, étant une collection forcément incomplète et en perpétuel renouvellement, c’est là tâche impossible que de contenir tous les documents nécessaires à tous.
C’est le même objectif qui régit l’Encyclopédie de Diderot : les volumes représentent en quelque sorte à eux seuls l’équivalent du contenu d’une bibliothèque entière. L’idée est bien de « rassembler les connaissances éparses sur la surface de la Terre », de créer une « encyclopédie sanctuaire » qui se suffit à elle-même (article « Encyclopédie » dans l’Encyclopédie). Diderot déclare également que « cet ouvrage pourrait tenir lieu de bibliothèque dans tous les genres à un homme du monde ; et dans tous les genres excepté le sien, à un savant de profession ». Le classement interne à L’Encyclopédie est alphabétique, mais les liaisons entre les sujets sont visibles par des renvois en fin d’article. Ces liens qui tissent un arbre de la connaissance humaine sont d’ailleurs souvent étonnants et révélateurs du contexte historique et philosophique des Lumières. Par exemple, en fin d’article sur l’anthropophagie, on trouve un renvoi vers « Eucharistie – Communion – Autel » !
L’utopie qui est au cœur de l’Encyclopédie de Diderot devrait permettre de clore l’expansion infinie des bibliothèques. C’est également l’idée qui sous-tend le Web et sa volonté d’exhaustivité. À l’instar des deux personnages de Flaubert, Bouvard et Pécuchet qui se sont donné pour mission de lire tous les livres du monde, les bibliothèques ne font que « se déployer et enfler jusqu’au jour inconcevable où elles contiendront tous les volumes jamais écrits sur tous les sujets imaginables ». C’est également la métaphore présente dans la bibliothèque de Babel de Borges, celle d’une bibliothèque illimitée contenant tous les livres possibles, où le personnage se rend compte que sa quête est redondante et impossible. En effet, « l’encyclopédie mondiale, la bibliothèque universelle existe, et c’est le monde même. »
Par ailleurs, l’agencement des livres dans une pièce détermine l’univers mental, l’atmosphère et la relation qui se créent entre le lecteur et les ouvrages. Michel Melot, alors directeur de la BPI, le dit fort bien : « Tout bibliothécaire est toujours un peu architecte. Il bâtit sa collection comme un ensemble à travers lequel le lecteur doit circuler, se reconnaître, vivre ». La perception du lieu ne sera pas la même dans une bibliothèque compartimentée en sections, avec une hiérarchisation des sujets, ou dans une salle ronde, à l’agencement circulaire, où chaque livre peut être vu comme le premier. Si notre bibliothèque personnelle correspond à nos habitudes de lecture individuelles, le plan d’une bibliothèque publique reflète un certain mode de classement et la tentative de résolution du dilemme entre liberté de circuler et espace de concentration. Ainsi, que ce soit dans la salle Labrouste de la BNF ou dans la salle de lecture de la British Library, on retrouve cette volonté d’allier intimité et volume, grandeur et isolement. De même, la bibliothèque Laurentienne de Florence, dessinée par Michel-Ange, rappelle au lecteur la relation entre le monde et le livre avec des espaces qui évoquent la forme des pages. Le nombre d’or, symbole de la perfection et de l’idéal du beau, y est utilisé dans les proportions de la salle de lecture, illustrant par là même l’ordonnancement des connaissances, alors que l’escalier d’accès à la salle, dynamique, à trois chemins incurvés, semble dire quant à lui qu’aucun ordre ne peut réellement contenir et englober la connaissance humaine. C’est bien ce double paradoxe qui est perpétuellement au cœur de l’architecture de toute bibliothèque.

