D’après le bilan 2018 du Syndicat des Éditeurs des Logiciels de Loisirs (SELL) , les Français n’ont jamais été aussi nombreux à jouer aux jeux vidéo, toutes plateformes confondues. La moyenne d’âge d’un.e joueur.se est de 39 ans, et 97% des 10-14 ans déclarent y jouer. Le jeu le plus vendu sur console est FIFA 19, le plus vendu sur PC est les SIMS 4, et le plus téléchargé sur mobile est Helix Jump (Fortnite n’apparaît qu’en dixième position). Même si les jeux comme Red Dead Redemption ou Call of Duty, réputés assez violents, arrivent juste derrière, on est quand même loin de l’image du jeu vidéo qui accapare complètement un gameur reclus et lui fait perdre contact avec la réalité. Sans bien sûr nier l’impact que les jeux vidéo et les écrans en général peuvent avoir sur certaines populations fragiles, notamment les plus jeunes enfants ou les ados en construction d’identité, la réalité est toutefois plus nuancée. Et pourtant, les romans pour ados montrent très souvent le jeu vidéo comme un élément plutôt dangereux : nous verrons dans la sélection ci-dessous que c’est plutôt du côté du documentaire que l’on peut trouver un discours plus positif.
Les premiers romans sur les jeux vidéo, ou la sombre menace d’un inconnu
Dans les années 1990, le jeu vidéo est rentré dans les foyers : c’est la période de la console SuperNes, sur laquelle tous les ados jouent à Zelda, MarioKart et Street Fighter (2, évidemment) ; la Playstation sort en 1994, avec ses titres iconiques : Final Fantasy, Gran Tourismo, FIFA.
1996, c’est aussi la sortie du roman de Christan Lehmann, No Pasarán, le jeu. Et pas de gentils personnages sur des plateformes ici. Les trois héros du roman jouent à un mystérieux jeu de guerre, qu’ils finiront par ne plus distinguer de la réalité. Il est question de dénoncer la violence et la guerre, mais aussi la possible addiction à ce média qui propose une expérience immersive.
Les ordinateurs sont aussi source d’angoisse pour les héros de Christian Grenier dans l’Ordinatueur. Ici aussi on retrouve la crainte de l’addiction, du jeu qui nous sort de nous-même et qui peut mener jusqu’à la mort (spoiler : ce n’est pas l’ordinateur qui tue). En 2013, Laurent Queyssi reprend cette trame de l’enquête dans le milieu des jeux vidéo qui transforme les gens en tueurs dans le roman Dans l’œil de Lynx.
Quelques années plus tard, la famille Murail s’empare de ce thème pour écrire à six mains Golem. Dans sa cité des Quatre-Cents, Majid joue en réseau à un jeu, et est invité à se fabriquer un « golem », un double virtuel. Bientôt le jeu va interférer avec la réalité (à moins que ça ne soit l’inverse…).
Amis réels ou virtuels ?
Les années passent, les jeux vidéo deviennent de plus en plus complexes et réalistes, mais en même temps plus familiers. Ils ne sont alors plus aussi effrayants et peuvent être le lien qui unit deux personnages : dans Genesis Alpha de Rune Michaels, paru en 2008, Max et Josh sont deux frères séparés par les études et qui se retrouvent chaque soir pour jouer à un jeu vidéo en ligne. Le jour où Max est accusé de meurtre, Josh se pose des questions sur ce frère qu’il pensait connaître. On retrouve tout de même en filigrane un thème récurrent : connaît-on vraiment une personne avec qui on ne correspond qu’en ligne ? On retrouve ce thème dans E-machination, d’Arthur Ténor, où les héros Clotaire et Lucile, duo de choc dans un jeu vidéo, ne se connaissent pas « en vrai » et vont se rencontrer pour résoudre une affaire de crime.
Le jeu-monde
J’emploie cette dénomination pour parler des romans qui présentent des jeux vidéo proposant un autre monde, plus beau, plus intéressant, moins triste que la réalité . Et bien sûr, il finit toujours par s’y passer des choses dramatiques dont on se demande si elles sont réelles. C’est l’intrigue de la série La Cité de Karim Ressouni-Demigneux, où un groupe restreint a accès à une réalité virtuelle où tout est possible ; de Partie Mortelle, de Chris Bardfort, où, dans un futur apocalyptique, les enfants des rues préfèrent se réfugier dans un jeu certes dangereux, mais qui leur fait oublier leur condition misérable. Dans Sous haute dépendance d’Ursula Poznanski, le jeu vidéo Erebos circule dans le lycée, et rend tous les élèves accros. Peu à peu, le jeu prend le pas sur la réalité, mais la mort, elle, est définitive.
