L’entrée progressive du paradigme inclusif à l’École

L’entrée du paradigme inclusif à l’École s’inscrit dans une évolution à la fois terminologique et conceptuelle qui a eu lieu au tournant du XXIe siècle. Pour le comprendre, il paraît d’abord nécessaire de faire un détour socio-historique. En effet, « l’inclusion scolaire ne s’oppose pas seulement à l’exclusion, mais aussi à l’intégration ». (Armstrong, 2006, p. 73.) Si l’exclusion n’est aujourd’hui plus de mise, le principe d’éducabilité (Meirieu, 1991) étant désormais reconnu, la prise en compte de la diversité des élèves a évolué. Il s’agira ensuite de préciser les conditions nécessaires à la mise en place d’une École inclusive. En effet, le paradigme inclusif comporte une radicalité dans son principe mais aussi dans les pratiques pédagogiques qu’elle appelle.

1. Changement de paradigme : de l’intégration à l’inclusion

Cette première partie aborde les principaux enjeux liés à l’École inclusive qui ont évolué au cours du temps.

1.1 De l’intégration scolaire…

Le paradigme intégratif a débuté en France avec la promulgation de la loi du 30 juin 19751. Durant cette période, les élèves en situation de handicap ne bénéficiaient d’aucune adaptation scolaire, d’aucune mesure compensatoire pour suivre les enseignements dispensés. Leur réussite en milieu scolaire ordinaire était uniquement à leur charge (Göranson, 2012). S’ils n’étaient pas en mesure de suivre l’enseignement ordinaire, leur expérience scolaire se résumait à celle d’un simple « visiteur » (Plaisance, 2012 ; Ebersold & Mauguin, 2016 ; Bedoin, Despois & Givras, 2018). Ces élèves intégrés qui ne pouvaient pas suivre une scolarisation en milieu ordinaire ne bénéficiaient que d’un accès physique à l’école. Ils finissaient par être «  »exclus » d’une école ordinaire, non pensée pour des besoins éducatifs particuliers » (Pelletier, 2020, p. 18) et se retrouvaient orientés vers l’enseignement spécialisé.

1.2 … au principe d’inclusion

Le paradigme inclusif, alternatif à celui intégratif (Lansade, 2023), trouve sa source dans les textes des grands organismes internationaux des années 1990. La Déclaration mondiale sur l’éducation pour tous (EPT), adoptée en Thaïlande en 1990, présente une vision de l’éducation reposant sur l’universalité et l’équité. La Déclaration de Salamanque, en 1994, reprend dans son article 2 le concept d’EPT en stipulant que l’école ordinaire doit accueillir tous les élèves en tenant compte de leurs besoins. La Charte de Luxembourg (1996) poursuit cette ligne directrice en déclarant que « l’école pour tous et pour chacun entend s’adapter à la personne et non l’inverse ». L’École a donc la responsabilité de mettre en place les conditions de réussite pour tous les élèves (Albrecht, Ravaud & Stiker, 2001). Cette réussite dans le milieu scolaire ordinaire ne dépend plus seulement des efforts fournis par l’élève en situation de handicap, mais aussi et surtout des ajustements pédagogiques mis en place (Rousseau & Prudhomme, 2010).
Le paradigme inclusif a suscité en France de nombreux débats dans les discours politiques et au sein de la communauté scientifique. L’acception du terme « inclusion » ne faisait pas consensus dans les années 2000. Éric Plaisance et ses collègues (2007) ont expliqué sur ce point que « le vocabulaire de l’inclusion n’est guère utilisé en français pour désigner des processus concernant des personnes. Il est au contraire courant en langue anglaise, souvent couplé à l’expression éducation inclusive, de plus en plus adoptée dans les organismes internationaux. » (p. 159.) C’est ainsi que Jean-François Chossy (2003), député de la Loire, a choisi le terme d’intégration dans son rapport sur « la situation des personnes autistes en France » plutôt que celui d’inclusion « […] qui veut dire clairement “renfermer dans…” ». (p. 35.) La même année, Yvan Lachaud (2003), député du Gard, s’indignait, quant à lui, dans son rapport sur « l’intégration des enfants handicapés », de l’usage du terme d’intégration scolaire : « […]  il n’est pas concevable qu’un individu ait besoin d’intégrer la communauté nationale, sauf à en être étranger ». (p. 106.)
Au cœur de cette dissonance terminologique et conceptuelle, les auteurs de la loi du 11 février 20052 ont fait le choix de ne pas mentionner le terme « inclusion ». Sans citer explicitement le terme inclusion, ce texte législatif a néanmoins permis d’ouvrir la voie au paradigme inclusif. Il a fait entrer le champ du handicap dans le droit commun (Bedoin & Janner-Raimondi, 2017), en dotant les personnes en situation de handicap de deux types de droits : un droit à la compensation quels que soient l’origine et la nature de la déficience, l’âge ou le mode de vie (article 11) ainsi qu’un droit à l’inscription, pour tous les enfants en situation de handicap, dans leur école de quartier (article 19).

1.3 De l’inclusion scolaire…

Huit ans après la promulgation de la loi de 2005, les auteurs de la loi du 8 juillet 20133 ont explicitement mentionné le syntagme « inclusion scolaire » dans leur article 2 : « Il [le service public de l’éducation] veille à l’inclusion scolaire de tous les enfants, sans aucune distinction. » La loi de 2013 reconnaît l’éducabilité de tout enfant (article 2) et concerne un public d’élèves à besoins éducatifs particuliers (BEP), plus large que les élèves en situation de handicap4.
Serge Thomazet, Corinne Mérini et Elvire Gaime (2014) proposent une synthèse sur le changement qui s’est opéré entre la loi de 2005 et de celle de 2013 : « l’école inclusive est avant tout un principe, contenu en tant que tel dans la loi du 11 février 2005 et dont les termes sont entrés dans la prescription avec la loi du 8 juillet 2013 ». (p. 69.) Serge Ebersold (2009) développe ce dernier point ainsi : « le terme [inclusion] désigne désormais l’exigence faite au système éducatif d’assurer la réussite scolaire et l’inscription sociale de tout élève indépendamment de ses caractéristiques individuelles ou sociales ». (p. 79.) La diversité des besoins éducatifs de chaque apprenant, au-delà d’une situation de handicap, doit donc être accueillie et prise en compte par les enseignants. L’École doit ainsi trouver dans la diversité des profils de ses élèves, la singularité de chacun pour offrir un enseignement accessible à tous. Pour atteindre cet objectif, Charles Gardou (2012) confie une mission délicate mais essentielle à l’École : celle de réussir à « conjuguer les singularités, sans les essentialiser ». (p. 43.) L’École inclusive apporte une plus-value, selon Émilie Chevallier-Rodrigues et ses consœurs (2019) : « une lecture en positif de la diversité en induisant un réel enrichissement des pratiques pour donner à tous les élèves les moyens de se saisir pleinement de leur scolarité ». (p. 142.) Pour que la diversité soit vectrice d’enrichissement, Diane Bedoin (2016) souligne qu’il est essentielle de maintenir une grande vigilance quant aux conditions d’accueil réservées aux enfants en situation de handicap. Martine Janner-Raimondi (2017) précise que cet accueil nécessite « la prise en compte d’une spécificité de besoin(s), articulée à une non-stigmatisation ainsi qu’à une considération égale entre les êtres humains ». (p. 79.) En replaçant ces propos dans un contexte scolaire, les concepts de non-discrimination et d’équité doivent être couplés à la prise en compte de ces besoins éducatifs particuliers. Il faut identifier la spécificité de ces besoins pour les élèves en situation de handicap, condition sans laquelle un statut d’élève ne peut être reconnu. Godefroy Lansade (2017) ajoute que, dans le paradigme inclusif, cet accueil doit être pensé selon trois dimensions : « physique, sociale et épistémique ». (p. 18.) Tout enfant a, en effet, un droit d’accès physique pour suivre un parcours scolaire dans son école de quartier. Il doit aussi pouvoir tirer parti d’une socialisation avec ses pairs et doit enfin pouvoir bénéficier d’une accessibilisation des savoirs pour progresser dans ses apprentissages (Thomazet, 2008).

1.4 … à la scolarité inclusive

Dans la loi du 26 juillet 20195, nous pouvons repérer un nouveau glissement terminologique et conceptuel qui s’opère entre « une inclusion scolaire » (loi de 2013) et « une scolarisation inclusive » (loi de 2019). À notre connaissance, les législateurs n’ont pas pris le soin d’expliciter ce qu’ils entendaient par scolarisation inclusive, pensée pour chaque enfant qu’il soit en situation de handicap ou non.
Au-delà des termes employés et des concepts qu’ils recouvrent, Serge Thomazet (2008) considère que la mise en place de l’École inclusive implique une « véritable rupture avec les pratiques traditionnelles ». (p. 129.) Nous allons, à présent, nous attacher à définir ces transformations structurelles et profondes permettant à l’École de devenir inclusive.

2. Changement de pratiques induit par l’École inclusive

Cette seconde partie traite des pratiques liées à l’École inclusive qui rompent avec la forme scolaire traditionnelle (Vincent, 1994) sur plusieurs points. Ces pratiques inclusives impliquent que l’École accueille la diversité dans toute sa richesse.

2.1 École inclusive et partenariat

La mise en place de l’École inclusive est une œuvre commune nécessitant l’implication de tous les partenaires, membres de la communauté éducative.
Philippe Tremblay (2020) précise que, dans une École inclusive, tous les professionnels sont amenés à collaborer « à l’intérieur et à l’extérieur de ses murs ». (p. 104.) Deux types de partenariat sont nécessaires pour que l’École puisse fonctionner dans un paradigme inclusif : le co-enseignement (Tremblay, 2015) et l’intermétier (Thomazet & Mérini, 2014).
Le partenariat au sein de l’équipe pédagogique prend la forme du co-enseignement. Nous reprenons la définition que Philippe Tremblay (2015) a proposée : « Un travail pédagogique en commun, dans un même groupe, temps et espace, de deux enseignants partageant les responsabilités éducatives pour atteindre des objectifs spécifiques et partagés ». (p. 108.) Cette définition à spectre large du co-enseignement comprend tout travail réalisé conjointement par plusieurs enseignants, voire professionnels, sur un même espace-temps, nommé « chronotope d’apprentissage » (Colleoni & Spada, 2021, p. 68).
Le partenariat tourné vers les personnels extérieurs à l’École se développe, quant à lui, sous la forme d’intermétier. L’espace d’intermétier se définit, selon Serge Thomazet et Corinne Mérini (2014), comme une forme de travail collectif se mettant en place entre l’école, le secteur médico-social et la famille. L’éducation inclusive rassemble des professionnels de divers horizons œuvrant de concert à sa mise en place. Ces liens partenariaux s’entrecroisent et relient inextricablement l’École et la société.
Ces deux formes partenariales étayent un des principes fondateurs de l’éducation inclusive : il n’est pas concevable de « faire reposer la réussite du tournant inclusif sur les seules épaules des enseignants ». (Ployé, 2018, p. 144.) C’est ainsi que l’École doit se définir « en tant que projet, c’est donc un objet partagé ». (Thomazet, Mérini & Gaime, 2014, p. 70.) Ce projet commun nécessite un partenariat et un engagement de tous les membres de la communauté éducative : ils sont tous responsables.