Lieux à la fois ouverts et clos, les bibliothèques, tout comme les CDI, doivent répondre à des injonctions contradictoires : comment favoriser le travail et la concentration dans un espace où la libre circulation est prioritaire pour trouver le bon document ? C’est la différence que pointe Manguel entre bibliothèque et cabinet de travail. Ce dernier est comme une tanière, où il trouve les livres qui lui sont les plus nécessaires, des « extensions de lui-même », de « vieilles connaissances ». « Si ma bibliothèque raconte l’histoire de ma vie, c’est mon cabinet de travail qui témoigne de mon identité ». Cet espace intime peut être englobé par la bibliothèque, mais doit dans tous les cas être propice « à l’introspection et à la réflexion, être un lieu où penser ».
On y recherche ce que Sénèque appelle l’Euthymia (tranquillitas en latin), c’est-à-dire le « bien-être de l’âme », un lieu qui favorise la mémoire, le travail dans un isolement sans distraction. Comment procurer à nos élèves cette euthymia que Manguel appelle de ses vœux dans son cabinet de travail ? L’informatique peut dans certains cas recréer une forme de bulle d’isolement, mais être également un vecteur infini de déconcentration… Salles de travail, box, tables isolées, îlots etc., sont autant de possibilités d’agencement pour combiner concentration et ouverture dans un espace restreint.

Un symbole politique, culturel et mémoriel

En tant qu’espace regroupant savoir et écrit, la bibliothèque se place au centre des enjeux de pouvoirs, tant politique que culturel. Le livre, associé à un certain prestige social, assure une forme de légitimité du savoir, conservé dans les bibliothèques. Ce n’est évidemment pas anodin si nombre de personnages politiques, monarques, dirigeants, se font représenter avec une bibliothèque en arrière-plan. L’écrit est aussi une manière de laisser une trace, il assure une forme d’immortalité. Si des mécènes financent des bibliothèques, c’est pour associer leurs noms à des lieux de culture et en obtenir un certain rayonnement. Manguel cite ici l’exemple d’Andrew Carnegie, riche industriel américain, qui au XIXe siècle, a permis l’ouverture d’un réseau de 2500 bibliothèques publiques partout aux États-Unis. Vues par ses détracteurs comme une forme de contrôle social, ces bibliothèques ont néanmoins permis au plus grand nombre d’accéder aux livres et à la lecture gratuitement.
Le fonds documentaire d’une bibliothèque peut par ailleurs, être analysé en creux, en fonction de tous les livres qui n’y sont pas. Tout choix implique des renoncements, des exclusions, des oubliés, des absents. Les livres sont révélateurs et signifiants par leur seule présence ou absence. La censure, selon le régime politique et le contexte historique, peut jouer à plein dans une bibliothèque : les écrits peuvent être éminemment subversifs et jugés scandaleux, « dégénérés » pour les Nazis, « bourgeois » pour les Staliniens, etc. Détruire les livres d’un peuple est un moyen de détruire son identité, sa culture et sa mémoire. Dans toute guerre nous dit Manguel, l’envahisseur commence par brûler la bibliothèque du peuple conquis pour imposer son autorité.
Dans des circonstances moins dramatiques et de façon plus pragmatique, la constitution d’un fonds documentaire répond à une ligne directrice et à des orientations particulières. Ainsi, « toute bibliothèque évoque son double interdit ou oublié : une bibliothèque invisible mais impressionnante, composée de livres qui, pour des raisons conventionnelles de qualité, de sujets ou même de volume, ont été jugés indignes de survivre sous ce toit en particulier. »
Les titres rassemblés dans une bibliothèque peuvent être un moyen collectif de définir l’identité d’une société, d’un pays, d’une culture. En ce sens, il semble logique que la constitution d’une bibliothèque relève de l’État. C’est Pétrarque le premier qui envisage la dimension publique et étatique de la bibliothèque, en 1362. L’Italie est d’ailleurs dotée de 6 bibliothèques nationales. En Angleterre, en revanche, le processus prend beaucoup plus de temps et ce n’est qu’au XVIIIe siècle que naît la British Library, associée au British Museum. En parallèle du Copyright Act de 1842, qui permet à la bibliothèque de recevoir le dépôt légal de tous les livres imprimés dans le pays, une politique volontariste est mise en place, chapeautée par le bibliothécaire Antonio Panizzi. Ce « tissu de livres » doit être « la place forte de l’identité politique et culturelle britannique ». La bibliothèque devient « le portrait de l’âme nationale », une « vitrine de la Nation ». Elle doit représenter tous les aspects de la pensée et de la vie quotidienne au Royaume-Uni.
Manguel donne également comme exemple la restauration et la reconstruction de la bibliothèque nationale du Liban, qui fait figure de projet unificateur entre une mosaïque de cultures, de religions et de langues. « Il se peut que, de par sa nature kaléidoscopique, n’importe quelle bibliothèque, si personnelle soit-elle, offre à qui l’explore un reflet de ce qu’il cherche, une fascinante lueur d’intuition de ce que nous sommes en tant que lecteur. » Elle permet de donner « une compréhension de la façon dont un pays pense et s’organise, comment il divise et catalogue le monde. » La bibliothèque devient ainsi « un miroir au défi vertigineux des multiples identités du pays et des temps. »
D’autre part, l’écrit dont les bibliothèques sont les détentrices a bien sûr valeur de trace, de mémoire d’une culture et d’une civilisation. Si les étudiants de mai 68 criaient entre autres, « ici on ne cite pas », pour revendiquer une pensée originale et inédite, « citer » c’est en réalité utiliser la bibliothèque ; c’est se référer au passé pour écrire le présent ; c’est s’inscrire dans la longue chaîne de l’histoire de la pensée. La bibliothèque a une mission de mémoire, mémoire de la connaissance accumulée, mais aussi mémoire des victimes, des injustices, des horreurs commises dans le passé en tant que lieu de conservation des témoignages. Par opposition, la bibliothèque du vainqueur ne gardera trace que de l’histoire officielle, celle du pouvoir en place. Même lorsque des livres ont été détruits ou ont disparu, il paraît important, nous dit Manguel, de documenter leur absence, de relater l’histoire de la bibliothèque, avec ses pertes, ses manques, pour garder paradoxalement, une mémoire de l’oubli.
Que l’on considère le livre comme un objet familier qui nous fait nous sentir un peu chez nous, ou au contraire comme l’incarnation même de l’altérité, comme une terre étrangère, la bibliothèque peut dans les deux cas, être vue comme ce qui « renferme une vérité plus vaste que celle du temps et du lieu où l’on vit ». Elle rassemble ce qui est dispersé dans l’espace et dans le temps. « Le passé est une étagère remplie de livres ouverte à tous », source infinie d’inspiration et de réappropriation affirme Sir Thomas Browne. L’esprit humain s’incarne à travers les livres et assure ainsi la continuité de l’histoire de la pensée au fil des siècles. Le passé peut ainsi être considéré comme une bibliothèque infinie : « en lui gît notre espoir d’un futur supportable » conclut Manguel.

