En guise d’introduction…
L’éducation aux médias et à l’information (EMI), telle qu’elle est implémentée en France, se présente comme le rapprochement des deux champs qui la composent (l’éducation aux médias – EAM et l’éducation à l’information – EAI), sous l’égide notamment de l’UNESCO en 2012, lors de la conférence de Moscou, puis institutionnalisée en France en 2013 avec la loi d’orientation et de programmation pour la refondation de l’école de la République. Elle sera renforcée en 2015, à la suite des attentats, en réaffirmant son rôle de soutien aux valeurs de la République (dont l’école est un vecteur privilégié de transmission).
Elle s’appuie donc sur le mouvement d’éducation aux médias motivé par la compréhension de l’environnement médiatique et le développement des compétences critiques liées aux usages divers qu’il entraîne (voir le travail de modélisation des compétences proposé par Fastrez, Philippette, 2018) ; ainsi que sur le mouvement d’éducation à l’information né autour de la maîtrise de l’information et peu à peu orienté vers une approche plus large des cultures de l’information (dont l’évolution des enjeux est discutée par Liquète, 2018). Ce rapprochement institutionnel n’efface évidemment pas les histoires spécifiques de chacun de ces champs, ni leur ancrage dans des univers scientifiques distincts, pourtant au sein des mêmes sciences de l’information et de la communication. Évidemment, l’avènement du numérique et avec lui, la circulation amplifiée de l’information, la multiplication des contenus médiatiques, la requalification du statut du document, les possibilités accrues de production et de partage pour les usagers, les conditions modifiées de participation à la vie publique, citoyenne, culturelle… sont autant de raisons possibles à ce rapprochement de l’éducation aux médias et à l’information dans le paysage éducatif et en particulier scolaire. Il est la conséquence prévisible d’une convergence numérique qui inscrit le document dans un environnement médiatique déterminant et qui fait de celui-ci un terrain propice à la création, circulation et consommation d’informations. Mais ce rapprochement opéré sans que ne soient réellement discutées les divergences épistémologiques des deux champs qui la composent ne repose-t-il pas avec encore plus d’acuité la question de son ancrage théorique ? Ce rapprochement ne réveille-t-il pas le besoin criant de conceptualiser le champ, c’est-à-dire de faire correspondre à des démarches pédagogiques des fondements théoriques qui à la fois les justifient et les nourrissent ? Car comment concrétiser des dispositifs et des contenus éducatifs alors que les savoirs de la recherche ne sont eux pas encore stabilisés ?
Mais si la recherche est mobilisée pour cette tâche et s’y investit activement, les temps longs qui la caractérisent viennent là en concurrence du temps court des innovations, des transformations de pratiques et des changements sociaux. Ce travail de conceptualisation en train de se faire ne doit pourtant pas être un frein au bon développement de ce champ dans le milieu éducatif, ni sa prise en charge par les politiques publiques. Ces trois piliers (recherche, pratique, politique) devraient même travailler de concert à stabiliser le champ, chacun nourrissant l’autre de ses expertises. Je n’apporterai évidemment pas de réponse à ces questions vives qui restent des objets actuels de la recherche. Mais je propose de discuter ici d’une entrée possible dans la conceptualisation de l’éducation aux médias à partir, d’une part, des raisons profondes qui motivent cette « éducation à… », celles qui ont initié les démarches éducatives envers les médias, et d’autre part, des objets caractéristiques de ces apprentissages, afin de pouvoir mettre cette réflexion en discussion, notamment avec le champ de l’éducation à l’information.
