Les fans, un public actif dans un collectif social

Les publics fans représentent un terrain fertile d’analyse, et ce, pour différentes raisons : non seulement ils sont des récepteurs actifs et producteurs, brouillant ainsi la frontière entre production et réception, mais en plus ils s’organisent en communautés de pratiques, favorisant la médiation des œuvres culturelles, la production d’activités créatrices et l’acquisition de compétences.
Cet article se propose de comprendre qui sont les fans actifs, et de voir comment leur organisation et leur fonctionnement peuvent faire émerger des actions et activités concrètes. Nous proposons un focus sur l’engagement culturel, politique et social qui permet de mettre en lumière des systèmes d’organisation spécifiques, des stratégies communicationnelles et des compétences techniques et intellectuelles qui pourront être ensuite réinvesties ailleurs.

Un public actif dans un collectif social

Les fans peuvent être qualifiés de public expert et actif rassemblés dans une communauté (le fandom), dans laquelle ils ont des pratiques créatives et où ils produisent du discours généré par leurs nombreuses discussions. Aujourd’hui, de plus en plus, « les pratiques d’une communauté (de fans) s’immiscent dans la culture ; les évolutions technologiques qui ont trait aux produits culturels ont rendu encore plus poreuses les frontières entre les pratiques de la culture fan » (Postigo, 2008). Ces pratiques se métamorphosent alors en pratiques mainstream qui sont réutilisées par les différents publics. David Peyron rappelle d’ailleurs que pour Henry Jenkins « la culture fan est un laboratoire de pratiques qui vont ensuite être intégrées par un plus large public » (Peyron, 2013), signifiant le caractère de nouveaux usagers portés et investis par les fans. J’ai classé les activités de fans en cinq catégories : création de liens sociaux (participation à des conventions, médias sociaux), médiation culturelle (fan subbing, c’est-à-dire les sous-titrages réalisés par les fans), intelligence collective et archivage (création et administration de wiki), engagement civique et créations qui peuvent prendre des formes variées (fan arts, Tumblr, vidding ou montage vidéo, fan fictions) (Bourdaa, 2021). Cette classification permet de comprendre le caractère actif et participatif des fans mais également leur organisation et leur fonctionnement dans les communautés. Par exemple, la catégorie de la création est particulièrement intéressante car elle permet de mettre en avant les capacités intellectuelles et techniques des publics à créer des contenus originaux mais aussi à acquérir ou partager des compétences et des bonnes pratiques par des systèmes de mentorat officieux.
Le tableau ci-dessous met en exergue la diversité des activités des fans tout en donnant des exemples pour chaque catégorie. Ce qu’il est important de souligner, c’est que ces activités sont partagées, visibles, organisées, et qu’elles résultent pour certaines d’une grande organisation dans la communauté, de discussions et de stratégies de communication et de mise en visibilité.

Il est essentiel de noter que les communautés de fans fonctionnent comme des groupes sociaux, avec des rites, des codes, des langages qui leur sont propres. Cependant, comme dans tout collectif, des clivages et des tensions peuvent apparaître notamment autour de ship wars1, et des hiérarchies peuvent s’établir entre hyperfans (Bourdaa, 2021) et les autres fans. Des pratiques toxiques émergent alors entre cyberharcèlement envers des scénaristes, producteurs, acteurs et actrices2 ou violences numériques à l’intérieur même des communautés. Ces pratiques négatives, de plus en plus visibles sur les réseaux sociaux, ne sont pas à négliger car elles se cristallisent souvent autour de sujets sensibles comme l’homophobie, le sexisme, le racisme ou bien la grossophobie.

Un activisme social et politique

Les activités de fans peuvent parfois se situer à l’intersection de la participation culturelle et de la participation politique et impliquer un niveau accru d’engagement civique, en particulier parmi les jeunes fans qui utilisent les plateformes médiatiques et surtout les réseaux sociaux comme tribune pour exprimer leurs opinions.
Par exemple, les fans peuvent s’organiser dans leur communauté pour sauver des séries de l’annulation. Ce n’est pas nouveau, puisque déjà les fans de Star Trek s’étaient mobilisés en envoyant des lettres au network NBC pour obtenir une troisième saison. Récemment, les fans ont utilisé les réseaux sociaux (Tik Tok ou bien X) pour tenter de sauver des séries comme Warrior Nuns (Netflix), Killing Eve (BBC America) ou bien Our Flag Means Death (Netflix). Dans ces campagnes de sauvetage des séries, les fans agissent donc comme des lobbyistes. Outre l’investissement temporel qui leur est propre, les fans ont également acheté des panneaux publicitaires dans Time Square à New York pour rendre visible leur action. Leur organisation collective témoigne d’une bonne compréhension de leur « force de frappe » auprès des producteurs et annonceurs des séries. Mais surtout, aujourd’hui, ils se servent des réseaux sociaux comme d’une plateforme de rassemblement, de recrutement, et d’actions qu’ils rendent visibles dans la sphère publique pour défendre leurs séries et tenter de les sauver. Enfin, les fans sont conscients des mécanismes de production des séries et des enjeux économiques qui sont liés et n’hésitent pas à se les approprier et à les détourner pour arriver à leurs fins. Ainsi, plutôt que d’envisager les fans comme de purs consommateurs et des publics passifs, ces campagnes témoignent de leur activité, de leur organisation en collectif et de leur compréhension de l’écosystème médiatique actuel.
Ces actions ont en commun plusieurs facteurs : l’utilisation des valeurs d’un personnage pour incarner une action civique et politique et l’organisation et la mobilisation d’un collectif de fans autour de cette action. Les réseaux sociaux et les plateformes médiatiques sont alors utilisés pour recruter, mobiliser, former les fans activistes et pour les soutenir dans leur engagement. Dans un entretien que nous avait accordé Paul DeGeorge, co-fondateur de la Harry Potter Alliance, celui-ci souligne l’importance des réseaux sociaux dans cet activisme fans : « les médias sociaux peuvent également être utiles pour amplifier la portée d’une action parce que cela nous permet de toucher les réseaux des membres de l’Alliance, qui s’étendent souvent bien au-delà des fans hardcores engagés. Nous élaborons des actions pour qu’elles touchent les fans les plus fervents, mais des actions suffisamment intelligentes pour que les fans moins actifs les apprécient et participent3. » Les organisateurs de ces actions vont recruter les fans sur leur propre terrain de jeu, les réseaux sociaux. Ils utilisent ensuite ces plateformes à la fois pour faire caisse de résonance dans la sphère publique et pour donner une visibilité plus forte aux actions.
Ici une forme d’engagement social et politique porté par les communautés de fans se met en place. Les fans se servent alors de la culture populaire, de ses figures et de ses mythes pour embrasser et supporter des causes. Selon Melissa M. Brough et Sangritta Shrethova, « les groupes de fans peuvent s’organiser autour de problèmes concrets grâce à un engagement et une appropriation étendus du contenu de la culture populaire ; l’activisme des fans peut également être compris comme des efforts pour résoudre des problèmes civiques ou politiques » (Brough & Shrethova, 2012). Pour cela, ils déploient et se réapproprient le contenu de la culture populaire. Les pratiques de fans se développent alors autour de remix, d’un travail sur des codes et des mythes, et autour de leur maîtrise et de leur expertise de l’univers fictionnel, des personnages et des valeurs qu’ils véhiculent.
L’association Fandom Forward, anciennement Harry Potter Alliance, une organisation à but non lucratif créée par des fans de la saga littéraire puis cinématographique Harry Potter pour défendre des causes politiques et responsabiliser et sensibiliser les jeunes fans, est le meilleur exemple de cet activisme. Son co-fondateur, Andrew Slack, a inventé le terme « acuponcture culturelle » pour désigner ces formes d’engagement à partir de la culture populaire. Il définit la notion de cette manière : « L’acuponcture culturelle consiste à trouver l’énergie psychologique dans la culture et mobiliser cette énergie pour créer quelque chose de plus sain pour le monde. Dans l’acuponcture culturelle, les histoires sont la pièce maîtresse ; les histoires sont ce qui fait écho. Les histoires sont ce qui peut accroître notre imagination civique et nous permettre une certaine forme de transformation. » (Slack, 2016). L’acuponcture culturelle permet aux fans d’entrer dans une nouvelle ère d’activisme amusant, imaginatif, tout en étant vraiment efficace, dans laquelle la collaboration, l’organisation et l’expertise sont fondamentales. Bien sûr, les réseaux sociaux et Internet permettent aux fans de mieux s’organiser et de faire entendre leur voix, comme le rappelle Paul DeGeorge, co-fondateur de l’Alliance : « Les médias sociaux sont essentiels à notre fonctionnement et à notre philosophie de rencontre, nous utilisons la passion et l’enthousiasme que les fans de Harry Potter ont pour ces histoires et les canalisons vers des débouchés productifs pour le bien social. » (Paul DeGeorge, in Bourdaa, 2014). L’acuponcture culturelle favorise l’engagement civique et politique en s’inspirant de mondes et de personnages fictionnels pour les faire pénétrer dans notre monde réel et les mobiliser pour résoudre de vrais problèmes. Le lien entre culture populaire et événements réels favorise le recrutement, la mobilisation et la sensibilisation des publics. L’activisme social et l’engagement civique sont l’activité la plus puissante des fans lorsqu’ils prennent collectivement position et défendent une cause sociale et politique pour la rendre visible dans la sphère publique.
Ce qui est intéressant, c’est la façon dont les fans, et en particulier les jeunes publics, s’emparent de ces mouvements pour faire entendre leur voix et obtenir une plateforme leur permettant d’avoir un rôle à jouer dans la politique. James Paul Gee avait déjà noté cela dans les jeux vidéo qui peuvent être de puissants outils pour favoriser l’apprentissage, en proposant des rôles et actions bien définis aux joueurs, en offrant des identités intéressantes à investir et la capacité à agir de façon pertinente (Gee, 2007). Avec l’acuponcture culturelle, le même mouvement s’opère, offrant ainsi aux jeunes publics une opportunité de s’engager politiquement en jouant un rôle actif. En effet, les fans se servent des compétences (techniques, intellectuelles, logistiques) acquises dans la communauté des fans pour les réinvestir dans les actions politiques. Les activités de fans sont par essence proches d’un activisme, attendu qu’il existe plusieurs degrés d’implication dans la communauté et dans un engagement collectif et collaboratif. Comme le rappelle Neta Kligler-Vilenchik, « historiquement, les fans se sont organisés pour protéger leurs intérêts collectifs, en défendant leurs productions culturelles des recours à la propriété intellectuelle ou à tout autre forme de censure, ou en se mobilisant pour conserver leurs séries à l’écran, et ces actions leur ont fourni les armes pour mener d’autres actions activistes, en leur apprenant à identifier les cibles, à éduquer et mobiliser les soutiens, utilisant des mécanismes pouvant être dirigés pour défendre des causes réelles » (Kligler-Vilenchik, 2016).
La littératie médiatique et transmédiatique, les compétences acquises et partagées, le mentorat, la capacité à se mobiliser et à recruter, la réappropriation des contenus sont autant d’éléments propres aux communautés de fans qui sont ensuite déployés dans les campagnes d’engagement civique. L’activisme des fans repose sur les mécanismes de la culture fan en récompensant leur maîtrise des nouvelles technologies et leur expertise ainsi que leur engagement dans l’univers narratif. Cependant, cela implique que seuls les fans les plus investis s’engagent, d’où l’importance du recrutement par le biais de figures de la culture populaire qui parlent à un grand nombre de publics.
Nous pouvons, à la suite du Civic Imagination Project, envisager le terme d’imagination civique qui est défini de cette façon : « la capacité d’imaginer des alternatives aux conditions politiques, culturelles, sociales et économiques actuelles ; personne ne peut changer le monde sauf en imaginant un monde meilleur4 ». Les agents du changement, qui souvent sont des fans de culture populaire, sont perçus comme actifs dans les prises de décision et les actions à mener. Et souvent les vecteurs de changement proviennent d’images et de figures populaires qui parlent à la mémoire collective, que ce soit des superhéros, les Navii de Avatar ou bien Katniss Everdeen de The Hunger Games5. Ce modèle peut être mis en parallèle avec celui dessiné par Manuel Castells dans lequel il note trois points essentiels pour lancer des mouvements activistes qui partent de la base : les liens sociaux et la création d’une communauté, l’utilisation de nouvelles alternatives qui se nourrissent de symboles et de figures présents dans la mémoire collective et la mise en place de nouveaux modes de prises de décision à travers des débats collaboratifs (Castells, 2015). Ces trois éléments se retrouvent bien dans les engagements activistes de fans et dans l’imagination civique : la communauté, la culture populaire comme vecteur du changement et la collaboration participative.
De plus, cet activisme et cet engagement civique sont souvent l’œuvre des jeunes publics qui voient une opportunité de faire entendre leurs voix dans l’espace public. Leurs compétences, notamment dans l’utilisation des médias numériques et des réseaux sociaux, leur donnent un bagage pertinent pour mener des actions de grande ampleur et défendre leurs causes. Il ne faut pas cependant tomber dans l’émerveillement et noter, à la suite de danah boyd et de Henry Jenkins, que naturellement des fractures sociales et culturelles persistent et que tous les jeunes, de fait, ne participent pas à ces collectifs (boyd, 2012). Ils soulignent que les fans privilégiés, qui sont souvent les jeunes Américains blancs, ont plus de facilité à s’engager et faire circuler les messages que les fans qui seront socialement marginalisés. Le recrutement et l’inclusion de toute les catégories (sociales, ethniques, sexuelles) de fans dans les actions politiques et culturelles permettent d’éviter des clivages et des fractures à l’intérieur des communautés. Les médias numériques et les réseaux sociaux facilitent alors ces actions, et permettent d’incorporer plus facilement une plus grande population de fans.

Conclusion

D’autres secteurs, comme l’éducation, sont également impactés et se nourrissent des compétences développées dans les communautés de fans. Lors de ses recherches sur les pratiques d’apprentissage des jeunes publics, le projet américain New Media Literacies a souligné les bénéfices de la culture participative sur le partage de savoirs et compétences. L’équipe de recherche a mis en avant le fait que les jeunes gens « doivent apprendre à penser leurs créations médiatiques de manière à encourager les compétences importantes d’apprentissage en équipe, le management d’équipe, la résolution de problème, la collaboration, la communication et la créativité » (Reilly, 2009, p. 8). Nous avions fait une analyse du dispositif de jeu en réalité alternée éducatif « Robots Heart Stories », qui justement met en avant la collaboration de deux classes dans les villes de Los Angeles et Montréal pour résoudre des problèmes grâce à l’intelligence collective et au savoir partagé et distribué (Cardoso & Bourdaa, 2017). Pour abonder dans ce sens, Paul Duncan confirme que la communauté des pairs et l’apprentissage dans une communauté favorisée par les nouvelles technologies jouent un rôle fondamental auprès des jeunes apprenants et publics, par des biais d’entre-aides, de mentorats et de soutiens (Duncan, 2011). Une littératie médiatique, c’est-à-dire l’acquisition de compétences médiatiques critiques et créatives, paraît alors nécessaire pour souligner les nombreux enjeux liés à la convergence technologique mais également à la culture de la participation.

 

Scantrad, webtoon et fanfiction : les pratiques de lecture numérique des adolescents

Une offre numérique légale en tension

Le manga numérique, un changement générationnel dans les habitudes de lecture

Selon l’étude #WeLoveManga (mise en ligne par la plateforme Mangas.io) de 2019, pour un manga acheté légalement, cinq sont lus illégalement sur les plateformes de scantrad. Il est possible d’avancer plusieurs pistes quant aux raisons de la popularité de telles pratiques.

La pratique du scantrad répond à une frustration culturelle de la part du lectorat occidental. Cette frustration découle des divergences dans les habitudes de publication. Au Japon, les mangas sont prépubliés, chapitre par chapitre, dans des magazines hebdomadaires (dont le plus populaire est Weekly Shonen Jump), alors que dans les pays occidentaux, il faut attendre qu’un certain nombre de chapitres soient publiés puis traduits pour être assemblés dans des albums (volumes). Ainsi, l’histoire avance bien plus rapidement au Japon qu’en Europe. Le scantrad satisfait également un besoin de diversité. En effet, dans une logique commerciale, les éditeurs occidentaux ne mettent à disposition que des titres qu’ils estiment pouvoir vendre sur leurs marchés respectifs, laissant ainsi inédite une partie des œuvres, notamment celles les plus fortement imprégnées de culture nipponne.