En 2018 à Beyrouth, réouverture de la Bibliothèque nationale du Liban, 42 ans après sa fermeture, au cœur de la guerre civile © D. R.

En conclusion de ce passionnant essai, Manguel, citant en exergue Chalamov, nous dit : « Les livres sont ce que nous possédons de meilleur dans la vie, ils sont notre immortalité ». Là encore, l’idée de mémoire et de postérité est au centre des enjeux de conservation de la pensée et de la connaissance humaine assurée par les bibliothèques, qu’elles soient imprimées ou numériques. Manguel compare la bibliothèque d’Alexandrie, ce symbole mythique de l’omniscience, avec la Toile et son ambition d’omniprésence. La « tangible intangibilité » du Web propose une nouvelle vision de l’infini. Mais que l’on parcoure une bibliothèque publique, sa propre collection de livres, ou les dédales des bibliothèques numérisées, le désir de remise en ordre du monde y est factice. L’ordonnancement proposé par le classement des informations dans un fonds documentaire quel qu’il soit entend mettre du sens dans le hasard et le désordre du monde, mais ne peut au final qu’offrir « une image négociable du monde réel ». Les bibliothèques représentent donc bien autant de tentatives de créer une identité culturelle, de conserver la mémoire et l’histoire d’un peuple, de classer les savoirs en catégories pensables et compréhensibles de tous, de perpétuer et d’assouvir les besoins de fiction et d’imaginaire des lecteurs. Pour Manguel, citant Pénélope Fitzgerald dans La Fleur bleue, « si un roman commence par une découverte, il doit se terminer par une recherche ». Ici, l’histoire de la bibliothèque de Manguel se clôt sur la recherche d’une consolation…

 

À José Francès