Pour revenir aux motivations profondes qui initient les projets d’éducation aux médias, je propose de m’appuyer sur deux présupposés majeurs que sont les représentations de la jeunesse et des médias. Si elles évoluent en parallèle dans nos sociétés, on peut voir qu’elles se rejoignent autour d’intentions éducatives qui me semblent être à l’initiative des mouvements d’éducation aux médias. À leurs côtés, l’évolution incessante de l’environnement médiatique requalifie les objectifs d’apprentissage de cette éducation aux médias en prenant les particularités de chaque dispositif comme enjeu éducatif. Pourtant, de grandes lignes de force se dessinent et permettent de déterminer leurs objets d’étude autour de trois dimensions imbriquées que sont les questions de production, de contenu et de réception. J’invite donc à revenir à ces présupposés et objets fondateurs pour travailler à y stabiliser des ancrages théoriques. Cette approche porte spécifiquement sur l’éducation aux médias, mais mérite d’être discutée au regard du champ de l’éducation à l’information, notamment pour structurer et conceptualiser le champ de l’EMI 1, à partir de leurs différences et de leurs points de convergence.
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Je propose de m’appuyer sur deux présupposés majeurs que sont
les représentations de la jeunesse et des médias
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« Au fait, pourquoi veut-on éduquer aux médias ? »
Cela fait des décennies que les éducateurs et les éducatrices la pratiquent, que des instances se mobilisent pour la faire exister, que quelques chercheur.es tentent de la conceptualiser. Cela fait donc des décennies que l’éducation aux médias se construit, se pense, se pratique, silencieusement. Après une entrée timide dans les programmes en 2006, on peut dire que maintenant elle est là : dans les programmes scolaires et les projets associatifs, dans les colloques et les réseaux de recherche, et sous différentes formes, dans les salles de classe. Cette place faite à l’éducation aux médias dans les débats publics, dans les mesures et réformes, dans les projets portés par des instances diverses, y compris par de plus en plus de chercheur.es me semble être le signe de son ascension vers plus de visibilité et de reconnaissance, et c’est tant mieux !
Si ce foisonnement de discours, de ressources et de projets est à la fois une aubaine pour la mise en visibilité de l’EMI et sa reconnaissance à la fois institutionnelle et sociale, elle est aussi un risque pour la cohérence de ce champ qui cherche encore son ancrage conceptuel. Tout le monde, ou presque, s’entend sur le fait qu’il faille « éduquer aux médias », mais est-on réellement coordonnés sur ce que cela veut dire (et par extension, les compétences que cela appelle et les moyens de les mettre en œuvre) ? Il semblerait que non. Et la multiplication des acteurs et des ressources a donc l’inconvénient de son avantage : si elle permet de faire exister l’EMI, elle freine sa juste compréhension, le champ ne semblant pas toujours s’appuyer sur des concepts stables et partagés.
Une approche historique du champ permet d’identifier un ensemble de « tendances » en lien avec des problématiques sociales situées et datées et l’implantation des médias dans la vie sociale (Jacquinot, 2009 ; Loicq, 2011). Or, derrière l’impulsion d’un rapprochement des médias et des questions éducatives se cache d’abord un ensemble de présupposés qui s’entrecroisent et s’articulent, de manière plus ou moins cohérente. Ceux-ci sont structurants car ils ont une incidence in fine sur la forme scolaire que prendra cette démarche éducative. Pour bien comprendre le champ et entreprendre une démarche de conceptualisation de celui-ci, il me semble indispensable de remonter à ses origines et à ces présupposés qui ont permis de fédérer la recherche, de motiver les pratiques pédagogiques et de justifier les politiques publiques.
En avant la jeunesse ! Les représentations de l’enfance et de la jeunesse
Traversées par un ensemble de dynamiques sociales mouvantes et très ancrées socio-culturellement, les représentations sur la jeunesse sont fondamentales pour qui s’intéresse aux fondements d’une pratique éducative. Pour Durkheim déjà, étudier les « productions mentales sociales » relèverait d’une « étude de l’idéalisation collective » et les travaux des anthropologues et des sociologues sur les représentations sociales (Abric, 1994 ; Jodelet, 1993) montrent leur impact sur la trajectoire sociale prise collectivement (Duby, 1978). Alors lorsqu’on construit l’EAM, à quelle « jeunesse » (ou plutôt à quelles représentations de la jeunesse) pensons-nous nous adresser et vers quelle jeunesse cherchons-nous à les conduire par le biais de l’éducation ?