Or, comme nous pouvons le voir dans d’autres industries culturelles (musicales ou cinématographiques), les pratiques de piratage sont stimulées par une absence d’offres légales répondant aux besoins des consommateurs. Les maisons d’édition en sont bien conscientes et tentent de diversifier leurs offres, avec plus ou moins de succès. Ainsi, on peut noter le lancement de plusieurs plateformes proposant, légalement, de la lecture de manga en ligne :
• l’arrivée de MangaPlus (application de la Shueisha, éditeur n° 1 au Japon) en langue française ;
• le lancement de MangaMax des éditions Glénat (n° 1 en France) ;
• l’arrivée sur Mangas.io de Kana (n° 2 en France) et de Ki-oon (n° 3 en France), les premiers proposant une offre numérique par abonnement1.

Ces applications, pensées pour une utilisation sur smartphone, proposent notamment de la simultrad, c’est-à-dire une traduction en simultané entre la publication au Japon et sa mise en ligne en France (Actus Mangas, 2022), résolvant ainsi l’appétit d’immédiateté et calquant son modèle sur celui des webtoons.

La multiplication des offres en ligne est à mettre en corrélation avec les habitudes culturelles des jeunes, comme l’analyse Kazuyoshi Takeuchi (alors PDG de Viz Media Europe, maintenant Crunchyroll SAS), dans une interview pour Delphine Nguyen :

Ce sont les jeunes et les jeunes adultes, très connectés à la technologie, qui amènent le marché du manga vers le numérique. Ce nouveau public, qui lit principalement sur smartphone, a poussé de nombreuses entreprises à créer des applications mobiles en lien avec la lecture de mangas […]. Plus que de simples moyens de lire, ces applications permettent à leurs utilisateurs de jouer, mais également de faire partie d’une communauté de lecteurs. 70 % de ces applications sont payantes, ce qui a créé un véritable commerce autour de l’édition du manga numérique. (Nguyen, 2020.)

Il en découle une forte segmentation du marché entre le lectorat des premières générations de lecteurs, avec un fort pouvoir d’achat, attaché à la collection papier (19 % des lecteurs), et les plus jeunes générations habituées à consommer numériquement (62 % des lecteurs entre 15 et 29 ans et 20 % entre 0 et 14 ans). Cela annonce une transformation inéluctable pour la prochaine décennie (Vulser, 2022).

Cependant, ces plateformes peinent encore à s’assurer un modèle économique stable. Tout d’abord, car, en dehors de mangas.io, elles ne proposent pas de formule d’abonnement mais des paiements à l’acte (chapitre par chapitre) et ne regroupent qu’un certain nombre d’éditeurs. De plus, le choix de conserver les pages entières des mangas et de les disposer à la suite les unes des autres rend la lecture sur smartphone plus fastidieuse que celle des webtoons.

Le webtoon, un marché en expansion

Si le phénomène est relativement nouveau en France, il est apparu en Corée il y a 20 ans (2003). Prévu pour un public jeune et connecté, il atteint 10 millions de lecteurs mensuels, soit un habitant sur cinq (Doo, 2017). Il supplante le manhwa papier autant en termes de publication que de consommation.

Clairement, les webtoons font partie de la politique globale de la ‘Hallyu’ (« vague coréenne », voir définition). Le webtoon s’inscrit dans une dynamique éditoriale qui semble pensée pour occuper un marché numérique encore balbutiant en Europe et aux États-Unis.


Le chiffre d’affaires du secteur webtoon représente 1.2 milliards d’€ en 2021 (Lenne, 2023) , ce qui en fait une des branches du marché éditorial la plus dynamique et attractive.

Impacts sur le prix unique du livre et la rémunération des auteurs

Il existe deux lois sur le prix unique du livre :
• Celle du 10 août 1981, dite « Loi Lang » : elle limite la concurrence sur le prix de vente des livres au public afin notamment de protéger les librairies indépendantes et de développer la lecture. Les prix sont fixés par les éditeurs et chaque plateforme de vente doit s’y soumettre.
• Celle du 26 mai 2011, sur le prix unique du livre numérique : elle adapte la loi sur le prix unique du livre aux versions numériques et aux différentes plateformes les distribuant.

Or, sur les plateformes de webtoons, il est possible d’effectuer des microtransactions via une monnaie qui leur est propre et dont la valeur varie d’une plateforme à une autre (on n’achète pas partout un chapitre avec le même nombre de coins…). Il est également possible de gagner gratuitement des coins (via des publications sur les réseaux sociaux ou en regardant des publicités), rendant difficile l’application d’une législation uniforme.

À ce titre, le médiateur du livre s’est saisi au printemps 2022 de la question posée par l’émergence de ces nouveaux modèles économiques (Mochon, 2022). Il interroge : « Comment la législation sur le prix du livre s’applique-t-elle aux livres numériques, en particulier aux mangas, lorsqu’ils sont commercialisés en ligne par des plateformes avec des prix exprimés sous forme de monnaies virtuelles ? »

À la suite des recommandations qu’il publie peu après, le médiateur conseille aux éditeurs d’harmoniser leurs pratiques et de réguler la possibilité d’obtenir des coins gratuitement.

De la même manière, dans une industrie où les accès se font la plus part du temps gratuitement, la question de la rémunération des auteurs se pose. Selon une étude de 2022, les auteurs et autrices de webtoon sont majoritairement jeunes et inexpérimentés. Ils travaillent jusqu’à plus de 60 heures par semaine et gagnent moins de 30 000 euros brut par an ; une portion significative gagne moins de 10 000 euros. De plus, le ratio entre le temps de travail par épisode et le salaire est loin de fournir une rémunération suffisante aux auteurs et autrices pour assurer une situation viable. En conséquence directe, la pression qu’ils peuvent ressentir et leur charge de travail amènent 63,9 % d’entre eux à connaître des problèmes de santé mentale, notamment des dépressions et de l’anxiété (Stefanini et Borganti, 2022).

Afin d’atteindre sa pleine maturité, le webtoon doit donc être en mesure de se conformer à la législation sur le prix unique du livre. De plus, il doit repenser son système de rémunération des auteurs et autrices pour limiter la précarité de leur statut.

Pratiques illégales et créativité collective, leurs influences sur les habitudes de lecture

Le scantrad, une utopie culturelle

Pour répondre à la frustration créée par les politiques de publication officielles, les collectifs de fans s’organisent. Ils forment des équipes extrêmement spécialisées, appelées les « teams », qui prennent en charge la traduction et la mise en ligne d’une ou plusieurs œuvres au fur et à mesure de la parution des chapitres. Elles se répartissent le travail en fonction des capacités de chacun:

Source : Ouverture du chapitre 180 du scantrad Omniscient Reader’s viewpoint,
sur le site www.scan-manga.com

De manière paradoxale, ces teams se fixent un ensemble de règles acceptées par la communauté :
• Le respect de la propriété intellectuelle : les scantrads se limitent aux séries inédites en France (ou de manière plus subtile, aux chapitres). Ceux-ci sont supprimés au fur et à mesure des publications officielles. On retrouve également très souvent des incitations à se procurer les œuvres publiées.

Source : Ouverture du chapitre 180 du scantrad Omniscient Reader’s viewpoint,
sur le site https://manga-scantrad.io/

• Le respect de la paternité : vis-à-vis de l’auteur du manga source, dont l’identité est toujours largement mise en avant, mais surtout vis-à-vis de l’équipe ayant participé à l’adaptation ; la reconnaissance de ce travail par le groupe des pairs étant un puissant moteur au sein de la communauté. Dans l’exemple précédent, il est fait mention du « Raw », c’est-à-dire du scan original à partir duquel cette version est tirée. L’équipe l’ayant initialement proposé en anglais (Flamescans) est ainsi créditée.
• Le principe de désintéressement : le travail des équipes de scantrad est bénévole et l’accès aux contenus est gratuit (à l’inverse de Rakuten Viki, une plateforme de streaming de séries asiatiques où la traduction est effectuée par des bénévoles mais où l’abonnement est payant). Cette gratuité est un puissant vecteur d’utilisation, un accès gratuit et immédiat séduisant un public souvent jeune pour lequel l’achat d’une série (souvent longue) représente un véritable investissement.

Comme nous l’avons vu dans d’autres industries culturelles (séries ou musiques), la popularité des solutions de piratage découle principalement d’un manque d’options légales, pratiques et abordables pour le consommateur. Ainsi, le webtoon est peu touché par le problème du scantrad.

Les fans, un public actif et réactif

L’implication des individus dans la création et la mise à disposition de ce type de contenu repose principalement sur leur enthousiasme et leur passion pour un univers qu’ils cherchent à développer. En cela, ils illustrent les théories des fan studies, qui attribuent aux fans une grande activité culturelle et une forte autonomie. Ces théories s’opposent aux principes de l’École de Francfort (Horkheimer, Adorno…) pour qui la culture de masse relève de l’aliénation, de la dévotion et de l’addiction. C’est de cette période que viennent les expressions issues du domaine religieux pour désigner les pratiques des fans (idole/idolâtrer, fanatique, culte…).

À l’inverse, les pratiques de fans comme le scantrad et la fanfiction ne relèvent plus de la simple consommation d’un bien culturel globalisé et standardisé, mais d’une forme de création culturelle dans laquelle le fan joue un rôle actif. Ce dernier n’est plus un consommateur passif, mais un membre actif d’une communauté engagée dans une dynamique de création. L’appartenance à une communauté est fondamentale ; selon Mélanie Bourdaa (2021), elle est même l’une des caractéristiques essentielles à la définition d’un hyperfan. Celui-ci se caractérise par une connaissance approfondie d’un univers (ou fandom), une participation active à une communauté (souvent en ligne) et la production de contenu.

Cette production de contenu peut prendre diverses formes : fanfictions, fanarts, fanzines, fanfilms… Hautement valorisée au sein de la communauté, elle transmet à la fois inspiration et savoir-faire. En effet, lors du recrutement de nouveaux membres, il n’est pas rare que des formations soient proposées en fonction des besoins.

Les pratiques de fans entrent alors dans une zone floue : où finit l’œuvre originale de l’auteur et où commence la créativité propre au fan ?

Au même titre que n’importe quelle marque, les œuvres fictives sont soumises à la propriété intellectuelle. L’apparence d’un personnage peut faire l’objet d’une marque figurative ou d’une marque de forme. La marque figurative peut prendre la forme d’un dessin. Ainsi, toute reproduction d’un personnage portant ces caractéristiques est soumise au régime de la propriété intellectuelle, que cette reproduction soit sur papier, sous forme de figurine, de tatouage ou de cosplay.

Cependant, les pratiques de fans sont généralement tolérées et ne déclenchent que rarement des poursuites judiciaires. Selon le droit américain, elles entrent même dans la catégorie du fair use, ou « usage équitable », qui établit une distinction basée sur l’intention et la motivation de l’usage. Autrement dit, dès lors que l’utilisation d’un personnage protégé par le droit d’auteur ne l’est pas à des fins commerciales mais uniquement récréatives, on considère qu’elle ne porte pas atteinte aux droits d’auteur. Cela instaure ainsi une forme de tolérance pour ces pratiques.

Les activités de fans, une forme de lecture augmentée

Ainsi, en plus de la lecture, l’implication des fans dans leur communauté les amène à prolonger leur passion à travers un ensemble d’activités variées. Que ce soit par le biais du cosplay, du fanart ou de la fanfiction, les fans trouvent divers moyens de promouvoir leurs œuvres préférées et d’enrichir l’univers qu’ils affectionnent tant.

Toutes ces activités démontrent à quel point l’engagement des fans va au-delà de la simple consommation de contenus. Ils deviennent des créateurs à part entière, contribuant à l’évolution et à la diffusion de leurs œuvres préférées, tout en renforçant les liens au sein de leur communauté. Les éditeurs s’appuient également sur ces contenus pour promouvoir leurs titres.

Source : La « fanzone » de Vizmédia Europe qui met en corrélation des cosplays ou des fanarts publiés par des fans sur les réseaux sociaux et leurs exemplaires numériques à la vente.
Source : La « fanzone » de Vizmédia Europe qui met en corrélation des cosplays ou des fanarts publiés par des fans sur les réseaux sociaux et leurs exemplaires numériques à la vente.

Parfois, ces pratiques de fans s’appliquent à des œuvres non soumises au droit d’auteur. Le fandom de Jane Austen est, à ce titre, l’un des plus productifs. En excluant les adaptations professionnelles telles que celles de la BBC ou pour le cinéma, on peut noter :
• Les Lizzie Bennet Diaries : une adaptation sous forme de blog vidéo d’une centaine d’épisodes ayant mené à la création de Pemberley Digital, une maison de production.
• Le Jane Austen Festival de Bath : créé en 2001, il réunit aujourd’hui 3500 personnes dont 500 juste pour la promenade en costume dans Bath. Sur les 10 jours du festival sont programmés des visites guidées, des bals costumés, des performances théâtrales, des conférences…
• Une littérature conséquente de fanfictions : rien que pour l’année 2021, le site Goodreads comptait 89 romans, souvent autoédités. Certains connaissent une popularité significative et suivent des canaux de publication traditionnels. On note par exemple Death Comes to Pemberley (par P. D. James en 2011) et le très original Orgueil et Préjugés et Zombies (de J. Austen et Seth Grahame-Smith en 2009).

Le cas de la fanfiction est particulièrement parlant car il rassemble à la fois lecteurs et auteurs. On peut observer les prémices de la fanfiction à la fin des années 1960 et au début des années 1970, lorsque les fanzines de Star Trek décident de publier des textes écrits par des fans dans leurs publications. Le genre devient rapidement populaire et extrêmement gratifiant pour les fans publiés. L’importance de la communauté est ici mise en avant : non seulement la rédaction d’une fanfiction est socialement valorisante au sein de la communauté, mais l’organisation même de l’écriture est très souvent collaborative. Cela peut aller de l’implication d’un « bêta lecteur », qui agit comme relecteur pour l’orthographe, le style et la cohérence, à la participation des lecteurs eux-mêmes, qui, à travers leurs commentaires, guident l’auteur tant dans le développement de l’intrigue que dans l’amélioration de la qualité rédactionnelle. Ainsi, écrire, tout comme lire, n’est plus une activité solitaire mais un échange constant avec la communauté des fans, validant ainsi votre appartenance à celle-ci.

Utilisation pédagogique des pratiques de fans

« La Ferme des animaux »,
exemple de création de fanfiction

Il est possible d’intégrer l’ensemble de ces éléments dans un contenu pédagogique. La fanfiction est l’approche la plus modulable en fonction des besoins, mais avec un peu de créativité, tout est envisageable.
En voici un exemple (Séquence réalisée par Sybil Nile)

Description
Lors de l’étude de La ferme des animaux, les élèves de seconde de lycée professionnel sont amenés à s’exprimer de manière créative afin de s’approprier l’œuvre. Ils doivent notamment se représenter sous la forme d’un animal et prendre position par rapport au régime totalitaire du cochon Napoléon.

Objectifs
En français, écrire un texte descriptif de soi en utilisant une image détournée. Se raconter, se représenter.
En histoire, comprendre l’organisation d’un régime totalitaire et les ressorts de la propagande.
En documentation, comprendre le fonctionnement et les limites d’une IA générative et la combinaison de mots clés.

Séance 1
Après la lecture des premiers chapitres, les élèves dressent la liste des principaux personnages et de leurs caractéristiques. Explication du principe des IA génératives et de leurs impacts sur le droit d’auteur. Réalisation des portraits des personnages via l’application Craiyon.

Séance 2
Les élèves déterminent un animal de la ferme qui pourrait leur correspondre, ils choisissent de prendre, ou pas, parti dans le gouvernement de Napoléon. Ils déterminent leurs principales caractéristiques, leurs qualités et leurs défauts.

Séance 3
Les élèves réalisent leur portrait via l’application, ils écrivent ensuite un texte d’une trentaine de lignes pour se présenter et raconter leur histoire

Interdisciplinarité
Français/Histoire/Documentation

Le cochon Napoléon
L’âne Benjamin
Le Corbeau Moïse
La poule

Exemple de réalisation d’élève

Si j’étais un animal de La ferme des animaux, je serais une poule. En effet, comme elles, je pense être gentille et je suis attachée à ma famille, mais si je me sens menacée je peux aussi devenir agressive et piquer du bec. Je ferais toujours de mon mieux pour protéger le poulailler.

