De la pâte à tartiner à la mention E3D

Difficile, dans un collège classé REP de centre-ville, de sensibiliser les élèves à la cause environnementale. Le club jardin a ses inconditionnels, mais avec ses limites (« Au secours, un insecte ! », « La terre, c’est sale ») et les séances de brainstorming dévoilent cruellement tout le chemin qui reste à effectuer (« les abeilles disparaissent et c’est dommage parce qu’on n’aura plus de miel »). L’animation mise en place il y a quelques années à l’occasion de la Journée pour le Climat montre bien les difficultés de l’exercice. Heureusement, il existe aussi des leviers importants, à l’intérieur et hors du collège.

Stand présenté au collège pendant la Journée sur le Climat.
Avec distribution de tartines écoloresponsables !

Une poignée d’élèves motivés, désireux d’agir concrètement pour la planète, constitue le club écolo et a pour tâche d’informer le reste de l’établissement sur les enjeux écologiques, en réalisant par exemple des affiches sur les feux de forêt en Amazonie ou en mettant en place une campagne de sensibilisation au gâchis alimentaire au réfectoire. Des collectes sont organisées au profit d’associations : parrainage d’une espèce animale, collecte de matériel pour la SPA, de gourdes de compote pour l’association Teckels sans doux foyer1… Ce peut être aussi l’occasion de promouvoir le recyclage, en collectant des bouchons pour une association de lutte contre le handicap, dans le collège, mais aussi auprès des immeubles voisins pour entretenir le lien social et intergénérationnel ; en installant des bacs de recyclage pour le papier et les stylos dans les salles ou encore en réalisant des objets en canettes d’aluminium. Ce sont aussi les abords du collège qui peuvent être aménagés, en réalisant des nichoirs, en installant un composteur recueillant les déchets verts de la cantine, ou encore en faisant le choix de plantes mellifères. Tous ces projets permettent de réfléchir aux possibilités d’amélioration d’un collège à l’ambition éco-responsable : tri sélectif, poids des déchets, impact du chauffage et de la lumière.

Un noyau dur d’enseignants et personnels acquis à la cause permet en outre de mettre en place des actions à hauteur d’une classe : sortie au lac tout proche avec un naturaliste pour observer la biodiversité ; organisation d’un « plogging » (course écologique avec ramassage de déchets) en EPS ; réalisation de maquettes sur « la ville écologique de demain » en histoire-géographie… La confection de nichoirs serait impossible sans la collaboration du professeur de technologie, et l’élaboration de boules de graisse pour les oiseaux nécessite l’aval et la participation du chef de cuisine. Un EPI « Mode » (anglais, arts plastiques, documentation) permet depuis l’an dernier de sensibiliser les élèves du niveau 4e à la problématique environnementale liée à la fabrication des vêtements, et de les faire réfléchir à la confection d’une pièce de mode respectant les axes du développement durable (respect de l’environnement, éthique, économie), avec la contrainte de l’utilisation d’un unique matériau recyclé (plastique, carton, tissu, éléments naturels…).

Maquette de la « ville idéale » écologique

Écologie et développement durable sont des thématiques qui concernent chaque personne en tant que citoyen, mais qui peuvent prendre une place particulière au CDI et dans le travail du professeur documentaliste. S’engager pour une cause écologique nécessite en effet de s’informer, notamment en déjouant les fausses informations et autres théories du complot qui affirment que le réchauffement climatique n’est qu’une invention. Cette recherche d’informations peut ainsi passer par la réalisation d’affiches papier ou de fiches numériques sur une espèce animale ou végétale dans le cadre de l’EMI 6e, par l’analyse de vidéos complotistes en 4e-3e ou par l’exploitation d’un Padlet sur les enjeux de la mode en matière de développement durable dans le cadre de l’EPI mentionné plus haut. Les missions du professeur documentaliste lui permettent d’accompagner les élèves dans un projet, qu’il soit individuel, de groupe ou de classe, ce qui permet de développer l’autonomie des élèves, tout en créant des liens avec l’extérieur ou en participant à des travaux interdisciplinaires. En tant que responsable du fonds documentaire, il est enfin important de veiller à l’acquisition d’ouvrages liés à la culture scientifique et à la thématique écologique.

Un stand au collège et à destination des élèves, c’est bien ; bénéficier d’une visibilité sur l’extérieur, c’est mieux ! La participation annuelle à un Forum du Développement Durable organisé par la mairie de Montargis est devenue peu à peu l’occasion incontournable pour les élèves de tenir un « stand du collège » présentant aux visiteurs les réalisations effectuées pendant l’année. C’est un stand qui prend de l’ampleur chaque année, avec des maquettes, affiches, objets réalisés en matériaux recyclés, et qui permet à notre collège de quartier sensible d’être maintenant reconnu au niveau de l’agglomération comme étant très impliqué dans le développement durable.

Notre stand sur le Forum du Développement Durable organisé par l’agglomération de Montargis

Les classes se rendent à tour de rôle au Forum pour tenir leur stand et visiter celui des autres exposants, ce qui peut être l’occasion de prendre contact avec des associations locales en vue d’une future collaboration. Ce fut par exemple le cas pour un échange avec les Petits Frères des Pauvres ; pour l’association ICARE qui collecte, répare et recycle des objets ménagers et qui vient désormais nous débarrasser de notre matériel vidéo et numérique usagé ; pour le SMIRTOM (Syndicat Mixte de Ramassage et Traitement des Ordures Ménagères) qui nous a par la suite contactés pour réaliser un film sur le traitement des déchets.

Goûter à une soupe d’orties, repiquer une petite plante bouturée par le service espaces verts de la ville, associer l’écorce d’un arbre à son nom dans un jeu élaboré par l’association Ecolokaterre2, comparer ses propres réalisations de voitures en canettes d’aluminium avec celles d’un passionné, disséquer une pelote de réjection de rapace… Autant d’expériences qui sont possibles chaque année pour nos élèves à l’occasion de ce Forum. Sans compter la plus marquante : celle d’assister à la remise en liberté d’un rapace soigné par le Centre de Sauvegarde de la faune sauvage.

Crécerelle avant la remise en liberté

Pour susciter l’intérêt (voire l’enthousiasme), il suffit parfois d’une pâte à tartiner maison au chocolat. Mais cette expérience peut conduire finalement tout un collège à s’investir dans différents projets, à être représenté auprès de l’agglomération… et à finalement recevoir une mention académique E3D « approfondissement ».

Les élèves assistent à la remise en liberté d’un faucon crécerelle

Photographies : Louise Daubigny

 

Pour un monde sans gaspillage

À la suite d’une mutation, j’ai été nommée en septembre 2018 au collège Notre-Dame de Baugé-en-Anjou (Maine et Loire), après 11 ans en Picardie, ma région d’origine. Tout était nouveau pour moi : la région, les collègues, les élèves… Il fallait repartir de zéro dans de nombreux domaines.
Habituée depuis plusieurs années à un public de centre-ville, j’ai rapidement fait le constat en arrivant à Baugé, et sans jugement de ma part, d’une « fracture » numérique et culturelle pour un certain nombre d’élèves. Le collège Notre-Dame de Baugé, situé en milieu rural, à 40 km à l’est d’Angers, se trouve éloigné des centres culturels.
Le projet qui va suivre a vu le jour quelques mois après mon arrivée, et m’a permis de trouver rapidement ma place dans l’équipe. Ce projet a été aussi l’occasion de donner une forte dimension culturelle aux actions du CDI, un des axes de nos missions qui me tient particulièrement à cœur : l’ouverture culturelle comme outil de construction du futur citoyen.
Tous les deux ans, le collège organise un spectacle à grande échelle, qui mobilise élèves, professeurs, équipe éducative, parents d’élèves… pendant plusieurs mois. Le gaspillage était le thème retenu pour la nouvelle édition.
Dès les premières semaines de septembre, lors d’échanges avec ma collègue de technologie, a émergé le souhait de mener une action de sensibilisation à l’environnement, et plus particulièrement au développement durable. Dans la continuité du spectacle, nous souhaitions toucher l’ensemble de nos 480 élèves, de la 6e à la 3e, car les enjeux citoyens nous paraissaient importants et nécessaires.
Rapidement, nous avons défini deux grandes thématiques, que nous avons essayé de cibler en fonction de la tranche d’âge des élèves et de leurs questionnements :
– les déchets et leur valorisation pour les 6e/5e : ce choix est venu d’un constat d’une méconnaissance de la gestion et de la valorisation des déchets. Or, il s’agit d’un problème crucial dans une société où les déchets solides ont été multipliés par trois ces vingt dernières années. D’où l’enjeu d’une prise de conscience efficiente par nos élèves qui seront les citoyens de demain.
– l’empreinte écologique des vêtements pour les 4e/3e : il nous semblait intéressant de connaître et de comprendre les impacts de la mode et de l’industrie textile (une des plus polluantes au monde), à un âge où le look est déterminant.

Une fois les deux axes trouvés, venait ensuite la question de la réalisation concrète du projet. Dans quel cadre ? Sous quelle forme ? Sur quelles heures ? Au CDI ? En classe entière ? En demi-groupes ? Avec quels partenaires extérieurs ?
Après avoir élaboré plusieurs scénarios, nous avons choisi celui qui nous paraissait le plus pratique, et qui bouleverserait le moins possible les emplois du temps : nous avons donc décidé de proposer une séance « clé en main ». Elle serait animée par nos collègues professeurs principaux, et se déroulerait sur une heure de vie de classe, à une date définie.

Nous avons donc rédigé le document de travail, avec la volonté de sensibiliser les élèves, tout en les rendant acteurs.

Les déchets et leur valorisation

En 6e/5e, l’objectif était double : informer sur le recyclage et comprendre la notion de tri.

La séance du 12/03/2019 s’ouvrait par le visionnage de trois vidéos qui présentaient le recyclage et l’importance du tri :
1. « Le poids des déchets », Décod’Actu (3 min 30).
2. « Ma poubelle vaut de l’or », C’est pas sorcier (les neuf premières minutes).
3. La vidéo de support pédagogique proposée par Valorplast (2 min 30).
Entre chaque vidéo, les élèves pouvaient réagir et débattre. Puis, une charte de classe fut rédigée de façon collégiale : « Comment diminuer nos déchets au quotidien ? Produire moins de détritus, c’est facile ! » Les élèves devaient choisir des gestes et de bonnes habitudes à adopter au quotidien pour limiter les déchets.

La charte a ensuite été imprimée en A3, puis affichée dans la classe.
En 5e, l’accent étant davantage mis sur la valorisation des déchets, nous avions donc sélectionné d’autres vidéos :
1. « Le recyclage des canettes en alu » de France Aluminium Recyclage (1 min 55).
2. « Le recyclage, une seconde vie pour les piles » Reportage de France 5 (4 min 07).
3. « Le tri plastique » de Valorplast (11 min 30).

La charte de classe des 6A

Empreinte écologique des vêtements et des smartphones

En 4e/3e, les objectifs étaient différents. Nous voulions sensibiliser ce public un peu plus âgé au revers de la mode et lui faire prendre conscience que la confection d’un vêtement ou d’un téléphone a des conséquences économiques et sociales (respect des droits humains, conditions de travail). L’impact du smartphone n’est pas si « smart » pour l’environnement…
La séance du 19 mars 2019 se déroulait aussi en 3 étapes : visionnage de 3 vidéos sur l’empreinte écologique d’un jean et d’un smartphone, débat, puis engagement individuel :
1. « L’empreinte écologique des vêtements », reportage de BFM TV (2 min 03).
2. « Les ouvriers du jean au Bangladesh » reportage de France Télévision du 18/09/2016 (4 min 15).
3. « Quel impact ont les smartphones que vous utilisez pour l’environnement ? » Reportage du journal télévisé du 20 h de TF1 du 23/10/2017 (2 min 30).
Nous avions proposé aux collègues d’amorcer le débat avec la catastrophe du Rana Plaza, une usine de textile à Dacca (Bangladesh) qui s’est effondrée en 2013. Le bilan était de 1134 morts et de 2500 blessés. Le Rana Plaza abritait plusieurs ateliers de confection travaillant pour diverses marques internationales de vêtements. Cette catastrophe est un des symboles des abus de la fast fashion et de la mondialisation sauvage.
Lors de la mise en commun, un papier a été distribué à chaque élève pour y noter un engagement individuel de réduction d’empreinte écologique vestimentaire ou technologique.
Les papiers ont ensuite été épinglés sur un jean ou un t-shirt que nous avions fourni comme support d’affichage.
Un questionnaire-bilan a été distribué aux collègues qui ont animé la séance et les retours ont été positifs.
En parallèle de la préparation de ces séances, nous avions contacté l’association Virage Energie Climat, ainsi que l’ADEME. La première proposait un prêt d’exposition, la seconde l’envoi de brochures « Le revers de mon look », en totale adéquation avec notre thème.

Une rencontre inspirante

Le hasard fait aussi bien les choses… Lors d’un dépouillement de revues en février 2019, je suis « tombée » sur un article de la revue Phosphore (n° 459 – 1/02/2019) présentant les créations de Clarisse Merlet, jeune architecte lauréate du concours « Faire Paris ». Diplômée de l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Paris Malaquais, Clarisse Merlet a imaginé un matériau de construction innovant en réemployant les vêtements mis au rebut.

Les habits hachés en copeaux arrivent d’une usine de tri : elle les enduit ensuite d’une colle écologique dont elle a créé la recette. Les vêtements défraîchis sont ensuite transformés en briques autobloquantes qu’on peut empiler sans qu’elles glissent. Ces briques peuvent être utilisées de différentes manières (cloisons, mobilier éphémère…), en extérieur comme en intérieur.

Les différents prototypes de briques

Son projet FabBRICK correspondait donc parfaitement aux valeurs que nous voulions transmettre ! J’ai contacté Clarisse Merlet et lui ai proposé de venir au collège présenter sa brique écologique aux élèves. Sa réponde n’a pas tardé, elle était partante. Le 14 mai 2019, nous avions la chance de l’accueillir au collège Notre-Dame de Baugé.

Conférence de Clarisse Merlet devant les élèves

Chaque niveau, de la 6e à la 3e, a assisté à la conférence et a pu poser de nombreuses questions à Clarisse, notamment sur sa machine, modèle unique, qui fonctionne sans électricité. Clarisse a pris le temps d’expliquer son parcours, les difficultés rencontrées à ses débuts, et surtout son insatiable envie d’agir pour la planète.
Elle leur a montré et confié qu’on pouvait agir face au gaspillage textile. Ce fut aussi l’occasion de découvrir le métier d’architecte et les études qui y mènent.

Sa venue coïncidait avec la Semaine de l’environnement, organisée au CDI du 13 au 17 mai 2019. On pouvait y découvrir l’exposition de Virage Energie Climat, les brochures de l’ADEME, la présentation des chartes de classe en 6e/5e, et des engagements des 4e/3e épinglés sur les jeans.
Des actions écocitoyennes ont été réalisées cette semaine-là, comme une collecte de papiers (prospectus, publicités), de bouteilles plastiques et de canettes pour diverses associations locales.

Exposition Virage Energie Climat au CDI

Bilan

Avec le témoignage de Clarisse, notre projet a eu un impact et une résonance auprès des élèves que nous n’avions pas imaginés. Clarisse pense et agit pour un futur sans gaspillage dans le textile et la construction, deux milieux à fort taux de pollution. Savoir que de simples déchets textiles peuvent remplacer brique, plâtre et ciment a ouvert de nouvelles perspectives à nos élèves et leur a insufflé une note d’espoir.

La revalorisation des vieux vêtements en un matériau de construction a donc permis de synthétiser nos deux grands thèmes, et de rendre concrètes les notions abordées autour du déchet, de la récupération et d’une mode éthique et responsable lors des séances en vie de classe.

Ces problématiques qui allient comportements individuels et collectifs, mais aussi gestes quotidiens, m’ont amenée à réfléchir à l’empreinte écologique du CDI et aux changements que je pourrais mettre en place dans mes pratiques et la gestion du CDI.

L’aventure écologique s’est poursuivie l’année suivante et des collègues nous ont rejoints pour mettre en place de nouvelles actions, avec le CDI comme lieu initiateur et fédérateur de projets.

Collecte de piles et de bouteilles plastiques au CDI

Photographies : France-Claire Brouillard

Enseigner à l’heure de l’Anthropocène

Des alarmes que l’on ne peut plus ignorer

« Nous sommes confrontés à une menace existentielle directe… Nous avons été prévenus. Les scientifiques nous le disent depuis des décennies », affirmait déjà António Guterres, secrétaire général de l’ONU en septembre 2018. « Si nous ne changeons pas d’urgence nos modes de vie, nous mettons en péril la vie elle-même », confirme-t-il ensuite au Sommet pour le Climat en septembre 2019.