Quand le paradis se détraque
Les jeux vidéo permettent de s’évader dans un monde merveilleux : mais au moindre bug, rien ne va plus au paradis des pixels. Avec Crime-City, Gudule s’empare de cette thématique en décrivant un jeu de simulation type Sims, où tout est joli et mignon et où le joueur-démiurge dicte sa conduite aux personnages. Mais le jour où il se retrouve happé dans le jeu, il constate que tout n’est pas si rose. Dans I.R.L., paru en 2016, Agnès Marot traite ce sujet en ajoutant l’élément plus contemporain des intelligences artificielles : Chloé se rend compte un jour qu’elle et sa famille sont filmées en permanence pour une émission de téléréalité, et que le joli monde dans lequel ils évoluent est factice. En revanche, ce qu’elle ne sait pas, c’est qu’elle n’est pas humaine, mais une intelligence artificielle. Plus sombre, Pixel Noir de Jeanne A-Debats raconte l’histoire de Pixel, un adolescent solitaire qui, suite à un grave accident, voit son esprit mis en repos dans un hôpital virtuel. Ce qui est censé le guérir va se transformer en cauchemar, et ici aussi la mort ne sera pas virtuelle.
Aujourd’hui, le jeu vidéo est bien implanté : il est pratiqué par une large partie de la population, et s’il continue d’inquiéter les parents, il est même proposé en médiathèque (c’est dire…). Les romans sortis récemment ne sont plus aussi alarmistes, ou, signe des temps, proposent de plus en plus d’héroïnes gravitant dans le milieu du jeu vidéo. Agnès Marot reprend l’univers d’I.R.L. dans un roman appelé Erreur 404 : Moon veut revenir dans le milieu des gameurs professionnels d’où elle avait été chassée quand on avait découvert qu’elle était une fille. Le monde du jeu vidéo sert même de décor à une romance publiée en 2019 : Level up, les geeks aussi ont droit à l’amour ! Ici, l’héroïne travaille dans un studio de conception de jeux vidéo, avec son timide colocataire. Plus de danger de mort, plus de geeks enfermés dans leur bureau et perdant pied avec la réalité, le jeu vidéo est devenu bien inoffensif.
En parallèle, les documentaires sur les jeux vidéo se multiplient, avec comme ligne éditoriale de montrer les passerelles et influences qu’ont les autres formes d’art et de connaissances sur les jeux vidéo. Les concepteur.rices de jeux étant souvent issus d’écoles de graphisme, ils et elles amènent un bagage d’influences sensible. Les éditions Palette… ont ainsi sorti deux ouvrages en 2018, L’Art des geeks et Art et jeux vidéo, qui positionnent clairement le jeu vidéo comme un produit culturel. On trouve également des sommes, des best-of, tous les outils pour guider les curieux dans l’univers du jeu. On trouve même des ouvrages de philosophie (à proposer aux Terminales littéraires, qui sait ?), tels que Zelda et la philosophie. Des éditeurs américains s’intéressent également au transmédia, ou comment créer des liens entre romans et jeux par des renvois d’une œuvre à l’autre .
Mais alors pourquoi continuer à écrire des ouvrages où le jeu vidéo est vu comme un élément anxiogène, voire dangereux ? Les auteurs et autrices pour la jeunesse ne seraient-ils que des ringards qui n’y comprennent rien et ne connaissent pas du tout l’univers du jeu ? Je propose une réponse toute simple : de la même manière qu’on ne parle pas des trains qui arrivent à l’heure, il est beaucoup plus « romanesque » d’être sur un jeu vidéo qui tourne mal. On assiste à la création, comme dans tous les genres, d’un topos, une situation-type dont les auteurs s’emparent et qu’ils interprètent à leur façon. Et quelle meilleure légitimation que de devenir un exercice de style : « le jeu vidéo tueur », sous-branche du fantastique ?