Je serais opposée au régime de Napoléon et ce qui me révolterait le plus serait la désinformation des autres animaux. Pour contrer la propagande du régime je deviendrais journaliste, j’écrirais des tracts et des pamphlets que je distribuerais clandestinement dans la ferme. Je pense que j’aurais très peur de la meute des chiots mais je voudrais pouvoir dire la vérité.

Cette activité a rempli plusieurs objectifs : permettre à des élèves pas ou peu lecteurs de s’approprier une œuvre littéraire ; les aider à se forger une représentation mentale des personnages afin de mieux comprendre l’histoire, mais aussi, en s’incluant personnellement, comprendre les implications d’un régime totalitaire.

Propositions de séances créées lors d’une journée de formation

Lors de la journée de formation du 05/04/2024, les groupes ont eu l’occasion de réfléchir à des séquences pédagogiques basées sur des webtoons qu’ils pourraient proposer à leurs élèves.

Séquence Myth’oon (par Anouck Marchais, Élodie Delage et Sonia Lecardonnel)

Cadre : Cours de français ou de latin (fin collège-début lycée)
Séance 1 : Présentation du webtoon (de son origine, des plateformes, de son modèle économique et des questions qu’il pose). Réalisation d’un nuage de mots comparatifs (un avant et un après les explications) sur la question.

Séance 2 : Lecture des premiers chapitres de Traditions d’Olympus de Rachel Smythe. Questionnaire sur les différences entre le webtoon et les BD/mangas papier, cela permet de revoir notamment le vocabulaire de la BD. Établir le parallèle avec le mythe d’Hadès et Perséphone.

Pour la séance suivante, les élèves doivent chercher et choisir un mythe sur lequel ils aimeraient travailler.

Séance 3 : Lancement de la tâche : « À la manière de Rachel Smythe », adaptez votre mythe pour une histoire se déroulant en 2024 (smartphone, voiture, internet…). Réalisation d’un storyboard papier.

Séance 4 : Mise en page de leur travail via l’outil « format webtoon » de canva. Les élèves peuvent y intégrer leur propres dessins et/ou utiliser l’outil de génération d’image. Dans ce cas, une présentation des avantages et des limites des IA génératives sera nécessaire.

Valorisation : Réalisation d’une exposition des planches au CDI (les élèves devront retrouver le mythe originel) et diffusion du travail en ligne sur l’espace numérique.

Séquence Les combats invisibles (par Christophe Durupt, Gaelle Klotz et Claire San Lazaro)

Cadre : Cours de français, Niveau 3e, groupe classe.

Séance 1 : EMI + Lettres. Lectures d’extraits de l’œuvre, notamment du chapitre 12 (p. 146-147 pour l’œuvre imprimée). Échanges/Brainstorming sur les notions de droit sur internet, d’identité numérique, de droit à l’image et de cyberharcèlement… Explication du travail à venir, rédaction d’un pamphlet avec le slogan « cliquer a une portée ».

Séance 2 : Lettres. Voir la méthodologie du pamphlet. Répartition par groupe de 3-4 élèves en fonction de thèmes (Poster/Relayer/Liker/Se taire…). Écrire un pamphlet en se mettant à la place des filles de l’histoire.

Séance 3 : EMC + Vie scolaire. Séance de sensibilisation sur le harcèlement et le cyberharcèlement en lien avec le Safer Internet Day. Partir d’exemples concrets comme l’affaire Amanda Todd.

Valorisation : Lecture des pamphlets avec un enregistreur numérique pour les poster sur le site de l’établissement à l’occasion d’une action de prévention contre le harcèlement.

Conclusion

En conclusion, les pratiques de lecture numérique des adolescents révèlent un phénomène riche en implications culturelles et sociales. Initialement issues des communautés de fans, ces pratiques sont devenues des manifestations créatives à part entière, où les frontières entre consommation et production culturelle s’estompent. Des fanzines de Star Trek dans les années 1960 aux plateformes numériques modernes, les fans ont non seulement enrichi les univers fictionnels qu’ils adorent, mais ils ont aussi redéfini les normes de la créativité collaborative. À travers l’interaction avec leurs pairs, que ce soit via des commentaires de lecteurs ou des collaborations de rédaction, les fans consolident leur identité au sein de la communauté, mais ils influencent également la manière dont les œuvres sont perçues et étendues au-delà de leurs créateurs originaux.

Cette dynamique illustre par ailleurs l’évolution des modes de consommation culturelle mais aussi le pouvoir transformateur de l’engagement communautaire en ligne. Dans un contexte où la propriété intellectuelle et les pratiques de distribution sont souvent remises en question, les pratiques de fans offrent un exemple unique de coopération et d’innovation qui enrichit le paysage culturel.

 

Datavisualisation du budget des CDI

Quelle est la part dans le budget des établissements consacrée au fonctionnement du CDI ? Cette question, en apparence simple, ne l’est pas tant que cela dès qu’il s’agit de la quantifier de manière claire, par exemple en euros par élève, sachant que cette valeur ne recouvre ni les mêmes achats, ni les mêmes types ou tailles d’établissements, ni les mêmes réalités géographiques. Pour les uns, ce budget comprend tout : livres, abonnements, logiciels, papeterie, expositions ; pour les autres, il s’agit uniquement des commandes de livres excluant par exemple tout manuel ou série. Dans telle académie la moyenne est de tant alors que dans telle autre, elle est nettement différente.
Bref, un chiffre simple qui reflète également une politique documentaire.
Mais d’abord quel est ce budget ? Comment obtenir son montant ? Que peut-on en déduire ?
Le plus simple n’est-il pas de demander aux principaux intéressés, les professeurs documentalistes ?
C’est ce qui a été fait fin 2023.
Que pouvons-nous extraire des données de l’enquête1 ? Que disent-elles et que ne disent-elles pas ? Comment le passage au mode graphique peut-il mettre en lumière de nouvelles informations ?
Voici quelques éléments pour initier, très modestement, une réflexion à partir de diverses datavisualisations.

Objectifs

La fourchette par élève est connue. Selon les enquêtes2, la valeur moyenne du budget par élève varie grosso modo entre 4 et 7 €.
Peut-on aller plus loin ? Y a-t-il des éléments plus précis que l’on pourrait déterminer ? Que signifie cette moyenne ? Et d’ailleurs que recouvre exactement ce budget et à quoi le comparer ?
C’est ici que la datavisualisation peut peut-être nous aider.
Il s’agira donc moins de classer, quantifier, représenter visuellement les informations sous forme de tableaux ou de graphiques que de tenter d’en extraire de nouvelles informations.

Méthodes de l’enquête

Les données budgétaires sont fournies directement par les professeurs documentalistes. Ils ont été invités à les transmettre une première fois pour une enquête générale sur le CDI type en 2022 (voir https://emi.re/moncdi.html) puis plus spécifiquement sur le budget en décembre 2023. L’enquête a été lancée via la liste e-docs3.
Je profite de cette page pour remercier toutes celles et ceux qui y ont répondu pour leur esprit de coopération et de mise en commun qui rend ce type d’enquête possible. Elle a permis à d’autres moments de savoir combien nous étions4, nous, professeurs documentalistes, avant même d’avoir les chiffres officiels ou de tenter de déterminer une semaine type.
Les graphiques interactifs sans commentaire sont visibles à cette adresse : https://emi.re/datas-budget.html

API, UX et Datas…

Comment mettre en œuvre cette enquête ? Le questionnaire classique était exclu d’emblée. Trop «classique».
L’objectif était de rendre les résultats immédiatement visibles en ligne.
Évidemment, le corollaire de ce dépouillement en direct est le contrôle des valeurs. Et cela via diverses méthodes.
Pour saisir les données, un seul champ au départ, celui qui permet de renseigner l’UAI (ex RNE) de son établissement et de s’engager à fournir des données fiables.


Cette première saisie va afficher une fiche établissement préremplie. Les données sont issues de l’agrégation de nombreuses données ouvertes proposées par le MEN sur data.education.gouv.fr/.
Sur la page spécifique pour le budget, ne sont proposées que certaines informations, si elles sont connues, dont un plan de géolocalisation, diverses données administratives et l’effectif de l’établissement.

Il s’agit ici de simplifier au maximum la saisie. Un champ libre permet également de corriger ou compléter certaines données.

Ces données, sauf si elles sont trop manifestement aberrantes et mises de côté automatiquement via quelques algorithmes de contrôles, sont ensuite ajoutées à la base de données et un message alerte de la nouvelle saisie pour une nouvelle vérification.
La page https://emi.re/moncdi.html agrège ensuite les données qui sont actualisées à l’affichage (sauf pour certaines qui ont été consolidées).
Les technologies employées sont très classiquement des tables MySQL, PHP, JavaScript, HTML et css. Les données ont été consolidées début mai 2024 pour la rédaction de cet article.


Biais et imprécisions

Quels sont les biais ou imprécisions de ce type d’enquête ? Tout d’abord, la diffusion aux seuls abonnés de e-docs, qui ne constituent pas la totalité des professeurs documentalistes, n’est pas forcément représentative de l’ensemble de la profession. La confiance, ensuite, dans la précision et la véracité des saisies, les motivations de saisies ou de non saisies, le nombre de réponses…
Autant de modulations possibles et dont il faut bien évidemment tenir compte. D’autres biais, notamment liés aux insuffisances du nombre de données, ne permettent tout simplement pas de donner une information. Par exemple, une moyenne académique à partir de quelques valeurs.
Le nombre d’élèves par établissement est fluctuant et a souvent été corrigé à la marge par les professeurs documentalistes. Les établissements de moins de 80 élèves n’ont pas été retenus. Il existe également des CDI sans budget, ou avec des budgets extrêmement faibles. Ils n’ont pas été retenus.
Mais quelle est la part de ces CDI sans aucun budget ? Comment faudrait-il l’intégrer dans une moyenne ?
Une partie de ces imprécisions sont traitées via des indicateurs de type écart à la moyenne trop important ou irréalistes, et la non prise en compte de chiffres non signifiants. D’autres sont lissées du fait même des méthodes de calculs.
D’autres biais, enfin, ne peuvent tout simplement pas être pris en compte.
Au total il s’agit de tenter de trouver des résultats approchants et d’éliminer ceux intrinsèquement faux.
Mais toutes ces données ne restent évidemment qu’indicatives et doivent être prises pour telles. Il s’agira donc de ne pas surinterpréter les résultats et surtout de considérer les tendances, de comparer les établissements et les géographies.

Les réponses

Les données de la première enquête de 2022, plus de mille réponses, sont corrélées avec celles plus spécifiques sur le budget : 356 réponses dont 344 sont retenues pour le budget, 327 pour la partie abonnements et 95 pour la partie numérique. Selon les types de graphiques, certaines données peuvent être écartées.

Répartition des réponses par académie

Hormis la Guadeloupe, la Martinique, la Polynésie française, Saint-Pierre-et-Miquelon et Wallis et Futuna, toutes les régions académiques ont répondu.

Nombre, type d’établissements

Ce sont essentiellement les collèges qui ont répondu, pour plus des deux tiers des réponses, suivis des lycées généraux et polyvalents pour terminer par les lycées professionnels et technologiques. En pourcentage le nombre des réponses est quasi celui de la répartition source MEN, 67 % contre 66 %, un peu inférieur pour les LEGT, 19 % contre 23 % et supérieur en LP 14 % contre 11 %.

 

Moyennes, écarts types, médianes…

Les moyennes de l’enquête sont de 5,01 € par élève, 4,51 € en collège, 5,63 € en LEGT et 5,78 € en LP.

Mais cette moyenne reste fortement caractérisée par les valeurs extrêmes et des résultats très hétérogènes comme le montrent écarts-types et coefficients de variation.


L’écart-type est assez élevé, 3.45, plus particulièrement marqué en LP (4,76), un peu moins en LEGT (3,56) et encore moins en collège (2,90).
L’écart-type est une mesure de dispersion des données autour de la moyenne. Plus il est grand, plus les données sont éloignées de la moyenne. Inversement, plus l’écart-type est petit, plus les données sont concentrées autour de la moyenne. Autrement dit, il montre une forte disparité des valeurs.


Cette dispersion est d’ailleurs confirmée à la fois par le coefficient de variation5 de 69 % et les valeurs de mini / maxi.


La médiane, valeur qui sépare la moitié de la distribution pour l’ensemble des données est de 4,75 € par élève,
4,33 € en collège, 5,91 € en LEGT et 5,63 € en LP. Autrement dit, 50 % des valeurs sont supérieures à ce chiffre, 50 % sont inférieures.

Ici, cela montre une répartition marquée par les valeurs basses et, en LEGT, avec une médiane supérieure à la moyenne tirée par quelques valeurs très élevées.

 

Répartitions, écarts à la moyenne

D’autres indicateurs nous permettent de mesurer la granularité et la répartition des données, notamment les droites de régression.
Les budgets augmentent-ils en fonction de la taille des établissements ? Cela semble évident, intuitivement : encore fallait-il le vérifier.


Plus le nombre d’élèves est important, plus le budget l’est. Ce truisme est confirmé par les droites de régression6. La droite de régression fournit une idée schématique de la relation entre les deux variables, ici la taille de l’établissement et la valeur du budget.
Mais, et en même temps, le budget par élève, lui, diminue, surtout en LEGT.


Et ce paradoxe apparent est aussi très prévisible.
Les budgets augmentent par taille d’établissement et permettent donc plus d’achats. Un élève d’un établissement plus grand dispose donc de plus de documents mais d’un budget par élève moins important.
Cela se retrouve d’ailleurs sur le terrain7. Les fonds des LEGT sont généralement les plus fournis.
Autrement dit, la valeur moyenne n’est pas suffisante en tant que telle, il faut également la corréler ou la pondérer avec la taille de l’établissement.
Le budget augmente avec la taille de l’établissement mais proportionnellement moins par élève qu’en valeur absolue. Pour comparer les valeurs par élève, il faut donc aussi comparer les tailles d’établissement.

Régions académiques

En plus de la forte variabilité entre les types d’établissements, une autre dispersion assez forte est celle que l’on constate dans les régions académiques. Que ce soient les médianes ou les moyennes, les budgets ne sont pas les mêmes selon les académies. Il faut toutefois pondérer les résultats du fait du faible nombre de réponses par région académique pour certaines d’entre elles (voir la rubrique réponses).

Abonnements

La dispersion des valeurs des budgets abonnements est encore plus forte que pour les livres, notamment en LEGT et LP.

Ressources numériques

Là encore une médiane (517 € / élève) très inférieure à la moyenne (901 €) avec quelques valeurs qui la «tirent» vers le haut. Une moyenne de 901 € par élève et toujours une plage de mini/maxi très élargie.

Comparaison vaut raison… ou pas

Que recouvrent ces valeurs ?

La première chose à noter c’est qu’un budget CDI n’est que rarement déterminé par une seule ligne du budget d’un établissement scolaire. Les abonnements peuvent être imputés sur des budgets disciplinaires, voire de sections, les petites fournitures intégrées ou à part, les logiciels imputés ou non.

Quelquefois, il n’existe pas de ligne spécifique pour le CDI, ce qui peut paraître avantageux ici, parce que cela évite les dépenses des disciplines par peur de baisse de budget, mais regrettable là, parce qu’un enseignant plus influent obtiendra par exemple la prise en charge de coûteux livrets pédagogiques non réutilisables en nombre.
Cinq euros par élève, ce n’est donc pas ce qui est consacré aux achats de ressources documentaires mais simplement une moyenne.

Cette moyenne, on l’a vu, permet de comparer les budgets entre établissements de taille identique et dans une même académie. Que ce soit en dehors de ces critères ou même de façon plus générale, la disparité des moyens est forte et tient bien plus à une politique et/ou à une négociation locale qu’à des consignes ou indications nationales, qui n’existent d’ailleurs pas.

En tout état de cause, un écart important à la moyenne reste un indicateur de gestion et de négociation.

Car, au final, il s’agit avant tout de négociations.

À quoi les comparer ?

Cette moyenne de 5 € est-elle importante en soi ? Certes non. Elle n’a de valeur que comparée à la moyenne ou la médiane mais aussi en la relativisant par rapport à d’autres dépenses.