À notre échelle, comment prendre en compte professionnellement ces injonctions mondiales s’appuyant sur des milliers de données, études, rapports scientifiques étayant depuis des décennies la profondeur des désastres planétaires, plus précisément le franchissement des limites physiques de notre biosphère et dont les boucles de rétroaction ou effets de seuil restent inconnus à ce jour1? À ces catastrophes écologiques présentes et à venir s’ajoutent tous les enjeux sociétaux d’exploitation d’humains victimes de notre mode de vie occidental et d’exacerbation des injustices, une question éthique et d’empathie universelle. L’école ne peut rester à l’écart à la fois des enjeux écologiques, mais aussi des questions éthiques nées de l’Anthropocène.

La jeunesse elle-même demande aux enseignants de changer leurs manières d’enseigner : pas seulement Greta Thunberg, intervenue justement lors du Sommet pour le Climat en 2019, à l’origine du mouvement Youth for Climate, mais aussi le Manifeste étudiant pour un réveil écologique lancé en septembre 2018, soulignant qu’« au fur et à mesure que nous approchons de notre premier emploi, nous nous apercevons que le système dont nous faisons partie nous oriente vers des postes souvent incompatibles avec le fruit de nos réflexions et nous enferme dans des contradictions quotidiennes ». Parmi les 29 propositions concrètes des étudiants en Sciences Politiques de Saint-Germain-en-Laye à leur directrice en avril 2020 : un parcours scolaire obligatoire sur l’écologie (anthropocène, humanités environnementales, économie écologique), un aménagement écologique du campus à la fois technique (sur la base d’un audit global) et administratif, une politique financière juste (partenariats avec des banques éthiques et solidaires) …

Enfin, « la justice vient de reconnaître que l’inaction climatique de l’État est illégale, que c’est une faute, qui engage sa responsabilité. Avec ce jugement extraordinaire, dès aujourd’hui, des victimes directes des changements climatiques en France vont pouvoir demander réparation à la France. L’État va donc faire face à une pression inédite pour enfin agir contre les dérèglements climatiques », communique le collectif L’Affaire du siècle (Notre Affaire à Tous, Fondation pour la Nature et l’Homme, Greenpeace France et Oxfam France) le 3 février 2021.

Enseigner en résonance avec l’état du monde et les attentes des élèves

Autant d’arguments pour changer notre métier d’enseignant. En tant que fonctionnaire de l’État, nous avons cette responsabilité engagée par les accords de Paris qui pourtant nous mènent actuellement sur la trajectoire de 3 ou 4° C d’ici 21002. Comme le soulignent de plus en plus d’étudiants, l’Éducation nationale a sa part de responsabilité sur plusieurs plans : une éducation de plus en plus « high-tech » destructrice et climaticide, des établissements à l’empreinte écologique galopante et des poursuites d’études, qu’elles soient générales, technologiques ou professionnelles aggravant l’état de la planète.

Or, nous avons besoin d’équipes pédagogiques lucides, mais optimistes, désireuses d’accompagner l’éveil des élèves tout en préservant, nourrissant leurs espoir et énergie, par des enseignements, projets et manières d’enseigner en résonance à la fois avec leurs inquiétudes, pas toujours conscientisées mais surtout leur confiance dans les adultes à prendre soin de leur avenir dès maintenant.
Idéalement et ce n’est pas un projet utopique, des équipes sur la même longueur d’onde écologique, soucieuses de passer à l’action avec le soutien des équipes de direction, d’administration et de vie scolaire, bref un établissement scolaire entièrement engagé dans la défense du monde vivant, car quoi de plus essentiel, à partager et à vivre avec nos élèves, que de préserver la vie sur terre, dès lors que nous la savons menacée ?

Enfin, et c’est primordial dans le message partagé avec les élèves, il ne s’agit pas seulement de lutter (et de s’adapter aussi) contre le changement climatique pour survivre, ce serait encore une vision « occidentalo-centrée ». La question est bien de décroître énergétiquement (donc décroître en extractions, pollutions, transports, consommations, émissions de gaz à effet de serre) par devoir envers les populations les plus fragiles qui subissent le développement industriel et la croissance fondée sur l’exploitation du monde vivant depuis des siècles, dont témoigne chaque année un peu plus l’avancement du jour du dépassement3 décomptant le nombre de « planètes Terre » consommées par pays. Il est de notre devoir, par humanité, de nous « dé-développer » matériellement, et surtout de nous « développer éthiquement » : il s’agit de remettre en question la définition-même du progrès telle qu’elle a été construite depuis deux siècles, à savoir des découvertes technologiques et scientifiques indéniables, mais à l’origine d’une masse vertigineuse d’objets et de services pour une grande part polluants, nuisibles, loin de l’essentiel. Ce « progrès » nous emmenant aux portes du chaos climatique pourrait donc peu à peu être remplacé par un progrès humaniste, de souci du monde vivant, humain et non-humain, finalement vers plus de liens et moins de biens. L’école ne serait plus pourvoyeuse de futurs producteurs/consommateurs rouages d’une méga-machine industrielle avalant la planète, mais bien de nouveaux acteurs d’un monde résilient à imaginer ensemble.

Comment opérer cette révolution écolo-pédago-éducative au cœur des établissements ? Tout est possible, selon les aspirations, talents, centres d’intérêt de chacun, pourvu que la boussole reste la même pour tous : faire décroître l’empreinte écologique de son établissement, afin de joindre le geste à la parole enseignée, partagée et vécue avec les élèves. Rien de pire qu’un enseignement théorique débordant de belles intentions pour sauver le monde vivant découplé des pratiques dans chaque matière, de l’établissement lui-même dans son entier. Ce serait une sorte de dissonance cognitive grandeur nature, avec le risque d’une perte d’unité éducative pourtant nécessaire pour mener cet immense chantier. Toutes les filières, générales et professionnelles pourraient se tourner vers des métiers low-techs, respectueux du vivant. Pour ceux qui argumenteraient que ce n’est pas à l’école de réduire son empreinte écologique, mais aux secteurs du transport, du tourisme, des loisirs, etc., il apparaît que tous ces métiers et bien d’autres ont été préparés, enseignés et appris à l’école. Au final, c’est ce dont de plus en plus d’étudiants ont besoin : redonner du sens à leurs études. C’est donc bien à l’école d’amener ses élèves, in fine une société future toute entière, vers des métiers respectueux du monde vivant, pratiqués par des citoyens sensibilisés et impliqués dans le devenir de la vie sur Terre. C’est le sens du métier d’enseignant à l’heure de l’Anthropocène.

Au cœur des CDI, une EMI s’ouvrant à l’écologie

Une fois cette affirmation posée, si l’on se limite aux seuls CDI, que peut-on bien y révolutionner pour participer à ce grand virage vers un monde meilleur ? Suivant le fil de nos trois traditionnelles missions, redéfinir notre Éducation aux Médias et à l’Information en la teintant progressivement d’un intérêt pour la biosphère, sa préservation dans le domaine privé, citoyen et, plus tard, professionnel, bien sûr faire évoluer notre fonds en conséquence, afin de pouvoir y puiser les ressources éclairantes et enfin veiller à une ouverture culturelle écocitoyenne pour ne pas assurer seulement l’épanouissement d’un élève futur salarié-consommateur, mais bien celui d’un être humain conscient des enjeux planétaires.

Comme le font déjà de nombreux collègues professeurs-documentalistes, on pourrait donc investir tous nos outils et méthodes de recherche documentaire dans le domaine écologique aux multiples facettes exploitables : biosphère physique et monde du vivant, enjeux géopolitiques, histoire de l’Anthropocène, infox climatiques et climato-scepticisme, données scientifiques, engagements et militantismes (hommes et femmes exemplaires), les sujets et éclairages teintés par les différentes matières partenaires ne manqueraient pas. Un parcours éco-EMI pourrait être envisagé, afin d’éduquer les élèves à la recherche documentaire et à l’exercice de l’esprit critique, à travers cet immense domaine qu’est l’écologie. La subtilité serait de ne pas faire disparaître tous les autres sujets également vitaux aux apprentissages informationnels, le but étant de donner envie aux élèves d’investir ce domaine, et non pas de le fuir à la suite de nos cours….
Pas de dispositifs pédagogiques particulièrement innovants (au sens actuel high-tech), au contraire, car notre boussole est bien celle de la réduction de notre empreinte écologique professionnelle et donc de la limitation des productions numériques, vidéos, etc. pour une priorité donnée au partage oral, exposés, échanges, débats, auprès des élèves, sous la forme de forums des savoirs, visites d’« expositions-maison », challenges inspirants, rencontres, etc., sans oublier la création de documents, livres, jeux éducatifs, outils à partager, éco-conçus dès le départ pour durer, être partagés.
Repenser nos cours en amont, en essayant de limiter l’usage du projecteur, des vidéos, des photocopies, travailler sur brouillon, recycler nos « fiches » ou tutoriels cartonnés pour plusieurs classes. Enfin, la question à ne pas fuir est celle de l’usage et de la place du numérique. Comment limiter cet usage à l’essentiel sans être accusé d’impréparation par nos élèves au fameux « monde de demain ultra-connecté » (insupportable pour la biosphère, rappel anthropocénique) ? Affronter ce sujet en équipe, arbitrer ce qui est « abandonable » ou pas, limiter l’usage des tablettes et autres portables ou objets connectés, préférer au monde des GAFAM les outils libres en un usage réfléchi, conscientisé.

Côté ressources, quels nouveaux arbitrages ?

Quel fonds documentaire enthousiasmant les élèves par les beautés de la nature, mais non déprimant par les atteintes humaines à cette même nature organiser dans nos rayons (sans plastification des couvertures si possible, ou au minimum…) ? À nouveau un savant arbitrage témoignant de notre attention au moral des élèves : sans cacher les réalités constatées scientifiquement, proposer des lectures inspirantes et motrices d’envie d’agir, d’espoir pour équilibrer un bilan catastrophique, par des actions formidables déjà répertoriées, à valoriser absolument. Les élèves n’ont pas toujours conscience des pertes que nous comptabilisons depuis notre enfance, rien ne sert d’alimenter leur potentielle solastalgie (néologisme de Glenn Albrecht, philosophe australien de l’environnement exprimant le sentiment de perte, passée et future, de notre environnement proche), leur monde est un monde changeant sur lequel il est bon de veiller, il sera sûrement meilleur car plus humaniste si nous « investissons » dans la solidarité, l’empathie, la coopération.

Ce « fonds vert » du CDI pourrait être aménagé sous la forme d’un espace permanent dédié aux thèmes écologiques accueillant expositions maisons, expositions de partenaires, murs d’expression, bref un endroit clairement identifié devenant un peu « totem », avec quelques plantes dans l’idéal (non à but décoratif bien sûr), sur lesquelles veilleraient les élèves, là aussi dans l’idéal. Aménager par ailleurs un espace-débat permanent, avec plusieurs chaises en cercle, faciliterait les rencontres quotidiennes et échanges horizontaux professeurs-élèves.

D’autre part, concernant le numérique, outre les effets psychologiques d’un surdosage quotidien d’écrans pour de jeunes cerveaux4, les chiffres-clefs du numérique pointés par l’ADEME sont éloquents : 4 % des émissions de gaz à effet de serre, des milliards d’appareils fabriqués dans des conditions indéfendables5 dans différents endroits du monde, une obsolescence programmée de plus en plus dénoncée, un recyclage non assuré puisque 70 % des DEEE finissent en décharge dans de nombreux pays pauvres6, pour un trafic essentiellement tourné vers des vidéos divertissantes, stockées en plusieurs exemplaires dans des data centers climatisés (redondance pour une « haute disponibilité »), reliés à nos objets connectés devenus semble-t-il essentiels (un nouveau mot/maux : la nomophobie, No Mobile Phone Phobia). Chaque jour des milliards de données personnelles partagées avec notre consentement alimentent et font fructifier cette nouvelle économie de l’attention.

Enfin, et c’est l’essentiel, plaçons-nous un instant dans la situation d’un professeur d’un pays en voie de développement, observant, de loin, la manière d’enseigner des pays riches : quelles seraient alors ses conclusions ? Et si un élève d’un de ces pays observait l’éducation de son camarade occidental, quel sentiment dominerait-t-il ? Notre mode de vie développé, dont notre éducation fait partie, dépasse les capacités de la planète à se régénérer et impacte incroyablement, injustement les modes de vie et l’éducation ailleurs dans le monde. Étendre notre éducation énergivore et polluante au monde entier serait insoutenable. C’est donc un choix éthique de remettre en question la notion de progrès technologique qui façonne notre éducation actuelle et valorise des inventions, innovations, certes admirables, mais à un coût insupportable et injuste pour l’ensemble du vivant. Il serait donc temps de changer de regard, et viser enfin un progrès humaniste cette fois, où chaque professeur et chaque enfant dans le monde serait tout simplement à égalité.

« 
Sans cacher les réalités constatées scientifiquement, proposer des lectures inspirantes et motrices d’envie d’agir, d’espoir pour équilibrer un bilan catastrophique par des actions formidables déjà répertoriées
»

Des ouvertures culturelles, citoyennes évitant les pièges…

Enfin côté ouverture culturelle, tout est possible à nouveau tant les partenaires potentiels foisonnent et fourmillent et c’est un écosystème réjouissant. Tout simplement par le biais d’un atelier écologie hebdomadaire, de petits gestes en grands projets, les pratiques des élèves, professeurs et administration peuvent changer, de la cour (hôtels à insectes et autres potagers) à la cantine (de plus en plus végétarienne) en passant par les salles de classe bien sûr, des événements peuvent joyeusement animer l’année (vide-greniers, éco-challenges, actions solidaires…), les occasions ne manqueront pas de vivre l’écologie sous le meilleur jour, celui de l’action et de l’engagement, pour ne pas subir, et sentir que l’on peut agir chacun à notre échelle, partout dans le monde. De là à obtenir l’un ou l’autre des écolabels, pourquoi pas si cela fournit des cadres structurants, coups de pouce, compagnons de route, partenaires motivants, etc. Tout en disant non aux anciens projets énergivores, voyages ou autres courses au numérique, bref des projets « éco-sympathiques » à petites échelles.

En outre, ne pas tomber dans le fameux piège du développement durable, pourtant promu par l’ONU depuis 2015 avec ses classiques 17 ODD à l’horizon 2030. Denis Meadows, un des auteurs de The limits to growth (1972, rapport modélisant les scénari planétaires possibles selon nos manières d’y vivre, produire et consommer, justement en pleine croissance) a déclaré en 2012 qu’il était « trop tard pour le développement durable ». Greta Tunberg invite les dirigeants à abandonner leurs « contes de fée de croissance », et l’Agence Européenne pour l’Environnement indique en janvier 2021, dans son rapport Growth without economic growth « la croissance économique est étroitement liée à l’augmentation de la production, de la consommation et de l’utilisation des ressources, ce qui a des effets négatifs sur la nature, le climat et la santé humaine. De plus, les recherches actuelles suggèrent qu’il est peu probable que la croissance économique puisse être complètement détachée de ses impacts environnementaux ».

Et pourtant l’ODD 8 invite le monde à la croissance économique fournisseuse d’emplois et garante d’une sortie de la pauvreté, et l’ODD 9 promeut les industries, innovations et infrastructures à cette fin… Ces deux objectifs inhérents à la révolution industrielle ayant contribué mécaniquement à l’état du monde actuel, comment alors soutenir cette démarche promettant pourtant la durabilité ? À moins peut-être de boycotter ces deux ODD, en les remplaçant par exemple par 2 thématiques absentes, les droits de l’homme et la démocratie, les thématiques liées à la biosphère arrivant enfin en 13e, 14e et 15e places… Mais il vaut mieux rejeter cet outil proposé mondialement car valider cette croissance verte revient à toujours plus puiser de la matière et de l’énergie au creux de la terre.
Il est vital, et ce n’est pas un jeu de mots, de ne pas rester à la surface de ces informations fondamentales. Chacun de nos choix, projets doit intégrer la notion d’énergie grise, c’est-à-dire l’immensité des impacts liés à l’utilisation des objets ou pratiques lors de nos projets que l’on ne voit pas, et qui ne se limitent pas aux objets physiques que nous utilisons en classe avec nos élèves (papiers, projecteurs, tablettes, stylos, etc.). Par exemple faire utiliser leur smartphone aux élèves comme le conseille l’Éducation nationale (« Bring Your Own Device »), nécessite de réfléchir aux impacts environnementaux et sociétaux indéfendables liés à la fabrication de l’objet, comme en témoigne intelligemment Mortel smartphone de Didier Daeninckx7.

Pour terminer, enfin, pratiquons un petit exercice de pensée : projetons-nous dans 20, 30 ans et retournons-nous sur notre passé professionnel ? Serons-nous heureux, en paix avec nos choix ou nous rendrons-nous compte que, si nous n’avons rien fait entre temps, nous aurons participé à la catastrophe annoncée pourtant dès les années 708 ?