La tendance à faire de la recherche SUR eux plutôt qu’AVEC elle (Buckingham, 2000) s’inverse avec, notamment, la nouvelle sociologie de l’enfance qui dénaturalise cette figure longtemps privée de sa capacité d’agir (Sirota, 2010). Cela aura sans doute pour effet de modifier les représentations sociales de l’enfance et de la jeunesse et, on l’espère, de mieux les impliquer dans les décisions qui les concernent (Garnier, 2015).
Nous sommes précisément à un siècle du premier mouvement de ce genre2 qui a permis de rassembler des pédagogues du monde entier autour des questions du but de l’école, de l’énergie créatrice des enfants, de la liberté dans l’éducation, et donc, du rôle de l’école pour changer le monde. Mais c’est un processus permanent, et revenir aux représentations sur lesquelles nos actions reposent permet déjà de mieux saisir les fondements du champ.
Un exemple des plus probants pour saisir la puissance de ces représentations de la jeunesse dans la définition des enjeux sociaux auxquels elle est et sera confrontée, est bien le mythe des digital natives. Imaginer que les jeunes nés et ayant grandi dans un environnement numérique possèderaient tout un tas de compétences manipulatoires (innées ?) et seraient d’office modelés par ces technologies au point d’être des « mutants »3 pèse fort sur les représentations que l’on se fait des jeunes et des médias (Lardellier, 2017). Elle est aussi très représentative d’une vision déterministe qui donne toute puissance à la technologie. Par exemple, dans les problématiques en lien avec le rapprochement des jeunes et des médias, ces deux assertions (les technologies déterminent les usages, les jeunes sont naïfs) s’articulent avec une intention éducative de protection qui orientera toute une partie du champ de l’EAM (dans ses dimensions esthétiques, politiques et critiques).
Les médias, et moi et moi et moi… Les représentations des médias
L’éducation aux médias se construit depuis qu’existent les médias, car c’est bien en réponse à la représentation sociale de ce que sont et font ces objets médiatiques, que la démarche éducative s’initie. D’aucuns pourraient remonter à l’apparition même de l’écriture, comme prolongement et stabilisation de la pensée, et sans aucun doute à l’invention de l’imprimerie, comme fixation et pérennisation de celle-ci. En ces temps maintenant anciens, les craintes se portaient déjà sur les effets que ces extensions de l’Homme pourraient avoir sur le statut de la connaissance, le discernement du vrai et du faux, les compétences nécessaires pour rester libres et égaux, et même sur les facultés mentales des individus… C’est peu dire que les préoccupations majeures, lorsque l’on parle de l’avènement numérique des sociétés de l’information et de la communication, ne sont pas nouvelles. Mais ces préoccupations, au sens large, sont aussi tournées vers le potentiel innovant de ces découvertes, sur leur capacité à libérer l’utilisateur d’une certaine charge cognitive pour développer d’autres compétences, sur la possibilité de construire son savoir dans l’interaction de documents de différentes natures.
Ainsi, face aux représentations antagonistes des médias et de leurs effets potentiels, deux courants majeurs se sont dessinés. D’un côté, il y aurait toute la mouvance « vaccinatoire » (Masterman, Mariet, 1994 ; Piette, 1996) qui verrait donc dans les médias des outils au potentiel perturbateur, voire manipulateur, pour lesquels une éducation est nécessaire pour « armer » face aux attaques insidieuses. Celles-ci sont de l’ordre de la manipulation commerciale (publicité), esthétique (culture populaire), idéologique (dés-information, propagande), sociale (réseaux-sociaux, cyber-harcèlement)… De l’autre, se dessine un attrait pour les potentialités de transformation portées par ces outils médiatiques qui sont perçus comme autant d’innovations pédagogiques. Celles-ci peuvent être en lien avec la dématérialisation des contenus qui permet de faire classe « autrement » (Choplin et al., 2007), le pouvoir de sens des images (Jacquinot-Delaunay, 2012) et des contenus narratifs ludiques (c’est le début des télévisions éducatives qui conduisent à penser aujourd’hui les applications éducatives voire les environnements numériques de travail – Peraya, 2010), les dispositifs techniques adaptables (notamment à certaines modalités d’apprentissages particulières en lien, ou non, avec des handicaps, des situations d’enseignement à distance, etc. – Tricot, 2020).