Par exemple les bibliothèques publiques8.

La moyenne des dépenses documentaires par habitant s’élève à 2,09 €, selon un rapport élaboré par le ministère de la Culture Direction Générale des Médias et des Industries Culturelles – Service du Livre et de la Lecture Observatoire de la Lecture Publique.9
S’agissant d’une moyenne par habitant, 67.993.000 à la date de l’enquête pour 6.187.588 usagers inscrits dans les bibliothèques publiques, la moyenne par usager est de 23 € environ. Autrement dit, une valeur très nettement supérieure à celle des CDI.
Une autre valeur pour le coup bien plus comparable est celle des manuels scolaires. Pour l’académie de La Réunion cela représente 85 € par élève10 de lycée dans le secondaire pour les manuels numériques. Notons ici que les établissements font le plus souvent des achats de licences individuelles, ensuite activées, ou pas, mais dans tous les cas payées.

85 €, comparés aux 5 € pour le CDI, cela relativise la part consacrée à la culture et à la documentation.

En ce qui concerne les dépenses culturelles moyennes par ménage en 2017, elle était de 117 € pour les livres11.

Plus généralement, la dépense en fournitures scolaires s’élève en moyenne à 150 €, soit 20 % de la dépense des ménages. Moins importante dans le premier degré (entre 30 et 110 €) que dans le second (entre 200 et 390 €), elle est particulièrement élevée pour un élève de lycée professionnel en raison de la nécessité d’acheter des vêtements de travail et des matériels professionnels spécifiques.

Bref, au total, la part consacrée au fonds documentaire reste très faible, voire très très faible par rapport aux autres dépenses, notamment liés aux manuels scolaires et plus généralement à la lecture.

Micro vadémécum de la négociation du budget

Les différents tableaux de cette enquête peuvent servir d’argumentation et de base de négociation lorsque votre situation est clairement hors cadre. Quel est votre budget, comparé aux établissements de même type et de même taille de votre environnement ?

Que couvre ce budget ? Y a-t-il des achats qui relèvent clairement d’autres lignes budgétaires ? Le budget global souvent invoqué n’est intéressant que s’il vous permet de réaliser toutes vos commandes en fonction de votre politique. Toutes les dépenses n’ont pas vocation à être dans le compte 6186 – Bibliothèque des élèves…12
Par exemple, les fournitures scolaires, les achats de petits matériels, les logiciels documentaires n’ont rien à faire dans le budget livres pédagogiques13.

Le compte 618 « divers » correspond aux dépenses concernant la documentation et aux frais pour l’organisation de colloques, séminaires et conférences. Pour les EPLE, il comporte seulement deux subdivisions : le compte 6181 enregistre les dépenses de documentation générale et administrative (abonnement, ouvrages, ouvrages électroniques) ; et le compte 6186 « bibliothèque des élèves » enregistre les factures de documentation à destination des élèves et plus particulièrement celle du CDI, quelle que soit sa forme14.

Ensuite, il pourra être intéressant de séparer le budget en autant de parties et donc de lignes budgétaires que nécessaires : livres, périodiques, fournitures, numérique, autres frais, etc.

Enfin, il ne faut pas négliger le projet de politique documentaire du CDI, notamment dans son volet gestion/achats par exemple en le présentant au CA pour demander un budget CDI précis et fléché.

Que conclure ?

En l’absence de consignes nationales ou académiques, les budgets des CDI sont caractérisés par une grande disparité autour d’une moyenne de 5 € par élève environ. Ils sont le plus souvent tributaires de négociations ou de politiques documentaires locales. Il existe même des CDI sans budget. Les moyennes par élève dépendent donc à la fois des types d’établissements, de leur taille et de leur implantation géographique.
Comparés à d’autres dépenses (lecture publique, manuels scolaires), ils restent particulièrement bas et souvent noyés dans d’autres lignes budgétaires, et ce, pas toujours au bénéfice de la lecture. Les dépenses elles-mêmes couvrent, souvent, des achats très divers. Au total, outre la disparité, c’est l’écart entre le budget manuels scolaires et livres documentaires qui est particulièrement notable.

 

L’odyssée d’un clip vidéo contre le harcèlement scolaire

Et si on chantait ensemble contre le harcèlement scolaire ?
L’idée de ce clip vidéo contre le harcèlement durant moins de deux minutes, écrit et réalisé par les lycéens et lycéennes, pour les lycéens et lycéennes, n’est pas sortie de nulle part. Elle est le résultat d’une série d’actions qui a engagé depuis plusieurs années les élèves du lycée Jean Zay contre le harcèlement, et d’un projet que j’ai piloté avec Sylvie Paponnet, conseillère principale d’éducation.

Le harcèlement scolaire

Même si hélas l’actualité l’a mis sur le devant de la scène à la suite de suicides d’élèves, commençons par revenir sur le terme de « harcèlement », terme juridique qui désigne, en droit, un délit inscrit dans le Code pénal. De fait, selon Dan Olweus :

un élève est victime de harcèlement lorsqu’il est soumis de façon répétée et à long terme à des comportements agressifs induisant une relation d’asservissement psychologique qui se répète régulièrement, amenant des sentiments de peur ou de honte1.

Quand il y a à la fois répétitivité, mise à l’écart de la victime et rapport de force ou de nombre, on peut parler de cas de harcèlement. Étymologiquement, on songe à la herse qui creuse les sillons d’un champ pour le labourer, de la même manière que les auteurs de harcèlement traumatisent profondément les victimes, les mettant à nu et les laissant désarmées.

État des lieux dans notre lycée

Depuis 2017 a été mise en place au lycée l’action «ambassadeurs contre le harcèlement» (voir le dossier consacré au harcèlement coécrit avec mon ancien collègue CPE Yohan Haquin : InterCDI, novembre-décembre 2019, n° 282). Une formation des ambassadeurs est dispensée chaque année en novembre par le DAVL2. Ces ambassadeurs tiennent par exemple un stand d’information pendant les récréations et la pause méridienne lors de la journée internationale contre le harcèlement, qui a lieu souvent le premier jeudi de novembre. Ils sensibilisent une heure par an tous les délégués de classes des différents niveaux lors d’une plénière en amphi. Ils ont pu aussi avant 2020 sensibiliser certaines classes des collèges de notre secteur. Ils réalisent un sondage destiné à tous les élèves et personnels du lycée, sur le phénomène du harcèlement, pour adapter leurs actions en direction de classes à la demande des enseignants. Les années précédentes, ils avaient également participé au concours national avec trois vidéos successives, sans l’aide de professionnels, et toute une classe de seconde avait, en EMC, postulé au moyen d’une douzaine d’affiches.

Notre positionnement professionnel

Dès la mise en place des ambassadeurs au lycée, les deux conseillers principaux d’éducation successifs sont venus nous trouver pour nous proposer de travailler en étroite collaboration avec eux. Initialement un peu sceptique, quant à l’apport spécifique en information-documentation dans ce projet, j’ai vite écarté toute réticence en réalisant que nous étions, au-delà de ça, des enseignants à part entière, disponibles pour tous les élèves, et capables de travailler en équipe. Une fois n’est pas coutume, il s’agissait de travailler main dans la main avec nos collègues de la vie scolaire, pour oeuvrer à un climat scolaire plus serein, un mieux-vivre ensemble. Certes, souvent appelé en urgence, le CPE me laissait poursuivre l’atelier avec les ambassadeur.ices. Mais maintes fois aussi surgit une lecture possible, une recherche pour la mise en forme d’affiches de sensibilisation, un atelier d’écriture de scénario, qui nourrit la réflexion des élèves pour combattre ce fléau. Car tous les ateliers se sont toujours déroulés au CDI, et avec moi.

Fil conducteur

Notre objectif principal consistait à sensibiliser le plus d’élèves possible au phénomène de harcèlement et de libérer la parole. Cette année-là, ma collègue et moi avions remarqué que toutes les vidéos qui fonctionnaient particulièrement bien avec les élèves, avec un message efficace, consistaient en des vidéoclips. De là est né notre projet Chantons ensemble contre le harcèlement scolaire.

En mars, je pris l’initiative de déposer un dossier de demande de subvention régionale pour un projet 100 % citoyenneté, accompagné des CV des intervenants et de leurs devis de 3600 euros, incluant les 7 heures d’ateliers avec les élèves, les 12 heures de tournage avec deux professionnels, la location du matériel professionnel ainsi que la postproduction (montage son/image, mixage, étalonnage). La demande à la région s’élevait ainsi à 2590 €, le reste étant financé par l’établissement.
En avril, les ambassadeurs contre le harcèlement écrivaient, en deux séances de travail le mercredi, le texte d’une chanson avec un intervenant extérieur, Syrano (association Les doigts dans l’zen-19), sur le thème du harcèlement. Les élèves de 2de option musique, encadrés par leur professeur Alain Berthet, ont quant à eux composé la musique. Les élèves ambassadeurs ont été décisionnaires de l’écriture de la chanson, du message à faire passer à l’ensemble des élèves, et ont souhaité attirer l’attention sur les différents types de victimes et sur l’intolérance des auteurs.

Ma différence

Réveil matin, debout tremblant
Peut-être plus pour longtemps
Métro-boulot-fardeau.

8 h PD, 10 h taré,
16 h raté, 20 h brisé
Marco voulait s’affirmer,
Ce soir, il tait ses regrets.

Sortie des vestiaires, odeur de chlore,
Le regard des mecs jeté sur son corps,
D’un sifflement à un attouchement,
Que font-ils de ses sentiments ?

Inès a quelques kilos en trop,
Les gens pensent que c’est un défaut.
À cause d’eux, son corps la dégoûte ;
Elle veut le changer coûte que coûte.

Sur insta, Jo lit, lycée Jean Zay,
En face, bclt 12, anonyme.
Tu me dégoûtes, depuis juillet,
C’était rien mais je tombe dans les abîmes.

Lui, c’est Mouloud, Bougnoul, Voleur,
Demain, ce sera terroriste.
Son nom ignoré par la peur,
Il est pourtant pur comme une améthyste.

On passe notre temps à essayer d’affirmer notre singularité,
Mais on n’est pas prêt à accepter celle des autres.
Mais quand est-ce qu’on va accepter celle des autres.
(Tous ensemble) Mais quand est-ce qu’on va accepter
celle des autres ?

Clap du réalisateur sur une scène improvisée, ajoutée à la demande des élèves en fin de tournage – Photo Sandrine Leturcq

Mais pour être visible et entendue de tous les lycéens, la chanson méritait d’être tournée en vidéoclip. D’où le projet déposé à la région pour bénéficier de l’accompagnement d’un réalisateur professionnel. D’octobre à décembre, une poignée d’élèves, avec un noyau dur de trois élèves, a ainsi écrit en 5 heures au CDI. le scénario du vidéoclip avec l’aide de l’auteur-réalisateur, Senghte Vanh Bouapha de l’association Plan libre, et de moi-même. Pour chacun des couplets de la chanson, il s’agissait en effet de déterminer quel personnage, quelle interprétation, quelle situation mettre en scène et quels plans, soit 7 séquences.

Les élèves volontaires parmi les ambassadeurs ont ensuite préparé avec le réalisateur et moi, pendant une séance de 2 heures en décembre, la logistique du tournage : il s’agissait de bien indiquer pour chaque plan les acteurs et figurants présents, les décors et accessoires à prévoir. A été décidé également l’ordre de tournage des différentes séquences. Les différents rôles techniques (préparation des plans, des lumières, prises de son, script, etc.) furent distribués aux ambassadeur.ices contre le harcèlement.

La conseillère principale d’éducation et moi avons seules procédé à un casting ouvert à tous les lycéens de l’établissement. Force nous fut de constater que peu de garçons étaient volontaires, et il nous fallut faire preuve de persuasion pour trouver quelques éléments, même en figuration. C’est ainsi qu’une lycéenne endossa volontairement le rôle de Mouloud, un garçon.

Douze heures de tournage, avec l’auteur-réalisateur et son assistant, étaient prévues sur une journée et demie. Une matinée fut nécessaire en amont pour que j’apporte sur le lieu du tournage les accessoires, et surtout que j’aide à la mise en place du décor et des lumières. Ma collègue CPE, malade, ne put assister au tournage ; une collègue AED se chargea d’accompagner et d’encadrer les élèves avec moi. Ce tournage permit de concrétiser un projet qui n’était encore que sur le papier, et ce fut un moment formidablement excitant pour tout le monde de le voir prendre vie sous nos yeux, grâce au travail et à l’implication de chacun.e sur chacun des postes dont il avait la responsabilité. Ce fut évidemment un temps très fort, avec néanmoins un long temps de préparation et de mise en place, des répétitions et l’attente des acteurs et figurants.

Essais d’éclairages à l’aide de filtres de l’assistant-réalisateur avec les élèves et le réalisateur – Photo Sandrine Leturcq

On ne peut que se féliciter d’un constat pour ce type de projet : originaires de tous les niveaux sauf post-bac, des filières générale, technologique et professionnelle, tous les élèves participant à l’action, sans être forcément ambassadeurs, ont donc été sensibilisés à la question du harcèlement. Enfin les élèves de tous les horizons, qui ne se côtoient jamais habituellement, se trouvaient réunis pour créer un outil à la fois éducatif et artistique.

Une fois le tournage terminé, nous n’avions pas choisi l’option de faire assurer aux élèves le montage. Le projet nous semblait déjà suffisamment chronophage, puisque pour chaque atelier prévu pour ces élèves issus de différentes classes, ces derniers s’absentaient de cours, leurs absences étaient bien entendu justifiées pour conduite de projets mais devaient être rattrapées. Le monteur professionnel devait faire en sorte que le tout s’adapte à la durée de la chanson et aux contraintes données par le ministère pour le concours : la vidéo devait durer au maximum 2 minutes, générique compris. Les paroles de la chanson ont également été intégrées en sous-titrage, afin que les contenus soient accessibles au plus grand nombre. Quel que soit le support choisi, le générique devait intégrer le bloc des numéros d’appel (3020 et 3018), ainsi que le logo du programme pHARe3, tous téléchargeables sur le site Éduscol.

Lauréats du concours national

Quelques jours avant le délai fatidique de fin janvier, je téléchargeai le vidéoclip sur la plateforme institutionnelle PeerTube, pour le faire participer au concours national contre le harcèlement scolaire. Un mois après, le vidéoclip était sélectionné par le jury académique, avec une cérémonie de remise des prix prévue début juin au rectorat. Et en mai, nous apprenions que nous étions conviés à la Cérémonie nationale de remise des prix à l’amphithéâtre de la Sorbonne pour recevoir le Prix national de la vidéo contre le harcèlement avec les lauréats des autres catégories, en présence du ministre de l’Éducation nationale d’alors, Pap NDaye, et de Brigitte Macron. Une dizaine d’élèves, accompagnés par Sylvie Paponnet, Senghte Vanh Bouapha et moi-même se sont ainsi rendus à la Sorbonne pour présenter le vidéoclip et recevoir le Prix national. Ce haut lieu symbolique et la présence de ces importantes personnalités politiques ont énormément impressionné les élèves. C’est dans ce cas bien davantage le déplacement à Paris et le faste de la Cérémonie qui récompensent symboliquement les élèves de leur participation que le prix, 2000 euros, que le lycée reçoit pour financer d’autres actions.

Lors de la cérémonie de remise des prix à La Sorbonne par Mme Macron et M. Ndiaye – Photo Sandrine Leturcq

Après la Sorbonne et la Préfecture, nous eûmes la surprise d’être le 27 septembre invités à l’hôtel de Matignon par Élisabeth Borne, Première ministre, pour participer à la présentation du Plan de lutte contre le harcèlement à l’école. Une petite délégation accompagnée de ma collègue CPE, de notre proviseur et de moi-même s’y rendit ce jour-là, une élève ayant préparé un discours en tant que victime. En effet, n’étaient réunis à cette occasion que les dirigeants de différentes associations de victimes, ainsi qu’une influenceuse de réseaux sociaux, lesquels prirent tour à tour la parole devant la Première ministre et le ministre de l’Éducation nationale, Gabriel Attal.