« 
Les occasions ne manqueront pas de vivre l’écologie sous le meilleur jour, celui de l’action et de l’engagement, pour ne pas subir, et sentir que l’on peut agir chacun à notre échelle, partout dans le monde.
»

 

 

Les bibliothèques et le changement climatique

Si l’intérêt des bibliothèques est donc visible, peut-on aujourd’hui véritablement parler d’un engagement des bibliothèques en matière de changement global ? Comme le rappelle Johanna Ouazzani-Touhami2, la notion d’engagement peut être abordée d’un point de vue économique, sociologique ou philosophique, ce qui invite à penser l’engagement comme un processus en trois temps interconnectés. Il s’agit d’abord de définir un cadre d’action qui dresse les axes de la responsabilité assumée par la personne ou l’institution engagée, puis de mettre en œuvre cet engagement à travers des actions concrètes et enfin d’évaluer cet engagement avec des indicateurs permettant de voir aussi bien l’aspect éthique et intègre de l’engagement que ses effets et impacts.
Ce sont ces trois aspects que nous avons cherché à observer à travers une enquête menée entre septembre et décembre 2020 auprès de bibliothécaires français déjà engagés dans des actions liées au changement climatique et repérés par leur participation à la mobilisation du 25 septembre 2019. Nous leur avons adressé un questionnaire3 de 46 questions, avons reçu 96 réponses, dont 49 de bibliothèques territoriales. Cet article traite des réponses de ces dernières, à travers lesquelles nous allons observer que si les actions sont foisonnantes et emblématiques du rôle que la bibliothèque veut donner à l’information dans la transformation de la société, l’absence de mention de cet engagement envers le changement climatique dans les textes stratégiques des bibliothèques répondantes et le manque d’évaluation de ces actions limitent de fait la réflexion prospective des bibliothèques envers leur impact sur la société et par rebond la reconnaissance de ce rôle par les élus.

Visibilité de l’engagement

L’engagement des bibliothèques envers le changement climatique n’apparaît pas comme une mission dans les documents cadres des bibliothèques, tels que le Manifeste de l’Unesco pour les bibliothèques publiques4 ou le code d’éthique de l’IFLA5, tous deux rédigés avant l’Agenda 2030. L’Agenda 21 de l’ONU, pourtant rédigé en 1992 et donc avant ces deux textes bibliothéconomiques, offrait une belle place à l’information, mais aucune des six occurrences ne faisait référence à la bibliothèque ou même à l’école. L’IFLA ne commencera à s’intéresser au développement durable qu’au milieu des années 2000, quand des bibliothécaires proposent de créer un groupe d’intérêt spécial, appelé ENSULIB (Environment, Sustainability and Libraries). En 2014, l’IFLA s’engage plus encore en publiant La Déclaration de Lyon6 qui vise à influencer l’ONU à l’heure de la rédaction d’un nouvel agenda de développement durable. Si l’Agenda 2030 mentionne effectivement à plusieurs reprises l’information, les bibliothèques n’y figurent toujours pas. En France, la mobilisation exceptionnelle du 25 septembre 2019 aura permis de faire bouger les lignes et les bibliothèques sont aujourd’hui mentionnées officiellement dans la feuille de route de la France comme des « relais mobilisables dans tous les territoires » pour la mise en œuvre du développement durable7. Ce rôle étant enfin posé, il reste à savoir s’il est tout autant reconnu au niveau municipal ou intercommunal par les élus et assumé par les bibliothécaires eux-mêmes dans leurs propres documents stratégiques.
Pour cela, nous avons posé deux séries de questions. La première série prend place dans la partie du questionnaire relative à l’engagement effectif des bibliothèques interrogées et la seconde dans la partie du questionnaire relative aux représentations sur le rôle des bibliothèques en général. Les résultats montrent que quand l’engagement de leur municipalité est notable pour les bibliothécaires, c’est en général sur des thématiques non culturelles, telles que l’habitat ou la mobilité. Ces réponses manifestent l’absence de la bibliothèque dans les documents stratégiques environnementaux des municipalités. Or ceci n’est pas chose nouvelle et un véritable plaidoyer est à mener pour que les bibliothèques soient considérées comme des actrices utiles sur le champ du développement durable local. Il conviendra peut-être de le commencer au niveau des associations et des défenseurs des bibliothèques, puisque le code de déontologie des bibliothèques françaises8 revu en 2020 comme la proposition de loi pour les bibliothèques9 déposée en 2021 ne mentionnent pas les questions d’écologie, d’environnement ou de climat. Si deux réponses font état d’une prise en compte directe de la bibliothèque dans ces politiques engagées pour le développement durable au niveau local, nous n’assistons pas à une vague d’injonction des municipalités10 à ce que les bibliothèques mettent en place des actions sur le climat. Au contraire, les bibliothèques sont souvent à l’initiative des actions menées et décrites dans le questionnaire (82 %), alors que la tutelle n’est à l’initiative que de 3 % des actions menées (Q.3.3.1). Cependant les dernières élections municipales, qui ont vu plusieurs municipalités être remportées par les écologistes, vont peut-être changer la donne. Il conviendra de suivre dans les années à venir l’évolution à la fois de l’engagement des municipalités et les injonctions faites aux bibliothèques.
Cette prise en compte de la bibliothèque ne peut certainement se développer qu’à condition que la bibliothèque soit en mesure de convaincre de son rôle dans ce champ d’action. Au-delà du travail de plaidoyer qui peut ou doit être mené, la question de l’affirmation de l’engagement de la bibliothèque par la bibliothèque elle-même se pose. À la question « L’engagement de votre bibliothèque envers le développement durable et/ou le changement climatique est-il rendu public ? Est-il écrit dans un document cadre (politique documentaire, projet culturel et scientifique, charte, etc.) ? Est-il manifesté par une action ou un événement d’ampleur ? Est-il manifesté par l’investissement dans un groupe de travail ? » (Q. 2.2), 45 % des bibliothèques confirment la publicisation de leur engagement. Cependant, cette mise en public se manifeste principalement à travers leur programme culturel et scientifique (59 %). En d’autres termes, les bibliothèques proposent des événements sur le climat, proposition qui fait l’objet d’une communication, mais dont on sait qu’elle a davantage pour fonction de trouver des publics pour ces événements, que de mettre en avant l’engagement de la bibliothèque sur le climat. La publicisation de l’engagement sur le climat se fait aussi à travers la participation officielle à un groupe de travail dédié (32 %) ou à travers l’inscription dans un document cadre diffusé publiquement (27 %), mais les statistiques montrent que cette publicisation reste faible. Par exemple, la Médiathèque entre Dore et Allier, précédemment citée, a créé un groupe de travail « Local Challenge » avec d’autres médiathèques et acteurs de la communauté de commune, groupe dont les ambitions participent de la publicisation de l’engagement de la bibliothèque. Ces exemples restent rares et pour un tiers des répondants, l’engagement, s’il existe, n’est pas rendu public et ne fait pas l’objet d’une exposition. Il faut mettre cette question en regard avec le faible taux de rédaction de documents stratégiques dans les bibliothèques, ce que les encouragements à rédiger des PCSES devraient faire évoluer dans les années à venir. L’Agenda 203011, qui fait une place à la valeur de l’information, et la Feuille de route de la France12, qui reconnaît le rôle des bibliothèques, sont deux outils utiles pour dresser les contours de l’engagement des bibliothèques.
Pour autant, ce défaut d’exposition n’est pas lié à une position attentiste des bibliothèques. Au contraire, celles-ci reconnaissent et assument la responsabilité qu’elles jouent en matière de lutte contre le changement climatique. À cette question de la responsabilité de l’institution : « Pensez-vous que la bibliothèque joue un rôle dans la lutte contre le changement climatique ? » (Q. 5.4), « Pour vous, peut-on parler de responsabilité de la bibliothèque ? » (Q. 5.5), quasi-unanimement, les répondants pensent que la bibliothèque joue un rôle dans la lutte contre le changement climatique. Les 4 % ayant répondu négativement à cette question précisent leur réponse en indiquant que l’impact de leur bibliothèque et de ses actions reste trop faible au regard de l’urgence de la situation. Il s’agit dès lors de voir dans quelle mesure ces engagements et ces intentions sont reflétés dans des ensembles d’action. C’est dans l’agir, dans la mise en acte, que la bibliothèque peut devenir véritablement actrice, au sens théâtral de la politique, comme le montrait Etienne Tassin13, et afficher sur la place publique son engagement.

Mise en œuvre de l’engagement

Étudier l’engagement des bibliothèques envers le changement climatique nécessite donc d’observer les actions elles-mêmes afin de voir ce qu’elles disent de cet engagement. La grande majorité des bibliothèques répondantes (73 %) ont mené des actions autour du développement durable et/ou du changement climatique en 2019 ou 2020. Pour faciliter l’étude des actions décrites, et comprendre ce qu’elles visent et permettent, nous nous sommes appuyés sur la description des actions des bibliothèques, telles que définies par David Lankes, un professeur de bibliothéconomie américain, qui a écrit l’Atlas de la nouvelle bibliothéconomie14. Pour Lankes, le rôle de la bibliothèque est d’améliorer la société par six axes de travail :

● En fournissant des connaissances, qui permettent aux individus de se construire une vision du monde.

● En invitant des conversations à se tenir au sein de la bibliothèque, soit entre les documents mis à disposition, soit entre les individus qui les empruntent, soit entre les invités de la bibliothèque et ses visiteurs dans les actions de programmation scientifique et culturelle ou dans les actions de médiation.

● En facilitant l’accès à ces connaissances du point de vue des compétences, en d’autres termes, la formation aux différentes littératies nécessaires pour entrer en conversation autour des connaissances mises à disposition.

● En incitant tout le monde à prendre part à la création/circulation de connaissances, via des mécanismes d’inclusion, via des animations participatives, via des actions hors les murs, etc.

● En affichant l’engagement actif de la bibliothèque, dans ses documents cadres, auprès des médias, auprès des publics, etc. Cet aspect a été vu dans la partie précédente.

● En développant des compétences adaptées pour l’équipe de la bibliothèque. Cette partie sera vue dans la partie 3 de cet article sur l’évaluation.

Ces six axes présentent une carte nous permettant d’identifier les types d’actions proposées et permettent ainsi de brosser le portrait d’une bibliothèque en train de participer à l’amélioration de la société par son action sur le changement climatique. Pour cela, nous avons d’abord cherché à identifier le type d’actions menées à travers une question sur l’objet de l’action (Q. 3.2). On voit dans le graphique ci-dessous que les actions relèvent principalement de la mise à disposition de ressources et de l’organisation d’événements.

Figure 1 : Répartition des actions menées par objet. Q3.3 et Q3.4 [réponse à une question à choix multiples]

Ces résultats ne sont pas étonnants, compte tenu de la spécificité de la bibliothèque : fournir de l’information et assurer une médiation de celle-ci. De même, les réponses à la question (Q. 3.3.3/3.4.3) sur l’objectif visé de l’action décrite, à savoir informer, susciter le partage ou montrer l’exemple, accentuent ces résultats en pointant l’importance de la transmission d’information (73 %) et du partage de solutions (72 %) au détriment de la transformation de la bibliothèque pouvant se présenter alors comme exemple ou modèle (36 %). Les actions de la bibliothèque de Morne à l’Eau illustrent parfaitement ce rôle de diffusion d’information : « La ville de Morne à L’Eau, meilleure petite ville pour la biodiversité 2018, poursuit ses actions en matière de partage et d’acquisition de connaissances sur la richesse de son environnement. L’action propose aux jeunes publics des activités de « vulgarisation scientifique », à travers des ateliers jeux/découvertes pour les sensibiliser à la connaissance et à la préservation de leur territoire. À long terme le projet est d’enrichir le fonds documentaire numérique de la bibliothèque par la mise à disposition de travaux de recherches universitaires soutenus par la ville et traitant de la biodiversité » (Réponse au questionnaire, Q. 3.3).
Cependant, à la question Q. 5.4, sur le rôle de la bibliothèque face au changement climatique, les bibliothécaires considèrent que l’information transmise vise d’abord à développer un esprit critique sur la question du changement climatique, plutôt qu’à transformer les pratiques directement (voir la figure 2). Semble se dégager de cela le dessin bien connu d’un engagement naturel de la bibliothèque envers l’émancipation, une bibliothèque qui fournit de l’information pour que chacun et chacune puisse comprendre et analyser l’évolution de la société. La question de la transformation des pratiques ne serait finalement que secondaire, la bibliothèque ne s’engageant pas pour une pratique ou une autre, mais s’engageant pour que les citoyens déterminent leurs meilleures conditions d’existence dans cette société. Cette position fait écho à la notion de littératie environnementale telle que proposée par Kathryn Miller. À ce sujet, Manon Leguennec écrit : « En convoquant le concept d’environmental literacy, qu’elle définit comme la « capacité à identifier un choix durable et à faire ce choix », [Kathryn Miller] affirme qu’aujourd’hui au XXIe siècle, les bibliothèques publiques ont le rôle d’enseigner la conscience environnementale à travers la programmation et les services de la bibliothèque. L’éducation à l’environnement est une autre manière pour la bibliothèque d’aider sa communauté à faire un pas de plus vers le progrès sociétal »15. Le développement d’une conscience environnementale peut alors se faire à travers ces actions de sensibilisation au développement durable, qui visent aussi bien à comprendre les enjeux qu’à développer son esprit critique sur cette notion.

Figure 2 : Répartition des rôles de la bibliothèque dans la lutte contre le changement climatique. Q 5.4 [réponse à une question à choix multiple]

Pourtant, l’étude des actions menées et décrites par les bibliothécaires dans le questionnaire montre qu’en parallèle de cet effort de conscientisation des publics, les bibliothécaires travaillent à une autre littératie, qui repose sur la pratique d’une éthique environnementale et qui appelle à un changement rapide de pratiques. De fait, si de la question des actions menées en général (voir figure 1), il ressort que les bibliothèques mènent davantage d’actions de sensibilisation que d’actions visant le changement de pratiques, l’appel à la description d’actions fait ressortir l’intérêt des bibliothèques pour cette deuxième catégorie d’actions. Ainsi, les actions décrites sont à 29 % des actions de sensibilisation (collections, conférences, projections, expositions) et à 60 % des actions de changement de pratique (atelier, bonne pratique). On ne prend pas ici en compte les événements, qui rassemblent plusieurs types d’actions, certaines de sensibilisation et d’autres de changement de pratiques.

Figure 3 : Répartition des actions décrites par type

Les actions décrites par les répondants, si elles prennent encore souvent la forme d’une sensibilisation documentaire à travers la mise à disposition de tables documentaires thématiques ou de fonds documentaires thématiques, s’ouvrent aussi à des réflexions sur les pratiques et à des encouragements au changement de pratique avec la mise à disposition d’un autocollant Zéro Déchet pour les commerçants, l’organisation d’ateliers zéro déchet ou fabrique de lessive, l’installation d’une grainothèque ou encore la participation à l’opération Le Jour de la Nuit sur la pollution lumineuse. Certains projets sont clairement des exhortations au changement des comportements quotidiens. Ainsi, la bibliothèque de Gilly sur Isère « accompagne un groupe d’habitat partagé pour le démarrage de leur projet : temps de rencontre, projections destinées à tous les publics hors le groupe, sur des thématiques comme : la gouvernance partagée, l’autonomie alimentaire, etc. » (Réponse au questionnaire, Question 3.3). Ou encore le réseau des bibliothèques de Rouen qui propose à son public des « fiches « défis zéro déchet « . Chacun pourra « emprunter » une fiche pour environ 1 mois, et tenter de réussir le défi proposé. Chaque fiche renvoie à un ouvrage présent dans les collections et empruntable pour approfondir la question abordée. À la fin du défi, un baromètre des réussites est présenté. Les gens peuvent ainsi voir quels gestes semblent les plus faciles pour se lancer. » (Réponse au questionnaire, Question 3.3). Quant aux actions proposées uniquement pour la jeunesse (7 %), elles sont bien plus délibérément tournées vers les pratiques : ateliers jeux/découvertes pour sensibiliser à la connaissance et à la préservation de son territoire, nettoyage de la nature, plantation d’arbres dans le jardin de la bibliothèque, ateliers et jeu autour du tri, etc.
En cela, la bibliothèque s’inscrit résolument dans la définition de l’éducation au développement durable telle que proposée par l’Unesco : « L’éducation est un élément essentiel de la réponse mondiale au changement climatique. Elle aide les gens à comprendre et à faire face aux effets du réchauffement climatique, augmente les connaissances sur le climat parmi les jeunes, encourage des changements dans leurs attitudes et leurs comportements, et les aide à s’adapter aux tendances liées aux changements climatiques »16. On retrouve là également trois des modes de médiation au changement climatique, tels que décrits par Marine Soichot dans son étude des actions des musées17 : le mode informatif (« Donner des informations claires et objectives sur toutes les dimensions du problème »), le mode interventionniste pour un changement de comportements (« Favoriser l’adoption de comportement écologiquement vertueux ») et le mode critique (« Interroger la définition dominante du problème climatique et la notion de développement durable »). Ce sont donc à deux types de littératies environnementales que les bibliothécaires se livrent en parallèle : éveiller les consciences sur la situation et faire amorcer des changements de pratiques, dessinant ainsi une bibliothèque dont l’engagement reflète la capacité à se saisir de l’urgence à agir. Reste à savoir si ces actions sont porteuses et ont un effet réel sur les consciences et les pratiques.