Historiquement, ces deux mouvances ont permis de faire émerger des champs distincts que seront, d’un côté, l’éducation aux médias (d’abord surtout contre les médias) et l’éducation par les médias (ceux-ci étant utilisés à des fins didactiques, comme pédagogie du soutien et non plus comme objet même d’apprentissage). La première s’est peu à peu transformée en fonction des problématiques sociales dans lesquelles elle se présentait comme réponse (Loicq, 2012), la dernière a accueilli ensuite tout le courant du numérique éducatif (Bonfils et al., 2014). Dorénavant, la convergence numérique opère ici aussi de profonds changements invitant à repenser les paradigmes éducatifs. Les chemins parallèles de ces deux approches (les médias comme objet ou comme soutien pédagogique) se sont finalement toujours croisés, pour reprendre l’expression de Geneviève Jacquinot-Delaunay (2014). Mais elles reposent toujours sur un ensemble de présupposés que viennent étayer la recherche sur les contenus ou les pratiques médiatiques.
Nous avons un problème : un peu de ci, un peu de ça… et voilà !
Derrière l’éducation aux médias (et l’EMI plus généralement), il y a donc un ensemble de présupposés, d’ordre théoriques mais aussi sociaux ; et des intentions éducatives en lien avec ceux-ci. C’est dans leur rencontre4 que va s’articuler le projet éducatif en réponse à des problématiques sociales actuelles. Que ce soit dans la recherche, les politiques publiques ou les pratiques éducatives, l’EAM est donc toujours conçue à partir d’une représentation spécifique de la jeunesse et d’un ensemble de connaissances (au mieux, ou d’idées reçues, parfois) sur les médias. C’est à partir de la compréhension de leur rencontre et de leur articulation pour répondre à un objectif pédagogique qu’il me semble que la conceptualisation du champ peut se construire.
Que ce soit sous sa forme de politique publique, de thématique de recherche ou de pratique pédagogique, son ancrage dans un contexte socio-culturel déterminé est essentiel pour en comprendre à la fois les formes d’émergences et les modalités de mise en œuvre (Loicq, 2011). Par exemple, ce sont les attentats de 2015 qui ont renforcé en France la problématique d’une citoyenneté républicaine et laïque partagée par tou.te.s et dont le rôle fondamental de transmission de l’école a été réaffirmé. Les jeunes sont ici perçus comme étant responsables du discernement du vrai et du faux5, face à des médias qui en auraient perdu le contrôle en devenant le lieu d’expression et de circulation d’informations non contrôlées, voire franchement complotistes. En comparaison, on peut voir que le domaine vient répondre à d’autres enjeux, en Australie par exemple, lorsque dans les années 1980 ce champ se développe pour apporter des réponses pédagogiques innovantes et engageantes permettant aux élèves de s’impliquer dans leurs apprentissages, de rester le plus longtemps possible à l’école, et de gérer les diversités culturelles importantes au sein des groupes, autour d’un projet commun. L’éducation aux médias « down under » a évolué également en suivant le contexte des problématiques sociales en lien avec les médias et pris une piste moins citoyenne mais plus créative, en invitant les élèves à produire et co-construire une identité partagée mais singulière, via les outils et codes médiatiques (Loicq, 2011 ; 2017 ; 2019).
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Ce sont les attentats de 2015 qui ont renforcé en France la problématique d’une citoyenneté républicaine
et laïque partagée par tou.te.s
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Mais donc… en attendant en EAM on fait quoi exactement ?