Dans la salle des ministres, les associations de victimes attendent l’arrivée
de Mme la Première Ministre et M. Attal, venus les écouter avant d’annoncer le plan pHARe et les nouvelles mesures contre le harcèlement scolaire – Photo Sandrine Leturcq

Un outil de sensibilisation pérenne

Depuis lors, notre clip vidéo est utilisé par les référents harcèlement des lycées français à destination des élèves de toute la France pour les sensibiliser. Mais il est surtout concrètement pour nous, comme défini dans notre objectif principal, diffusé sur les écrans du lycée et dans les classes pour débuter les interventions des ambassadeur.ices contre le harcèlement. Car ce clip vidéo était destiné dès le départ à être un support de travail au sein du lycée pour être montré dans les classes lors de la journée internationale contre le harcèlement en novembre. En effet les ambassadeurs contre le harcèlement ne peuvent pas intervenir dans toutes les classes ce jour-là, et cette vidéo constitue désormais une excellente amorce pour libérer la parole en classe, pour inciter les élèves à parler en tant que témoins ou victimes après-coup.

Il est vrai que la vidéo constitue selon moi un formidable outil pédagogique : pour les élèves qui la créent, elle leur permet de faire passer à leurs pairs un message longuement réfléchi et mûri, tout en s’essayant à toutes les étapes artistiques de ce média, en mode professionnel. Et pour les spectateurs, ce parcours visible de leurs camarades rend bien plus puissante la portée de leur message.

Ainsi ce Prix national a clos un travail de quatre ans avec des élèves extrêmement motivés. Certes ce projet semble un peu écarté de la transmission d’apprentissages info-documentaires – encore que -, mais en aucun cas de notre mission d’ouverture culturelle et éducative. Comme tout professeur d’une discipline ou d’une autre, chargé d’un enseignement transversal, d’une option ou d’une spécialité, nous pouvons également élargir nos champs d’investigation suivant nos compétences et appétences. L’I.A. ainsi que la désaffection de la lecture sur papier va progressivement modifier notre enseignement et notre gestion. Cherchons des terrains transversaux, pluridisciplinaires, fédérateurs avec l’équipe éducative, qui nous permettent de transmettre aux élèves de la curiosité, un esprit critique et méthodologique, de leur faire assimiler valeurs et savoirs jusqu’à pouvoir en faire jaillir une oeuvre artistique – nouvelle, clip-vidéo, danse, chanson, ce qu’il reste quand on a tout oublié… Une collègue professeure documentaliste est ainsi devenue coordinatrice pédagogique dans un lycée privé. Mettons véritablement « le CDI au coeur de l’établissement » et les professeurs documentalistes au coeur des enseignements.

Chargée désormais de multiples missions en plus de celle de professeure documentaliste au lycée, j’ai vu une solide équipe pHARe se former, et j’ai décidé de passer la main. Et puis, enthousiasmé par cet outil de sensibilisation complet, le proviseur a demandé de reconduire le projet, cette fois en faveur de l’égalité filles-garçons. C’est donc avec les ambassadeur.ices égalité des genres et l’association Plan libre, qu’un court-métrage Friendzone contre le sexisme ordinaire et le masculinisme toxique a vu le jour cette année, et fera l’objet d’un prochain article…

Quelques élèves invités à nos côtés à l’hôtel Matignon – Photo Sandrine Leturcq

 

Veille numérique

Éducation

Les mots clés de l’information

Le site France Terme, initié par le ministère de la Culture, recense les principaux termes de l’information et de la désinformation sous la forme d’un recueil téléchargeable au format pdf. Ceux-ci ont été publiés par la Commission d’enrichissement de la langue française au Journal officiel sur proposition d’un groupe d’experts en charge de la terminologie et de la néologie de la Culture et des Médias. Les 64 termes clés sont regroupés en 4 catégories : Information et désinformation, Acteurs de l’information et de la désinformation, De l’information à la communication et L’information à l’ère du numérique.
https://www.culture.gouv.fr/content/download/342383/6205004?v=1

Recherche d’information à l’ère de l’IA

L’URFIST (Unité Régionale de Formation à l’Information Scientifique et Technique) de Paris met en ligne des formations sous la forme de diaporamas sur la recherche d’information et l’intelligence artificielle générative. Ces formations analysent, entre autres, les utilisations, les intérêts et les limites de ces outils qui “facilitent” la recherche documentaire. Ces formations généralistes ne nécessitent pas de compétences particulières dans le domaine des intelligences artificielles.
https://urfist.chartes.psl.eu/ressources/au-dela-de-chatgpt-recherche-d-informations-academiques-et-intelligence-artificielle
https://urfist.chartes.psl.eu/ressources/chatgpt-et-les-autres-recherche-d-information-et-intelligence-artificielle

Accessibilité et pictogrammes

L’établissement public de coopération culturelle (EPCC), Livre et lecture en Bretagne, propose de nombreux outils et conseils pour une accessibilité universelle des lieux du livre. Il est possible de télécharger le guide des 27 pictogrammes créés par la graphiste Hélène Gerber.
https://www.livrelecturebretagne.fr/images/85/livret-pictos-llb-webmaj-2023.pdf
La rencontre professionnelle Bibliothèques créatives et participatives en Bretagne : vers des espaces inclusifs et durables (10 octobre 2024, Cesson-Sévigné) est en ligne sur le site de l’EPCC de Bretagne.
https://www.livrelecturebretagne.fr/


Lecture numérique

Application LOUISE

Les utilisateurs des réseaux Numilog et ePagine peuvent lire rapidement et aisément un livre numérique grâce à l’application Louise il suffit de renseigner son mail pour l’activer. L’application prend en compte tous les formats courants et intègre de nombreuses fonctionnalités (taille des caractères, couleur du fond, surlignage, synthèse vocale…). De plus, l’app LOUISE n’oblige pas les membres à utiliser les librairies partenaires et permet l’emprunt directement dans les bibliothèques numériques du réseau.
https://static.epagine.fr/docs/Notice_LOUISE.pdf

La découvrabilité

Cette notion qui vient du Québec peut se définir comme la capacité d’un contenu numérique à être accessible et repéré sur le web. En juillet 2024, l’Association des bibliothèques publiques du Québec a révélé dans un mémoire que les contenus francophones représentent 6,8 % du web. Parmi les 10 millions de sites internet les plus visités au monde, seuls 2.7 % sont francophones. Les contenus en chinois et en anglais sont largement dominants en termes de visibilité sur le net.
https://www.abpq.ca/pdf/Memoire_2024-07_ABPQ_decouvrabilite.pdf

Écologie

L’IA et l’écologie

Google, Microsoft et d’autres promoteurs d’intelligence artificielle mettent en avant les progrès de celle-ci dans l’analyse de données et la projection dans le futur pour s’adapter au changement climatique, décarboner les économies, anticiper les évènements naturels extrêmes (avalanche, canicule…), prévoir la météo… Néanmoins, une simple requête sur ChatGPT (IA conversationnelle) consomme 10 fois plus d’électricité qu’une recherche sur un moteur de recherche, selon l’Agence internationale de l’énergie ; sans compter que les autres IA génératives (image, son, vidéo…) consomment davantage. L’IA est intégrée progressivement dans toutes les applications, les réseaux sociaux, les moteurs de recherche et autres logiciels, ce qui a pour conséquence la construction de très nombreux centres de données gourmands en CO2 !

Escape game sur la poubelle

L’application Trizzy accompagne les consommateurs ou les élèves dans le tri des déchets de manière ludique en installant un espace game sur les bacs des poubelles. Ce jeu sur les poubelles connectées est actuellement déployé dans quelques villes (Grenoble, Dunkerque,…) et lycées (région PACA).


Réseaux sociaux

Les fausses nouvelles de X

Dès le rachat de Twitter, Elon Musk a réduit les équipes chargées de surveiller la propagation des fausses nouvelles et a assoupli les règles sur le sujet. Selon le Centre de lutte contre la haine en ligne (CDDH), 1,2 milliard de fake news ont été vues sur le réseau X au premier semestre 2024. L’IA Grok du réseau social X diffuserait également de nombreuses fausses informations.

CrowdTangle supprimé

Meta a supprimé CrowdTangle, son outil pour lutter contre la désinformation, sans raison apparente et sans outil de remplacement. Très performant et très utile pour les professionnels des médias, cet outil permettait de suivre en temps réel la propagation d’une fausse nouvelle sur Facebook et Instagram.


Droit et données personnelles

BDD d’OpenAI détruites

L’IA générative ChatGPT-3 d’OpenAI s’est entraînée sur de très nombreux fichiers dont plus de 100 000 ouvrages qui seraient protégés par un copyright. Un collectif d’auteurs américains poursuit en justice OpenAI et réclame l’accès aux bases de données de ChatGPT-3. La réponse de la société de Sam Altman au collectif d’auteurs est qu’elle ne peut plus transmettre les données car elles ont été détruites en 2022. Anticipant une issue défavorable au procès, OpenAI multiplie les accords avec l’édition et la presse pour accéder légalement aux contenus.

ONU et Russie pour un traité sur la cybercriminalité

Le 8 août 2024, l’ONU a approuvé la Convention des Nations Unies contre la cybercriminalité. Ce traité, proposé par la Russie en 2019, a pour objectif de lutter efficacement contre la cybercriminalité en renforçant la coopération entre les pays. Par exemple, tout crime passible d’au moins 4 ans de prison doit enclencher l’échange de preuves électroniques entre pays. Les défenseurs des droits humains craignent pour le sort des dissidents, des journalistes et des homosexuels, entre autres.

Intelligence artificielle

L’IAttérature

Le nombre de publications écrites ou coécrites par une IA ne cesse de croître dans l’autoédition. Par ailleurs, certains internautes malintentionnés usurpent l’identité d’auteur afin de vendre rapidement de fausses œuvres avant que la supercherie ne soit découverte. Lire des livres écrits par une machine est devenu une réalité pour les humains.

IA Perplexity et les médias

À la suite de nombreuses accusations de plagiat et d’utilisation de sources protégées, la start up Perplexity, financée par Nvidia et Amazon, entre autres, a dû s’excuser et nouer des partenariats avec des médias qui recevront une part des revenus publicitaires générés par ces utilisations abusives de sources. Les médias concernés sont Entrepreneur, Time, The Texas Tribune, Automattic, Fortune, Der Spiegel

Grok et les données des utilisateurs

Les données des utilisateurs du réseau social X alimentent l’IA Grok. Cochée par défaut dans les paramètres d’utilisation, cette option peut être désactivée sur n’importe lequel des navigateurs sauf sur l’application X des smartphones. En raison de sa non conformité au RGPD et à la suite d’une procédure engagée par la CNIL irlandaise, X a arrêté d’utiliser les données des internautes européens en août 2024.


No future

La consommation des Data center en Irlande

Les data centers en Irlande ne cessent de se répandre et de s’agrandir avec pour conséquence une augmentation croissante de la consommation électrique. Selon l’agence nationale des statistiques d’Irlande, la consommation totale des centres de données (21 %) a dépassé pour la première fois la totalité de celle des maisons urbaines (18 %). Par ailleurs, la consommation électrique des data centers va exploser, notamment avec le développement de l’intelligence artificielle.

 

Franquin, un prodigieux besoin de rire

La célébration du centenaire de la naissance de Franquin nous offre l’occasion de parcourir l’œuvre de ce maître du neuvième art, représentant emblématique de l’école de Marcinelle.
Un homme discret et modeste (comme un de ses personnages) qui toute sa vie resta fidèle à des valeurs humanistes. Un dessinateur qui s’adressa aux enfants avec un but : « L’éducatif, ce n’est pas de faire une biographie de Christophe Colomb, qui en somme était un sale esclavagiste et qui a provoqué une foule de saloperies. L’éducatif, c’est d’apporter le rire dans les familles où on ne rigole pas. »
Dans nos CDI, les collégiens secoués de spasmes silencieux à la lecture de Gaston Lagaffe ou les lycéens souriant à l’humour grinçant des « Idées noires » sont la preuve vivante que la mission qu’il s’est donnée est accomplie et qu’elle perdure par-delà les années.
Pour fêter cet anniversaire, en bonus, une playlist en hommage à Franquin.

Ces gens-là. Jacques Brel

André Franquin est né le 3 janvier 1924, à Etterbeek, commune voisine de Bruxelles. Sa mère fait trois fausses couches avant sa naissance. Lorsqu’il paraît, ses parents sont relativement âgés. Son père Albert, petit employé de banque, offre à sa famille une vie terne et austère. Avec une mère « lamentatoire » et un père de mauvaise humeur, faut vous dire qu’on ne rit pas chez ces gens là… André, sans frère ni sœur, ni cousins, trouve de la compagnie auprès des animaux qui peuplent la maison. Une tortue, un écureuil, des poules, des perruches, petit bestiaire que l’on retrouvera dans l’œuvre future. Le jeune garçon échappe à cette vie monotone en lisant des illustrés : Mickey, Robinson, Hop-Là. En lisant et surtout en dessinant. Dès son plus jeune âge, son trait suscite l’admiration de sa famille comme il le confie à Numa Sadoul :

Un oncle m’avait offert un de ces tableaux d’écolier, une planche noire supportée par un trépied. Il s’est fait que mon père a été frappé par un gribouillage que j’y avais inscrit, un dessin à la craie représentant un chien qui respirait une fleur. Mon père trouvait le dessin si beau qu’il est allé avec le tableau noir chez un ami photographe et qu’il l’a fait reproduire. Quand vous avez cinq ans et qu’on prend au sérieux votre œuvre au point d’en faire une photo, ça vous fait un certain effet.

André suit ses études dans la sévère école catholique Saint-Boniface d’Ixelles, école qui avait accueilli quelques années auparavant Hergé. Là, il ne rit pas beaucoup non plus. À la fin de ses humanités, son père, sans doute pour satisfaire des ambitions frustrées, souhaite qu’il devienne ingénieur (où ça ?) agronome (j’ai honte !). Grâce à une conspiration entre sa mère et des voisins, le jeune homme qui ne souhaite qu’une chose – dessiner – est inscrit en 1942 à l’école Saint-Luc pour y apprendre sérieusement le dessin. Dans cette institution d’art religieux, même s’il partage de bons moments avec ses camarades, André s’ennuie ferme et ne reste au final qu’un an. Quelque temps après la fermeture de l’établissement pour cause de bombardements, le dessinateur Eddy Paape (futur créateur de Jean Valhardi) recommande Franquin à la CBA (Compagnie belge d’actualités) un nouveau studio qui souhaite se lancer dans le dessin animé.

En septembre 1944, il est engagé comme animateur. Parmi ses collègues du studio, il rencontre Maurice De Bevere (Morris, dessinateur de Lucky Luke) et Pierre Culliford (Peyo, dessinateur des Schtroumpfs) avec lesquels il devient ami (pour la vie). Malheureusement, le rêve de dessin animé tourne court. Le patron de la CBA, soupçonné de collaboration avec les Allemands, est arrêté et le studio fermé.

L’Amérique, l’Amérique. Joe Dassin

Grâce à Morris, Franquin trouve du travail comme illustrateur aux éditions Dupuis, plus exactement dans les pages du Moustique, programme hebdomadaire de radio, d’humour et de détente. Il y rencontre Joseph Gillain (Jijé dessinateur des Aventures de Spirou) qui l’invite à venir travailler chez lui avec Morris et Will (Tif et Tondu). Jijé, leur aîné d’une dizaine d’années, déjà bien installé dans la profession, va jouer le rôle de maître auprès de ses jeunes recrues. Dans cet atelier, ils travaillent quotidiennement ensemble dans une ambiance familiale ponctuée de bons repas et de franches rigolades (enfin !). Submergé par le travail et voulant terminer son ambitieuse biographie de Don Bosco, Jijé confie à Franquin les Aventures de Spirou. Le jeune homme dessine, encore maladroitement, Fantasio et son tank, qui sera publié dans l’almanach Spirou de 1947.

Jijé, catholique convaincu, craignant une invasion soviétique et une troisième guerre mondiale, décide de s’exiler avec femme et enfants aux États-Unis. Il entraîne avec lui Franquin et Morris qui, eux, espèrent travailler pour Walt Disney. Ils débarquent à New York en 1948 et traversent les États-Unis dans une vieille Ford Huston. Le rêve de travailler pour Disney tombe rapidement à l’eau. À cette époque, le père de Mickey licencie plus qu’il n’embauche. La petite troupe, dont le visa est de courte durée, se réfugie au Mexique où elle réside durant quelques mois. Franquin, en pleine jeunesse, profite de cette escapade mexicaine pour faire la fiesta et s’abreuver de tequila avec son compère Morris. Ce qui ne l’empêche pas d’envoyer ses planches de Spirou par la poste. Au bout de quelque temps, il décide cependant de rentrer en Belgique où l’attend avec patience Liliane qu’il épouse en 1950. Morris reste encore un peu aux États-Unis, s’imprégnant des paysages qui lui serviront pour Lucky Luke.