L’évaluation de l’engagement

Car si agir permet que l’engagement ne soit pas juste un effet d’annonce, il convient de s’assurer également que l’engagement ait un effet pour qu’il ne soit pas action vaine. Les bibliothèques se sont emparées de la question de l’évaluation de l’impact depuis une dizaine d’années. Après les enquêtes menées en Espagne par exemple18, les recherches d’Aabo19 ou encore le rapport The Weight They Worth20, les bibliothèques françaises ont lancé au milieu des années 2010 un groupe d’advocacy au sein de l’ABF, qui avait pour mission de mener une grande enquête d’impact. Ce projet, mené avec la Bpi et le ministère de la Culture, a pour l’instant fait l’objet d’un rapport sur la mesure des effets des bibliothèques21 (Le Quéau et Zerbib) et les résultats de l’enquête elle-même devraient être rendus publics en 2021. S’il a fallu autant de temps, et c’est tout à fait clair dans le rapport de Le Quéau et Zerbib, c’est que la tâche est ardue à mener. Et si elle l’est au niveau national, on peut imaginer qu’elle le soit encore plus au niveau local, quand les moyens et les expertises en enquêtes sociologiques ne sont pas aussi disponibles. Il convient donc d’approcher la question de l’évaluation de l’action et de l’engagement avec des indicateurs qui seraient les plus accessibles aux bibliothèques.
Dans le cas de l’engagement pour le développement durable, nous pouvons définir trois manières d’aborder la question de l’évaluation. La première reviendrait à réussir à traduire les indicateurs de l’Agenda 2030 en indicateurs bibliothéconomiques. Il s’agirait alors de pouvoir montrer que les bibliothèques participent de la réalisation des objectifs de développement durable (ODD). Malheureusement, ces indicateurs sont trop spécifiques pour être traduits convenablement pour le secteur bibliothéconomique. Ce travail de traduction des indicateurs n’a donc pas encore abouti, mais reste toutefois un objet en cours de réflexion pour des associations telles que EBLIDA et son groupe de travail ELSIA-EG22.
Une autre approche serait tout simplement d’évaluer chaque action liée au changement climatique ou au développement durable de la même manière que leurs autres actions. Il s’agirait alors d’utiliser des indicateurs permettant de s’assurer que l’action a atteint ses objectifs et qui permettent, le cas échéant, de repenser et rectifier l’action menée. Il convient pour cela d’avoir à la fois des indicateurs de résultats et des indicateurs d’un impact direct sur les bénéficiaires. Pour voir si de tels indicateurs sont utilisés, nous avons demandé aux participants : « Quels indicateurs avez-vous choisi pour évaluer cette action ? » (Q. 3.3.6). Aucun indicateur n’est utilisé dans 8 % des cas. Quand un indicateur est utilisé, il s’agit d’indicateurs qui ne sont pas spécifiques au développement durable, comme le taux de fréquentation (54 %) et le taux de rotation des documents ou des ressources (22 %). Des indicateurs relatifs à l’impact sont également utilisés : indicateurs liés aux retours d’expériences (19 %), à l’impact de l’action à court, moyen et long terme (17 %) et à la satisfaction des participants (15 %). À titre d’exemple d’impacts, on peut citer « la création d’un réseau de citoyens actifs » à la Médiathèque municipale Vélizy-Villacoublay, le « nombre d’observations d’oiseaux » suite à l’installation de nichoirs à la Médiathèque Antoine de Saint-Exupéry, ou la pesée systématique de chaque objet réparé « afin qu’à la fin de chaque saison, on connaisse le poids de l’ensemble des objets qui ne sont pas partis à la poubelle » à la Médiathèque Philéas Fogg de St-Aubin du Pavail23. Enfin, une série d’indicateurs relatifs à la réception des actions sont utilisés, tels que la diversité des publics (4 %), l’implication des participants (7 %), l’implication des partenaires (4 %), l’intérêt suscité (8 %), le relais de l’événement par les médias, les partenaires, les réseaux sociaux (7 %). Les indicateurs relatifs au fonctionnement interne sont étonnamment peut-être les moins utilisés : coût financier (1 %), respect des délais (1 %), temps d’investissement des équipes (3 %), pérennité de l’action (4 %), et implication de la tutelle (3 %). L’existence de ces indicateurs et leur connaissance par les bibliothèques, laissent voir la possibilité pour les bibliothèques de mener à bien une politique d’évaluation de leurs actions en matière de développement durable, à la condition qu’elles développent une politique interne d’évaluation de leurs actions en général, ce qui n’est peut-être pas encore assez le cas.
Enfin, une dernière approche de l’évaluation consisterait à identifier des indicateurs afin de s’assurer que la bibliothèque a bien mis en œuvre tout ce qui lui était possible pour agir. Il convient pour cela d’avoir des indicateurs de fonctionnement (personnels mobilisés, coût, délais, etc.) et des indicateurs d’intention (formation du personnel, budget prévisionnel). Les indicateurs de fonctionnement sont particulièrement sous-utilisés (voir ci-dessus) et les indicateurs d’intention n’ont pas été mentionnés dans les réponses à la question précédente, ou à la question suivante : « Quels indicateurs avez-vous prévu de mesurer pour évaluer la mise en œuvre de votre engagement ? » (Q. 2.3). D’une manière générale, les bibliothèques reconnaissent ne pas être en mesure d’évaluer la mise en œuvre de leur engagement (94 % des réponses). Cependant quelques rares bibliothèques font état d’une volonté de mise en place d’un dispositif ayant pour objectif de définir de tels indicateurs ou d’utiliser des indicateurs de l’Agenda 2030, ce qui est d’ailleurs un des usages de cet outil comme 23 % des 81 % de répondants qui l’utilisent l’ont confirmé. Peut-être faut-il travailler aujourd’hui à développer des outils qui permettraient aux bibliothèques de faire des auto-diagnostics de leur engagement ODD par ODD24. Sur le modèle de l’audit d’inclusion sociale du CULC25, il s’agirait de définir des niveaux attendus d’engagement, mesurables par des indicateurs de fonctionnement, d’intention, d’impact et de réceptivité. Ce travail, qui reste à faire, est en germe dans nos recherches et nous espérons pouvoir établir un tel outil qui faciliterait à la fois la définition de l’engagement des bibliothèques, les modalités des actions à mener et la promotion de leur rôle vis-à-vis des tutelles.

« 
L’engagement pour la lutte contre le changement climatique ne coûte pas plus que les autres actions menées par les bibliothèques.
»

Conclusion

À la question relative aux freins rencontrés pour mettre en œuvre des actions liées au changement climatique, 81 % des répondants déclarent rencontrer des difficultés en termes de compétences, de motivation, de budget ou d’intérêt de la tutelle et des publics. En revanche, pour 19 % d’entre eux, et c’est la réponse la plus représentée, aucune difficulté n’a fait obstacle à la mise en œuvre de l’action. Peut-être faut-il arrêter cet article sur cette donnée et rappeler que l’engagement pour la lutte contre le changement climatique ne coûte pas plus que les autres actions menées par les bibliothèques. Certes, il faudrait l’accompagner d’une stratégie officielle et d’une évaluation solide, mais cela est vrai de toutes les politiques publiques. Il ne reste donc plus qu’à se lancer et participer à notre niveau à ces transformations sociales nécessaires aujourd’hui.

 

 

Culture-Nature, en trait d’union au CDI

Un retour d’expérience au lycée Beauséjour de Narbonne montre, à travers les déclinaisons d’un projet de grainothèque, que le professeur documentaliste est le passeur culturel naturel de cette éducation à la citoyenneté, le garant de ce lien ductile à tisser aujourd’hui au CDI.
Le CDI en tant que « lieu de formation, de lecture et d’accès à l’information », dans la ligne de la circulaire de mission n° 2017-051, du 28 mars 2017, est le reflet de la société qui aujourd’hui s’interroge sur son impact sur le climat. Le professeur documentaliste a un rôle à jouer dans la sensibilisation aux enjeux environnementaux auprès des différents publics qu’il accueille tous les jours au CDI. En les accompagnant à participer à des actions ponctuelles ou à des animations culturelles, en construisant des projets et en incitant à l’intégration dans la politique documentaire des partenaires locaux déjà engagés dans des initiatives écologiques locales, il devient un maillon fort de l’engagement écologique de son établissement scolaire dans une démarche raisonnée et durable.

Feu vert

La Semaine européenne du développement durable, en septembre, peut être un tremplin pour conjuguer au quotidien une éducation au développement durable. Transversale, c’est une éducation partagée et à partager. Le CDI est l’écrin de la culture, ce qui en fait le lieu propice pour appeler à protéger la nature.
Culture et nature ne s’opposent pas, mais se réunissent en ce lieu pour accompagner les citoyens à devenir vertueux. Le rôle du professeur documentaliste est de promouvoir des rencontres pour inciter les élèves à réfléchir au monde qu’ils souhaitent construire demain.

Le rayon vert

C’est une éducation qui fédère élèves, enseignants, parents dans des pédagogies de projets, ouvrant chacun sur son environnement si et seulement si elle reste modeste.
Il ne s’agit pas de prôner les gestes, les attitudes écoresponsables envers et contre tous les réfractaires. Ce n’est pas une éducation qui vise à dénoncer les travers de nos sociétés de consommation, ni du saupoudrage de bonnes pensées pour avoir bonne conscience ou pour répondre à une incitation gouvernementale.
Agir en tant que professeur documentaliste c’est proposer avec conviction à ses usagers ce retour à l’essentiel : accueillir la nature sur ses rayonnages, réconcilier nature et culture. Rester curieux et inventif. Dans tous les CDI, construisons avec les élèves une grainothèque de fleurs, de mots ou de métiers.

Avoir la main verte

Les grainothèques sont des banques de graines qui témoignent aussi de l’environnement local. Seules les semences pouvant pousser dans la région où est implantée la grainothèque seront choisies. Sont ainsi privilégiés les légumes, les fleurs et les aromatiques. Il est évident qu’un partenariat avec une jardinerie locale pour acheter les premières graines est nécessaire. Des potagers pédagogiques ont été conçus, en parallèle parfois, autour de thématiques comme « les plantes qui soignent » ou les carrés médiévaux, pour mettre en valeur ces bibliothèques vertes.
Rassurons-nous, le professeur documentaliste ne doit pas nécessairement avoir la main verte dans son CDI pour inciter à la conception d’un réservoir vert.

Se mettre au vert

Dans le cadre de l’AP, par exemple, les élèves accompagnés de leurs professeurs peuvent relever le défi de concevoir une grainothèque. Cette initiative s’inscrit également dans le parcours citoyen de l’élève ou peut intéresser les éco-délégués. Les grainothèques fonctionnant sur le système du libre-échange attirent de nouveaux usagers. Les élèves prennent une graine et en donnent une en échange. Pour commencer la grainothèque, nous avons pu bénéficier d’un don, d’autres graines ont été achetées. Il s’agit de toujours veiller à approvisionner la grainothèque de graines de fleurs, de légumes et de fruits locaux. Le sachet qui abrite la graine fournira à l’élève les informations nécessaires à sa plantation sur son rebord de fenêtre, son balcon, son potager ou son jardin. C’est une action qui relie les générations. Beaucoup d’élèves ont rapporté des graines des jardins ou des potagers de leurs grands-parents.

Vers un CDI vert ?

Tous les professeurs sont invités à participer : le professeur d’arts plastiques concevra les affiches ou le meuble qui accueillera les pochettes, le professeur de SVT prodiguera de bons conseils dans le choix des semences, le professeur d’histoire géographie réfléchira aux enjeux environnementaux et animera des débats citoyens en classe, le professeur de lettres et les professeurs de langues créeront les pochettes et indiqueront en plusieurs langues les conseils de culture. Un règlement pourra être écrit et discuté en éducation civique ou avec les assistants d’éducation. Le professeur documentaliste apportera son aide aux élèves pour penser à une classification des graines avec le professeur de physique à partir du tableau périodique des éléments, par exemple.
Il accompagnera également les élèves à prélever l’information à mentionner sur les pochettes de graines lors de recherches documentaires.
Ces pochettes seront mises à disposition au CDI. Il pourra être intéressant de valoriser leur création auprès de la médiathèque de réseau.

Et un jour, nous avons rencontré Johann Charvel1 et nous avons décliné les grainothèques en grainothèques de mots et de métiers… Grâce à cet écrivain, entremetteur entre la culture et la nature, nous avons étoffé notre vocabulaire lors de son spectacle théâtral « permaculturel », La graineterie de mots. Il nous a invités à « cultiver la biodiversité de notre vocabulaire ». Une grainothèque peut en cacher une autre.

Grainothèque de mots

Pas de mauvaises graines chez les mots

Après une banque de graines, une grainothèque de mots peut être réalisée au CDI. Chaque année, des mots entrent dans le dictionnaire. Pour 2021, le mot influenceur est ajouté, qui est défini comme la personne qui, en raison de sa popularité et de son expertise dans un domaine donné (la mode, par exemple) est capable d’influencer des pratiques de consommations. D’autres termes sont retirés, c’est le cas des mots : assoter, baladinage, finet, poétereau… Tous les mots supprimés sont présents sur le site de l’Académie française. Les élèves s’y rendent et font leur récolte de mots précieux et anciens pour créer des pochettes de mots.
Pour lutter contre le désherbage de la langue française, d’autres élèves empruntent un mot qu’ils choisissent et le sèment librement. Le pari réalisé est que les élèves vont employer le mot selon les conseils de culture fournis sur la pochette et ainsi enrichir leur vocabulaire.
Chaque pochette de graines de mots est composée du mot en plusieurs exemplaires à l’intérieur. Sur la pochette sont écrits son étymologie « appartient à la famille de », sa définition, son synonyme, un antonyme, un exemple de phrase et un conseil de culture : « le répéter 5 fois par jour » ou « essayer de l’employer le mercredi seulement » ou encore « faire deux phrases contenant le mot ». Nous pourrions imaginer ajouter d’autres informations : sa traduction en langue étrangère par exemple. À chacun de s’emparer et de faire germer l’idée.

Un mot à planter (verso)
Un mot à planter (recto)

Graines de citoyens

Concernant les métiers, nous avons choisi également de faire créer aux élèves, sur le même modèle, des enveloppes-métiers pour décliner l’expression « graine de ». À l’intérieur de chaque pochette Avenir est présente une fiche métier en plusieurs exemplaires. Réalisées par les élèves de terminales pour s’informer et informer les autres élèves sur le métier qu’ils aimeraient exercer plus tard, ces « graines de métiers » sont mises à disposition prioritairement auprès des élèves de première, de seconde et seront proposées aux élèves de 3e du collège voisin lors des Portes Ouvertes comme ressources documentaires dans l’Espace Orientation du CDI. En Aide Personnalisée, chaque élève conçoit une fiche métier recensant la formation nécessaire, les compétences et les qualités à posséder ainsi qu’une description des tâches principales du métier étudié. Sur l’enveloppe sont aussi mentionnées les sources utilisées (l’élève doit proposer une bibliographie et une image libre de droit pour l’illustrer) ; le métier est noté avec sa « famille » et ses synonymes. À l’intérieur de la pochette, on peut imaginer glisser le QR code de la fiche ONISEP correspondante par exemple.
Les pochettes réalisées en AP donnent également l’occasion de vérifier que les élèves savent prélever l’information dont ils ont besoin pour réaliser ensuite leur lettre de motivation. C’est un exercice de saison à faire pousser dans les CDI pour préparer les élèves au Grand Oral…

Culture-Nature, en trait d’union au CDI

« Si hotum in bibliotheca habes, deerit nihil » écrivait Cicéron à Varron : Si tu as une bibliothèque et un jardin, tu as tout ce qu’il te faut. Offrons aux élèves tout ce qui leur faut pour demain. Cultivons notre esprit par les livres en semant des graines.

Graines pour grainothèque

Photographies : Bénédicte Langlois

 

Le Jardin du rêve et du savoir

Le Jardin du rêve et du savoir du collège Roland Garros de Nice est une illustration de cette démarche : tout est parti d’une idée qui a germé dans les esprits à la suite de la crise sanitaire : celle d’un CDI extérieur. Cette idée s’est développée avec la découverte d’un lieu propice à sa réalisation, jusqu’à ce que des éléments extérieurs permettent d’envisager sa concrétisation. Les élèves, tels un groupe de jardiniers, ont alors été sollicités dessinant les plans de ce CDI hors du commun et hors les murs.