2.2 École inclusive et conception universelle

L’École se doit d’accueillir tous les élèves (Déclaration de Salamanque, 1994) tout en s’adaptant à la singularité de chaque apprenant (Charte de Luxembourg, 1996). La conception universelle de l’apprentissage (CUA) permet un accueil sans discrimination à l’École. Elle prend, en effet, en compte la diversité des besoins de tous les élèves.
Ce sont les architectes en premier qui ont souligné l’intérêt d’adopter une conception universelle dans la construction des bâtiments en pensant leur accessibilité en amont et non en aval. Cette conception s’écarte d’une logique réparatrice, car elle est « proactive, [il faut agir] sans attendre que les obstacles se fassent ressentir » (Odier-Guedj et al., 2023, p. 134). Par exemple, la rampe d’accès permet, contrairement aux escaliers, un accès sans entrave physique ou physiologique que l’on soit en situation de handicap ou non (Gardou, 2011).
La conception universelle de l’apprentissage (CUA) rend accessible, quant à elle, les savoirs et les compétences. Elle est définie selon trois principes par le Center for Applied Special Technology (CAST, 2017). Il faut, tout d’abord, prévoir « une représentation des informations par le biais de divers moyens ; [ensuite, permettre] aux élèves d’avoir des choix dans leur manière de démontrer ce qui est appris [et enfin, laisser] la possibilité pour les personnes de s’engager dans les activités de diverses façons ». Dans ce cadre, Greta Pelgrims et Jean-Michel Perez (2016) invitent les membres de la communauté éducative à renoncer « au mythe de l’homogénéité [cognitive dans les classes d’élèves] » (p. 13) pour reconnaître « une hétérogénéité universelle ». (p. 13-14.) Cette CUA traite ainsi conjointement deux grands défis pour les enseignants : celui de proposer un enseignement accessible à tous, tout en restant ambitieux pour tous les élèves (Bergeron, Rousseau & Leclerc, 2011). Les adaptations pédagogiques (Rousseau & Prudhomme, 2010) proposées initialement aux élèves en situation de handicap ne constituent pas un travail supplémentaire pour l’enseignant, dans la mesure où elles conviennent à tous les élèves. Charles Gardou (2012) corrobore ce point de vue : « ce qui est facilitant pour les uns est bénéfique pour les autres ». (p. 38.) C’est pour cette raison que Mel Ainscow (2020) considère que l’éducation inclusive est bénéfique pour tous, c’est « comme une manière de parvenir à une amélioration générale du système éducatif » (p. 8, selon notre traduction).

2.3 École inclusive et société inclusive

La responsabilité de la mise en place de l’École inclusive repose sur la diversité de ses acteurs. L’École ne peut être inclusive que si la société est inclusive (Gardou, 2012). Pour ce faire, elle doit mobiliser tous ses membres pour qu’ils œuvrent activement et conjointement à sa mise en place. Cette mobilisation doit, in fine, « accueillir l’altérité pour co-construire du commun ». (Bedoin & Janner-Raimondi, 2017, p. 32.) Ce commun se rassemble dans une diversité sans discrimination. Cette diversité doit être considérée « non [comme] une difficulté pour la société, mais [comme] une source de bien-être social, de développement économique et un vecteur de matérialisation des droits de l’homme. » (Ebersold, Plaisance & Zander, 2016, p. 10.) Ainsi, « un consensus semble se profiler autour de cette idée que la diversité relève d’un besoin vital pour les hommes […] ». (Bedoin & Janner-Raimondi, 2017, p. 33.)
C’est de la construction d’un monde durable dont il est question. Sur ce point, la définition onusienne des dix-sept objectifs de développement durable (ODD) à l’horizon 2030 permet d’interconnecter cette construction avec la mise en place d’une éducation sans discrimination qui est le propre d’une éducation inclusive. En effet, « l’éducation occupe une place centrale dans le Programme de développement durable ». (Tawil et al., 2017, p. 7.) Elle se hisse à la quatrième place sur les dix-sept objectifs constitutifs de ce « plan d’action pour l’humanité, la planète et la prospérité » (ibid, p. 7). L’ODD4 « assure à tous une éducation de qualité inclusive et équitable et promeut des possibilités d’apprentissage tout au long de la vie ». (Tawil et al., 2017, p. 11.) Luis Ma Naya et ses confrères (2022) considèrent ainsi que l’ODD4 ouvre la voie à « une nouvelle culture éducative dans et pour l’égalité et l’équité. » (p. 128.) Ainsi, une société inclusive dans sa dimension équitable est la condition sine qua non pour que le monde perdure et qu’il soit viable.

En guise de conclusion : l’École inclusive comme processus

Il s’agit de comprendre l’inclusion à travers des processus complexes, interactifs et dynamiques. C’est pourquoi, nous parlons de « parcours inclusifs » pour rendre compte des actions et des moyens mis en œuvre pour y parvenir ainsi que des expériences vécues par les sujets directement concernés (Bedoin & Janner-Raimondi, 2017 ; Bedoin, Lemoine et Zoïa, 2022). Nous entendons souligner que la mise en place de l’éducation inclusive s’inscrit dans la durée. Elle nécessite l’engagement de tous les acteurs concernés (élèves, parents, enseignants, accompagnants, etc.), soutenus et accompagnés dans la prise en compte de la diversité par des moyens suffisants, octroyés par une société aux ambitions inclusives. « Ainsi, dans peu de temps, ne nous parlerons plus d’écoles inclusives, mais simplement d’écoles. » (Tremblay, 2020, p. 105.)

 

 

Regards croisés de l’institution sur l’inclusion et le CDI inclusif

Nous avons choisi de rencontrer trois acteurs de l’Éducation nationale autour de quatre questions dans des entretiens individuels. Ils nous apportent ainsi leur éclairage sur la question de l’inclusion et le rôle du professeur documentaliste dans un CDI inclusif.

Les directives institutionnelles récentes mentionnent que la société doit être « pleinement inclusive en intégrant la dimension du handicap dans la mise en œuvre des politiques publiques, afin de favoriser l’accessibilité universelle, l’accès aux droits, la lutte contre les discriminations et la participation des personnes en situation de handicap à la cons­truction des solutions qui les concernent » : pourquoi cet intérêt institutionnel pour l’inclusion ? Qu’est-ce qui l’explique et le justifie ?
(Circulaire n° 6375/SG relative à la mise en œuvre de la politique interministérielle pour l’inclusion
des personnes handicapées.)

Fabienne Ouvrard Avant tout, ce qui l’explique c’est l’augmentation du nombre d’élèves à besoins éducatifs particuliers (BEP) et également, en démocratie, la nécessité de donner à tous les élèves leur chance afin que l’école assure sa mission de service public. Il faut une école de l’égalité des chances et de réussite pour tous les élèves et donc l’accès aux apprentissages, y compris pour les élèves en situation particulière. L’école doit construire le parcours de chaque élève, quelle que soit son origine et ses aptitudes.

Sandra Barrère C’est une question démocratique : la société étant plurielle, il importe que l’institution soit elle-même représentative de cette pluralité.
La société, elle est faite de… gens et de personnes qui ne sont pas des standards. Il y a une pluralité qui s’exprime par la diversité des histoires, des origines, des langues, des cultures, des genres, des problématiques de santé, de handicap. Il est important que l’institution soit en phase avec la pluralité de la société. Si elle ne s’adresse qu’au garçon blanc et en bonne santé, on n’est pas dans un service public inclusif. On est dans un service public qui est intrinsèquement sexiste, voire sexiste et raciste et capacitiste. Donc oui, la réponse c’est au nom de la question démocratique et de la représentation de la pluralité du vivant.

Daniel Gillard C’est tout récent. C’est-à-dire que l’école s’insère dans la loi, le cadre légal et réglementaire le plus générique. Simplement, il est nécessaire de rappeler ça régulièrement parce que l’enjeu pour l’institution, enfin l’école en tant qu’Institution, est double.
Le premier enjeu, d’abord, c’est la manière d’approcher ça. C’est-à-dire que, est-ce qu’on approche ça par l’accessibilité ou est-ce qu’on approche ça par la compensation ?
On l’approche souvent par la compensation. Je crois que c’est un des problèmes. Si on prend la difficulté scolaire, comment est-ce qu’on traite la difficulté scolaire ?
Au lieu de la traiter, par exemple, en faisant de la différenciation et en donnant à tous les élèves les mêmes choses à faire, mais avec des aides, qui soient des aides variées et adaptées, on va donner des tâches de niveaux différents ou on va faire du tutorat. Et bien c’est pareil pour le handicap.
On va se retrouver dans une situation où, au lieu d’adapter systématiquement les supports, les tâches, mais avec l’idée d’avoir les mêmes objectifs, on va multiplier les compensations humaines, par exemple. Mais structurellement, on ne change pas. Donc ça, c’est la première chose. Et il faut le rappeler régulièrement.
Et quelque part, ces rappels institutionnels, c’est presque des rappels à l’ordre. Parfois un petit peu… Comment dire ? Un petit peu terrifiés, un petit peu désabusés, en disant, ben voilà, on demande depuis des décennies maintenant de faire de l’accessibilité et on ne fait que de la compensation.
Le deuxième rappel à l’ordre… C’est une situation pour laquelle on fait sans arrêt ces retours institutionnels qui sont un peu ritualisés. Je disais, en sept ans d’inspecteur, c’est pratiquement tous les ans qu’on a au mieux une circulaire, au pire un décret, voire une loi complémentaire qui nous dit, attention, il faut s’occuper des situations de handicap. Mais c’est parce qu’on n’arrive toujours pas aussi à insérer ça dans le droit commun.
Oui, je vais conclure en disant que cette histoire de mauvais rapport aux droits communs et cette histoire de passer davantage par la compensation que par l’accessibilité, elle vient profondément d’une mauvaise compréhension de ce qu’est une situation de handicap, c’est-à-dire que la situation née de la difficulté que génère le trouble par rapport à une situation donnée.

Quelle(s) approche(s) de l’inclusion est/sont avancée(s) par l’insti­tution ? Quelle définition donne-t-elle ? Et quelles sont les attentes pour la mise en œuvre au sein de l’école et des CDI ?

Fabienne Ouvrard L’inclusion doit donner à tous les élèves le droit à l’instruction, à l’éducation et à la culture (dans toutes ses dimensions). Une école inclusive est une école qui accueille, qui scolarise, qui s’adapte aux besoins éducatifs particuliers. Après une période ségrégative, puis une période intégrative, progressivement, s’est développée sous le terme d’inclusion une conception de la scolarisation au plus près de l’école ordinaire, qui suppose non seulement l’intégration physique (l’établissement spécialisé se déplace dans l’école) et sociale (les élèves à besoins particuliers partagent les récréations, repas, ateliers récréatifs… des élèves des filières régulières), mais aussi pédagogique, afin de permettre à tous les élèves d’apprendre dans une classe correspondant à leur âge, et ceci quel que soit leur niveau scolaire (Thomazet, « De l’intégration à l’inclusion. Une nouvelle étape dans l’ouverture de l’école aux différences », Le français aujourd’hui 2006/1 (n° 152), p. 19-27. DOI 10.3917/lfa.152.0019).
Au sein des écoles et des CDI, il s’agit de poursuivre et de rendre possible cet objectif d’inclusion en favorisant la réflexion collective, en travaillant en collaboration pluri-catégorielle (direction, professeurs, documentaliste, partenaires divers). Il faut se donner les moyens de mettre en œuvre cette réflexion pour avoir un pilotage et un environnement adaptés au public accueilli. Il faut aussi former les équipes à l’inclusion.