Sur l’aventure mexicaine, on peut lire la bande dessinée Gringos Locos, scenario de Yann et dessin (magnifique ligne claire) d’Olivier Schwartz chez Dupuis. Yann, scénariste historique de Dupuis, s’est entretenu de nombreuses fois avec Franquin sur son voyage américain. Il s’est servi de ces conversations pour écrire son scenario. Après sa publication, les familles contestèrent sa version des faits, demandèrent un droit de réponse qui fut intégré à l’album. À lire, malgré tout.

Hotel California. Eagles
(ne pas oublier que Spirou est un groom)

Entre 1950 et 1969, Franquin va donc dessiner de nombreuses aventures de Spirou et Fantasio. Dans cette série, il peut aborder tous les genres : le polar avec La mauvaise tête (à condition, lui intime Charles Dupuis, de ne pas représenter d’armes à feu), l’espionnage avec Le Temple de Bouddha et l’aventure avec La Corne de Rhinocéros. Son Spirou va devenir la star de l’hebdomadaire qui porte son nom : il sera toujours plébiscité lors des référendums auprès des lecteurs du journal. Le dessinateur sent qu’une énorme responsabilité pèse sur ses épaules ou plutôt sur son crayon. Pour se soulager, il crée un atelier à Bruxelles, 15 avenue du Brésil, dans lequel travaillent les scénaristes Henri Gillain (le frère de Jijé), Rosy et Greg (le père d’Achille Talon) et les dessinateurs (pour les décors) Jidéhem et Will.

Franquin va créer des personnages qui deviendront rapidement iconiques. Pacôme Hégésippe Adélard Ladislas, comte de Champignac, savant fou, inventeur déjanté, grand amateur de champignons. Zorglub, autre savant dément mais du côté obscur de la force. Zantafio, cousin malfaisant de Fantasio. Seccotine, jeune journaliste se déplaçant en scooter, trop rare personnage féminin de la bande dessinée franco-belge. Enfin, le Marsupilami qui fait son apparition dans Spirou et les héritiers (1952). Cet animal légendaire, appartenant à la cryptologie, doit sa naissance à l’observation d’un contrôleur du tramway de Bruxelles qui devait faire dix choses à la fois. Le Marsupilami connaîtra un tel succès que le dessinateur en gardera les droits. On le retrouvera dans des séries parallèles et même en dessin animé.

En mai 1961, Franquin publie dans Spirou les premières planches de QRN sur Bretzelbourg, réquisitoire humoristique contre le militarisme. Empoisonné par l’inhalation d’un produit toxique, harassé par des années d’un travail de stakhanoviste, pressuré par des contraintes continuelles de livraison de ses dessins, il entre dans une profonde dépression. Dans la dernière planche qu’il livre, le sadique docteur Kilikil s’adresse d’une façon prémonitoire à Fantasio « Ze zont fos nerfs gu’il faut soigner ». Les lecteurs devront attendre avril 1963, pratiquement deux ans, pour connaître la fin de l’histoire. Durant toute cette période, l’artiste ne rit plus, il broie du noir.

En 1967, alors qu’il commence Panade à Champignac, Franquin sait que ce sera la dernière aventure de Spirou qu’il dessine. D’ailleurs l’histoire est si courte, trente sept planches, que pour sa sortie en album, il y ajoute Bravo les Brothers dans lequel Gaston Lagaffe offre à Fantasio un trio de chimpanzés qui vont ravager la rédaction. À tel point que Fantasio est obligé de prendre : « le tranquillisant que Franquin a oublié ici un jour » Magnifique preuve d’autodérision, s’il en est !

Dans Les aventures de Spirou et Fantasio, Franquin, grâce à un trait virtuose, impose son style : savant mélange de réalisme, de caricature et d’humour. Il excelle plus particulièrement dans les scènes d’action, de bagarre ou de poursuite.

Le dessinateur passe la main à Jean-Claude Fournier, dessinateur breton, qu’il a choisi et qui va proposer une vision plus poétique et écologique des aventures du célèbre groom.

Modeste et Pompon, pompon. Ludwig van Beethoven
(j’ai honte, heureusement il est sourd !)

En 1955, Franquin découvre que les éditions Dupuis lui ont dissimulé la réimpression d’un album de Spirou ainsi qu’un tirage supplémentaire de sept mille exemplaires d’un autre titre, ce qui représente pour le dessinateur un manque à gagner important. Lui qui en plus du succès de sa reprise de Spirou se décarcasse pour le journal, dessinant des bandeaux-titres de couverture, des culs-de-lampe, fournissant des illustrations de couverture pour les autres titres de Charles Dupuis, se sent trompé, pire, floué. Son attachement et sa fidélité à son éditeur paternaliste en prennent un coup. Il menace alors de le quitter avec perte et fracas. À la tête des éditions du Lombard et du journal Tintin, Raymond Leblanc, trop content de voler un auteur vedette à son concurrent, profite de l’occasion et ouvre grand sa porte à Franquin. Le dessinateur s’engage à fournir chaque semaine au journal une page gag de Modeste et Pompon. Il a choisi le nom de Modeste dans le calendrier et Pompon parce qu’elle porte des pompons dans les cheveux. Lorsqu’il rentre chez lui, après avoir signé son contrat, Liliane, son épouse, s’arrache les cheveux en constatant qu’il n’a rien négocié avec son nouvel éditeur, se contentant de recevoir ce que l’on donne à un débutant. Franquin n’a pas et n’aura jamais le sens des affaires.
Réconcilié avec Charles Dupuis qui a fait jouer les violons pour le récupérer, le dessinateur se voit contraint de livrer, en plus des deux planches hebdomadaires de Spirou, la page de Modeste et Pompon. Pour le seconder dans ce surplus de travail, Franquin s’associe à des scénaristes expérimentés tels Greg, Peyo et même René Goscinny, à qui il présente ainsi ses personnages : « Pompon est gentille, Modeste est un vantard sympa, mais question psychologie, il ne faut pas trop leur en demander ». Les autres personnages sont Félix, un ami représentant de commerce essayant de leur vendre des gadgets inutiles, les trois neveux de Félix, de petits diables sympathiques et deux voisins : l’un grincheux et l’autre casse-pied.

Dans cette série sur un jeune « couple » représentatif des classes moyennes, on découvre le goût du dessinateur pour le design inspiré de créateurs emblématiques de son époque. Ainsi le fauteuil « Lady » dessiné par le designer italien Marco Zanuso dans lequel Modeste lit son courrier ou son journal. Une série emblématique de la vie en banlieue durant les Trente Glorieuses, avec pour modèle l’« american way of life ».

En 1959, après 183 planches, Franquin, au bord du burn-out et du nervous breakdown, abandonne Modeste et Pompon à Dino Attanasio, heureux de se libérer ainsi d’une lourde charge.

Gaston y a l’téléfon qui son. Nino Ferrer

Dans le Spirou du 28 février 1957, un jeune homme entre timidement dans la rédaction, il est habillé avec élégance, nœud papillon, veste boutonnée, pantalon à pinces, chaussures de ville. On suit ses traces dans les marges du journal. Première apparition de Gaston.

Franquin a présenté au rédacteur en chef, le génial Yvan Delporte, l’idée d’un personnage de bande dessinée qui ne serait pas dans une bande dessinée. N’ayant rien à faire, il saboterait le journal par ses maladresses, par ses gaffes. Le rédacteur en chef, anarchiste et anticonformiste, saute avec joie sur cette idée saugrenue. Le mois d’après, Gaston a changé son élégante tenue pour un col roulé vert et un jean (les espadrilles viendront après), il fume tranquillement une cigarette (autres temps, autres mœurs !) tandis que Fantasio, le désignant, prévient ainsi les lecteurs :

« Attention depuis quelques semaines, un personnage bizarre erre dans les pages du journal. Nous ignorons tout de lui. Nous savons simplement qu’il s’appelle Gaston. Tenez-le à l’œil ! Il m’a l’air d’un drôle de type ! ».

Ce drôle de type multiplie les maladresses : il renverse de l’encre sur le concours de la semaine, place devant l’objectif son visage, obstruant ainsi un article ou lâche des souris dans le journal.

Un tel personnage qui ravit à la fois son créateur et les lecteurs ne pouvait rester indéfiniment limité aux marges de Spirou. Franquin trahit donc son idée originelle et l’intègre dans une série qui comprendra… 909 planches !

Le 15 décembre 1960, à la stupeur de ses jeunes lecteurs, Gaston est licencié par Monsieur Dupuis ! Il faut dire qu’il a introduit depuis plusieurs semaines une vache dans les locaux de la rédaction. Au bout de quelque temps, Fantasio lance un appel aux lecteurs : « Écrivez en masse, par milliers, écrivez à M Dupuis de reprendre Gaston. » L’appel est entendu, la rédaction reçoit plus de 7000 lettres, Gaston est réintégré. Franquin et Delporte se félicitent de leur mise en scène.

De 1957 à 1991, Gaston va assumer sa tâche première de saboter le bon fonctionnement de la rédaction par son goût du moindre effort, son éloge de la sieste, et par ses dangereuses inventions aux domaines d’application variées (cuisine expérimentale, chimie amusante, musique polyphonique). Il va également, au volant de sa Fiat 509, modèle 1925, rapidement semer la panique, aussi bien en ville, au grand dam de l’agent Longtarin, qu’à la campagne.

Parmi les personnages emblématiques de la série, outre Fantasio qui sera remplacé par Prunelle comme rédacteur en chef, on rencontre l’homme d’affaires Monsieur De Mesmaeker, victime d’un running gag l’empêchant de signer ses contrats, l’agent Longtarin dont l’idée fixe est de verbaliser Gaston, Mademoiselle Jeanne qui lui voue un amour platonique, Jules-de-chez-Smith-en-face, son ami du bureau d’en face, comme son nom l’indique et Joseph Boulier, caricature du comptable de Dupuis qui avait essayé d’escroquer Franquin. À ces personnages s’ajoutent un chat dingue et une mouette rieuse.

Gaston Lagaffe sert de porte-voix aux batailles que Franquin livre contre la bêtise humaine. Il part en guerre contre les parcmètres : « Tu paies pour rouler, tu paies pour t’arrêter ». Il s’oppose à Thierry Martens, nouveau rédacteur en chef de Spirou, qui publie des articles sur les maquettes d’avion nazis : « Je considère toute chose militaire comme épouvantablement stupide, démesurément absurde ». Un gag illustre cet antimilitarisme viscéral dans lequel Gaston désagrège un défilé militaire avec un sac de noix renversé. Par le biais de son personnage, le dessinateur soutient également des associations. Pour l’UNICEF, il crée un autocollant sur lequel Gaston tient dans ses bras un enfant africain décharné à qui il donne un biberon en forme de bombe, tout en déclarant : « Vous êtes certains que nous les aidons ? » Écologiste avant l’heure, il offre à Greenpeace une affiche intitulée Sauvons les baleines. Enfin, pour Amnesty International, il dessine une planche dans laquelle Gaston est frappé, électrocuté et torturé avant d’être déporté dans un camp de concentration.

En 2023, les éditions Dupuis, publient, contre la volonté d’Isabelle Franquin, la fille du dessinateur, Le retour de Lagaffe par Delaf, dessinateur canadien. Un album purement commercial dont on peut facilement se passer.

Back to black. Amy Winehouse
(avec modération si possible)

« Les Idées noires – déclarait Franquin – c’est Gaston tombé dans la suie. » Les premières Idées Noires paraissent dans le Trombone Illustré, cet ovni qui est venu dynamiter le magazine Spirou. À la fin des années 70, Delporte (qui n’est plus rédacteur en chef) et Franquin sont mécontents de la ligne éditoriale conduite par le rédacteur en chef trop conservateur à leurs yeux. Les deux amis arrivent à persuader Charles Dupuis (qui ne peut rien refuser à Franquin) d’intégrer à Spirou un supplément faussement clandestin agrafé au centre du journal. La rédaction est située dans un entresol dans la cour de l’immeuble Dupuis à Bruxelles. Malgré ses faibles moyens, Le Trombone illustré va accueillir de grands dessinateurs : Gotlib, Alexis, F’Murr, Rosinski et leur offrir un espace de liberté correspondant à l’évolution de la bande dessinée qui s’éloigne de l’enfance pour devenir adulte. C’est dans ce supplément que paraissent les premières Idées noires. L’expérience va durer seulement trente semaines, la cohabitation entre les deux journaux totalement opposés, l’un réac, l’autre anar, ne pouvant durer plus longtemps.

En 1977, Gotlib qui considère Franquin comme un de ses maîtres va accueillir les Idées noires dans les pages de Fluide Glacial, une revue qu’il a créée deux ans auparavant.

Contrairement à d’autres dessinateurs de sa génération, Franquin n’hésite pas à afficher ses convictions. S’il met en scène les peurs ancestrales de l’humanité (loup, foudre, monstre nocturne) il n’oublie pas des peurs bien plus contemporaines (pollution, capitalisme, nucléaire). Avec toujours comme ultime leçon : du pire, il faut toujours rire…

Ce dessinateur « engagé » va donc défendre de multiples causes à travers les Idées noires. L’antimilitarisme : un général convié par un marchand d’armes à prendre un cigare sur son bureau allume un obus antiaérien. La défense des animaux : une corrida dans laquelle le taureau a eu les deux oreilles et la « queue » du matador. L’anticléricalisme (se vengeant de sa jeunesse passée dans des institutions religieuses) : un prêtre apprenant que l’autocar rempli de pèlerins s’est écrasé au fond d’un précipice et que le petit chien de Madame Ramponneau a survécu s’écrie : « Un vrai miracle ». L’interdiction de la chasse : avec PANDAN-LAGL, la cartouche de sécurité pour lapins qui explose aux visages des chasseurs. L’abolition de la peine de mort : la sentence « Toute personne qui en tuera volontairement une autre aura la tête tranchée » s’appliquant à une succession infinie de bourreaux qui se guillotinent les uns après les autres.

Les Idées noires marquent une rupture technique dans l’œuvre de Franquin. Il s’inspire d’autres auteurs maîtres du noir et blanc comme Charles Elmer Martin, dessinateur du Saturday Evening Post ou du dessinateur italien Guido Buzzelli. La découverte du Rotring, stylo avec un réservoir d’encre, va le pousser dans un style à la fois plus fouillé et plus minutieux. Elles sont publiées en deux tomes en 1981 et 1984 chez Audie, la maison d’édition créée par Gotlib

Le 5 janvier 1997, Franquin n’a pas relié une corde entre un arbre et son cou, avant de se jeter en voiture dans la mer du haut d’une falaise afin que l’on dise à son enterrement :
« … je ne l’ai pas pris au sérieux quand il a parié qu’il mourrait pendu et noyé dans un accident de voiture… » (Idée noire n° 18).

Le 5 janvier 1997, il est mort bêtement d’un infarctus.
« Et ça ne l’a pas fait rire… »

 

Ressources 

Émissions de Radio

« Qu’est-ce que créer ? L’Art neuf de la bd » 4/5. QRN sur Bretzelburg de Franquin et Greg par François Schuiten. France Culture. Cours au Collège de France. Août 2023. 58 minutes.
Passionnante conférence du dessinateur des Citées Obscures. Visible également sur Youtube.

André Franquin (1924-1997) génial, modeste et discret. France Culture. Émission Toute une vie. Octobre 2014. 59 minutes.
Un portrait de l’artiste par José Louis Bocquet, journaliste et scénariste, Jean-Claude Menu, dessinateur et éditeur et Numa Sadoul, auteur d’Et Franquin créa Lagaffe.

Filmographie

Boujenah, Paul. Fais gaffe à Lagaffe. Société Nouvelle de Cinématographie (SNC), 1981, 85 minutes.
Nanar oubliable malgré la présence de Daniel Prévost dans le rôle de Prunelle.

Martin-Laval, Pierre-François. Gaston Lagaffe. Les Films du Premier ; Les Films du 24 ; UGC Images, 2018, 84 minutes.
Adaptation médiocre par un des Robin des bois.