Une idée qui germe

Lorsque la pandémie est apparue, de nombreux CDI se sont vus désertés de façon imposée. Puis, très vite, les professeurs documentalistes se sont adaptés selon le protocole sanitaire propre à leur établissement.
Le collège Roland Garros est un établissement au carrefour de deux quartiers très différents : le quartier de la gare, très populaire et le quartier de Cimiez, plutôt huppé. De ce fait, le collège accueille un public très hétérogène avec près de 50 nationalités différentes et des élèves issus soit de catégories socioprofessionnelles très défavorisées (33 %), soit très favorisées (33 %). En outre, nous proposons une Ulis et une UPE2A. Cette mixité sociale est très riche et permet de mener à bien de nombreux projets pédagogiques très diversifiés.
À la rentrée 2020, par mesure de précaution, l’établissement accueillant près de 700 élèves, toute fréquentation du CDI, en dehors des séances de groupes classes, a été interdite jusqu’à nouvel ordre. Ce fut brutal, voire douloureux. Il fallait réagir vite pour que notre Cérès1 ainsi privé de sa sève ne se fane pas. Dans un premier temps, et comme nous avons la chance de nous situer dans une région au climat plus que favorable, le club lecture a donc été déraciné et implanté en extérieur. Chaque midi, livres et fauteuils ont été déménagés à l’air libre. Nous avons choisi un espace relativement calme entre l’entrée de l’établissement et le parking à vélos. Bien que ce ne soit pas une solution très florissante, elle a permis aux élèves de renouer avec le plaisir de lire le temps de la pause méridienne. En outre, le club lecture, non dissimulé par ses 4 murs, a attiré les regards et par ricochet de nouveaux membres.
Puis le froid a commencé à pointer le bout de son nez. Tels des voiles d’hivernage, nous avons sorti les plaids pour pouvoir prolonger le club en extérieur. Cette période un peu particulière a placé le Club lecture sous les rayons du soleil, mais aussi sous le feu des projecteurs. Nombreux ont été ceux qui se sont intéressés à notre petit groupe et, petit à petit, tout un chacun a commencé à imaginer un Cérès pérenne, hors les murs.

Le CDI extérieur

Baliser le terrain

Notre collège, labellisé E3D2, s’étend sur près de 12 000 m² très arborés : micocouliers, bigaradiers, mimosas, pins, palmiers et magnolias côtoient nos potagers, un potager classique et un autre en aquaponie (système permettant de faire vivre ensemble et en parfaite harmonie des plantes et des animaux aquatiques dans un système fermé ; les plantes se nourrissant des déjections des poissons par leur capacité à filtrer l’eau).

Situé sur une colline, le terrain est en relief et offre de nombreux coins et recoins de verdure plus ou moins exploités. Avec le Club “Lecture en herbe”, nous nous sommes davantage intéressés à ces espaces, mais c’est le chef cuisinier du restaurant scolaire qui a trouvé l’emplacement idéal pour implanter notre CDI extérieur.
En effet, derrière les cuisines, dans un endroit non fréquenté et se situant en haut d’une butte se cache un plateau totalement envahi par les broussailles et les mauvaises herbes où se perdent quelques trésors comme le carré d’orchidées sauvages. Ce petit coin de paradis est vraiment l’endroit rêvé pour notre projet, mais il nécessiterait des travaux de jardinage, d’aménagement, de sécurisation et d’ornementation. La professeure documentaliste soumet quand même l’idée à la Principale, l’emmène sur place et lui présente succinctement le projet qui commence à prendre racine dans son esprit, mais surtout dans celui des élèves.
Un rapide état des lieux est alors dressé. Il faut sécuriser le terrain avec une barrière pour éviter les chutes, recréer un accès depuis la cour et surtout débroussailler ! La cheffe d’établissement est très intéressée par cette idée d’un lieu de culture en extérieur, mais cela demande du temps, de la réflexion et un certain budget. Malgré tous ces freins, chacune se garde d’enterrer l’idée et, au contraire, se dit qu’un jour viendra où il sera possible de planter les jalons de cette idée peu banale, en collège, d’un jardin de lecture.

Le jardin

Préparer semis et plantations

Pour créer un jardin, il faut certaines connaissances, certains savoir-faire et, parfois, un peu d’aide extérieure. La Principale du collège, bien consciente de cette dernière donnée et tout à fait convaincue de l’aspect pédagogique du jardin de lecture, a soigneusement rangé ce projet dans un coin de son esprit et a patiemment attendu cet engrais qui manquait à l’aboutissement de ce lieu.
Cet “engrais” s’est présenté une avant-veille de vacances avec la venue de la nouvelle cheffe du service maintenance, chargée des collèges au Conseil Départemental. Cette dame visitait les établissements lorsque ses pas l’ont menée jusqu’à nous. Après avoir constaté et priorisé les travaux d’entretien, elle s’est penchée sur notre label E3D ainsi que sur notre projet d’établissement, qui présente toute une partie consacrée au bien-être des élèves et du personnel. C’est dans ce contexte que l’espace visé pour notre jardin de lecture lui a été présenté. Le fait que ce projet soit partagé par les élèves et les adultes, associé à l’idée de créer un lieu culturel en extérieur, ainsi que le désir d’exploiter un espace vert jusque-là à l’abandon, a suscité tout son intérêt. Elle s’est alors engagée à nous accompagner tant matériellement qu’humainement dans cette aventure. Deux jours plus tard le terrain était totalement débroussaillé à l’exception du carré d’orchidées sauvages. Le premier coup de bèche étant donné, il était désormais officiellement possible de dévoiler le projet et de s’y investir totalement.

Les fourmis se mettent à l’œuvre

Les débroussailleuses à peine rangées, le Club Lecture a été réuni avec pour ordre du jour une surprise. En fait, ce n’en fut pas une car les membres du club n’ayant nullement abandonné leur idée de jardin de lecture, avaient deviné, sans y croire, ce qui se tramait derrière le restaurant scolaire.
Ils ont aussitôt pris les choses en main avec beaucoup d’enthousiasme, dressant la liste des actions à mener et celle des besoins matériels. Sans le savoir, ils venaient de se lancer dans la pédagogie de projet et le design thinking3. Très impliqués et faisant preuve d’un véritable esprit d’équipe, ces élèves de 6e et 5e, membres volontaires du club Lecture, ont tout d’abord procédé à un brainstorming pour lister les besoins, définir un nom pour ce nouveau lieu, rédiger un règlement, choisir un mobilier adapté et faire le point sur les activités attendues dans cet espace. En partenariat avec le service d’intendance, ils ont appris les impératifs et les règles d’achats d’un établissement scolaire. Ils se sont ensuite plongés dans les catalogues professionnels pour rechercher du mobilier d’extérieur conforme à leurs attentes et dans le respect des normes des collectivités.
Parallèlement, nous leur avons expliqué quels travaux les services du Conseil Départemental envisageaient avec quelques bonnes surprises dont l’installation d’un mur végétal pour atténuer le bruit du boulevard.
Ces séances avaient à la fois un goût d’anniversaire, tant les élèves semblaient heureux de se lancer dans cette entreprise, et un côté comité de rédaction, chacun prenant son rôle très à cœur. Tous étaient très actifs, car après avoir distribué les missions de chacun, les uns ont rédigé des lettres à l’intention du Département, les autres se sont penchés sur le nom du lieu, tandis que d’autres encore discutaient du coût de tel transat ou de la couleur du voile d’ombrage. Les élèves ont fait preuve de beaucoup d’autonomie et d’un grand sens des responsabilités. Chacun a vraiment apporté son empreinte au projet, s’exprimant en ces termes :

« Il faut un panneau comme ceux qu’on voit sur les sentiers de randonnées pour afficher notre règlement et le programme des activités.
Ce serait bien de mettre une plaque de rue pour indiquer le nom de notre jardin.
Nous avons besoin d’une poubelle. Elle doit être en bois parce que nous serons dans un jardin.
Et si on mettait une table style table de pique-nique pour pouvoir écrire confortablement ?
Il faudra protéger notre cabanon avec du produit spécial si on veut qu’il dure longtemps. »

Ces élèves se sont lancés dans le projet de façon très active et très mûre. Ils se sont penchés sur tous les aspects du jardin : financiers, pratiques, environnementaux et esthétiques. Souvent ils ont surpris les adultes par leur maturité, mais aussi par leur caractère raisonnable et leur capacité à se projeter dans ce lieu naissant.

[Se] Cultiver

Notre jardin de lecture a finalement été baptisé Jardin du Rêve et du Savoir pour rendre visible son lien avec le Cérès, mais aussi parce que ses deux fonctions principales seront la lecture et l’acquisition de connaissances en lien avec notre environnement. Au fil des séances, le jardin a révélé un besoin de respiration et de sérénité, mais aussi la volonté de se mettre au vert, de pouvoir bénéficier d’un espace à la fois calme et verdoyant. En effet, la crise sanitaire a amplifié ce désir qui était déjà présent d’être à l’air libre car dans cette grande ville qu’est Nice, nombreuses sont les familles qui vivent en appartement, bien souvent sans aucun espace extérieur.

Le club lecture du CDI avec la plaque de rue

D’autre part, il est à noter que la douzaine d’élèves impliqués de façon continue a vraiment travaillé de concert, sans heurts, et toujours avec respect et bonne entente.
Ils voient ce jardin comme un lieu où lire et parler de leurs lectures, mais aussi comme un lieu d’apprentissage, puisqu’ils souhaitent tout savoir sur les végétaux de leur jardin. De plus, le Jardin du rêve et du savoir proposera une bibliothèque verte qui se constituera d’une bibliographie en lien avec la nature et les jardins et regroupera des documentaires et de la fiction. Cette bibliothèque sera intégrée dans Lire Délivre, notre projet bibliocréatif.
Enfin, notre jardin sera un lieu de déconnexion, un retour à la terre et l’occasion d’une interaction avec son environnement proche, rendant hommage au Candide de Voltaire :

« Il faut cultiver notre jardin ».

 

 

Photographies : Nora Nagi-Amelin

 

Dystopies et changements climatiques

Sécheresse1, Déluge2, Mers mortes3, Le dernier hiver4… sont autant de titres évocateurs d’une littérature manifestant un intérêt pour les problèmes liés aux dérèglements climatiques. En effet, les fictions d’anticipation reflétant nos angoisses à ce sujet se sont développées de façon exponentielle ces cinq dernières années, notamment aux États-Unis en réaction à Donald Trump et aux climato-sceptiques. La « fiction climatique », également appelée Cli-fi (pour climate fiction), un terme dont l’écrivain et blogueur Dan Bloom est à l’origine (2008), dénonce les dérives de notre société qui mettent à mal notre planète en causant pollution, disparition des abeilles, pénurie d’eau… Cette sous-branche de la science-fiction apocalyptique dans laquelle la destruction du monde est provoquée par des dérèglements climatiques croît en France alors que la littérature de notre pays, contrairement à la littérature américaine, s’est longtemps passionnée pour la ville. Et même l’armée française s’y intéresse et prend très au sérieux les auteurs de SF en constituant sa Red Team. La ministre des armées, Florence Parly, avait dévoilé en décembre dernier les noms des 10 écrivains retenus pour cette mission : anticiper les menaces futures (dont le réchauffement climatique) à travers l’écriture de scénarios à venir.
Il est à noter aussi que depuis 2018, le Prix du roman d’écologie récompense chaque année un roman francophone dont l’intrigue consacre une part importante aux questions liées au climat.

La littérature dédiée aux adolescents n’est pas en reste dans ce domaine. Les dangers liés à une surexploitation de la nature se retrouvent en effet souvent au cœur de nombreux romans d’anticipation. Et afin de préparer le lecteur au pire et pour le motiver à des changements de comportement dans le présent, la dystopie est un moyen auquel les auteurs ont fréquemment recours. Contre-utopie, elle présente l’idée d’un futur peu encourageant, dont les causes sont souvent à chercher dans les dérives de notre société. Critiques de notre système de vie contemporain, ces ouvrages présentent les luttes de protagonistes contre l’oppresseur que nous aurons peut-être nous-mêmes à mener si nos efforts ne suffisent pas ces prochaines années pour endiguer le réchauffement climatique et contrôler la gestion de nos ressources. Ils dénoncent ainsi des sociétés grisées par les progrès technologiques et scientifiques, par le contrôle de la nature. Et certaines histoires virent parfois au cauchemar…

Une planète Terre mise à mal…

Hélène Montardre, dans sa série Océania, et Jean-Michel Payet, dans le premier volet de sa série 2065 : La ville engloutie, emmènent le lecteur dans un futur proche, dans un monde où la montée des mers et des océans a bien eu lieu, jusqu’à la disparition de certaines parties du globe. Dans Océania : la Prophétie des oiseaux, nous accompagnons Flavia, qui vit avec son grand-père, guetteur. Ce dernier, avec ses collègues et certains chercheurs scientifiques, avait bien alerté sur des changements climatiques annoncés par le comportement des oiseaux. Mais ignorée des pouvoirs publics, la fonte des glaces a inéluctablement eu lieu et les habitants des côtes se retrouvent à devoir se déplacer. Pour sauver sa petite-fille, le grand-père va confier Flavia à un navigateur qui s’apprête à rejoindre l’Amérique et tenter de passer la gigantesque digue qui protège la ville de New York du déferlement des vagues et de l’arrivée massive de milliers de personnes du monde entier qui cherchent refuge. Le lecteur se retrouve alors plongé dans une société sous haute surveillance, privée de liberté et de tout contact avec les autres pays.
C’est dans un style différent que, dans le roman de Jean-Michel Payet, nous suivons les aventures d’Émile, récemment piqué par la remarque d’une camarade qui le traite de gros naze. En visite chez son grand-père, il découvre alors que ce dernier, via un trou dans la maison, se rend régulièrement dans le passé. Il décide d’emprunter lui aussi ce passage temporel, mais pour se projeter dans le futur, afin de vérifier s’il deviendra bien ce que la fille qu’il admire lui a dit. Mais difficile pour lui de retrouver sa ville, engloutie par les eaux, en proie à de fréquents tsunamis.
Si nous sommes captivés par les aventures de ces deux protagonistes, c’est que la montée des mers et des océans est un processus déjà bien enclenché et que nous ne pouvons que nous identifier à un monde où les images d’ours polaires à la dérive sur une banquise émiettée ou d’îles qui disparaissent sous les eaux sont montrées depuis déjà quelques temps par les médias.
C’est aussi contre les forces d’une nature détraquée que Reda, dans Terre de tempêtes (Johan Heliot), également chez son grand-père, va devoir se battre face à un cyclone d’une puissance inouïe. Là encore, dans un futur proche (2060), le climat en Europe a bien changé : le Nord est devenu une zone marécageuse, tandis que le Sud subit la sécheresse. Une erreur dans une exploitation expérimentale a provoqué un rot de méthane, consécutif à un accident sismique, qui a libéré dans l’Atlantique nord une poche de gaz, vingt fois plus nocif que le dioxyde de carbone. L’effet de serre atteint alors le seuil de 27°C, température idéale pour la formation de cyclones. Si le sujet paraît complexe, c’est en toute simplicité que l’auteur dénonce dans ce livre la course à l’exploitation d’énergies de substitution due à l’accroissement de la consommation, souvent au détriment de la population.

Une des autres conséquences dramatiques des changements climatiques est la disparition d’espèces animales et végétales. C’est ce thème de l’effondrement qu’a choisi Maja Lunde dans son magnifique roman Une histoire des abeilles qui, par sa structure originale, nous plonge dans trois époques et univers différents. D’un chapitre à l’autre, le lecteur suit William en Angleterre en 1851, George en Ohio en 2007 et Tao en Chine en 2098. À travers ces personnages, le lecteur est amené à comprendre, via une histoire des abeilles et de l’apiculture, les prémices et les conséquences effroyables de la disparition de ces insectes, on le sait, indispensables à la pollinisation.
Comme un cri d’alerte là encore, les auteurs du recueil Nouvelles vertes nous mettent face à nos responsabilités en nous faisant prendre conscience (ou un peu plus conscience) de la fragilité de la Terre. La faune marine en danger ou la surexploitation des forêts tropicales sont deux exemples des conséquences désastreuses des actes des habitants de notre planète parfois loin de penser qu’un sac plastique lâché dans la nature peut être mangé par un dauphin (qui le prend pour un calamar), cette ingestion pouvant conduire à la mort de l’animal.