Sandra Barrère Il me semble que l’institution, quand elle parle d’inclusion, s’adresse ou, du moins, traite spécifiquement la question du handicap alors qu’il faudrait avoir une vision beaucoup plus large de l’inclusion. La définition inclusive de l’inclusion, si je puis me permettre, c’est effectivement la possibilité d’inclure la pluralité de tout. C’est-à-dire imaginer la question pas seulement du genre mais la question sociale, la question des origines, de la diversité et des identités de genre. C’est-à-dire qu’ici il est important qu’on puisse se reconnaître, que tout le monde puisse se reconnaître. C’est-à-dire que le jeune, imaginons, qui se pose des questions sur son identité de genre, puisse avoir des modèles identificatoires qui puissent le rassurer sur le fait qu’il a pleine légitimité à l’école. Oui. Et donc je pense qu’il est important que l’on puisse se reconnaître. Et ça, ça passe par une politique éducative qui saisit cette pluralité de manière très approfondie.

Daniel Gillard On va surtout la définir par ce qu’elle n’est pas. C’est-à-dire qu’elle n’est pas l’intégration. En fait, le système éducatif français, il a connu trois phases. La phase pour les élèves en situation de handicap, la phase de la ségrégation, c’est-à-dire qu’ils étaient placés dans des établissements à part médico-social. La phase de l’intégration, c’est-à-dire qu’on les mettait à l’école. Mais dans des dispositifs à part. Même chose d’ailleurs pour la difficulté scolaire… Alors d’ailleurs, on ne les appelait pas des dispositifs, on les appelait des structures.
L’inclusion, donc, ce n’est ni la ségrégation, ni l’intégration, c’est le fait de scolariser les élèves dans le droit commun, comme les autres, en leur offrant soit des compensations, soit de l’accessibilité. Alors, l’accessibilité, par exemple, c’est l’Ulis. L’Ulis est une structure d’accessibilité. Enfin, c’est un dispositif, mais est un dispositif d’accessibilité.
La compensation, c’est l’aide de la peine, du handicap, de la difficulté.
Problème, en fait, ce que l’institution promeut, prioritairement, parce que c’est la politique nationale, c’est l’accessibilité. Et ce n’est pas l’éducation nationale, c’est la politique étatique qui est une politique dite d’accessibilité. Sauf que la politique d’accessibilité, dans la réalité, c’est complexe, c’est complexe, au niveau des adultes et c’est complexe parce que c’est coûteux. Ça veut dire, par exemple, qu’il faut mettre tous les bâtiments aux normes.
Et quand on parle du CDI, combien de CDI sont au premier étage, sans ascenseur par exemple ? Combien de CDI ne sont pas suffisamment indiqués en termes également de signalétique ?
Et combien de CDI ne sont pas aménagés en interne pour une signalétique accessible à tous ?
C’est une évolution profonde des mentalités. Les enseignants sont prêts à la compensation. Et d’ailleurs, ils citent souvent un système qui travaille beaucoup avec la compensation qui est le système italien. Le système italien où il y a pratiquement un personnel pour un élève en situation de handicap sauf que le problème, c’est que la compensation, on s’en rend compte, c’est très coûteux aussi. Et c’est coûteux à long terme parce qu’on voit que les élèves italiens, handicap ou pas, quelles que soient les situations, ont des mauvais résultats. Des résultats encore pires que les élèves français à Pisa. On n’est pas forcément les plus mauvais de ce point de vue-là.
Pourquoi ? Parce qu’effectivement, c’est d’abord une révolution des mentalités qu’il faut faire. Et ce qui bouge le plus lentement, ce sont les mentalités, par définition.
L’institution, dans son pilotage, elle a deux gros défauts. D’abord, elle décrète de manière centralisée, sans prendre en compte et sans expliquer et sans faire travailler le terrain et sans faire confiance à l’intelligence du terrain. Et puis deuxième chose, l’institution part du principe que finalement, si les enseignants n’y arrivent pas, ce n’est pas parce qu’ils sont mal formés ou parce que les conditions qu’on leur impose sont parfois trop compliquées.
L’institution leur demande de faire de la différenciation et c’est compliqué. Et c’est chronophage de faire de la différenciation. Et en plus, il faut des compétences didactiques, pas seulement pédagogiques, mais didactiques, que beaucoup d’enseignants n’ont pas. Et il faut répondre à la demande des parents qui en demandent beaucoup pour leur enfant. Les parents dans notre société actuelle, ils ne demandent pas de la différenciation, ils s’en moquent de la différenciation. Ils demandent de l’individualisation. Voilà. Et les enseignants ont parfois tendance à y céder. Et c’est délétère parce que d’abord, vous ne ferez jamais 30 plans de travail pour 30 élèves. Et en plus, vous perdez ce qui fait le sel de l’école.
Il faudrait quand même le redire souvent, Vygotsky, il a dit, non seulement on apprend mieux avec les autres, mais on apprend mieux en plus quand les autres ne sont pas d’accord avec soi.

Comment voyez-vous le rôle des CDI et la contribution des professeurs documentalistes pour favoriser l’inclusion des élèves ?
Le CDI peut-il être inclusif ? Comment considérer le CDI inclusif  aujourd’hui ?

Fabienne Ouvrard Le CDI doit être inclusif et en capacité d’accueillir et d’accompagner tous les publics scolarisés. Un axe du projet d’établissement peut définir son rôle à ce sujet. Les professeurs documentalistes doivent être formés à cette prise en charge et travailler (coanimer) avec les enseignants des séances au CDI. Le professeur documentaliste peut par exemple travailler avec le professeur d’UPE2A pour accueillir et accompagner des élèves non francophones ou ukrainiens. On peut aussi imaginer un travail en EMI pour ces élèves.

Sandra Barrère Ah mais ce rôle est absolument déterminant, parce que justement, un CDI c’est un endroit où on va trouver de la documentation, c’est-à-dire c’est une fenêtre sur le monde. Et donc suivant que cette fenêtre est plus ou moins ouverte, la pluralité est plus ou moins représentée. Et je vois bien, dans le domaine de l’égalité des genres, l’importance qu’il y a à avoir dans un CDI des livres qui traitent de ces questions, des guides sur l’éducation aux sexualités, par exemple, parce qu’il n’y a pas une sexualité qui serait hétéronormée, il y a des sexualités. C’est-à-dire qu’il est important que le jeune gay puisse se sentir à l’aise et donc représenté à travers les documents qu’il y trouvera. Il est important que le jeune trans lui-même se sente représenté. Il est important qu’il y ait des livres qui traitent de la sexualité. Qu’il y ait des fictions qui traitent de la question du sexisme, je veux parler de livres, mais aussi de DVD.
C’est vrai que le CDI peut hautement contribuer au caractère inclusif d’un établissement et donc d’une politique éducative du respect et de l’égalité. Je pense aussi au rôle du prof doc ou de la prof doc dans le domaine de l’EMI par exemple. On a des exemples assez bouleversants de web radio dans lesquels les jeunes documentent ces questions, conduisent des interviews, travaillent la question non seulement du genre mais du lien intergénérationnel. C’est formidable, c’est comme ça qu’on construit une culture plurielle. C’est précieux ça, qu’une culture de l’égalité et du respect ait donc aussi une conscience citoyenne respectueuse de la pluralité.
Donc oui, la part du prof doc, mais aussi du CDI dans un établissement, elle est absolument centrale. Si la jeune ado qui se sent lesbienne ou le jeune ado qui se sent gay n’a pas de figure d’identification, comment peut-on imaginer de l’inclure ?
Donc voilà, toutes ces choses doivent être pensées de manière un peu rigoureuse à travers une politique d’acquisition qui représente la pluralité des humains. Et ça, ça vaut pour le genre, ça vaut pour l’orientation sexuelle, ça vaut pour tout en fait. Oui, l’orientation au niveau des métiers. Mais ça vaut pour la diversité des couleurs, ça vaut pour la biodiversité, on va dire.

Daniel Gillard Alors, évidemment que le CDI peut être inclusif, mais un premier point, c’est le fait que le désarroi des professeurs documentalistes n’est pas suffisamment pris en compte. Donc déjà, il y a effectivement, pour moi, un travail préalable, mais qui serait de l’ordre de la reconnaissance mutuelle.
C’est-à-dire, le CDI doit être un espace inclusif, mais de la même manière que dans le reste du collège, ça ne va pas de soi. Deuxième chose, alors après, travailler le CDI comme espace inclusif, ça nécessite de penser au préalable le CDI comme un système. C’est-à-dire qu’il y a un espace, il y a des données et des ressources, et il y a des missions. Et un professeur documentaliste ne peut pas penser le CDI comme espace inclusif autrement que dans le cadre d’une politique documentaire d’établissement et d’un projet de CDI.
Alors, quelques points de réflexion par rapport à ça.
D’abord, un CDI inclusif, ça serait dans l’idéal, ce serait un CDI qui serait pensé à l’avance, dont la place dans les restructurations de l’établissement serait pensée à l’avance.
Pourquoi est-ce que le CDI n’est pas pensé systématiquement comme ayant une place centrale dans l’établissement ?
Pourquoi le CDI n’est-il pas pensé au rez-de-chaussée ?
Pourquoi le CDI n’est-il pas pensé comme un espace lumineux et de taille suffisante ?
Pourquoi le CDI n’est-il pas pensé en lien avec la vie scolaire ?
Ça devrait être un pôle unique avec grosso modo un pôle central. Il y aurait la vie scolaire avec bureau des CPE, bureau des AED, salle de permanence bien centralisée, le CDI et un lien direct avec la salle de permanence permettant aussi de penser ça comme des lieux où on peut passer de l’un à l’autre, y compris au sein d’une même heure en fonction des besoins.
Et puis on y ajouterait d’ailleurs l’infirmerie. Voilà, un ensemble qui est un pôle à la fois vie scolaire et médico-social.
Ça pour moi, c’est la condition numéro un pour que le CDI soit inclusif, c’est-à-dire qu’il trouve sa place réelle, le CDI, c’est le cœur du réacteur. Et plus l’établissement est petit, plus le CDI est le cœur du réacteur.
Deuxième point, il y a une politique de ressources pensées déjà en fonction de la particularité du public scolaire et pas seulement du handicap. La politique documentaire, ça commence par « Quels sont les besoins spécifiques ? » En termes d’accès à la culture, à la lecture, aux ressources documentaires. Et du coup, quel est mon public ? Et donc la politique d’achat, la politique d’abonnement, la politique de diffusion, elle est pensée.
Ensuite, troisième condition, c’est un CDI où les actions du prof doc sont ciblées, et il s’insère dans les actions déjà en place. Donc, imaginons un collège, par exemple, piloté, où les parcours avenir, citoyen, EAC… font l’objet d’une programmation de sixième ou en troisième avec, chaque année, des programmations dans les parcours.
Et enfin, quatrième point là-dessus, quatrième condition, c’est un CDI qui a été aménagé pour ce faire.
Voilà, donc les quatre points : un CDI qui est placé correctement, un CDI qui a une politique documentaire, un CDI qui a intégré les parcours et l’EMI évidemment et un aménagement et un fonctionnement spécifique du CDI.
Alors, en fait, ce n’est pas vraiment une question de CDI inclusif. C’est une question de CDI. C’est une question de politique de droit.
C’est une question de documentation… Voilà. Avec toutes les difficultés qu’il y a pour faire comprendre ça aux autres enseignants et à toute la communauté pédagogique.