Chabat, Alain. Sur la piste du Marsupilami. Pathe Distribut, 2012, 105 minutes.
Sans doute, le plus fidèle à l’esprit de Franquin. Mention spéciale à Lambert Wilson, dictateur sud-américain travesti en Céline Dion.

Musées/ Expositions

Maîtres de la BD européenne. BnF, 2000. Plusieurs planches sont consacrées à Franquin et à ses personnages. Exposition en ligne.
> http://expositions.bnf.fr/bd/index.htm

La BD à tous les étages. Centre Georges Pompidou, 29 mai au 4 novembre 2024.
Avec, entre autres, « Bande dessinée, 1964-2024 » une immersion exceptionnelle dans les multiples univers du neuvième art. Planches originales, dessins inédits, carnets de travail…
Avec notamment, pour le rire, des planches de Franquin, Gotlib, Bretécher, Catherine Meurisse…

Cité internationale de la bande dessinée et de l’image. Angoulême.
Elle propose un article très détaillé sur la BD
Gringos locos et les controverses qui ont accompagné sa sortie. Vous pourrez également consulter un dictionnaire de la BD, avec, par exemple, une entrée sur le « dessin vivant » à partir du personnage de Mademoiselle Jeanne.
> https://www.citebd.org/neuvieme-art/gringos-locos-la-legende-retournee
> https://www.citebd.org/neuvieme-art/dictionnaire

Le monde de Franquin. Cité des sciences et de l’Industrie, du 19 octobre 2004 au 31 août 2005. Le dossier de presse de cette exposition est téléchargeable :
> https://www.cite-sciences.fr/archives/francais/ala_cite/expo/tempo/franquin/divers/presse.html

Musée de la BD. Bruxelles
> https://www.cbbd.be/fr/accueil

Sitographie

Dupuis. Site de l’éditeur historique de Franquin.
> https://www.dupuis.com/

Franquin, Marsu productions. Site très complet sur la vie et l’œuvre du dessinateur.
> http://www.franquin.com/

Gaston Lagaffe. Éditions Dupuis : Site « officiel » de Gaston.
> https://www.gastonlagaffe.com/franquin.html

Franquin en 1971 : « Gaston est un grand travailleur ». INA, 2020, maj 2024. À l’occasion du centenaire de la naissance de Franquin et de l’édition par La Poste en 2024 d’un timbre représentant un autoportrait du dessinateur, l’INA propose de nombreuses vidéos sur celui-ci.
> https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/franquin-
bd-gaston-lagaffe

Dans les programmes

COLLEGE

Français, Cycle 3
Sixième : Culture littéraire et artistique : Littérature jeunesse, bande dessinée, notamment dans le cadre des thèmes suivants : « Héros/héroïnes et personnages ; Se confronter au merveilleux, à l’étrange ; Vivre des aventures ; Le monstre, aux limites de l’humain »
Bulletin officiel spécial n° 11 du 26 novembre 2015 modifié par Bulletin officiel n° 30 du 26-7-2018

Français, Cycle 4
Cinquième : Culture littéraire et artistique : « Héros/héroïnes et héroïsmes : On peut aussi exploiter des extraits de bandes dessinées »
Troisième : Culture littéraire et artistique « Dénoncer les travers de la société : on étudie des dessins de presse ou affiches, caricatures, albums de bande dessinée. » « Les caricatures sont-elles des insultes ou des dénonciations ? Lecture de dessins de presse ; dessins satiriques d’élèves sur l’actualité ou sur la vie du collège »
Bulletin officiel spécial n° 11 du 26 novembre 2015 modifié par Bulletin officiel n° 30 du 26-7-2018

Arts plastiques, Cycle 4
« Les genres hybrides ou éphémères apparus et développés aux XXe et XXIe siècles : bande dessinée » « la caricature »
Bulletin officiel spécial n° 11 du 26 novembre 2015 modifié par Bulletin officiel n° 30 du 26-7-2018

LYCEE

Français, Seconde
Le roman et le récit du XVIIIe siècle au XXIe siècle : « Pistes de prolongements artistiques et culturels, et de travail interdisciplinaire : bande dessinée, roman graphique »
BOEN spécial n° 1 du 22 janvier 2019

Programme de spécialité d’arts de première et terminale générales : arts plastiques et histoire des arts.
BOEN spécial n° 1 du 22 janvier 2019

Enseignement Moral et Civique, seconde – première – terminale
Dans le cadre des thèmes annuels des classes de :
• Seconde (également étudié en seconde professionnelle) : la liberté, les libertés
« découvrir la richesse et la variété des supports et des expressions »
« tolérance. Respect de la personne humaine. » « liberté d’expression » « L’engagement au regard des libertés » « Les enjeux éthiques : approches des grands débats contemporains »
• Première : la société
• Terminale : la démocratie
BOEN spécial n° 1 du 22 janvier 2019
• Terminale professionnelle : S’engager et débattre en démocratie autour des défis de
Société : « la liberté d’expression »
BOEN spécial n° 1 du 6 février 2020

 

Franquin © Dupuis

Les classiques en bande dessinée

Les classiques, caractérisés par leur pérennité, continuent de s’imposer par leur pertinence thématique et leur universalité narrative. Ces œuvres transcendent leur contexte original pour toucher des générations successives, abordant des valeurs humaines fondamentales tout en reflétant des préoccupations éthiques et esthétiques durables.
Comme le souligne le journaliste Christophe Averty dans un article du Monde : « On reconnaît les classiques à leur universalité : ils parlent à tous et traversent les âges sans prendre une ride. Les adaptations, au cinéma ou en bande dessinée, leur permettent de continuer à toucher de nouveaux publics1. »
Les genres de ces adaptations sont divers, incluant fables, contes, nouvelles et romans, couvrant une gamme de genres allant de l’aventure, comme dans Le Tour du monde en 80 jours, au fantastique, avec Dracula ou Le Horla, en passant par la poésie avec Le Petit Prince. Chaque adaptation offre une lecture renouvelée qui stimule ou provoque de nouvelles interactions et interprétations pour un dialogue fécond entre les textes. Elle permet aussi de redécouvrir des thèmes classiques sous un nouveau jour, de réévaluer des personnages à travers une perspective moderne, ou simplement de réactualiser une œuvre ancienne.

Dépoussiérer les classiques

Ces ouvrages qui nous paraissent indispensables à transmettre sont parfois difficiles d’accès : le vocabulaire trop soutenu, l’emploi des temps du passé trop suranné ou encore la narration trop lente en détournent les lecteurs potentiels.
Grâce au 9e art, il est possible de faire découvrir de manière plus facile certaines œuvres et d’éviter qu’elles prennent la poussière sur les rayonnages du CDI.
La bande dessinée, mêlant textes et images, permet donc de transmettre ces récits intemporels, facilitant l’entrée dans la lecture en encourageant les lecteurs à passer des images aux mots, à parcourir l’adaptation avant de se tourner vers l’original.
Il s’agit, ni plus ni moins que de fournir aux lecteurs ce que Maylis de Kerangal, interviewée par Le Monde, appelle un « tremplin ». « Ces textes m’ont ponctuellement accompagnée sous différentes formes, m’offrant comme un tremplin vers la langue classique2 », se souvient-elle.
Ainsi en est-il de l’ensemble des récits médiévaux connus sous le nom Le Roman de Renart. C’est avec plaisir que l’on suit les aventures du facétieux goupil, rusé et beau parleur, qui joue des tours pendables à Isengrin le loup, son rival de toujours. Cette fable de la littérature médiévale se prête bien à la bande dessinée car les histoires sont courtes, vivantes et pleines d’humour. Ici, le contexte du Moyen-Âge est présent, avec les décors et les costumes ainsi que la religion, et les dialogues sont adaptés afin d’être compréhensibles par un jeune public. Cette lecture vive, au graphisme dynamique et moderne, peut se prolonger par celle d’extraits de la farce elle-même.
D’autres adaptations seront utilisées de la même manière, par exemple Les Enfants du Capitaine Grant de Jules Verne, par Alexis Nesme. On y lit les aventures en mer et sur terre de Mary, 16 ans, et de son frère Robert, 12 ans, à la recherche de leur père disparu, le capitaine Grant. Ils vont voyager de l’Amérique du Sud jusqu’en Australie et en Nouvelle-Zélande. Cette bande dessinée réussit la gageure de transposer un roman de presque 1000 pages en un volume de 152 pages. On coupe donc à travers les descriptions en longueur de la faune et de la flore, et on passe sur les leçons d’histoire qui, bien qu’intéressantes, risquent fort d’en ennuyer plus d’un. Quant au dessin, il est extrêmement fin et les planches sont magnifiques, se rapprochant de la technique de la gravure. Les personnages transcrits en animaux anthropomorphes peuvent en dérouter certains, mais ils sont, par ce moyen, caractérisés de manière rapide.
Toujours pour les 11-15 ans, les romans autobiographiques de Marcel Pagnol, de La Gloire de mon père au Temps des Amours, en quatre BD sont une réussite. Sous la supervision de Nicolas Pagnol, celles-ci se veulent respectueuses du texte initial qui est dense, tout en faisant la part belle aux images de la Provence du début du XXe siècle, avec une très belle palette de couleurs dans les tons de jaune, ocre, vert et bleu ciel.

Au plus près des programmes

Nombre de bandes dessinées s’intègrent parfaitement aux programmes de français et donnent la possibilité d’explorer des œuvres et leurs contextes historiques, de découvrir des auteurs ou encore de s’initier à un genre littéraire. Beaucoup pourront être lues dans le cadre du cycle 3, comme Le Petit prince d’Antoine de Saint-Exupéry adapté par Joann Sfar. On y retrouve donc ce petit garçon qui s’aventure sur six planètes, à cause d’une rose cruelle et le développement de son amitié avec un aviateur en panne dans le désert du Sahara.
Autre adaptation à proposer aux élèves de 6e dans le cadre de la séquence sur les monstres, Sacrées sorcières de Roald Dahl, avec les dessins pleins d’humour de Pénélope Bagieu : on retrouve avec jubilation, sous son crayon acéré, l’histoire de ces sorcières difficiles à repérer et qui n’ont qu’un seul but : faire disparaître les enfants qu’elles haïssent !
Le fantastique, aussi, regorge de pépites : La Rivière à l’envers de Jean-Claude Mourlevat, adapté par Djet. Tomek, un adolescent de 13 ans, tient une épicerie dans son village. Une mystérieuse jeune fille, Hannah, entre un jour dans son magasin et lui demande s’il vend de l’eau de la Rivière Qjar, « l’eau qui empêche de mourir, vous ne le saviez pas ? ». Après le départ de Hannah, Tomek décide de partir à sa recherche, un voyage qui lui fera traverser des lieux magiques et rencontrer des personnages extraordinaires. Dans la deuxième partie, on suit Hannah à la recherche de cette rivière magique pour sauver sa passerine. Les dessins de Djet sont précis et lumineux, le découpage est original et dynamique, autant d’éléments qui invitent les lecteurs à s’immerger dans cette histoire merveilleuse pour un beau moment de lecture. Par ses planches oniriques, cet ouvrage offre aux lecteurs des possibilités narratives qui diffèrent du roman, modifiant la structure originale sans l’appauvrir pour autant.
Autre récit littéraire fantastique souvent lu en classe, Le Horla de Guy de Maupassant fait l’objet d’une belle interprétation par Guillaume Sorel. Le personnage central vit au bord de la Seine, lorsqu’il voit passer un trois-mâts brésilien. À la suite de cette vision, des événements étranges se produisent et le narrateur a l’impression d’être habité par un être maléfique qu’il surnomme le Horla. Le dessin à l’aquarelle joue avec brio sur la lumière et les ombres. De page en page, la descente aux enfers du héros, pris de folie, nous envoûte. Une BD difficile à lâcher qui devrait séduire les plus récalcitrants.
Les Misérables de Victor Hugo sont à ranger dans la séquence sur la fiction pour interroger le réel en classe de 4e. Les plus réticents à cette lecture-fleuve (3000 pages en Folio, 324 pages dans le texte abrégé à L’École des Loisirs) seront tentés par le manga de Sun Neko Lee ou par la BD de Maxe L’Hermenier, Siamh, et Lokky. L’action se déroule en France de la bataille de Waterloo (1815) aux émeutes de juin 1832. Hugo nous narre la vie de Jean Valjean, de sa sortie du bagne à sa mort. La BD de Maxe L’Hermenier retranscrit le contexte de l’époque, la misère dans laquelle vivent les personnages, les injustices et la violence de ces vies. Une belle réussite, fidèle à l’histoire, mais originale dans ses illustrations très détaillées et parfois très fortes.
Au cycle 4, les propositions ne manquent pas : La ferme des animaux de Georges Orwell adapté par Maxe L’Hermenier pour le texte et Thomas Labourot pour le dessin, introduit de manière intéressante l’ouvrage de Georges Orwell et sa dénonciation de la montée des totalitarismes en Europe. Dans ce récit, les animaux d’une ferme se rebellent contre leur fermier et décident d’instaurer l’autogestion mais bientôt cette utopie dégénère. Les illustrations toutes en rondeur peuvent surprendre face au texte et aux actions souvent violentes, mais le dessinateur sait aussi transcrire le caractère impitoyable du cochon Napoléon et de ses chiens de garde. Le scénario est fidèle au roman, mis à part la disparition de l’hymne « Bêtes d’Angleterre », et favorise le questionnement des lecteurs quel que soit leur âge.
Dans la veine naturaliste du XIXe siècle, les élèves découvriront le trait acéré d’Agnès Maupré qui adapte Au bonheur des dames d’Émile Zola. Qu’on se souvienne : Denise, une jeune femme provinciale, arrive à Paris après la mort de son père. Elle souhaite rejoindre le magasin de vêtements de son oncle, mais celui-ci ne peut l’embaucher à cause de la concurrence d’un nouveau grand magasin, le susnommé « Au bonheur des dames », dirigé par un certain Octave Mouret. Par besoin, elle y devient vendeuse et un amour naît entre elle et son patron. Au détour des pages, on observe la naissance de la société de consommation, les conditions de vie et le statut des femmes. Toute une époque se dévoile devant nous. Le dessin est parfois proche de la caricature (on pense à Honoré Daumier et autres caricaturistes du XIXe pour montrer les aspects négatifs de cette période révélés par le roman). Agnès Maupré fait aussi une large place au mouvement dans ses dessins, rendant la lecture très dynamique. Un album à conseiller aux élèves de 3e comme de 2de.
Les bons lecteurs se plongeront dans La Princesse de Clèves de Mme de La Fayette, par Catel et Claire Bouilhac, aux illustrations simples de couleurs douces focalisées sur les personnages, pour une histoire d’amour qui a traversé les siècles. En effet, l’héroïne, Mademoiselle de Chartres, une jeune fille de 16 ans arrive à la cour du roi Henri II pour être présentée et trouver un bon parti. Elle se marie avec le prince de Clèves qu’elle n’aime pas. Peu de temps après, elle tombe amoureuse du duc de Nemours, un amour illégitime qui la conduira à se retirer au couvent, après la mort de son mari. Les lecteurs y retrouvent le contexte politique et social de l’époque ainsi que les idéaux des courants précieux et jansénistes du roman de Mme de Lafayette.

Multiples adaptations pour une lecture comparative

Les élèves peuvent lire les multiples adaptations récentes du Voyage au centre de la terre : pour les férus de mangas, on ne peut que conseiller celle en 4 tomes chez Pika de Norihiko Kurazono aux illustrations surannées, adaptées au contexte de l’histoire. Le travail sur les textures et les ombres est très soigné et la BD plutôt fidèle au texte : on y suit les péripéties d’Axel et de son oncle le professeur Lidenbrock, géologue et minéralogiste. Celui-ci, ayant déchiffré dans un vieux manuscrit un cryptogramme révélant qu’on peut atteindre le centre de la terre en empruntant la cheminée d’un volcan islandais éteint, s’embarque dans cette aventure avec son neveu. L’adaptation du même roman par le talentueux artiste italien Matteo Berton est un véritable régal. Imprimé en quatre couleurs Pantone qui collent au récit, les illustrations bénéficient de mises en pages variées et dynamiques, parfois très minutieuses avec la liste détaillée des fournitures emportées pour le voyage, parfois pleines de vie avec le mouvement des eaux ou encore la réfraction de la lumière par la roche. Enfin, la version de Patrice Le Sourd donne vie aux héros sous une forme animalière (des lapins cette fois !). Les dessins aux couleurs sépia sont délicats et la mise en page assez traditionnelle. En revanche, avec deux volumes de 48 pages, le texte est forcément bien tronqué.