Enfin, les particules en suspension, le dioxyde de soufre, les composés organiques volatiles et autres gaz modifient la qualité de l’air que l’on respire et ont des effets significatifs sur la santé et l’environnement. Dans des scénarios poussés à l’extrême, Carina Rozenfeld (dans Les clefs de Babel) et Thimotée de Fombelle (dans Céleste, ma planète, Prix du Festival du livre jeunesse d’Annemasse), plongent le lecteur dans des mondes futurs où l’air est devenu irrespirable. Dans le premier ouvrage, récompensé par le Prix des Incorruptibles niveau 5e-4e en 2011, le Grand Nuage (immense nuage toxique qui détruit toute vie sur Terre) a empoisonné la planète à la suite des explosions massives d’usines chimiques et de centrales nucléaires. Les hommes se sont réfugiés dans une immense tour nommée Babel.
Cette image de tour, cette fois-ci à la façade de verre ou de briques, se retrouve dans Céleste, ma planète, planète de fumée sur laquelle les hommes ont dû, là encore, construire des immeubles toujours plus hauts, à la recherche d’un air plus respirable, au-dessus des nuages de pollution. Avec, dans les deux ouvrages, une répartition inégalitaire des habitants en classes dans une société qui protège les plus aisés de la pollution atmosphérique. Ces derniers occupent les étages les plus élevés de la tour dans Les clefs de Babel tandis que les plus faibles vivent en bas, rejetés, là où l’air est le plus pollué et où les conditions de vie s’avèrent sordides : humidité, logements sombres et exigus.

… Sur laquelle les hommes doivent survivre

Dans la plupart des ouvrages d’anticipation illustrant les conséquences des changements climatiques, c’est donc à un contexte bien souvent postapocalyptique que les protagonistes doivent s’adapter tant bien que mal, à un monde où les populations encore épargnées tentent de survivre.

Dans le fascinant roman réaliste de Jean Hegland, Dans la forêt, les habitants ont quitté la ville, fuyant des virus et le manque de ressources, une crise économique… (impossible de ne pas établir de parallèle avec la période de pandémie que nous traversons). Une famille isolée au milieu de la forêt décide de rester dans cet écrin de verdure et se retrouve à vivre en autarcie. La relation des deux sœurs, leurs passions (la danse pour l’une, la littérature pour l’autre) et leur force de vivre contre la rudesse du quotidien ramènent le lecteur à une certaine humilité et à une réflexion croissante sur le rapport entre l’homme et la nature.
La forêt, Samaa, elle, ne sait pas ce que c’est. Les arbres, elle ne les voit que sous forme de troncs quand un groupe de chasseurs en rapporte pour vendre le bois. Car dans Et le désert disparaîtra, de Marie Pavlenko, la vie a presque disparu. Plus d’animaux ; partout, le désert. Et c’est toujours plus loin que la tribu nomade doit partir traquer ce matériau devenu si rare et si convoité tandis que les femmes et les enfants attendent le retour des hommes, se nourrissant de barres protéinées et d’eau gélifiée.
C’est ce thème de la sécheresse et de la pénurie d’eau qui sera au cœur du roman à suspens Dry (Lauréat du prix Young Adult 2018 du Salon du Livre de Marseille et dans la sélection du Prix des Incorruptibles 2020-2021, niveau 3e-lycée), de Neal et Jarrod Shusterman. Le manque d’eau en Californie va vite mener les habitants à une guerre du chacun pour soi jusqu’à transformer certains d’entre eux en zombies assoiffés prêts à tout pour une gorgée du précieux liquide. Les auteurs y dépeignent également, parmi les héros, une famille survivaliste qui s’était préparée à une éventuelle catastrophe, mais qui ne sera pas épargnée pour autant par les difficultés dans cette course effrénée contre le temps où chaque heure passée sans boire peut coûter la vie.
On retrouve l’évocation de ce mode de vie dans la palpitante série Ciel, de Johan Heliot, via le personnage du grand-père qui a pour volonté de rassembler sa famille pour les fêtes de Noël chez lui, dans les Vosges. Mais cette réunion familiale ne pourra pas avoir lieu. CIEL, intelligence artificielle toute puissante qui a remplacé Internet, a pris possession de toutes les machines afin de maîtriser les humains et ainsi sauvegarder la planète en stoppant toute pollution et autres gestes mettant la Terre en péril. Cette famille, éclatée aux quatre coins de l’Europe, se retrouve alors sous l’emprise dictatoriale des robots. Chacun des membres tente tant bien que mal de survivre, isolés à Berlin, Paris, en Italie ou encore dans le Vercors.

Dans les deux bandes dessinées The End, de Zep et Après le monde, de Timothée Leman, la nature a repris le dessus et seuls quelques survivants sur Terre ont été épargnés par l’apocalypse. Dans le premier ouvrage, l’auteur pose la question d’une nouvelle chance pour l’espèce humaine. Une équipe de chercheurs, en Suède, travaille sur la communication des arbres entre eux et avec les hommes. Ils tentent de démontrer que ces végétaux détiennent les secrets de la Terre à travers leur ADN, leur codex. C’est en recoupant leurs génomes avec la mort mystérieuse de promeneurs en forêt espagnole, le comportement inhabituel des animaux sauvages et la présence de champignons toxiques que le professeur comprendra que ces événements sonnent l’alerte d’un drame planétaire immédiat qui n’épargnera que Théodore, le stagiaire du groupe, et quelques autres. Le lecteur en conclut alors qu’ils devront, ensemble, se réorganiser pour construire une nouvelle société.
Dans Après le monde, Héli et Selen sont les deux derniers survivants. Tous les autres ont été aspirés, pensent-ils, par une tour de lumière blanche. Ensemble, ils vont partir et tenter de découvrir l’origine de cette catastrophe. Contenant très peu de texte, cette BD est servie par un graphisme original et onirique. Dans un autre style, les pages de l’œuvre de Zep sont également très belles et surprenantes, en couleurs monochromes.

Et pour terminer cette série de livres dans lesquels les hommes ne peuvent plus habiter la Terre comme avant, on en arrive aux sous-genres planet et space opera.
Dans sa série en cinq cycles, Les mondes d’Aldébaran, Léo fait évoluer ses personnages sur des planètes étrangères et mystérieuses, des exoplanètes. Nous sommes au XXIIe siècle. Au siècle précédent, les conditions sur Terre se sont dégradées à la suite du réchauffement de la planète, avec une pollution toujours croissante et des guerres religieuses dévastatrices. Grâce à la technologie avancée et aux progrès dans la conquête de l’espace, de nouvelles planètes habitables sont découvertes. Les protagonistes de ces bandes dessinées sont donc les premiers colons d’Aldébaran. Privés de communication avec la Terre, ils explorent cet univers peuplé d’animaux fascinants et d’une flore étonnante. Cent ans après leur arrivée, d’étranges phénomènes surviennent.
Si le graphisme des personnages est parfois désuet, l’univers créé par l’auteur et l’intrigue tiennent le lecteur en haleine. Ces ouvrages restent destinés à un public de lycéens, certaines scènes se présentant comme sensuelles ou violentes.
L’étonnante novella de Liu Cixin, Terre errante, traduite du chinois et adaptée au cinéma en 2019, appartient quant à elle à la branche du space opera. L’intrigue se déroule dans l’espace. La Terre se meurt, le soleil se transforme progressivement en géante rouge. Pour éviter l’extinction de notre planète, les Nations imaginent un projet fou : transformer la Terre en un vaisseau spatial. En construisant d’immenses propulseurs plasma, ils arracheront cette dernière de son orbite et la mèneront vers le système de Proxima de Centaure.
Cette œuvre de qualité, qui laisse au lecteur des images fortes, entre tout à fait résonance dans le contexte actuel de la course à la conquête spatiale notamment avec l’exploration de Mars pour laquelle la Chine est devenue une superpuissance.

De nouveaux modèles d’éco-citoyenneté

Mais l’accès à d’autres planètes n’est pas le seul recours imaginé par les auteurs s’intéressant aux problèmes d’environnement.
Tout le récit de Christian Grenier, par exemple, repose sur la quête d’un monde utopique, d’un pays mystérieux : Écoland. À la recherche de cet idéal : Vitalin, souhaitant retrouver sa compagne, et Clovisse, en mission secrète pour le gouvernement. Leurs routes vont se croiser. Mais que vont-ils trouver ? Ce roman, édité en 2003, mais dont l’écriture aurait débuté bien auparavant, se voulait au départ une fiction d’anticipation. Mais aujourd’hui, l’ouvrage semble réaliste, offrant une réflexion sur l’écologie, la décroissance, la mutualisation de nos connaissances, les alternatives possibles à notre mode de vie, afin de sortir de la surconsommation responsable d’une pollution massive.
Jean-Luc Mercastel nous emmène quant à lui dans un monde beaucoup plus radical, Un monde pour Clara. Si les mouvements des jeunes citoyens pour un respect de l’environnement après divers accidents nucléaires représentaient au départ une lutte juste, la construction d’un nouveau modèle a plongé les habitants dans la terreur d’une dictature avec, à sa tête, Les enfants de Gaïa, une secte ultra puissante prête à tout au nom de l’écologie. L’auteur présente à travers cet ouvrage de science-fiction les dérives possibles d’un idéal vert et l’aveuglement des hommes dès leur accession au pouvoir.
Pour finir sur un ton plus léger, empreint d’humour, l’éditeur Thierry Magnier, dans Nouvelles re-vertes, toujours sur le principe du recueil de nouvelles, propose cette fois-ci des récits plus optimistes sur la Terre de demain.

Cette littérature de science-fiction ou d’anticipation axée sur les dérèglements climatiques trouve une place toute naturelle dans nos CDI. Le large éventail de titres édités (seule une petite sélection est mentionnée dans cet article) permet d’accompagner les élèves et d’enrichir leur réflexion, puisque l’on sait que l’éducation au développement durable se retrouve aujourd’hui dans les programmes de nombreuses disciplines et que des éco-délégués sont élus depuis quelques années dans les collèges et les lycées. Plaisantes à lire, ces fictions ne peuvent qu’aider les élèves à prendre conscience des enjeux de nos actes pour la planète et peut-être, les inciter à s’engager au quotidien en tant que citoyens. Les notes en fin d’ouvrages que les auteurs ou éditeurs proposent parfois sur le sujet sont un plus et confirment que le combat contre le réchauffement climatique est une préoccupation sociétale croissante.

 

 

Cultiver ses compétences numériques sur Pix

Si Pix est une plateforme généraliste s’adressant de manière indifférenciée au citoyen français quel que soit son âge ou son statut, elle se destine aussi à un usage pédagogique, en succédant au B2i (Brevet informatique et Internet) et au niveau 1 du C2i (Certificat informatique et internet). La plateforme permet en effet d’évaluer en ligne les compétences numériques des apprenants selon un modèle inspiré du cadre européen Digicomp. Elle délivre une certification à l’issue de la troisième et de la terminale via une campagne lancée par l’établissement scolaire. Trois outils sont mis à disposition de la communauté éducative : les tests personnels d’auto-positionnement réalisables en autonomie ; l’outil de gestion « Pix Orga » qui permet à l’enseignant de lancer des campagnes de « positionnement » auprès de ses élèves et « Pix Certif » qui délivre un diplôme attestant du niveau atteint dans 16 compétences identifiées, sur un total de 775 Pix.

Notre contribution à ce numéro de la revue InterCDI se propose d’apporter quelques éléments de réflexion sur la manière dont l’utilisation de la plateforme Pix par des professeurs documentalistes peut s’intégrer aux pratiques scolaires préexistantes et participer d’une éducation à la culture numérique, dans un contexte où émergent de premiers retours d’usage, parfois critiques (APDEN, 2020).
Après la publication d’un premier article sur le sujet dans la revue Spirale (Carton, Tréhondart, 2020), nous avons souhaité ici mettre l’accent sur l’expérience des acteurs de terrain, et appuierons donc notre analyse sur des témoignages recueillis auprès : des concepteurs de la plateforme, d’un « ambassadeur » Pix et de professeurs documentalistes (stagiaires en formation à l’Inspé de Lorraine ou professeurs en exercice). Dans le cas des professeurs documentalistes stagiaires, les avis ont émergé à l’occasion d’un cours sur les plateformes numériques éducatives et d’une invitation pédagogique à produire des retours commentés et argumentés, textes scientifiques et discours d’accompagnement à l’appui ; ils ont été anonymisés et numérotés ainsi : « Profdoc-Inspé1 », « Profdoc-Inspé2 »…

Tableau des interviewé(e)s

Nous avons, à travers ces entretiens, cherché à explorer les promesses, apports, limites et premiers questionnements autour des modalités de mise en œuvre de Pix. Les professeurs documentalistes font en effet partie des premiers professionnels amenés à développer son usage dans les établissements — nombre de compétences numériques2 testées par la plateforme touchant à des domaines de l’éducation aux médias et à l’information (ÉMI) dont ils ont la charge.

Un « outil » né dans la mouvance de l’État-plateforme

Lorsqu’une institution promeut et encadre un outil, les systèmes de normes et les valeurs au cœur de sa conception tendent à s’effacer aux yeux des usagers. S’il semble banalisé, le terme de « plateforme » souvent utilisé pour désigner Pix n’est pas anodin et renvoie au projet de réinvention et de modernisation des services publics sur le modèle des industries numériques (Alauzen, 2019) que certains ont désigné sous le nom d’« État-plateforme ». Hubert Guillaud (2017) parle à ce sujet d’un modèle inspiré des « pratiques agiles des startups, très pragmatiques, [modèle qui] semble inventer son fonctionnement en marchant ». Le directeur de Pix, Benjamin Marteau, souscrit à cette vision, qui revient à « inventer une nouvelle manière, collaborative et horizontale, de construire des services publics éducatifs, en les exposant en permanence, de version bêta en version bêta3 ». Ce processus permanent d’amélioration reposant sur les retours et critiques des usagers « fait partie du modèle de construction », explique-t-il lors de notre entretien. Il reconnaît s’inspirer des imaginaires de la « multitude » et de la participation, pour, selon un principe proche du crowdsourcing, enrichir la plateforme par les ressources, commentaires, critiques, tutoriels produits et proposés par les usagers. Il s’agit de prendre en compte leurs avis, tout en s’appuyant sur le grand nombre pour faire levier et les utiliser comme une « corde de rappel ». Dans le cas de Pix, on peut se demander jusqu’à quel point ce travail de veille, de proposition de contenus et de formulation de propositions alternatives réalisé par des enseignants simples usagers ou membres de la « communauté Pix » ne s’apparente pas à une forme de digital labor (Verdier, Colin, 20154). Deux des quatre enseignants que nous avons interrogés ont par exemple envoyé de nombreux messages par le biais du bouton « signaler un problème » afin de « remonter les choses qui n’allaient pas » (Profdoc1) ou des « erreurs » en élaborant des « topos » (Profdoc2).
Décrite comme une quasi-« émanation du ministère de l’Éducation nationale », mais aussi « une petite entreprise qui mène son aventure », par Philippe Lacurie, ambassadeur Pix pour l’académie de Nancy-Metz, Pix reprend les codes et conventions de la start-up, qu’il s’agisse des procédures de recrutement sur le site Welcome to the jungle5 ou des terminologies utilisées – « Devenez concepteur de défis pédagogiques6 ». Dans les discours d’accompagnement, la figure de l’entrepreneur remplace celle du bureaucrate (Pezziardi, Verdier, 2017, p. 35-367). Interrogé sur l’appellation « ambassadeur » attribuée par Pix, Philippe Lacurie trouve son titre certes « assez pompeux, assez ronflant mais assez amusant également ». Cette approche ludique vient par contraste souligner l’obsolescence des dispositifs B2i et C2i, jugés « vieillissants » et austères. Philippe Lacurie insiste sur la « modernité » d’un « outil fait par des jeunes, pour des jeunes » afin de répondre à des pratiques et besoins actuels. Selon un professeur documentaliste en formation (Profdoc-Inspé1), « Pix est la réponse parfaite à l’échec du C2i, qui ennuyait à peu près tous les utilisateurs qui s’y sont frottés ».
Peu de professeurs documentalistes que nous avons interrogés connaissaient toutefois l’existence du dispositif « start-up d’État », une expression qui résonne pour certains comme un « antonyme » venant questionner les liens entre service public et entreprise. Benjamin Marteau a par ailleurs été délégué général du CNEE (Conseil national éducation économie8), une organisation qui, explique-t-il, cherche à trouver « des domaines d’intérêt partagé entre le monde de l’éducation et le monde de l’économie ». Au cœur du projet se trouve l’idéal politique affirmé d’un rapprochement entre ces deux champs, notamment autour de l’idée que « l’école doit se refonder en dialoguant avec le monde économique ». La genèse de Pix trouverait sa source dans la volonté, d’une part, de l’Éducation nationale de faire évoluer le référentiel du C2i et, d’autre part, dans le constat fait au sein du CNEE et des entreprises membres qu’il manque une formation adaptée à des « compétences numériques transverses ». Il s’agit de dépasser l’apprentissage d’un logiciel pour « être capable de se mouvoir dans un monde numérique qui bouge en permanence » (B. Marteau). Cette convergence d’intérêts entre secteur privé et secteur public est présentée comme nécessaire afin, d’une part, de redorer le blason de l’action publique — « On n’est pas obligé de considérer toujours que l’on va être à la traîne du secteur privé en termes de numérique éducatif » (B. Marteau) — mais aussi de lutter contre le « danger d’appropriation » lié à l’intrusion des acteurs dominants des industries numériques dans la sphère scolaire. Autant d’éléments qui poussent les fondateurs à décrire Pix comme un « bien commun éducatif » ; « Il y a un risque : c’est que concrètement, à un moment, Google fasse une certification et que le ministère de l’Éducation nationale soit obligé de payer Google, parce que ce sera la seule qui sera reconnue. Il y a l’idée qu’à un moment il faut que le service public se saisisse de ce sujet et réunisse toutes ses forces en étant également en lien avec le secteur privé » (B.  Marteau).
Si le rapprochement avec les « communs » semble une « appropriation » à Profdoc3, certains enseignants sont sensibles au fait de pouvoir « faire des liens » entre ces deux univers car « désormais, partout dans la vie courante, pour son administration, pour n’importe quel job on a besoin d’être performant en compétences numériques et informatiques » (Profdoc4).