Quelles préconisations donnez-vous dans un contexte où les professeurs documentalistes regrettent le peu de reconnais–sance pour leur mission en EMI notamment ? Quelles pistes proposez-vous pour développer l’inclusion au CDI ?

Fabienne Ouvrard Je pense à de la formation d’abord, une sensibilisation à l’ensemble de la communauté éducative après un travail fait (à valoriser), une réflexion à mener en conseil pédagogique. Un travail plus proche avec les professeurs principaux, les professeurs d’Ulis, d’UPE2A. Sans doute il faudrait repenser l’espace du CDI (avec le dépôt de projet NEFLE) pour qu’il soit plus adapté à la diversité des publics.

Sandra Barrère Je vois deux, trois idées. J’ai déjà parlé de Web radio : travailler à l’acquisition de compétences en EMI, ça me paraît très important. Il y a des exemples absolument prodigieux d’émissions de radio, de réalisation de webzines, etc. Je pense aussi à la constitution des corpus et donc à la question des règles que l’on se donne dans l’acquisition des ouvrages, tout cela doit être fait très soigneusement. Mais aussi la manière dont on visibilise ces acquisitions dans l’espace, non seulement au sein du CDI, mais également en dehors du CDI. Il peut y avoir une politique d’exposition, d’affichages, etc. Avec des semaines à thème, etc. Voilà. Et c’est sans parler de tous les jours, les droits des femmes le 8 mars, la prévention des LGBTphobies le 17 mai, les violences faites aux femmes le 25 novembre, tous ces temps sont des moments névralgiques pour mettre en œuvre une politique inclusive au CDI. C’est le cœur de l’établissement, bien sûr.
Oui, et puis dans le cadre de cette politique d’acquisition, il y a des points de vigilance qui doivent s’exercer, notamment relativement à l’émergence de phénomènes culturels qui sont un peu problématiques. Je pense à la Dark Romance, par exemple. Donc là, je pense qu’il faut avoir une vigilance toute particulière, soit parce qu’on n’acquiert pas ces choses, soit, si elles existent dans le fonds, parce qu’on accompagne par un discours critique la lecture de ces documents. Et ça, c’est indispensable parce que cette tendance qui émerge de la lecture de Dark Romance est de nature à me poser question. Donc, il est très très important d’entraîner l’esprit critique des jeunes pour toutes ces raisons.

Daniel Gillard Alors, je n’ai jamais été sollicité sur des problématiques didactiques spécifiques liées à la documentation. En fait, mais ce n’est pas la documentation. C’est de manière générale.
C’est-à-dire que quand on vous sollicite didactiquement pour les élèves en situation de handicap ou en grande difficulté scolaire, on voit bien la politique actuelle, c’est le français et les maths. Il n’y a pas de réflexion didactique actuelle. Actuellement, sur les spécificités que pourrait avoir ce travail-là en EMI, on touche le problème qui est le problème fondamental de la discipline. D’abord. Il y a deux corpus disciplinaires en réalité dans la documentation. Il y a les compétences info-documentaires avec la recherche documentaire au sens large. Et c’est peu reconnu comme étant un corpus de savoir, y compris par les autres professeurs.
Et puis après, il y a l’EMI. Alors, je ne dirais pas qu’il existe un manque de corpus, il y a des ressources nécessaires qui mettent en lien les grandes thématiques de l’EMI avec notamment le socle. Mais, comme c’est une matière, comme c’est un enseignement qui n’est pas inscrit dans les programmes. L’EMI souffre non pas d’un manque de reconnaissance, mais d’un manque de connaissance.
Donc la réflexion, mais peut-être que je me trompe, qui n’a pas encore été conduite, c’est quelle adaptation ? Pour l’EMI. C’est-à-dire, vraiment dans le cadre des enseignements adaptés. Quelle adaptation pour l’EMI ? Et ça, par contre, oui, c’est un vrai sujet, parce que ça existe dans toutes les disciplines.
Alors, du coup, des pistes de réflexion. Je voudrais les livrer comme ça, parce que c’est en lien avec la réflexion actuelle que font les IPR EVS. Pour moi, la piste d’entrée pour les professeurs documentalistes, c’est la lecture. Alors, je sais qu’il y a beaucoup, beaucoup de réticences là-dessus. Parce que les professeurs documentalistes, ils vont dire, attendez, ce n’est pas notre première mission.
Pour moi, la lecture, dans le sens, aide à la lecture-compréhension, aide justement à l’interprétation des textes, aide aux inférences, aide à la mise en réseau.
Et là, on commence à rentrer justement dans les compétences info-documentaires et à l’aide à l’intertextualité. Alors, à tel point d’ailleurs qu’on a demandé pour l’an prochain à ce qu’un des IPR EVS soit associé au groupe maîtrise de la langue des IPR EVS.
On fait reconnaître la spécificité des professeurs documentalistes en entrant par la lecture non pas en les transformant en profs spécialisés qui vont apprendre à lire, parce que ça, c’est la crainte effectivement des collègues. Et c’est une crainte que je partage et que je comprends.

Je tiens à remercier mesdames Fabienne Ouvrard et Sandra Barrère et monsieur Daniel GILLARD d’avoir pris le temps de m’accorder un entretien sur le sujet de l’inclusion et de son articulation avec le CDI. J’espère avoir respecté leurs propos lors de la retranscription de nos échanges et du travail de réécriture.

 

 

Penser une école inclusive

Dans vos écrits, vous montrez que le projet d’une école inclusive se heurte à la fois à la « forme scolaire » et à une vision néolibérale de l’école. Si les enseignants sont globalement favorables à ce projet, ils sont pourtant face à des difficultés de mise en œuvre (enquête IFOP du 4 septembre 2023). Selon vous, le projet d’une école pleinement inclusive est-il vécu, par les enseignants, comme une injonction ?

J’aurais plutôt tendance à penser que la majorité d’entre eux le perçoivent comme un objectif à atteindre pour toute l’institution, au même titre que les programmes, le socle commun et la réussite aux examens de leurs élèves. Dans toute ma carrière, que ce soit comme enseignant ou comme inspecteur, je n’ai rencontré que très peu de professeurs résolument hostiles à la présence d’élèves en situation de handicap dans leur classe.
En revanche, si l’immense majorité des enseignants cherche à bien faire avec des élèves atypiques, ils souhaitent naturellement disposer des moyens nécessaires pour leur délivrer un enseignement efficace.
Or si l’institution réduit son action au seul fait d’affirmer que la scolarisation de ces élèves est une obligation et qu’elle n’octroie pas aux enseignants les outils professionnels et les conditions nécessaires pour le faire, alors il est évident qu’une situation de tension peut apparaître. Ces outils et ces conditions relèvent trop souvent de l’impensé pour les responsables politiques, que ce soit au parlement ou au gouvernement.
Pourtant, il s’agit là d’éléments éminemment constitutifs de l’enseignement scolaire. Ils touchent aux techniques didactiques, aux supports matériels, et à l’organisation matérielle de l’enseignement.
Par exemple, exiger une individualisation de l’enseignement auprès d’un professeur de collège ou de lycée qui n’a jamais appris à le faire en fonction des besoins particuliers réels de ses élèves, et alors que dans chaque classe il dénombre souvent plus d’une demi-douzaine d’élèves avec PAP1, PPS2, PPRE3 ou PAI4, et qu’il enseigne chaque jour et chaque semaine, selon sa discipline, à six ou dix-huit classes de plus de trente élèves chacune, c’est de fait créer une situation de tension humainement et professionnellement très difficile pour ce professeur. Dans ce registre, alors oui, on peut envisager que la scolarisation inclusive soit perçue comme une injonction formelle et hors-sol de l’institution auprès des enseignants. On ne peut pas faire croire aux parents que l’école est un service à la personne. L’école est une institution qui instruit des enfants et des jeunes pour en faire des citoyens, et cela dans une dimension collective qui est le ciment de notre république. Le professeur n’est pas un précepteur particulier. Il s’adresse à une classe. Il peut prendre en considération des adaptations particulières, mais ces aménagements doivent rester raisonnables par rapport à sa mission qui est d’enseigner à une classe.
On pourrait aussi développer cette réflexion dans le registre des élèves présentant des comportements très perturbateurs, élèves de plus en plus nombreux, bien au-delà du domaine du handicap. La récente enquête de l’Autonome de Solidarité Laïque conduite par Éric Debarbieux a mis en évidence que pratiquement tous les enseignants y sont désormais confrontés. Ce phénomène souvent spontanément associé à l’école inclusive ne concerne en fait qu’une frange des élèves en situation de handicap, alors qu’il touche beaucoup d’élèves « ordinaires » qui ne présentent pas de troubles du neurodéveloppement. Que dit l’institution pour permettre aux enseignants de faire face sérieusement et systématiquement à ce phénomène ? Il y a là un impensé qui compromet de plus en plus lourdement l’école, bien au-delà de sa dimension inclusive ou même du phénomène du harcèlement. Or des travaux sur ces phénomènes existent5, avec des pistes éducatives et institutionnelles qui ont montré çà et là leur efficacité. Il serait utile de les enrichir et d’assurer leur diffusion.

Dans vos écrits, vous montrez que les décisions politiques récentes (notamment la loi de finances de 2024 qui prévoit le passage des PIAL au PAS, le « choc des savoirs » annoncé par le gouvernement) ne vont pas dans le sens d’une école inclusive. Pourriez-vous préciser en quoi ? Et comment les enseignants peuvent-ils alors conforter leur adhésion au projet d’une école inclusive dans ce contexte ?