Comme dans l’exemple ci-dessus, les classiques, souvent libres de droits, font l’objet de multiples possibilités. Nombre d’auteurs s’en emparent avec plaisir. Les raisons en sont la nostalgie d’une lecture d’enfance, la volonté de moderniser une œuvre aux valeurs toujours d’actualité, l’envie de donner sa propre perception du récit… « Car un texte n’est jamais un objet mort : il est capable de se réactiver à l’infini grâce aux sensibilités, aux imaginaires et aux différentes formes qu’on lui donne », rappelle Maylis de Kerangal3.
Ainsi, certaines histoires devenues des mythes modernes ne cessent d’être adaptées et réadaptées, telles Dracula, Frankenstein ou encore Ulysse. Au cinéma, Dracula, par exemple, a fait l’objet de plus d’une centaine de films, fidèles ou libres, de séries, de parodies, etc. Idem en bande dessinée avec près de 100 versions, toutes n’étant pas de très bonne qualité. Mais une adaptation récente, celle de Georges Bess, a fait beaucoup parler d’elle et à raison car l’auteur a su rendre honneur au mythe gothique de Dracula : tout en noir et blanc pour rendre l’ambiance encore plus sinistre, supprimant la structure épistolaire du récit d’origine, ce roman graphique raconte l’histoire d’un clerc de notaire, Jonathan Harker, envoyé par son employeur en Transylvanie pour conclure une affaire immobilière avec le comte Dracula. Mais, retenu prisonnier par la créature démoniaque, il est vampirisé par trois femmes qui l’empêchent de s’enfuir. Pendant ce temps-là, Dracula voyage jusqu’à Whitby en Angleterre où il séduit Mina Murray, la fiancée de Jonathan Harker et vampirise l’amie de celle-ci, Lucy Westenra. S’il s’éloigne très peu de l’histoire, George Bess excelle dans la composition des pages : gros plans d’un visage pour le magnifier, page de paysage d’un noir lugubre, multiples vignettes se bousculant pour mieux suggérer le mouvement … Cette bande dessinée offre un terrain unique pour explorer comment le langage visuel et le texte interagissent pour créer du sens. Le style de dessin, la palette de couleurs et la composition des planches jouent un rôle tout aussi important que le texte pour la narration de l’histoire. L’artiste a choisi d’utiliser des couleurs sombres et des lignes oppressantes pour refléter l’atmosphère d’angoisse et de terreur, ajoutant ainsi une couche d’interprétation au texte.
On retrouve le même artiste pour l’adaptation de Frankenstein, encore un mythe monstrueux incontournable. Le roman épistolaire de Mary Shelley raconte la création, par un jeune savant nommé Victor Frankenstein, d’un être assemblé à partir de chair morte. Horrifié par sa créature, le savant abandonne le monstre mais celui-ci se vengera. Comme dans le récit initial, Bess garde la forme de récits emboîtés. On retrouve ces mises en page dynamiques, moins surchargées que dans Dracula. Le fort encrage noir laisse place à une variation de nuances de gris pour plus d’ambiguïté.
On pourra se tourner vers une autre version récente de l’œuvre, celle de Marion Mousse chez Delcourt qui diffère esthétiquement de la précédente. L’illustration est plus ronde, la composition plus classique mais la version n’en est pas moins excellente. On est dans un autre univers artistique, moins gothique et moins fantastique mais tout aussi prenant.

Les mangas, nouvelle passerelle vers des textes difficiles

Les adaptations d’œuvres classiques en manga ne doivent pas être mises de côté. Elles ouvrent en effet plus facilement les portes vers certains genres littéraires délaissés, en proposant des ouvrages visuellement plus attractifs.
Par exemple, pour une première approche du théâtre shakespearien, pourquoi ne pas se tourner vers eux ? L’adaptation de Roméo et Juliette de Shakespeare par Megumi Isakawa offre une nouvelle perspective sur cette tragédie emblématique, rendant l’intrigue et les émotions des personnages plus accessibles à ceux qui pourraient trouver le texte original intimidant.
Dans le même esprit, Hamlet en manga capte l’essence de la pièce tout en simplifiant certains de ses aspects plus complexes, facilitant la compréhension des thèmes profonds de l’œuvre. Cette approche visuelle peut aider les lecteurs à saisir plus rapidement les dynamiques de pouvoir, la trahison, et le conflit interne, pivot central de cette tragédie.
La bande dessinée Arsène Lupin par Takashi Morita, qui s’inspire des romans de Maurice Leblanc, illustre parfaitement la manière dont l’adaptation de la littérature classique en manga peut revitaliser et rendre accessible des genres littéraires spécifiques, comme le roman policier, à un public jeune qui pourrait les percevoir comme désuets. Cette version de l’œuvre de Leblanc transforme Arsène Lupin en un personnage qui opère dans un cadre visuel dynamique, rendant les intrigues immédiatement captivantes. Le format manga, connu pour son rythme rapide et ses visuels attrayants, permet de surmonter les barrières que peut représenter la prose du XIXe siècle, en rendant l’histoire plus accessible. Les illustrations permettent de mettre en scène des éléments clés tels que les indices, les expressions des personnages et les scènes d’action, qui sont cruciaux pour le développement de l’intrigue et l’engagement du lecteur. Le récit dans ce tome 1 incorpore des éléments de mystère, d’espionnage et de romance, typiques des aventures de Lupin.
Les aventures d’Alice au pays des Merveilles, adaptées par Junko Tamura et publiées chez Nobi Nobi !, permettent aux élèves de s’immerger dans cet univers littéraire classique par le biais de ce médium visuel et narratif qu’ils connaissent et affectionnent. Alice, en proie à l’ennui auprès de sa sœur dans le jardin familial, est soudainement captivée par la vision d’un lapin blanc pressé qui consulte sa montre à gousset. Cette scène incite Alice à suivre le lapin, la menant à chuter dans un terrier pour le moins inhabituel. L’adaptation manga respecte la trame originale du récit de Lewis Carroll, tout en intégrant des épisodes moins familiers tels que le quadrille des homards ou l’épisode Cochon et poivre, enrichissant ainsi l’expérience de lecture. En préservant les éléments essentiels de l’histoire originale tout en les présentant dans un format plaisant, cette adaptation encourage non seulement la compréhension textuelle mais aussi la réflexion sur les thèmes universels de ce classique : le passage de l’enfance à l’âge adulte ; la logique et l’irrationalité qui reflètent les complexités et parfois l’absurdité du monde réel ; les changements physiques et psychologiques des adolescents, la rébellion contre l’autorité, etc. Autant de sujets qui contribuent à la portée intemporelle et universelle d’Alice au Pays des Merveilles, permettant au récit de résonner avec des lecteurs de différentes cultures et générations.
Les élèves ont aussi à leur disposition Les voyages de Gulliver de Jonathan Swift adaptés par Kiyokazu. Qu’on se souvienne : Lemuel Gulliver, chirurgien de marine, se retrouve à la suite d’un naufrage à Lilliput, une île où les hommes ne mesurent pas plus de 15 cm de haut. Il tente de réconcilier les habitants avec ceux de l’île voisine de Blefuscu, les motifs de leur guerre sans merci étant le côté par lequel il faut casser la coquille d’un œuf. Ensuite, il entreprend un deuxième voyage et se retrouve à Brobdingnag où il rencontre des géants. L’adaptation en manga a du succès, mais la satire sociale y est atténuée avec des dessins manquant d’originalité.
C’est d’ailleurs le principal reproche que l’on peut faire à cette collection qui a le mérite d’attirer les lecteurs de mangas vers les classiques. Leur promotion peut donc être considérée comme une stratégie pédagogique efficace pour stimuler l’imagination des élèves et les inviter à explorer ces œuvres littéraires. Cette approche ne se limite pas à la simple lecture ; elle engage les élèves dans une interaction profonde avec le texte, facilite leur immersion culturelle et leur compréhension plus profonde des nuances littéraires.

 

 

Bande dessinée à tous les étages !

Avant sa fermeture pour travaux courant 2025, le Centre Pompidou met à l’honneur le neuvième art en exposant les œuvres de cent-trente artistes du 29 mai au 4 novembre 2024 : une consécration pour cet art majeur. C’est l’occasion de découvrir de remarquables expositions telles que Bande dessinée, 1964-2024, La bande dessinée au musée ou encore Corto Maltese, une vie romanesque. Autre indice, parmi tant d’autres, qui montre que la bande dessinée est devenue un art incontournable mais aussi un objet d’enseignement, Benoît Peeters, illustre scénariste des Cités obscures et spécialiste reconnu de la bande dessinée, a été nommé titulaire de la chaire de création artistique au Collège de France, en 2022.

Voilà un signal fort pour le monde éducatif, notamment pour les professeurs documentalistes qui, depuis de nombreuses années, s’investissent avec les collègues d’autres disciplines dans des projets tels que le Fauve des lycéens, le Prix lycéen social’BD, par la mise en place d’ateliers sur la BD, l’invitation d’illustrateurs ou encore de scénaristes. Cet intérêt prononcé des professeurs documentalistes est également visible à travers leur attention particulière à constituer un fonds pointu et adapté aux élèves, mis en valeur par un aménagement remanié et une signalétique revisitée.

Ainsi, dans ce numéro, trois articles se penchent sur le neuvième art.
Le Thèmalire de Corinne Paris fait le point sur les classiques adaptés en bandes dessinées qui complètent désormais les classiques du rayon des romans. Cet engouement pour l’adaptation en BD s’étend d’ailleurs aux romans contemporains et aux essais, tel Une farouche liberté de Gisèle Halimi et Annick Cojean.
L’ouverture culturelle de Jean-Marc David rend hommage à Franquin, maître de la bande dessinée, à l’occasion de la célébration du centenaire de sa naissance. L’humour, sous toutes ses facettes, est au programme avec, entre autres, Idées noires mais aussi avec une playlist concoctée par Jean-Marc David et non pas par Bernard Lavilliers.
Sybil Nile s’intéresse, quant à elle, à la bande dessinée numérique, un médium de plus en plus apprécié par les adolescents avec la diffusion des webtoons et des scantrads, très souvent initiés par les communautés de fans. L’autrice nous présente ainsi une utilisation pédagogique des pratiques de fans via une séquence sur La Ferme des animaux.

En attendant InterCDI en BD, n’hésitez pas à consulter les nombreuses critiques de bandes dessinées des chroniqueurs du Cahier des livres.

Bonne lecture.

 

 

 

Appel à contributions : Lectures numériques

À l’heure où la lecture fait partie des priorités de l’école et s’inscrit dans les savoirs fondamentaux, il paraît important de s’intéresser à l’articulation entre lecture et numérique. Lecture sur écran, lecture sur support numérique, lecture électronique, lecture numérique, au pluriel ou au singulier, autant d’expressions qui montrent la réalité complexe de cette pratique qui pourrait être définie comme « l’activité qui consiste à lire des textes écrits (éventuellement accompagnés d’illustrations fixes ou animées) au moyen d’un dispositif numérique : ordinateur, tablette, smartphone, borne d’information ou autre ». (Rouet, 2018.)1

La circulaire de rentrée de 2024, qui envisage l’école du futur dans un univers où le numérique devient prégnant, souligne la nécessité de s’adapter au monde qui nous entoure : afin de donner le goût de lire et de prendre appui sur les nouvelles pratiques culturelles juvéniles, explorons les poten­tialités que nous offrent les modes de lecture numérique.

Comment le professeur documentaliste, à travers l’information documentation, peut-il s’emparer du numérique pour promouvoir la lecture ?
Trois axes pourront orienter notre réflexion : le premier, la lecture numérique en tant que pratique culturelle en évolution ; le deuxième, la pédagogie avec la lecture numé­rique, et le troisième, la place de la lecture numérique dans les espaces documentaires.
Pour ce numéro, sont attendues des propositions sur les thématiques suivantes :
• l’évolution des pratiques de lecture : de l’imprimé au numérique
• les pratiques de lecture numérique
• l’accès à une lecture numérique
• l’apprentissage par la lecture numérique
• l’enseignement de la lecture par le biais
du numérique
• les supports de lecture numérique au CDI
• les dispositifs et projets liés à la lecture numérique
• les limites et obstacles à une lecture numérique

Pour avancer sur cette question ensemble, partagez avec nous vos réflexions, projets, et pratiques professionnelles sur les lectures numériques.

 

Dates limites d’envoi des propositions de contribution

Intention d’article (court résumé et plan) : 13 janvier 2025
Article complet : 2 mars 2025

 

À l’adresse suivante

Intercdi.articles@gmail.com

 

 

 

Le professeur documentaliste, au cœur de l’inclusion

« Pour une école inclusive », tel est le slogan brandi depuis 2019 qui figure en titre de la circulaire n° 2019-088 du 5-6-2019. L’École inclusive se réduit-elle à un effet d’annonce ou à de beaux discours ? Qu’en est-il réellement sur le terrain de l’établissement scolaire ? Car il ne suffit pas de décréter l’inclusion pour parvenir à la réaliser. Supporter le rapport au handicap et à la différence n’est pas chose aisée pour tous les enseignants. Entre la culpabilité de ne pas réussir à mettre en œuvre le projet d’une école inclusive et l’objectif de ne laisser personne au bord de chemin, l’équilibre est parfois difficile à trouver.

L’élève « différent » peut parfois provoquer de l’appréhension mais comment répondre à ses besoins et l’accompagner au mieux ? Se pose souvent la question du temps et des moyens techniques et financiers qui freinent la mise en œuvre de l’inclusion et font oublier l’objectif central : le développement du vivre ensemble, la transmission d’une culture de l’égalité par l’innovation pédagogique et la créativité ainsi que l’envie d’accompagner tous les élèves.

Quel est le rôle du professeur documentaliste dans la mise en œuvre du projet d’une école inclusive ? Comment faire du CDI un lieu d’inclusion de tous les élèves ?

« Penser le CDI inclusif » suppose, pour le professeur documentaliste, de mobiliser toutes ses missions. Dans ce dossier, nous commencerons par analyser la politique institutionnelle sur l’inclusion à partir de regards croisés et critiques de chercheurs et d’acteurs institutionnels. « École inclusive », « éducation inclusive », « intégration », « parcours inclusif » : la circulation de nombreux termes et expressions qui évoquent le rapport de l’école à l’inclusion et ses enjeux invite également, dès l’ouverture du dossier, à une clarification terminologique et théorique.

« Penser le CDI inclusif » nous amènera ensuite à privilégier trois entrées spécifiques :

Celle de l’accessibilité au fonds et aux ressources. Comment le professeur documentaliste parvient-il à réorganiser les espaces documentaires du CDI pour favoriser l’inclusion de tous les élèves ? Telle est la question posée par les auteurs de la deuxième partie du dossier. En effet, repenser l’accessibilité du fonds et adapter l’accueil des usagers sont autant de sujets qui seront abordés dans la deuxième partie du dossier. Un focus sur un exemple de réaménagement des espaces documentaires du CDI d’un EREA permettra de mieux comprendre les besoins spécifiques des publics.

Celle de la lecture en tant que facteur d’inclusion. Les projets littéraires, vecteurs de dynamisme collectif, sont un levier pour la réussite de tous les élèves. L’accès à l’information et au contenu du fonds documentaire est une source d’inclusion en particulier pour les communautés LGBT+.

Celle de la pédagogie. À partir d’exemples concrets, nous verrons enfin qu’une pédagogie inclusive au service des apprentissages est possible. Une pédagogie documentaire fondée sur l’information-documentation et sur la mise en œuvre de projets artistiques et culturels, sur le travail de l’oral, favorise la mobilisation et l’initiative de tous les acteurs de l’établissement scolaire comme un gage d’inclusion de tous les élèves.

Les onze articles qui composent ce dossier témoignent d’une dynamique inclusive au sein des établissements scolaires qui invite les enseignants à se réinventer et la communauté éducative à faire preuve de tolérance et d’acceptation de l’autre à l’heure où l’actualité nous impose de réfléchir à la question du vivre ensemble et de l’égalité de tous.

Du CDI inclusif à la société inclusive, il n’y a qu’un pas… à nous de le franchir.