Les témoignages des enseignants interrogés, titulaires ou en formation, livrent par ailleurs des retours contrastés, allant de l’enthousiasme à la critique.

Une vision gamifiée des apprentissages à la fois stimulante et frustrante

Les témoignages recueillis auprès des professeurs documentalistes valorisent les choix de design de la plateforme, dont l’univers de référence semble plus proche de celui de jeu que du monde scolaire. Le parcours non linéaire, reposant sur une mécanique ludique qui incite à amasser le plus de points (« pix ») possibles pour progresser, permettrait d’associer l’activité effectuée aux pratiques stimulantes du jeu vidéo, qui « peuvent motiver les apprenants à entrer dans les modules proposés » (Profdoc-Inspé2). Un univers graphique « accueillant », un « design sobre et efficace » (Profdoc-Inspé3), une « interface ergonomique » (Profdoc-Inspé4), des couleurs vives et harmonieuses, une signalétique claire… ces éléments de charte visuelle donnent apparemment envie de passer du temps sur la plateforme. Un rapprochement est aussi établi avec les codes graphiques de Twitter et Facebook, en pointant une interface « tout en rondeurs » (Profdoc-Inspé5) où la couleur bleue est prédominante. Cette familiarité apparente avec des formes-modèles propres aux industries du numérique permettrait à l’apprenant de dépasser l’impression de prescription scolaire associée aux outils C2i et B2i et de s’approprier plus facilement l’interface. Après avoir testé un parcours de navigation, plusieurs professeurs documentalistes avouent s’être pris au jeu et ne pas avoir eu l’impression de travailler tant ils se sentaient impliqués dans la résolution des « défix » proposés. Les mécaniques ludiques ont également fonctionné chez les enseignants plus expérimentés : soit ils se sont eux-mêmes « amusés » (Profdoc2) ou ont trouvé l’« expérience valorisante » (Profdoc4) lors de leurs premiers tests, soit ils considèrent l’aspect ludique comme un moyen « d’accrocher » (Profdoc1) leurs élèves.
Toutefois, si beaucoup reconnaissent dans un premier temps s’être senti happés, ils pointent en parallèle les limites de ces promesses. Une étudiante (Profdoc-Inspé6) fait remarquer que, placés en situation réelle, ses élèves sont loin de s’amuser : « Le “jeu” qui est par essence censé divertir, ne l’est pas forcément lorsqu’il devient obligatoire », conclut-elle ; par ailleurs, la longueur de certains tutoriels ne semble pas toujours adaptée au niveau de compréhension (Profdoc-Inspé6). Est ainsi pointée l’ambivalence entre la ludification des apprentissages, imitant des pratiques extrascolaires liées au jeu vidéo, et l’enjeu scolaire d’un travail d’évaluation, appréhendé comme un devoir, une obligation, dans le cadre d’une potentielle certification diplômante.
Un enseignant (Profdoc1) pointe par ailleurs le fait que ces dynamiques ludiques masquent des disparités de compétences et d’appétences entre les élèves : il a observé certaines classes entrer dans une compétition bon enfant autour de Pix, tandis que d’autres élèves, effrayés, semblent penser que Pix est réservé « aux dieux de l’ordi ». Une autre professeure documentaliste remarque que les questions sous forme d’énigmes sont destinées à des lecteurs comprenant l’implicite, et ne sont donc pas forcément adaptées à des adolescents à la littératie parfois fragile, comme ses élèves de SEGPA. Enfin, Profdoc3 considère que les mécaniques ludiques mobilisées relèvent davantage de « stimuli », l’apprenant n’étant pas gratifié « par l’apprentissage de savoir, le fait d’avoir établi des connexions avec ce qu’il sait déjà », mais « par l’algorithme » – ce qu’il juge « abêtissant ».

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Une vision restreinte de la culture numérique et de l’éducation aux médias et à l’information

Les remarques fusent quand les professeurs documentalistes comparent les visions de la « culture numérique » qu’ils portent et défendent avec celles que la plateforme semble mettre en œuvre. Plusieurs s’interrogent sur la réduction de l’ÉMI à des formes d’évaluation binaire, de défis à résoudre. Avec ses codes de différentes couleurs, le design du site séparerait de manière artificielle des blocs de compétences, de savoirs et de savoir-faire que les enseignants tentent au contraire de relier et de connecter (Profdoc-Inspé6). L’enchaînement rapide d’activités, de tests, de quizz, de passages de niveaux, selon des logiques de progression décrites comme parfois opaques, décousues ou incohérentes, semble par moments si « fulgurant » que certains se demandent de quelle manière cette vision accélérée de l’apprentissage peut prétendre faire « culture » (Profdoc-Inspé2) : ces logiques d’accélération et de cloisonnement sont-elles à même de participer à une vision unifiée et contextualisée de la transmission des savoirs en contexte scolaire ? La logique de résultats ne risque-t-elle pas de prendre le pas sur la lenteur inhérente au processus de compréhension et la réflexivité au cœur des méthodes d’éducation aux médias : « Par la progression proposée, Pix se propose de former les citoyens à une vision restreinte de la culture numérique » conclut Profdoc-Inspé7.
Des failles sont également pointées dans les activités de remédiation. Une professeure documentaliste en formation revient sur la logique de participation collaborative selon laquelle les tutoriels sont proposés par les usagers : « Les sources sont-elles toujours fiables et neutres ? Sont-elles validées en amont et par qui ? On peut en effet s’interroger sur la neutralité des liens et des questions elles-mêmes » (Profdoc-Inspé4). L’ambition de neutralité affichée par la plateforme semble parfois ternie par des liens externes pointant vers des sites d’entreprise, des réseaux sociaux, des blogs dont les auteurs ne sont pas toujours clairement identifiés. Alors que l’un des enjeux de l’ÉMI consiste en un travail de déconstruction du fonctionnement des Gafam, le lien qu’offre Pix avec les plateformes de réseau social et autres infomédiaires semble trouble aux yeux de certains enseignants. Certains s’inquiètent d’un risque de formatage du comportement de l’élève, sans l’éclairage didactique nécessaire à la compréhension des motivations des acteurs du web : « Les questions de Pix s’assimilent plus à des directives qu’à des incitations à réfléchir » (Profdoc-Inspé5) ; ce futur professeur documentaliste ajoute que l’acquisition d’une culture critique du numérique ne consiste pas « à s’accommoder de structures préexistantes, mais à être aussi incité à les remettre en cause, à en interroger la raison d’être ».
Les enseignants titulaires s’accordent sur la difficulté de faire vivre l’ÉMI au quotidien dans leurs établissements et auprès des élèves. « C’est tout le problème du transversal dans l’Éducation nationale » (Profdoc4) ; « C’est inclus dans les cours de tout le monde, et on sait bien que quand c’est inclus dans les cours de tout le monde, c’est fait par personne » (Profdoc2). Pour Profdoc3, Pix véhicule une conception standardisée de l’ÉMI dans des contenus clés en main, donnant l’impression d’une conception superficielle des savoirs et des compétences mobilisées dans certaines épreuves. L’un des enseignants (Profdoc1) pointe également le fait que « c’est essentiellement du procédural », sans « réponse libre » ou déduction.
Trois autres enseignants titulaires insistent sur l’argument d’autorité que constituerait l’intégration de compétences liées à l’ÉMI. Selon Profdoc2 et Profdoc4, Pix permettrait aux enseignants réticents à aborder les compétences numériques de base de se défausser de cette tâche puisque les élèves les acquerraient grâce à la plateforme, ce qui participerait également d’une hypocrisie de l’institution. D’après Profdoc4, malgré l’affirmation institutionnelle que « tout le monde fait de l’ÉMI, tout le monde enseigne l’ÉMI, tout le monde fait du Pix », en réalité, « personne ne fait de l’ÉMI », mis à part les professeurs documentalistes et les quelques enseignants sensibilisés à ces thématiques, comme les « geeks ».
Profdoc3 relie, quant à lui, la mise en scène de l’ÉMI sur Pix à une « capsularisation de l’enseignement » traduite par un « manque d’ouverture » et un effet « d’auto-légitimation ». Il cite en exemple les épreuves liées au Décodex et à Wikipédia, deux exercices ne permettant pas, selon lui, de comprendre « la fabrication de l’auteur et de l’autorité » ou ce que signifie « décoder l’information » sur ces espaces numériques.

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Quelle place pour l’enseignant ?

Les professeurs documentalistes en formation s’interrogent sur la place qui leur est laissée à l’intérieur du dispositif socio-technique, dans la mesure où « il semble compliqué d’éduquer à l’esprit critique via une plateforme en ligne sans interaction, sans enseignant » (Profdoc-Inspé2). « La plateforme ne propose-t-elle pas l’acquisition d’une somme de connaissances déracinées du terreau fertile de l’esprit critique ? Les formulaires à remplir, les QCM et les quiz ne contribuent-ils pas à prodiguer un enseignement mécanique peu propice à la discussion ? L’apprenant, contrairement à sa position en classe, lorsqu’il se retrouve dans une situation d’apprentissage du numérique par le numérique, est laissé à sa solitude » argumente Profdoc-Inspé4.
Par ailleurs, la vision universalisante de la culture numérique portée par une plateforme dont les évaluations normatives n’établissent pas de distinction selon les classes d’âge ou les pratiques individuelles (Profdoc-Inspé7) semble s’opposer à la logique de différenciation prévalant en classe. Une professeure documentaliste en formation se demande si ce n’est pas revenir à une vision universaliste de l’élève et du citoyen que de proposer une plateforme unique, tout en instrumentalisant le discours enseignant : « Les concepteurs de Pix empruntent ainsi le vocabulaire des enseignants, avec des termes comme “exigence”, “bienveillance” ou “parcours”, mêlé à celui du numérique, comme les “communautés” auxquels les enseignants peuvent se greffer (dont l’organisation évoque les TraAM). Ils construisent ainsi une vision du numérique unique, facile d’accès, dans une optique fonctionnelle et non critique » (Profdoc-Inspé7).
Tous les enseignants interrogés le répètent : ils ne sont ni « profs de Pix » ni voués à devenir de simples administrateurs de Pix Orga.

Pix n’est pas une plateforme de médiation pédagogique

Un point central sur lequel se retrouvent d’ailleurs tous les enseignants du corpus est que Pix n’est pas en soi une plateforme pédagogique. À ce sujet, Benjamin Marteau explique qu’il est difficile de « trouver un équilibre » : « On a des gens qui nous reprochent de nier la place de l’enseignant ou en tout cas de la cacher […]. Et de l’autre, il y a ceux qui me disent ‘Ah, mais il n’y a pas assez d’outillage pour les enseignants’ ou ‘Il n’y a pas assez de tutoriels. Vous devriez carrément faire des formations sur la plateforme’ ».
Profdoc4 évoque des « biais » en raison du fait que Pix est une plateforme « d’auto-formation », ce qui pose problème pour « proposer de la rétroaction ou de la médiation ». Elle revient sur l’idée de construction de l’esprit critique qui consiste à « pouvoir rentrer en discussion, à confronter l’élève à ses représentations, ce qu’il vient de lire, ce qu’il vient de faire, et puis peut-être l’avis de quelqu’un d’autre, d’un pair ou d’un tiers en tout cas ». Elle relève ainsi le risque de « formater » les élèves en leur proposant des réponses « qui vont les orienter », sans prise en compte de la nécessité d’un retour critique au sein même de la plateforme. Le formatage pourrait également être celui de l’enseignement : « On pourrait réduire l’acte d’enseigner à la mise en action d’un élève devant une plateforme ». Profdoc3 renchérit : « Il y a un discours qui convoque les compétences, l’auto-apprentissage, le côté ludique, interactif, et je me suis dit, mais tout ça, pour moi, c’est du marketing ».
Profdoc2 s’interroge sur le rôle à tenir pour l’enseignant, car, d’une part, Pix utilise des algorithmes de recommandation qui empêchent le professeur de garder la maîtrise de ses progressions. D’autre part, la même interface sert à la fois d’espace de travail et de certification, ce qui relève, selon elle, d’une « malveillance institutionnelle » en raison d’effets potentiellement délétères : « Si tu les as aidés, si tu les as guidés, si t’as fait ton boulot de prof, ils vont se planter [à la certification] ».
Profdoc1 est également sceptique vis-à-vis de la portée pédagogique des modalités d’entraînement proposées : « Je trouve que Pix c’est très très edtech quoi, c’est très orienté informatique pratique de tous les jours, c’est-à-dire que même si tu ne comprends rien à ce que tu fais, c’est pas grave, t’avances dessus et tu sais faire. […] Ça ne croise pas du tout le côté plus TICE que nous on peut avoir dans les établissements scolaires où derrière il y a un souci didactique, où il y a une construction de séquences, où t’as une progression ».

Enjeux d’appropriation et détournements d’usages

Pour Profdoc1, Pix s’inscrit dans l’espace ÉMI qu’il souhaite mettre en place au sein du CDI, car « il permet la pratique, la médiation directe avec les élèves » créant des occasions de discussion. Pix offrirait donc de la « matière » brute pour l’enseignant, qui viendrait nourrir la compréhension des pratiques de ses élèves et favoriser le retour réflexif.
Profdoc2 se sert également de Pix pour repérer « ce que les élèves ne savaient pas faire ». À défaut de les mettre plus régulièrement en situation pour observer leurs difficultés et y remédier, Pix peut servir d’outil d’évaluation diagnostic, permettant de faire ressurgir les manques d’habileté pour des compétences numériques de base.
Dans ses usages, Profdoc4 réinjecte également des temps de dialogue lors de « cours Pix » au cours desquels : « On s’arrête et on prend des questions en vidéo-projection et on essaie de réfléchir ». Elle admet toutefois qu’en raison de la personnalisation des questions cette solution est une « adaptation » de la plateforme, qui a cependant le mérite de révéler les besoins de formation des élèves, parfois invisibilisés par l’idée fausse que « les élèves [sont] des geeks, des super compétents, et qu’il n’y [a] plus rien à faire en info-doc ».
Profdoc3 a, quant à lui, tenté de « faire de Pix un allié » plutôt qu’un adversaire contre qui « il ne sert à rien de lutter ». Il concède donc une légitimité à Pix comme « répétiteur », base d’exercice sur des points techniques précis, dans la lignée de « l’enseignement assisté par ordinateur ».
Émergent par ailleurs dans les témoignages des idées de détournement d’usages pour imaginer des « exercices critiques dans la lignée de l’ÉMI » (Profdoc-Inspé7). Une enseignante en formation imagine une mise en situation pédagogique qui permettrait « de déconstruire la place surplombante et indiscutable qu’elle [la plateforme] peut prendre, à l’heure où l’enseignant peut être inquiet face à la réforme du baccalauréat et la nouvelle contrainte que représente Pix ».
Profdoc2 résiste même à l’utilisation de Pix dans sa version actuelle car « ce serait nier [s]on travail de prof, mettre en danger les gamins sur leurs certifications ». Toutefois, elle rêve d’un « Pix pédagogique » inspiré du logiciel TACIT, dans lequel il serait possible d’« extraire des questions » pour recomposer des parcours adaptés à un thème, à un niveau de difficulté, à une classe. Selon elle, Pix Orga, qu’elle compare à l’outil administratif de gestion Pronote, ne permet pas de laisser la personnalisation à la main de l’enseignant mais sert seulement « à rattacher le compte Pix des élèves à la base d’établissement et après à leur balancer la certification ».
Enfin, parmi les détournements proposés, Profdoc2 et 4 évoquent la possibilité pour les professeurs documentalistes de tirer leur épingle du jeu en sensibilisant leurs collègues aux enjeux de l’ÉMI sous le prétexte de les initier à Pix. Cette « ruse », qui évoque les processus de détournement étudiés par Michel de Certeau (1990), permettrait aussi aux professeurs documentalistes « d’avoir des élèves qui ne sont pas tristes d’être avec nous » (Profdoc2), ou encore de renforcer leur place, souvent méconnue, au sein de l’équipe pédagogique et auprès de la direction.