Répondre de manière précise à ces questions demanderait la rédaction d’un rapport de plusieurs dizaines de pages dans lequel on développerait soigneusement les éléments constitutifs de la problématique, mais aussi les mécanismes systémiques en jeu par rapport aux objectifs et aux choix tels qu’ils sont envisagés. Dans un entretien comme le nôtre, on ne peut que se limiter à un développement succinct. Je vais essayer d’être clair en le faisant.
Ce qui relativise la portée et l’efficacité des choix de politique éducative récents que nous évoquons ici, c’est le fait qu’ils semblent avoir été conçus dans l’ignorance par rapport à deux corpus pourtant indispensables à intégrer si l’on veut agir utilement : d’une part, les études scientifiques et les enquêtes institutionnelles nationales et internationales sur les systèmes scolaires, d’autre part l’appréhension systémique du processus d’élaboration des réformes éducatives. Ainsi, les réformes éducatives, pour être efficaces, doivent recevoir l’adhésion de la majorité des acteurs concernés dans toute leur diversité. Il ne s’agit pas de se soumettre à la démagogie. Il s’agit de concevoir des évolutions qui prennent en considération tous les aspects de la problématique, notamment quand cela remet en cause des us et coutumes que l’on pensait intangibles. Ce qui est notoirement le cas quand il s’agit de transformer un système scolaire classique fondé sur la compétition comme source principale d’émulation, avec orientation par élimination progressive, en système scolaire inclusif universel. Et comme les enjeux sont importants pour les acteurs directs et pour la société entière, on doit prendre le temps d’impliquer les acteurs opérationnels dans la réflexion tant pour la conception que pour la stratégie de mise en œuvre. Toucher à l’école, c’est toucher à la société. Promouvoir une école inclusive, c’est viser à l’instauration d’une société inclusive, ce que n’est pas notre société actuellement.
Bref, on ne réforme pas l’école pour qu’elle devienne pleinement inclusive avec des communiqués de presse démagogiques et hors-sol ou des articles cachés dans une loi de finances elle-même adoptée par le biais d’une procédure constitutionnelle sans débats.
Les enseignants sont des citoyens qui ont la particularité de faire partie de la part de la population la plus éclairée et la plus performante pour appréhender et gérer les difficultés dialectiques de la société. C’est un fait. On ne les manipule pas facilement. Leur esprit critique fait partie des compétences intellectuelles indispensables à leur mission. Il en va de même pour leur adhésion aux valeurs civiques fondamentales qui irriguent le contrat social de notre société. Dès lors, leur capacité de résilience par rapport aux errements des réformes des politiques éducatives est impressionnante quand on regarde avec du recul l’histoire de notre système scolaire. Cela soulève le respect. Chaque jour, ils enseignent à des millions d’élèves dans les classes. Où seraient ces enfants sans eux ?
Sur le plan philosophique, les principes d’une école inclusive entrent en harmonie avec leur crédo en une école qui émancipe et qui construit l’avenir de notre société démocratique. C’est là qu’ils puisent leur force pour résister aux nombreuses adversités auxquelles ils sont confrontés.
Mais ce sont des êtres humains comme tout un chacun. Il y a des limites. Personne n’a intérêt à ce qu’elles soient franchies. La récente augmentation des démissions, notamment par rupture conventionnelle, et la désaffection de plus en plus patente des candidatures aux concours de recrutement nous montrent que les grands équilibres ont été rompus. Tout le monde doit s’en inquiéter.

Dans vos écrits, vous mettez en relief les contradictions, les impensés, voire les « insensés » de ces décisions politiques. Que faudrait-il changer concrètement pour que les enseignants soient en capacité de mettre en œuvre le projet d’une école pleinement inclusive ?

Je pourrais développer un catalogue profus de mesures susceptibles d’engager une évolution efficace pour que l’école française devienne véritablement inclusive. J’avais par ailleurs consacré un article à cette question dans la revue associative en ligne du Café pédagogique.
Mais pour répondre sans prendre trop de place ici, je me limiterai à quelques orientations qui pourraient constituer la charpente de l’édifice.
En premier lieu, il faudrait absolument réduire le nombre d’élèves par division au collège où désormais la jauge de plus de trente élèves constitue une moyenne dans l’immense majorité des établissements. Dans un collège inclusif, une jauge moyenne entre vingt et vingt-cinq élèves par division permettrait aux professeurs de prendre en compte de manière effective les besoins éducatifs particuliers de leurs élèves dans toutes les classes auxquelles ils enseignent dans la semaine.
Ensuite, il faudrait que dans l’école primaire comme au collège, l’institution instaure le principe dit du « plus de maîtres que de classes », en y incluant des professeurs titulaires du CAPPEI (certificat d’aptitude professionnelle aux pratiques de l’éducation inclusive) à même d’apporter une réponse pédagogique aux cas les plus particuliers. Cela permettrait toutes les formes d’aide et de soutien pédagogiques en direct et en continu : groupes de besoins, remédiation, co-enseignement.
Par parenthèse, on retrouve ces deux éléments dans les systèmes scolaires des pays les plus inclusifs. Cela n’a rien de révolutionnaire en soi. En revanche, cela a un coût budgétaire. Mais c’est à la Nation de l’assumer en conscience ou de réfuter son intérêt, sachant qu’il s’agit d’un investissement sur l’avenir et non d’une charge improductive.
Fondamentalement, toute la formation professionnelle des professeurs, initiale ou continue, devrait être imprégnée de la scolarisation inclusive, c’est-à-dire de l’accessibilité universelle des enseignements délivrés à tous les niveaux. Cela ne devrait pas faire comme aujourd’hui l’objet d’un module « à part » de quelques heures. Toutes les dimensions de la formation devraient en être imprégnées : que ce soit la formation didactique dans chaque discipline ou la formation au fonctionnement du système scolaire.
Pour terminer ce rapide catalogue, il apparaît indispensable de penser la dimension partenariale inhérente à l’école inclusive, et cela dans ses deux dimensions : intermétiers et intercatégorielle. D’une part, il conviendrait que l’école dispose en nombre suffisant de médecins, de personnels infirmiers et sociaux scolaires, alors que leurs effectifs sont actuellement en pleine déliquescence. L’école devrait aussi, comme la PJJ (protection judiciaire de la jeunesse, partenaire dans les dispositifs relais pour décrocheurs), disposer dans ses effectifs d’éducateurs spécialisés membres à part entière de l’Éducation nationale. De même, elle devrait disposer de professeurs de LSF (langue des signes française) à tous les niveaux, mais aussi d’interprètes en LSF et de codeurs en LfPC (langue française parlée complétée). D’autre part, formation au partenariat et temps de concertation indispensable au partenariat devraient évidemment être pris en charge par l’institution et reconnus comme faisant partie du temps de service usuel.
Il y aurait encore bien des éléments à prendre en compte, notamment sur le rôle, le statut, la formation et la rémunération des AESH, sur les programmes scolaires pas toujours cohérents entre eux ni avec l’accessibilisation des savoirs, l’évaluation des acquis scolaires réels et progressifs des élèves au-delà de la seule gymnastique numérologique des notes et moyennes, ou encore la profusion décourageante des dispositifs et sigles incompréhensibles accompagnés de formulaires numérisés ou non qui exigent de remplir des dizaines d’indicateurs par élève jusqu’à l’absurde, tout cela pour satisfaire la soif de statistiques de quelques-uns.

Le nombre d’enfants en situation de handicap scolarisés ne cesse d’augmenter. Il est passé de 134 000 en 2004 à plus de 436 000 en 2022 (selon Le Monde, du 06 février 2024). Pensez-vous que cette augmentation croissante puisse devenir un facteur de dégradation des conditions de travail des enseignants ?

Sur le principe, cette augmentation engage de facto une modification des conditions d’enseignement dans les classes et dans les établissements scolaires. Si on ne donne pas aux enseignants les outils et les moyens pour y répondre, alors oui, on pourrait redouter que cela se traduise par une dégradation des conditions de travail.
Dans cet esprit, on ne peut que s’inquiéter de constater depuis plusieurs années une hausse des saisines des comités compétents en matière d’hygiène et de sécurité sur la thématique de l’évolution de l’institution vers plus d’inclusivité. C’est un signal d’alerte que l’institution a le devoir de prendre en considération pour l’analyser, le comprendre dans toutes ses dimensions et apporter les réponses nécessaires sans renoncer aux objectifs inclusifs.
La scolarisation inclusive ne peut être effective qu’avec les enseignants, et surtout pas malgré ou contre eux. S’il y a un malaise, l’institution a le devoir d’en prendre sa part de responsabilité et l’obligation d’y remédier. Une politique publique efficace, c’est aussi une politique susceptible d’être adaptée par le législateur et l’exécutif en fonction des obstacles qu’elle génère et des angles morts dans sa conception. Il ne suffit pas de conjuguer à l’envi la notion de société apprenante dans certains cénacles à la pointe de la réflexion. Il faut que cette notion concerne concrètement toute politique éducative qui se veut progressiste.

Sans accompagnement ni présence d’enseignants spécialisés à leurs côtés, les enseignants font comme ils peuvent pour mettre en œuvre au quotidien, le projet d’une école inclusive. Parmi eux, les professeurs documentalistes accueillent tous les élèves au CDI (Centre de documentation et d’information) et déploient beaucoup d’énergie pour rendre ce lieu plus inclusif. Selon vous, quel est l’apport du CDI dans la mise en œuvre d’une école pleinement inclusive ?

Je répondrai avec beaucoup d’humilité à cette question. Je ne suis pas un spécialiste des CDI ni du métier de professeur documentaliste. Je n’en ai qu’une vision théorique, enrichie de quelques entretiens avec les principaux intéressés.
De mon point de vue, une chose m’apparaît primordiale : les établissements du second degré ont la chance de disposer d’un CDI avec un professeur documentaliste qui est un vrai professionnel dans son domaine. C’est un atout considérable pour donner de la vie, de l’intelligence et du dynamisme aux actions d’enseignement.
J’ai pu constater que de nombreux professeurs documentalistes ont souhaité acquérir le CAPPEI. Ce n’est pas anodin. Rien ne les y a contraints sur le plan institutionnel. En revanche, comme tous les professeurs de leur établissement, ils sont conduits à exercer leur mission avec des élèves qui sortent du schéma moyen en raison de besoins éducatifs particuliers à plus ou moins long terme : élèves en situation de handicap avec toute la variété des troubles, élèves présentant des troubles spécifiques des apprentissages et du langage avec des PAP, élèves allophones, élèves de Segpa, élèves des dispositifs relais. Ces élèves peuvent venir au CDI avec leur classe ou individuellement, dans le cadre d’un projet temporaire ou de manière régulière, seuls ou accompagnés.
Le professeur documentaliste est d’emblée confronté à une problématique pédagogique primordiale de la scolarisation inclusive : l’accessibilité des situations. En raison des besoins particuliers de l’élève, considérés du point de vue éducatif, des adaptations peuvent s’avérer nécessaires, soit sur les supports documentaires, soit sur les modalités d’accès aux supports documentaires, ou encore sur les modalités de traitement de la documentation.
Cela suppose pour le professeur documentaliste l’appropriation de deux corpus de références à partir desquels il pourra engager son action pédagogique : d’une part, une bonne identification du profil particulier de l’élève sur les plans moteur, sensoriel, langagier, cognitif ou psychique ; d’autre part une bonne connaissance des possibilités techniques matérielles ou virtuelles d’adaptation en vue de permettre l’accessibilité la plus opérationnelle possible pour l’élève. Cela concerne aussi bien les supports documentaires dans toute leur variété que les espaces du CDI ou même la gestion du temps. Enfin, le professeur documentaliste aura tout intérêt à pouvoir encadrer son action par un partenariat éclairé avec ses collègues qui connaissent bien l’élève ou les élèves présentant des profils atypiques, qu’ils soient professeurs de la classe, coordonnateur d’Ulis, professeurs spécialisés de référence, professeurs de français langue seconde, etc. Parfois, il faudra étendre ce partenariat à des professionnels non-enseignants qui accompagnent l’élève : AESH, évidemment, mais aussi PsyEN, rééducateurs des services médico-sociaux partenaires, éducateurs spécialisés, interprètes LSF et codeurs LfPC.
Pour terminer, j’évoquerai aussi une action professionnelle qui ne peut qu’être appréciée par l’équipe pédagogique de l’établissement : la mise à disposition d’un corpus documentaire relatif aux besoins éducatifs particuliers des élèves de l’établissement, qu’il s’agisse des outils pédagogiques adaptés ou des références documentaires à l’attention des enseignants et accompagnants. À cet égard, le professeur documentaliste a tout intérêt à s’abonner à la lettre de l’INSEI, l’Institut national supérieur de formation et de recherche pour l’éducation inclusive.
En considération de ces quelques éléments, on comprend aisément pourquoi des professeurs documentalistes souhaitent bénéficier de la formation préparatoire au CAPPEI.