Le champ de l’EAM s’est construit corrélativement puis en appui sur des théories des études médiatiques (media studies) et a donc suivi ses évolutions épistémologiques. Ces changements de perspectives dans la façon même de faire de la recherche sur les médias et en particulier sur les modalités d’interaction des médias et des jeunes ont contribué à faire apparaître des approches différentes de l’EAM. Quatre de ces approches ont été documentées par la recherche (Masterman et Mariet, 1994 ; Piette, 1996 ; Loicq, 2011 ; Corroy, 2016) et la cinquième est selon moi en train de se dessiner et bénéficiera grandement des résultats de cette conceptualisation en cours. Je présenterai succinctement les 4 approches que l’on pourrait qualifier de « protectionniste, politique, critique et esthétique » pour ensuite m’attarder sur cette cinquième approche qui pourrait être qualifiée de « (inter)culturelle ». Ces approches ne sont évidemment pas totalement perméables les unes aux autres, mais l’identification précise des intentions et des connaissances qui les caractérise ne peut que participer à une meilleure cohérence de l’approche pédagogique qui en découlera.
Les 4 approches historiques de l’éducation aux médias
Comme rappelé précédemment, l’apparition même d’un projet d’éduquer aux médias est relative à l’inquiétude suscitée par les changements que ces « prolongements des sens de l’homme » (Thompson, 1995) auraient comme effet sur l’individu et les sociétés. Se constitue alors une approche majoritaire du champ, qui sera déclinée à l’apparition de chaque nouveau média en réveillant d’anciennes craintes et peurs sociales (Maigret, Macé, 2005), basée sur une vision manipulatoire des médias. Cette approche protectionniste de l’éducation aux médias est orientée vers la préservation de la jeunesse considérée comme passive et vulnérable des effets (prétendus ou potentiellement néfastes) des médias. Les recherches sur les médias de masse ayant opéré d’un changement de paradigme (d’un modèle béhavioriste questionnant l’influence, vers un modèle fonctionnaliste pensant les usages), une autre approche de l’EAM se dessine autour de questionnements critiques. Si les jeunes utilisent les médias (pour s’informer, se divertir, communiquer donc socialiser, s’intégrer, affirmer leur identité, etc.) c’est bien que ça leur apporte quelque chose ! La démarche éducative fait alors un pas de côté, quittant l’idée de protection formelle contre des effets immédiats et directs, mais conservant cette conception de devoir être « armé », ici d’un esprit critique, pour accompagner les plus jeunes dans l’identification et la compréhension des contenus idéologiques qui, sur le plus long terme, pourraient inférer sur leurs normes et valeurs. Tout en restant sur cette idée que les médias produisent des effets (indirects et cumulatifs comme le montrent les travaux de l’École de Francfort), l’EAM cherche à mettre à distance les effets de conformisme social possibles par l’usage des médias, objets culturels et instruments de l’idéologie dominante. Cette qualification des médias comme objet culturel permet de consigner une 3e approche, esthétique, portée par l’intention d’éduquer au beau, autour de la sociologie de l’art et de la sémiologie comme outils pour déconstruire et comprendre les codes, les langages qui participent à la construction du sens. L’éducation au cinéma s’est longtemps positionnée dans cette approche, avec notamment une distinction opérée entre ce que seraient les médias artistiques versus les médias populaires. Ce travail autour de la polysémie des messages, les effets de narration et la construction du sens par l’usage de codes et langages est aussi investie par l’approche politique qui place les médias comme des outils de la démocratie, utiles aux citoyens à qui il incombe alors la responsabilité de comprendre, utiliser et participer à cet environnement médiatique. Cette approche mobilise particulièrement les outils de construction et d’analyse du journalisme, autour d’un objet spécifique qu’est l’information d’actualité. En France, l’éducation aux médias a été institutionnalisée à partir de cette approche, dans la lignée des vœux de son initiateur, Jacques Gonnet qui prônait une véritable « éducation au politique », à travers notamment des « ateliers de démocratie » (Gonnet, 1995).