Conclusion

Pour terminer, il nous semble intéressant de revenir sur les différentes formes de critiques formulées au sujet de et autour de Pix. Dans le cas des enseignants titulaires, il est frappant de constater que, si trois sur quatre se sont montrés mitigés vis-à-vis de la conception de l’apprentissage modélisée par la plateforme, les critiques s’adressent principalement à l’institution scolaire. Profdoc1 remarque le caractère bâclé des liens entre les différents référentiels que Pix est censée concrétiser, entre ÉMI, CRCN et attentes du monde professionnel. Il parle de « bidouillage ». Les enseignants dénoncent aussi le manque de reconnaissance de leur rôle alors qu’« il y a urgence à former les gamins ». ­Profdoc2 alerte sur le risque de se voir étiquetée « prof qui fait du Pix », un non-sens selon elle.
Enfin, le refus ou la difficulté d’assumer une critique d’ordre politique d’un dispositif présenté comme éducatif a attiré notre attention. Ainsi, Profdoc4 précise qu’il « n’y a rien de politique ou de propagande dans ce que j’ai dit, il n’y a pas de sous-entendus, de malveillance de la part de Pix […] du tout, du tout ». Profdoc3, au contraire, formule une critique d’ordre politique vis-à-vis de Pix et d’autres plateformes comme Impala, nourrie par son appétence pour les sciences de l’information et de la communication, mais indique ne pouvoir l’assumer en son nom propre en raison de rapports de force inégaux au sein de l’institution scolaire : « Je pense qu’il ne faut pas aller contre le Pix, parce que c’est un peu le pot de terre contre le pot de fer ; il y a quand même toute une légion de gens qui sont mandatés pour ça et qui sont fiers de l’être, donc c’est les IPR, les académies ». Cette dernière remarque souligne peut-être la nécessité d’une collaboration accrue entre enseignants et chercheurs, afin d’ouvrir des espaces de travail et de recherche plus libres, mais aussi de construire des cadres de discussion pérennes et égalitaires entre les différentes parties concernées : concepteurs, enseignants, académies, formateurs…

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Lire des livres. Lire délivre…

Quand on pense que le livre a pu être, un instant, considéré comme un bien non-essentiel. Quand on pense que les librairies, les bibliothèques et les médiathèques ont été, un temps, fermées.
Érasme a dû se retourner dans sa tombe, lui qui écrivait : « Quand j’ai un peu d’argent je m’achète des livres et s’il m’en reste j’achète de la nourriture et des vêtements ». Bon, pour les vêtements c’est raté aussi…
Et puis, c’est peut-être son best-seller L’Éloge de la folie qui a inspiré ces idées délirantes à nos gouvernants.
En tout cas, le livre, sous toutes ses formes, est au centre des CDI depuis leur création et par conséquent au cœur de notre revue.
À ce propos, Thimothée Mucchiutti nous offre quelques pistes pour valoriser les collections. Des conseils faciles à mettre en œuvre et permettant de promouvoir la consultation et l’emprunt des documents en s’appuyant sur les centres d’intérêts de nos différents publics et sur les actions éducatives menées dans nos établissements. Cela ne coûte pas cher et ça peut rapporter des lecteurs. Une autre piste à suivre pour mettre en valeur les fictions : le booktube qui utilise l’appétence des jeunes pour le numérique et rajeunit la traditionnelle et poussiéreuse fiche de lecture d’antan ; ou encore le bookflix qui reprend la page d’accueil de Netflix pour mettre en avant les nouveautés et les tendances actuelles de la littérature jeunesse.
Parmi les livres ayant le plus de succès dans nos CDI, les bandes dessinées arrivent certainement en tête. Agnès Deyzieux, spécialiste en la matière, s’interroge sur la place des autrices dans le 9e art. Dans cet article très complet, elle retrace le difficile parcours des femmes dans la bande dessinée, un milieu traditionnellement fermé aux autrices. Des pionnières, depuis Claire Brétécher ou Florence Cestac, jusqu’à Pénélope Bagieux ou Aude Picault, la route a été longue et semée d’embûches. Elles sont encore peu nombreuses (12% des auteurs de bandes dessinées) et comme leurs collègues masculins très mal rémunérées.
La bande dessinée représente une grande part du cahier des livres d’InterCDI. Vous y retrouverez d’ailleurs la critique du dernier album de Florence Cestac : Un papa, une maman. Une famille formidable (la mienne). Ce cahier de critiques est le fruit du travail d’une vingtaine de nos collègues qui présentent l’actualité d’une centaine d’éditeurs, petits ou grands. À ce sujet, nous aurons le plaisir de vous annoncer, dans un prochain numéro, une nouveauté qui vous fera gagner du temps et enrichira vos bases… Ne divulgâchons pas cette information encore classée par la rédaction « confidentielle » !
Pour finir, comment ne pas citer Alberto Manguel qui écrit dans La Bibliothèque, la nuit :
« Il se peut que les livres ne changent rien à nos souffrances, que les livres ne nous protègent pas du mal, que les livres ne nous disent pas ce qui est bien ou ce qui est beau, et ils ne nous mettent certes pas à l’abri du sort commun qu’est la tombe.
Mais les livres nous offrent une multitude de possibilités : possibilité d’un changement, possibilité d’une illumination. »
Oui, en cette période de liberté restreinte, d’enfermement, lire des livres nous délivre…

Éducation critique aux médias et à l’information en contexte numérique

La première partie intitulée « éduquer à l’information, décoder les infomédiaires » introduit le sujet par les pratiques des acteurs et regroupe trois contributions qui abordent l’ÉMI comme un cadre propice à la compréhension de l’environnement informationnel. Comprendre « la crise de l’information » à travers les relations entre les médias et les jeunes est l’ambition de Sophie Jehel qui signe la plus longue contribution du recueil (ch8). Sa recherche scientifique menée sur plusieurs années (2015-2017) portant sur la réception d’images violentes, sexuelles et haineuses par les adolescents rend compte des facteurs de cette crise qui ébranle d’une part le monde journalistique français depuis la fin des années 1980 et alimente d’autre part une défiance croissante et protéiforme des jeunes, notamment des milieux populaires, à l’égard des discours officiels et médiatiques. À partir d’un entretien mené avec un professionnel de la production de contenus pédagogiques, Léo Jannot-Sperry constate que le phénomène de la désinformation déstabilise à la fois les États sommés de se doter de lois, les journalistes amenés à développer des outils de fact-checking, et les médias numériques usant dans certains cas de la censure (ch9). La crise de l’information est aussi une crise de confiance politique dans les démocraties occidentales selon Romain Badouard (ch1). Pour lutter contre la désinformation, le complotisme et les infox, cet auteur préconise alors de promouvoir une éducation critique reposant sur l’acquisition de « nouvelles » connaissances et compétences (p. 28) portant sur l’information et sa valeur ainsi que sur des compétences économiques et sociotechniques pour comprendre les modèles sur lesquels reposent le marché de l’information et les infrastructures informationnelles (captation de l’attention et injonction à la participation entre autres). Ces trois auteurs s’accordent par conséquent sur une approche de l’ÉMI par « le faire » stimulant l’apprentissage. Une ÉMI qui en tant qu’éducation au débat offre un espace d’écoute et de considération de la parole des jeunes afin de développer leur pouvoir d’action dans la création de contenus numériques.
Quelles marges de libertés les objets techniques laissent-ils en effet aux individus ? Dans le domaine de la sociologie, la contribution de Serge Proulx, orientée autour de ce questionnement fédérateur, réunit deux contributions soutenant une ÉMI centrée sur l’acquisition de postures critiques de dévoilement et de dénonciation des modèles économiques sur lesquels reposent les plateformes du numérique. L’avènement de ce que Proulx nomme « la société de la surveillance » par le contrôle quasi invisible et continu des activités humaines (géolocalisation, invisibilité des techniques de captation et de capitalisation des traces) rend nécessaire une culture numérique fondée sur la connaissance et la maîtrise du code informatique afin que les internautes citoyens retrouvent une capacité d’agir « dans le sens d’un développement humain durable » (p. 57, ch3). Car « sous les ronrons » de Google et de son apparente simplicité d’utilisation, se trouvent en effet des « machinistes et leur machination » selon le titre éloquent de la contribution de Guillaume Sire (ch7). En dévoilant le fonctionnement de l’algorithme PageRank et les modèles économiques de l’entreprise, l’auteur livre sa réflexion sur l’absence de neutralité des outils numériques et les visions du monde que leurs concepteurs imposent. Dévoiler pour dénoncer et résister. Une résistance qui s’organise entre les actions des hackers et des lanceurs d’alerte et s’incarne à travers des pratiques créatives de bidouillage nommées Hackability par Sébastien Broca. Une résistance protéiforme comme celle qui émerge à l’intérieur même du numérique dans la première moitié des années 1980 aux États-Unis à travers le mouvement des logiciels libres lequel est décrit par l’auteur comme favorable à l’exercice du droit fondamental « d’exécuter, copier, modifier » (ch4).
La technique n’est pas neutre. Trois auteurs décident alors de l’appréhender comme constitutive des manières de penser et d’agir. À partir des usages des technologies mobilisées dans le cadre de la participation citoyenne (civic technology), Clément Mabi questionne les nouvelles formes de citoyenneté numérique plus réflexive et critique que les affordances démocratiques2 du numérique dessinent (ch5). Considérer les affordances pour déconstruire les stratégies affectives du web est le pari scientifique posé par Camille Alloing et Julien Pierre (ch6). L’instrumentalisation des émotions et des affects par les plateformes numériques engage ces auteurs à défendre une ÉMI fondée sur des travaux d’écriture, de lecture de récits expérientiels et d’analyse du design (interfaces, émoticônes et émojis) faisant des « sociabilités numériques », un levier d’action. L’environnement numérique est assurément le lieu de la « sociabilité digitale adolescente » pour Sigolène Couchot-Schiex (sciences de l’éducation) et Gabrielle Richard (sociologie) (ch2, p. 39). Centrée sur des témoignages et entretiens en milieu scolaire, leur étude propose une lecture genrée de cas de cyber-violence à caractère sexiste et sexuel. La nature interdisciplinaire et transversale de l’ÉMI offrant dès lors un champ d’action pour l’éducation à l’égalité des sexes en faveur de la lutte contre les stéréotypes de genre et le sexisme. Perçue comme un langage commun, comme un projet transversal d’unification des sciences humaines et sociales, la méthodologie du Genre autorise enfin l’individu à s’extraire d’une vision dichotomique homme/femme par la déconstruction des rapports sociaux de sexes, de pouvoir et de domination selon Marlène Coulomb-Gully dont la contribution ouvre la seconde partie du recueil (ch10).

« 
une ÉMI invitant aux initiatives créatives
et à l’exercice de la pensée divergente
»

Intitulée « approches réflexives et créatives des médias » cette seconde partie relate des expériences créatives dont la finalité est l’acquisition d’une culture fondée sur des connaissances et compétences en littératies informationnelle, numérique et médiatique ainsi que sur l’adoption de postures critiques de distanciation et de réflexivité. Qu’est-ce que la créativité ? Quel rapport l’école entretient-elle avec les pratiques créatives ? La contribution-plaidoyer de Laurence Corroy retrace l’historique de la notion et révèle son imbrication avec l’éducation aux médias et la pensée critique fondamentalement divergente (ch13). L’auteure défend par conséquent une ÉMI invitant aux initiatives créatives et à l’exercice de la pensée divergente excluant le conformisme comme gages d’autonomie, de responsabilisation et de droit à la différence vers le développement « d’une logique de l’agir efficace et créative » (p. 192). Acquérir une capacité d’agir s’incarne dans le rite de passage du statut d’agent à celui d’acteur selon Anne Cordier (ch16). Ses cheminements théoriques et méthodologiques et son approche socio-critique de l’ÉMI s’expriment d’une part à travers une conception de l’acteur dans sa complexité plurielle, l’« être-au-monde-informationnel » (p. 233 ; Baltz, 2011)3 et d’autre part, par la déconstruction des mythes et discours portant sur les pratiques informationnelles numériques des adolescents perçus comme digital natives. L’ÉMI questionne alors la transmission d’une culture de l’information qui dans la lignée de Baltz4 est entendue par la chercheure comme une culture de l’interprétation et du sens. Une culture qui questionne enfin la culture technique des professionnels de l’information selon Céline Ferjoux dont la contribution s’appuie sur un entretien avec une professeure documentaliste (ch17).
Deux contributions plongent ensuite le lecteur dans l’univers de la sémiotique. L’atelier « textualités augmentées » à destination d’étudiants décrit par Nolween Tréhondart propose une réflexion sur l’approche co-créative enseignant-élève ainsi que sur l’enseignement des techniques de création et d’édition d’un objet hybride : le livre numérique enrichi (ch12). L’acquisition de postures réflexives et critiques à l’égard du design et des contenus numériques lesquels sont dotés selon Nicole Pignier d’une force énonciative, s’acquiert dans le cadre d’une éducation critique orientée vers l’analyse sémiotique des processus médiatiques. La chercheure en sémiotique postule en effet à travers l’usage du néologisme « technesthésies » que les technologies numériques préfigurent les perceptions et médiations info-communicationnelles (ch11, p. 167).
Trois contributions décrivent enfin les tentatives de détournements des prescriptions d’usages des réseaux sociaux par le biais de pratiques artistiques témoignant du déploiement d’une praxis5 critique par le biais d’expériences vécues de l’intérieur. Interroger les pratiques numériques par le medium théâtre est le défi posé par l’artiste-doctorant et ingénieur de recherche Fardin Mortazavi dont l’entretien riche et documenté jalonné de références théoriques nombreuses est mené par Sophie Jehel en conclusion du recueil (ch18). À la fois scène d’expression de la pensée et espace de distanciation et de débat sur le rapport qui lie les jeunes au monde numérique, le théâtre ouvre selon lui la voie à l’adoption d’une posture de résistance à l’égard de toute forme d’influence et d’emprise. En recourant à la sémio-pragmatique, l’économie politique de la communication et la sociologie des usages, Alexandra Saemmer montre la place grandissante occupée par les réseaux sociaux dans les pratiques info-communicationnelles en France. Les expériences de détournement des réseaux passent également selon elle par la création d’identités fictives en tant qu’expériences littéraires offrant à l’individu la possibilité d’expérimenter différentes formes et images de soi (ch14). Inscrivant la littérature numérique dans une relation de pouvoir (Foucault), l’auteure interroge ce que « peut la littérature face aux techno-pouvoirs numériques ? » (p. 197). Dans le domaine de la sociologie, l’expérience créative des identités fictives offre à Francis Jauréguiberry l’occasion d’une réflexion sur le rapport des adolescents connectés au temps, à l’espace et à l’identité (l’image de soi) (ch15). Alors que les postulats accompagnant les discours sur les technologies valorisent l’immédiateté, l’ubiquité et l’évasion, à contrario la création, la réflexion et la méditation invitent à suspendre le temps. Cette dualité temporelle soulève un questionnement conclusif et fédérateur à l’ensemble des contributions du recueil : « À quels arts de faire et de vivre avec les technologies, l’ÉMI souhaite-elle former les jeunes citoyens ? » (p. 23).

Huit ans après l’institutionnalisation de l’ÉMI, on ne peut qu’accueillir avec enthousiasme et intérêt la parution d’un tel ouvrage. Si nous déplorons toutefois la faiblesse des questionnements portant sur l’opérationnalisation et les marges de manœuvre réelles de l’ÉMI sur le terrain (à l’exception des ch11 et 13), cet ouvrage a néanmoins le mérite de poser une réflexion théorique orientée vers une éducation critique aux médias et à l’information (ÉCMI) à travers une multitude d’approches critiques et une diversité de thématiques6 pouvant constituer autant d’objets d’enseignement. Un ouvrage riche et pluriel qui soulève simultanément les enjeux politiques, pédagogiques et sociétaux dévolus à l’ÉMI et met implicitement sur le devant de la scène la question cruciale des plans de formation forgeant ainsi la culture informationnelle7 des enseignants.
Ce large éventail de thématiques comporte cependant l’écueil de présenter l’ÉCMI comme un « fourre-tout d’éducations à… » sans contours, ni limites à laquelle chacun assignerait la définition qu’il entend, contribuant ainsi à renforcer le flou théorique de cette éducation. On ne peut que regretter à ce sujet l’absence d’une définition explicite et d’une théorisation scientifique du concept d’éducation critique alors que le titre même du recueil le laissait espérer. Par ailleurs quels sont les savoirs, compétences et savoir-être constitutifs d’une culture critique de l’information et des médias ? Au regard du contexte informationnel actuel, la problématique de la transmission aux élèves de cette culture critique aurait mérité d’être soulevée. Sur ce dernier point, chaque lecteur se résignera à se faire sa propre idée…