Je vais revenir sur la notion de partenariat nécessaire à l’école inclusive que vous évoquiez précédemment. Lorsque j’étais professeure documentaliste en lycée, j’accueillais des classes pour développer les apprentissages informationnels des élèves, en partenariat avec les enseignants de disciplines. Je me suis retrouvée, plus d’une fois, face à des élèves à besoins particuliers, sans jamais avoir été prévenue de leurs situations. Tous les enseignants, nous y compris, sommes de plus en plus sollicités, « noyés » sous diverses tâches notamment administratives. Nous ne prenons pas toujours le temps nécessaire à la transmission des informations. Comment favoriser un partenariat visant l’inclusion des élèves alors que cette logique de cumulation des tâches ne cesse de s’accentuer ?

Ce que vous évoquez ici est une réalité qui s’impose à nous : la capacité inclusive de l’institution scolaire implique que ses acteurs – quelles que soient leurs fonctions et leur place – soient en mesure de se concerter et d’échanger rapidement des informations diverses pour adapter leur action et rendre accessible l’enseignement en fonction des besoins des élèves. Or notre civilisation ne cesse de soumettre ces mêmes acteurs à une avalanche d’informations tous azimuts, avec l’obsession systématique de vouloir tout embrasser et de rendre compte de tout, à tout moment, et cela dans une logique qui associe les exigences économiques, le meilleur rendement et une efficacité absolue au regard des attentes supposées de l’usager et de la hiérarchie administrative et politique.
Deux facteurs historiques ont accentué ce phénomène. Évidemment, l’irruption au début de ce siècle de la numérisation totale de l’information et de ses canaux d’échanges avec cette sorte de dictature cognitive des tableaux et feuilles de calcul qui transforment la vie humaine en données quantifiées analysables à l’infini. Et à la même période, en France, est arrivée l’adoption de la loi organique sur la loi de finances, celle du budget de l’État, qui soumet le service public à des indicateurs chiffrés, des cibles annuelles, et des objectifs de performance.
L’école inclusive n’échappe pas à cette obsession : la dictature du chiffre pour rendre compte en permanence des budgets dépensés s’impose aux établissements scolaires, aux directions académiques, aux rectorats comme à la Dgesco. Au mieux, cela se traduit par de belles infographies flatteuses sur le nombre d’élèves handicapés scolarisés, d’AESH, d’Ulis, etc. Mais la réalité pédagogique dans la classe et dans l’établissement n’est pas représentée dans ce travail de production de données chiffrées qui est pourtant censé rendre compte de la vie à l’école.
Ainsi, pour notre école inclusive et la nécessité d’échange de l’information entre les acteurs, le gouvernement a mobilisé la CNSA6 (tutelle des MDPH) et l’Éducation nationale pour développer le LPI (livret de parcours inclusif), une application en ligne censée faciliter la mise en place rapide et effective des aménagements et adaptation. Concrètement, la mise à disposition de cette application s’est heurtée à une multitude de difficultés techniques dans le cadre de l’interopérabilité avec les systèmes d’information qui existaient déjà, tant du côté de l’école que du côté des MDPH, mais aussi des obligations liées à la protection nécessaire des données personnelles et médicales. Cela a pris plusieurs années pour obtenir une application à peu près stabilisée. Et au final, on a un produit qui veut compiler tant d’informations qu’il y a là une véritable usine à gaz aussi chronophage pour ceux qui doivent entrer les innombrables données requises qu’inopérante pour le travail quotidien dans l’établissement et dans la classe.
Prenons encore l’exemple des PAP qui sont réduits à des listes de cases à cocher sans âme. Le concepteur a voulu être tellement complet dans la recension du champ des possibles adaptations qu’il a construit un formulaire roboratif dénué d’appel à l’intelligence pédagogique et éducative : c’est désormais une liste de courses avec des produits à cocher machinalement. Pour être sûr de ne pas se tromper, on aura naturellement tendance à en cocher le plus possible, quitte parfois à cocher des choses complètement inutiles, voire parfaitement inadaptées aux besoins réels de l’élève. Comment s’étonner alors que certains professeurs n’y prêtent pas attention ? « Qui trop embrasse, mal étreint », nous rappelle le dicton.
Concrètement, je pense que le partenariat doit être assumé par l’institution en incluant dans le temps de service de ses agents un volume horaire hebdomadaire annualisable et consistant pour toutes les concertations indispensables à la capacité inclusive de l’école : entre collègues, avec les parents, avec les partenaires internes et externes, pour les réunions institutionnelles afférentes, etc. Et puisque que notre civilisation est celle du chiffre, il faut que ce temps soit effectivement comptabilisé et valorisé. C’est du temps entre être humains indispensable pour donner de la vie à l’école inclusive.
En conclusion, pour répondre de manière pragmatique à votre question, prenez le temps de discuter avec vos partenaires dès que l’occasion se présente. Ce temps est rare. Il faut le préserver et le soigner. C’est souvent gratifiant sur le plan humain. Ce n’est pas du temps perdu. C’est du temps pour la vie.

 

Mettre en place une bibliothèque de l’apprenant dans un CDI

La Bibliothèque de l’apprenant, dispositif de bibliothéconomie conçu par Nathalie Lelong, bibliothécaire d’État, et Alain Durant, coordinateur pédagogique, à l’institut français de Madrid en 2005, favorise l’accès aux documents culturels en langue française des publics non francophones. Il a donc toute sa place dans les CDI de France au service des élèves allophones. Professeure documentaliste, de retour en France après une expérience de six années dans un lycée français d’Istanbul en Turquie, je vous propose un tour d’horizon de ce dispositif et des conseils pour sa mise en place dans les CDI. Cet article se base sur mon travail de mémoire de Master MEEF documentation, soutenu en 2021.

Introduction

Ce fonds spécialisé, présent désormais dans 91,3 % des médiathèques des Alliances et Instituts français à l’étranger selon une enquête d’Alice Laforêt1 (2017), est une sélection de documents basée sur deux types de ressources : des ressources pédagogiques et des ressources culturelles telles que des livres de fiction ou documentaires, des films, des chansons… Ces documents sont présentés aux usagers par niveau d’apprentissage du français, en s’appuyant sur le Cadre européen commun de référence pour les langues (CECR). Ce dispositif revendique la nécessité d’une dimension culturelle en renfort d’une démarche purement pédagogique d’apprentissage du français.

Mise en œuvre d’une Bibliothèque de l’apprenant au service de la promotion de la lecture et de l’apprentissage du français dans un CDI

Développer le goût de la lecture est l’un des objectifs de travail prioritaires des professeurs documentalistes. Tous les enseignants sont concernés par la maîtrise de la lecture mais c’est une des missions fondatrices du métier de professeur documentaliste que de permettre à l’élève de s’approprier le livre. Le dispositif de la Bibliothèque de l’apprenant peut être un levier important pour amener les élèves allophones nouvellement arrivés, présents dans la majorité des établissements scolaires, à se familiariser avec la lecture en langue française, qui est leur langue seconde en France.

Pour relever ce défi, le professeur documentaliste doit permettre le plus possible la rencontre des élèves avec le livre. Cela peut passer par la mise en place d’activités diversifiées, notamment en collaboration avec le professeur de français langue seconde chargé de l’UPE2A (unité pédagogique pour élèves allophones arrivants) dans laquelle sont scolarisés les EANA pendant un an après leur arrivée en France ; mais aussi en créant les conditions de cette rencontre. Le CDI représente un lieu d’accueil et d’écoute pour ces élèves et son attractivité sera d’autant plus importante que le fonds documentaire saura répondre à leurs besoins. La Bibliothèque de l’apprenant est une de ces réponses.

Description du dispositif de la Bibliothèque de l’apprenant

Les médiathèques et les CDI permettent aux apprenants de s’immerger dans le français par la lecture et le visionnage de documents en langue française. Cette méthode d’apprentissage, par immersion, est complémentaire de l’enseignement du français dispensé lors des cours. Mais cela implique que l’apprenant puisse trouver des documents adaptés à son niveau. Pour ce faire, l’apprenant a le choix entre différentes ressources culturelles.

Lire des « lectures simplifiées »

Il peut tout d’abord consulter des ouvrages d’éditions spécifiques, qui allient un texte littéraire et des mots de vocabulaire ou des règles de grammaire expliquées à chaque page. Les collections « Lectures CLE en français facile » chez Clé International ou « Lire en français facile » chez Hachette Français Langue Étrangère par exemple proposent ce type de ressources.

Piocher parmi les collections courantes

Outre ces « lectures simplifiées », il existe dans les médiathèques et les CDI un certain nombre de documents illustrés, alliant le texte et l’image, qui peuvent être des sources certaines d’apprentissage : par exemple, les bandes dessinées adulte ou jeunesse, ou les livres documentaires jeunesse.

Enfin, parmi les collections habituelles d’une médiathèque et d’un CDI, il est intéressant d’utiliser les supports audiovisuels. En effet, les menus des DVD proposent généralement plusieurs langues. Par conséquent, les apprenants peuvent regarder des films en français sous-titré (à l’origine pour les malentendants), qui est une version simplifiée du dialogue. Nous pouvons également recommander un support audio, complété par le texte en français : chansons françaises avec paroles ou livres audio avec texte original. Voir le texte écrit et l’entendre en même temps permet en général une meilleure compréhension.

Qu’il s’agisse d’un fonds dédié à l’apprentissage du français ou du fonds habituel du CDI, se pose la question de la médiation. Comment utiliser ces fonds et les mettre à disposition des élèves, tout en distinguant bien le niveau d’expression en français et le niveau de compréhension de la personne ? En effet, la visibilité de ces fonds et leur signalétique adaptée sont primordiales.

Élaboration de la bibliothèque de l’apprenant

C’est pour répondre à cette problématique que la Bibliothèque de l’apprenant a été conçue et réalisée à l’Institut français de Madrid par Alain Durand et Nathalie Lelong en 2005.

Les apprenants : des sous-utilisateurs de médiathèques françaises à l’étranger très fréquentées

En analysant les statistiques de prêt de la médiathèque de l’Institut français de Madrid, Alain Durand et Nathalie Lelong ont constaté qu’une grande partie des élèves apprenant le français n’empruntaient pas de documents autres que pédagogiques ou audiovisuels et donc ne considéraient pas cette médiathèque comme un outil culturel accessible. En effet, jusqu’à avoir atteint un certain niveau d’acquisition de la langue, les apprenants ont le sentiment de ne pas avoir les capacités nécessaires pour accéder au fonds général. Ils se sont inscrits volontairement à la médiathèque, mais faute d’autonomie, ils ont toujours le statut de sous-utilisateurs.