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L’EAM cherche à mettre à distance les effets de conformisme social possibles
par l’usage des médias, objets culturels et instruments de l’idéologie dominante
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La 5e approche : pour une éducation aux médias (inter)culturelle
Loin des affirmations théoriques des années 1930-40 autour des effets des médias, la pluralité disciplinaire ayant pris les médias (au sens large) comme objet contribue à faire émerger une richesse conceptuelle autour de cet environnement médiatique. Pour penser les outils théoriques de l’EAM, je propose ici de prendre en compte cette diversité des approches des études médiatiques autour de l’articulation de trois grandes dimensions que sont : 1/les études sur les modalités, contextes, conditions de production, que ce soit dans le cadre d’industries culturelles et médiatiques ou d’initiatives plus locales, alternatives, ou autre, bref, sur les questions de production ; 2/les études sur les contenus et dispositifs émanant de ces industries ou circulant dans les réseaux alternatifs ou même via les dispositifs sociaux de communication, donc finalement, sur les produits ; 3/les études sur les relations des individus avec les médias, leurs modalités de réception et d’interprétations, leurs stratégies et braconnages, leurs usages et leurs pratiques, bref, sur les questions de réception. Ce triptyque est basé sur l’idée que les médias sont des objets culturels complexes et porteurs d’enjeux divers, notamment parce qu’ils sont inévitablement des constructions, donc en prise avec les problématiques du sens (aux trois niveaux de cette articulation). Il invite finalement à faire reposer l’EAM sur ce qui est l’ADN des médias : la communication (et dans son sillon, la question de la représentation). La question de la représentation a été initialement portée par le concept de « non-transparence » des médias au sein de l’EAM (Masterman, 1985). Elle en est un pilier fondateur et, malgré les changements structuraux des industries médiatiques avec l’arrivée du numérique, reste une notion centrale pour penser et même articuler le caractère construit de tout produit médiatique, la liberté interprétative des individus et les stratégies de sens des producteurs. La communication est quant à elle abordée selon la théorie de la coopération et de « l’intentionnalité partagée » (Tomasello, 2008), c’est-à-dire qu’elle suppose et induit à la fois des habiletés cognitives spécifiques et des motivations pro-sociales. En cela, la communication est co-construction, co-production, collaboration et coopération pour exister ensemble (Ghiglione, 1996). Les médias participant dorénavant à la fois à nos capacités d’action en lien avec des performances (production et réception) et à la production des objets, ceux-ci peuvent alors être appréhendés dans leurs dimensions informationnelles, techniques et sociales (Fastrez, 2010).
Cette approche (inter)culturelle6 porte donc une EAM complète pensée en tant que cumul de compétences, qui peut par exemple se construire à partir de cinq étapes pour un apprentissage médiatique : observer, discuter, comprendre, créer et critiquer7 et d’une « posture réflexive » qui se travaille tout au long des cinq paliers allant du plus procédural au plus subjectif (Loicq, Piette, 2021).
L’analyse des contenus ou des dispositifs, ou pour le dire autrement, des effets de sens, ne sera alors plus seulement menée à l’aune d’une déconstruction, d’un décodage, mais aussi à travers les modalités de (re)construction du sens par le lecteur, celles-ci étant aussi contraintes par les spécificités des conditions de production de ce contenu. Ainsi, les contenus médiatiques étudiés le seront sous les trois angles de leur production, de leur matérialité et de leur interprétation. Le triptyque producteur/produit/récepteur s’applique évidemment à tous les objets médiatiques car ceux-ci sont toujours à la croisée d’utilisateurs et d’industries.
Pour explorer ce triptyque qui se présente comme les objets de l’éducation aux médias, les approches précédentes ont majoritairement opté pour l’analyse critique, c’est-à-dire la déconstruction, le décodage, l’évaluation (du vrai et du faux)… Je propose ici d’appréhender ces trois dimensions par la notion de réflexivité critique. La réflexivité critique en éducation aux médias serait alors la capacité à questionner ses pratiques et le caractère construit de tout objet médiatique, à partir de son propre vécu (expérientiel, émotionnel, stratégique, etc.) et ensuite, dans une visée plus collective (pour aborder notamment les enjeux sociaux, culturels, politiques, économiques de ces objets étudiés). La pédagogie de l’interrogation est alors à privilégier, qu’elle soit collaborative ou introspective (Saemmer, Tréhondart, 2019).