Forts de ce constat, Nathalie Lelong et Alain Durant ont donc réfléchi à la manière d’identifier les documents du fonds général et de les présenter par niveau d’apprentissage et ont créé la Bibliothèque de l’apprenant.

Spécificité de cette bibliothèque : un accompagnement à l’apprentissage

Cette Bibliothèque de l’apprenant propose donc une sélection de documents basée sur deux types de ressources :
– des ressources pédagogiques : livres de grammaires, livres d’exercices, CD-ROM d’apprentissage, etc.
– des ressources culturelles : livres de fiction ou documentaires, chansons, films, etc.

Tous ces documents sont présentés par niveau d’apprentissage, globalement à partir d’un niveau de débutant complet jusqu’à un niveau dit « indépendant ».

Objectifs et limites de cette bibliothèque

D’une part, les ressources culturelles sont au cœur de la problématique de la bibliothèque de l’apprenant, qui revendique la nécessité d’une dimension culturelle pour renforcer une approche purement pédagogique. Ces documents ont pour but d’accompagner et de soutenir la progression des apprenants. Ils sont aussi un vecteur important de motivation. Enfin, ils mettent en contact l’apprenant avec certains aspects de la culture française ou francophone. Sortant d’une vision purement pragmatique de la langue, ils permettent d’accéder à une sensibilité différente, culturelle, qui échappe généralement aux outils pédagogiques. Il y a aussi à travers cet accès à la culture, une notion de partage.
D’autre part, la difficulté essentielle pour la sélection de ces documents réside dans l’appréciation du niveau d’apprentissage qui peut leur être attribué. Les deux auteurs partent alors du postulat que : « tous les documents détiennent un niveau de difficulté évaluable, et qu’il est possible de les analyser au filtre d’un ensemble de critères qu’il convient de déterminer. » (Lelong et Durand, s. d., p. 6).

Plus généralement, cette bibliothèque ne suffit pas en elle-même pour un apprentissage du français : ce n’est ni une bibliothèque pédagogique, ni un outil d’auto-apprentissage. Elle n’est utile qu’au côté d’une structure enseignant les langues, dans notre cas le français langue de scolarisation.

De plus, en ce qui concerne la sélection des ressources culturelles, elle ne doit en aucun cas apparaître comme un vade-mecum culturel, de type ce qu’il faut avoir lu, vu ou écouté, ce qu’il faut savoir de la culture française ; les sélections de documents doivent rester vivantes.

Enfin, il s’agit d’une bibliothèque « tournante » : les documents ne font pas nécessairement l’objet d’acquisitions spécifiques, mais sont extraits du fonds. De la même manière, ils sont amenés à repartir dans le fonds général et à être remplacés par des nouveaux. Cette rotation doit affiner la pertinence des sélections, permettant progressivement aux professeurs documentalistes de s’approprier la grille de critères, tout en garantissant le renouvellement de l’offre documentaire.

Critères de classement des documents pour la Bibliothèque de l’Apprenant : des critères qui vont du pédagogique au culturel

Comme nous l’avons vu plus haut, le postulat de Nathalie Lelong et Alain Durant s’appuie sur l’idée que tout document possède un niveau de difficulté possible à évaluer à l’aide d’un ensemble de critères. Pour élaborer ces derniers, ils se sont appuyés sur la didactique des langues et sur les caractéristiques éditoriales et les pratiques culturelles.

Un outil incontournable à l’élaboration de ces critères : le Cadre européen commun de référence pour les langues

Cette bibliothèque de l’apprenant étant pensée comme une somme des ressources utilisées pour accompagner l’apprentissage du français, elle doit bien évidemment s’adapter à la connaissance actuelle de la pédagogie des langues. Or, depuis l’année 2000, un outil essentiel à la didactique des langues étrangères a été publié : le Cadre européen commun de référence pour les langues (CECR). Les propositions du Cadre sont le résultat de recherches faites depuis la fin des années 80 par des linguistes appartenant aux 41 pays membres du Conseil de l’Europe. C’est une réflexion sur les différents niveaux d’acquisition d’une langue étrangère qui conduit à une description échelonnée des différentes utilisations de la langue. Il est devenu un outil incontournable sur lequel s’appuie la Bibliothèque de l’apprenant.

Au niveau de la progression, le Cadre dégage six niveaux qu’il désigne de la façon suivante : A1, A2, B1, B2, C1, C2. En simplifiant, le A1 correspond à un niveau de découverte de la langue et à l’autre bout le C2 correspond à une maîtrise absolument aisée de la langue.

Éléments culturels pouvant influencer la notion de niveau

Si nous venons de voir que la Bibliothèque de l’apprenant s’appuie sur la progression du Cadre, elle est également basée sur une approche culturelle. C’est l’une des grandes originalités de ce dispositif. Elle permet en particulier de proposer des documents à des niveaux se plaçant au-dessous du B2, grâce à la prise en compte d’éléments échappant strictement aux descripteurs du Cadre, mais ayant une valeur indéniable dans ce qui constitue l’approche d’un document non pédagogique de la part de tout utilisateur d’un CDI.

Cette approche culturelle s’appuie sur deux principes :
Il existe des éléments culturels facilitant la réception : dans la réception d’un document en langue étrangère, certains éléments culturels peuvent faciliter la compréhension (les contes et légendes, les classiques français connus à l’étranger…).
Il y a des éléments culturels motivants : certains documents vont susciter la curiosité de l’apprenant (classique littéraire, succès récent, actualité littéraire ou sociale…).

Pour les créateurs de la Bibliothèque de l’apprenant, ces éléments, qui échappent totalement aux descripteurs du Cadre, sont importants au moment de classer les ouvrages qui rentreront dans celle-ci. Par le fait qu’ils facilitent la réception ou motivent l’apprenant, ils sont pris en compte parmi les critères de classification. Ils ne sont peut-être pas déterminants, mais ont leur poids dans l’attribution finale d’un document à un niveau ou à un autre.

Éléments éditoriaux pouvant influencer le classement d’un document

En plus des critères d’ordre culturel, d’autres critères sont pris en compte : ceux qui relèvent de la présentation éditoriale d’un document non pédagogique.

Tout d’abord concernant les ouvrages imprimés, pour un lecteur novice, dans une langue étrangère, la présentation d’un livre n’est pas indifférente. La longueur générale de l’ouvrage, la longueur des chapitres et même la longueur du texte par page sont des éléments motivants ou décourageants. L’impression générale d’avancer dans le texte est un élément déterminant pour encourager la lecture. De même, un certain confort visuel joue un rôle indéniable au moment d’aborder une lecture a priori problématique, puisque proposée dans une langue peu ou mal connue. Par conséquent, au moment du classement, il est nécessaire d’intégrer à son évaluation des documents écrits des critères relevant de la présentation typographique et de la longueur du document à traiter.

Un autre critère, au moment de juger de la difficulté d’un document écrit, est la présence ou non d’illustrations. En effet, plus les textes sont accompagnés d’images redondantes (c’est-à-dire des images qui ne sont pas qu’un agrément, mais qui illustrent de façon assez précise les actions du texte), plus ils sont faciles à aborder pour le lecteur.

Dans le cas de documents sonores, en plus des critères relevant de la langue et des pratiques culturelles comme pour les documents imprimés, il faut être particulièrement attentif à la qualité technique des enregistrements. De plus, des éléments de diction sont évalués (prononciation, rythme…). Enfin, il est déterminant pour sa classification que le document soit accompagné ou non d’un livret transcrivant les paroles.

Enfin, en ce qui concerne les documents audiovisuels (DVD et vidéos), la qualité du son est à nouveau un critère de sélection essentiel. De même, la présence ou non de sous-titres est importante.

Constitution et usages des grilles de critères

Les grilles de critères qu’ils ont constituées ne concernent pas les ouvrages pédagogiques, seulement les ressources culturelles.
Ils ont établi deux grilles, selon les supports concernés :
– les documents imprimés (textes lus compris)
– les documents audiovisuels (vidéos et DVD)

Chacune des grilles fonctionne sur un principe d’attribution de points, dont le total détermine le niveau auquel sera placé le document traité :
– moins de 80 points : niveau A1 («introduction», découverte de la langue)
– de 85 à 110 points : niveau A2 («niveau de survie», permet de se débrouiller dans la vie quotidienne)
– de 115 à 160 points : niveau B1 («niveau seuil», aisance dans les situations pratiques de la vie courante)
– de 165 à 200 points : niveau B1+

Nous sommes souvent surpris par les ouvrages qui peuvent intégrer cette bibliothèque. C’est pourquoi il ne faut pas se laisser guider par notre seule intuition et ne pas porter de jugement hâtif sur les documents. En effet, on constate que les critères peuvent se compenser, par exemple un ouvrage sans illustration peut être écrit avec des phrases courtes et syntaxiquement simples.

Page 1 de la grille de critères de classement des documents imprimés.
Crédits : N. Lelong et A. Durand

Constitution d’un tel fonds spécialisé au sein d’un CDI

Un accès libre et égal au savoir et à la culture pour tous les élèves est une des missions spécifiques des CDI, formulée dans la « Charte professionnelle des acquisitions dans les établissements scolaires » de l’APDEN (Association des Professeurs Documentalistes de l’Éducation Nationale) (2000).
Dans ce cadre, l’APDEN recommande certaines procédures d’acquisitions, qui s’appliquent parfaitement à la constitution d’une Bibliothèque de l’apprenant.

Pour évaluer l’état du fonds, elle préconise :
– d’organiser régulièrement l’analyse du fonds.
– de requalifier les collections.

Pour élucider les critères de choix, l’APDEN recommande de :
– Rappeler les principes qui président aux choix ; établir les règles de sélection et utiliser les outils de sélection.
– Déterminer les priorités en fonction des besoins recensés et des projets de l’établissement et fixer les objectifs compatibles avec le budget et les besoins des usagers.

Valorisation de ce fonds spécialisé au sein de l’établissement scolaire

Le fonds de la Bibliothèque de l’apprenant ne se suffit pas à lui-même, d’autant plus que ses usagers cibles en sont aux prémices de la langue française et n’ont peut-être jamais fréquenté de bibliothèque par le passé. Il est donc primordial de mettre en place des actions en collaboration avec l’enseignant de français langue seconde (FLS) afin de favoriser l’accès à ce fonds aux EANA.
Il peut s’agir au minimum de la visite du CDI par ce public et de la présentation approfondie de ce fonds mais beaucoup d’autres actions pédagogiques sont possibles pour l’exploiter : lecture à voix haute de ces documents, travail artistique autour d’un ou plusieurs de ces titres, recherches documentaires autour d’un auteur, suite de l’histoire à imaginer…

La Bibliothèque de l’apprenant peut également être présentée aux parents de ces élèves et une collaboration avec les médiathèques municipales environnantes peut être envisagée. En résumé, ce fonds spécialisé doit vivre et montrer son importance au sein de l’établissement mais aussi de l’environnement des élèves.