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Les contenus médiatiques étudiés le seront sous les trois angles
de leur production, de leur matérialité et de leur interprétation
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Pour ne pas conclure…
De plus en plus d’écrits de toutes sortes circulent sur l’EMI (et sur l’EAM et l’EAI souvent indistinctement). Qu’ils aient une valeur informative, prescriptive ou programmatique, qu’ils soient issus de la recherche, d’une démarche journalistique, de politiques publiques ou de ressources pédagogiques, ils contribuent à faire exister l’EMI dans la sphère publique auprès d’un public de plus en plus large. Les éducateurs et les éducatrices, souvent destinataires de ces discours, peuvent trouver ce foisonnement oppressant, ajoutant à leurs propres incertitudes dans le domaine une ambiguïté quant aux objectifs et aux moyens de les atteindre. Si de plus en plus de productions scientifiques proposent des contenus d’enseignements en lien avec les enjeux politiques et sociaux de l’EMI, qu’en est-il des savoirs, des compétences et de la culture qui articulent ces savoirs dans une démarche pédagogique ? Comment ces savoirs sur les médias peuvent-ils être opérationnalisés, didactisés, pour que les éducateurs et les éducatrices, sur le terrain, puissent les faire vivre dans des projets éducatifs pertinents ? Au cœur de ce foisonnement discursif nouveau autour de l’EMI, entre les productions scientifiques thématiques et les injonctions institutionnelles souvent politiques, c’est surement cette articulation entre les savoirs et la démarche pédagogique qui manque, et celle-ci doit se faire par un ancrage conceptuel solide pour que se lève le flou théorique autour de la notion même d’EMI.
Cet objectif théorique est ambitieux mais nécessaire. En attendant qu’il se stabilise, j’ai proposé dans le cadre de cet article, deux éléments qui pourraient contribuer à la réflexion scientifique. D’une part, la mise en discussion des éléments structurants de l’EAM que sont les représentations et connaissances à l’égard des médias et de la jeunesse, en lien avec des intentions éducatives qui informent sur ses prémisses. Corrélés, ces deux éléments peuvent déjà permettre de comprendre la cohérence de l’EAM dans les discours et les pratiques qui la soutiennent. D’autre part, l’exploration de ces discours ou pratiques au regard de la diversité des approches du champ de l’EAM participera, là encore, à la compréhension de la cohérence du projet. À ces quatre approches historiques identifiées, j’en ai ajouté une cinquième qui me semble émerger de la recherche, et qui articule ses objets d’apprentissages autour de trois grandes dimensions imbriquées que sont les questions liées à la production, aux contenus et à la réception.
Mais tout cela (re)pose nécessairement la question de la formation des enseignant.es à l’EMI. Cette formation, en réponse aux attentes institutionnelles d’une part, et aux problématiques sociales et éducatives de terrain d’autre part, concerne en premier lieu, mais pas exclusivement, les professeur.e.s documentalistes qui ont été identifié.e.s comme les enseignant.es et « maîtres d’œuvre » de ce champ pluridisciplinaire (Boubée, 2019) affilié aux « éducations à » (Barthes, Lange, 2017). De fait, leur position transversale au sein des établissements et leur connaissance des sciences de l’information et de la communication en font des acteurs et actrices majeur.e.s du possible déploiement de l’EMI dans les collèges et les lycées. Mais comment sont-ils formés à ce déploiement ? Leur formation est-elle basée sur une réponse pédagogique à des problématiques politiques de l’EMI (les injonctions officielles ?) ou est-elle le laboratoire de théories éducatives en lien avec la recherche sur les médias ? Sur quelles conceptions (de la jeunesse, des médias, de leur relation) ces formations se pensent-elles ? Le renouvellement des études à leur sujet devrait permettre d’éclairer ce point, voire de proposer, là encore, des leviers d’articulation des pratiques aux politiques et à la recherche.