La mise en œuvre d’une Bibliothèque de l’apprenant au sein d’un CDI de collège ou de lycée répond donc parfaitement à deux des trois missions des professeurs documentalistes énoncées dans la circulaire du 28 mars 2017, à savoir premièrement la mise en œuvre de l’organisation des ressources documentaires de l’établissement et de leur mise à disposition et deuxièmement l’ouverture de l’établissement sur son environnement éducatif, culturel et professionnel : « L’expertise du professeur documentaliste fait du CDI un lieu privilégié d’ouverture de l’établissement sur son environnement ainsi qu’un espace de culture, de documentation et d’information, véritable lieu d’apprentissage et d’accès aux ressources pour tous. » (ministère de l’Éducation nationale, de la jeunesse et des sports, 2017.)

Exemple de la création d’une Bibliothèque de l’apprenant au CDI du collège Arthur Rimbaud

Afin d’analyser la mise en œuvre de ce fonds spécialisé au CDI, je vais suivre les différentes étapes de la chaîne documentaire en commençant par la collecte des documents, puis par leur traitement et enfin par leur mise à disposition.

Création d’un fonds spécialisé, alimentation et renouvellement

Avant toute chose, je souhaite rappeler que ce fonds spécialisé peut être considéré comme un système d’information. Et comme l’expliquent Josiane Senié-Demeurisse et Isabelle Fabre2, un système d’information met en présence trois pôles :

un émetteur (l’auteur) qui détient une connaissance et, pour la diffuser, produit un document ; un récepteur (l’usager) qui a besoin d’une information et, pour trouver cette information, recherche un document pour en consulter le contenu ; un médiateur (le gestionnaire du système d’information) qui détient les langages et techniques qui lui permettent de collecter, traiter, organiser et diffuser de l’information. (Gardiès, 2011, p. 212)

Bertrand Calenge3, quant à lui, précise

qu’un fonds spécialisé dispose généralement de quatre caractéristiques : il concerne un contenu parfaitement identifié soutenu par une antériorité historique, il connaît des conditions de communication particulières, il dispose d’un budget et d’un personnel spécifiques… et il bénéficie d’un classement spécifique ! (Calenge, 2009, p. 71)

C’est dans ce cadre que j’ai créé un rayon spécifique «Petits lus» pour la Bibliothèque de l’apprenant avec une signalétique particulière. Chaque niveau du CECR a une couleur attribuée.

À mon arrivée au collège en septembre 2022, j’ai créé ce fonds spécialisé à partir du fonds existant du CDI et de nouvelles acquisitions.
Pour cela, je me suis basée sur mon expérience professionnelle dans un des lycées français d’Istanbul en Turquie et sur le fonds de la Bibliothèque de l’apprenant que nous avions créé là-bas.

Mon souhait n’est pas, pour l’instant, d’augmenter l’espace de ce fonds. En effet, il reste encore suffisamment de place pour l’alimenter et de plus je préfère renouveler la sélection d’ouvrages, plutôt que de les accumuler. Je suis donc contrainte de développer une réflexion sur l’intérêt des documents proposés afin de pratiquer un renouvellement de la collection. C’est pourquoi les documents sélectionnés conservent leur cote selon la classification Dewey. Ils sont en effet susceptibles de retourner dans le fonds général par la suite. Ce renouvellement implique donc une politique de désherbage raisonnée.

Fonds «Petits lus» mis en place au collège Arthur Rimbaud
Bibliothèque de l’apprenant de la médiathèque du Lycée français de Notre-Dame de Sion à Istanbul (Turquie)
Fonds «Petits lus» mis en place au collège Arthur Rimbaud

Traitement des documents : classement, cotation et catalogage

Les quatre niveaux du CECR, A1, A2, B1 et B2, constituent donc le plan de classement de cette Bibliothèque de l’apprenant.
Le plan de classement de la Bibliothèque de l’apprenant est basé sur les grilles de critères des documents imprimés et audiovisuels, conçus par l’Institut français de Madrid. Ce sont ces grilles qui vont déterminer le classement d’un ouvrage au sein de ce fonds.
Voici, par exemple, l’analyse du livre documentaire Un petit dessin vaut mieux qu’une grande leçon de Sandrine Campese, classé niveau A1 selon la grille de critères des documents imprimés :

En plus de la cote de la classification Dewey, je choisis d’attribuer à ces documents des cotes transitoires, pendant le temps de leur classement dans la Bibliothèque de l’apprenant. Cette cote n’abolit pas la cote Dewey mais est ajoutée sur le dos du document par une étiquette repositionnable.

Chaque document sélectionné a donc une double cote : premièrement la cote correspondant à sa classification dans le fonds général du CDI et deuxièmement la cote précisant son niveau de CECR. J’ai également ajouté le logo du fonds spécialisé «Petits lus».

Livres issus du fonds «Petits lus»

En créant ce fonds spécialisé, j’ai ajouté un emplacement « Petits lus » au niveau des exemplaires dans BCDI et j’ai indiqué le niveau de lecture dans le champs « Niveau » de la notice. Ainsi l’adresse des documents peut être facilement identifiée par les élèves lors de leur recherche documentaire.

Mise à disposition des documents

Le fonds «Petits lus» est présenté à chaque rentrée scolaire aux élèves de 6e et une rubrique du portail documentaire esidoc y est consacrée.

Conclusion

La découverte de la Bibliothèque de l’apprenant dans les médiathèques des lycées français d’Istanbul a été une vraie révélation professionnelle pour moi. Désormais de retour en France, j’ai envie de partager et de diffuser ce dispositif favorisant l’inclusion. J’aurais aimé le connaître dans les précédents collèges où j’ai travaillé et dans lesquels il y avait des UPE2A. Un tel dispositif donne une place aux EANA, leur signifie qu’ils existent à nos yeux et que le CDI est aussi là pour eux. Ce fonds leur permet d’être autonomes. Les élèves savent où trouver les ressources adaptées à leur niveau de compréhension et n’ont pas tout le temps besoin de notre aide. J’espère que ce dispositif trouvera sa place dans de plus en plus de CDI et de médiathèques en France, pour une meilleure inclusion et égalité entre tous nos élèves.

 

 

Repenser le fonds et les espaces du CDI d’un EREA dans une perspective inclusive

La circulaire n° 2017-076 du 24 avril 2017 relative au fonctionnement des EREA (Établissements régionaux d’enseignement adapté) stipule que ces établissements scolaires « accueillent des élèves du second degré qui connaissent des difficultés scolaires importantes et persistantes qui peuvent être accompagnées de difficultés sociales faisant obstacle à leur réussite » (Circulaire n° 2017-076 du 24 avril 2017). Cette circulaire précise que ces établissements peuvent également accueillir des élèves présentant un handicap. L’indice de position sociale (IPS), créé en 2016 par la Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance du ministère de l’Éducation nationale et qui résume le capital social, économique et culturel de la famille dans le rapport de l’élève à l’école, est très faible pour la majorité des élèves scolarisés dans ces établissements, ce qui explique que de nombreuses difficultés extrascolaires parasitent la disponibilité de certains élèves aux apprentissages. L’origine de la difficulté scolaire des élèves accueillis au sein des Établissements régionaux d’enseignement adapté est donc multiple.

 

Exercer en tant que professeure-documentaliste au sein d’un EREA (à Muret, en Haute-Garonne) fut, pour moi, une expérience déstabilisante et source de nombreux questionnements. En effet, au fil des premiers mois passés à l’EREA, j’ai découvert le profil des élèves et surtout les difficultés auxquelles, pour la plupart, ils font face en termes d’accès à la lecture. Je me suis alors questionnée sur le sens que des élèves en grande difficulté scolaire ou en situation de handicap pouvaient trouver à la fréquentation d’un lieu tout entier tourné vers l’objet-livre quand, bien souvent, ils ne sont pas lecteurs ou quand la lecture est pour eux synonyme de difficultés, voire de souffrance ou d’échec. Comme l’écrit très justement Françoise Chapron, « les CDI ont été considérés comme un outil au service de l’égalité des chances. Paradoxalement, on constate aujourd’hui que la majorité des élèves, et notamment les plus en difficulté, n’est pas en mesure d’utiliser de manière régulière les potentialités informationnelles et pédagogiques de ces espaces » (Chapron, 2012). Cette expérience en EREA fut donc une occasion incroyable de repenser ma pratique professionnelle et de me questionner : de quelle manière peut-on repenser le CDI d’un EREA afin d’en faire un espace d’apprentissage adapté aux besoins des élèves d’un tel établissement ?
Lors de la formation au CAPPEI1 que j’ai suivie l’année suivant mon arrivée à l’EREA, j’ai pu réfléchir au concept d’école inclusive et aux changements de paradigmes qui se sont opérés ces dernières décennies. En effet, on est passé du concept d’intégration, dans lequel il revenait à l’élève à besoins éducatifs particuliers de trouver sa place dans l’École à celui d’inclusion où c’est à l’École de s’organiser pour faire face à la diversité des besoins d’apprentissage des élèves.
Cette réflexion m’a poussée à remettre en question ma pratique et mon métier de professeure-documentaliste et à me questionner sur ce que pouvait être un CDI inclusif qui puisse s’adresser à tous les apprenants. J’ai ainsi réfléchi aux leviers d’action à ma disposition, pour repenser le CDI d’un EREA2 afin d’en faire un espace d’apprentissage qui prenne en compte les besoins des élèves et le premier obstacle qu’il m’est apparu nécessaire de lever a été celui de l’aménagement de l’espace physique.
Nous verrons donc, dans un premier temps, quels sont les profils des élèves accueillis en EREA, et, dans un second temps, nous nous pencherons sur les moyens à notre disposition pour réinventer un espace CDI qui prenne en compte les profils particuliers de ces élèves.

Profils des élèves accueillis en EREA

Avant de se questionner sur la réorganisation de l’espace CDI, il faut s’attarder sur ce que sont les difficultés des élèves scolarisés en EREA et sur leurs besoins. Deux causes, principalement, expliquent les difficultés rencontrées : le peu de sens que les élèves donnent à la scolarité d’une part ; la perte de confiance dans leurs capacités de réussite d’autre part.
Le sentiment d’auto-efficacité (ou de compétence) se définit par le fait que si une personne estime ne pas pouvoir produire de résultats satisfaisants dans un domaine, elle n’essaiera pas de les provoquer. Dans un contexte scolaire, l’auto-efficacité ressentie par un élève va notamment influencer le niveau de son engagement dans une tâche, ou encore dans son désir d’apprendre, sa persistance face aux difficultés. Il s’agit donc d’un facteur de motivation précieux à cultiver chez les élèves. Or, on constate que les élèves scolarisés à l’EREA affichent, bien souvent, un sentiment d’auto-efficacité dégradé, ce qui constitue un réel obstacle aux apprentissages.
Et de ce sentiment de compétence dégradé découle inévitablement un sentiment d’incapacité acquise qui se développe chez les élèves qui constatent que leurs résultats ne sont pas contrôlables par leurs actions et que leurs efforts sont inutiles, puisqu’ils n’ont pas d’effet sur leurs compétences. Cette réaction est provoquée par la croyance qu’ont les élèves – construite à la suite des échecs scolaires répétés – que, quoi qu’ils fassent, ils ne réussiront pas et que l’échec est inévitable. Les élèves limitent alors leur engagement dans des tâches ou des apprentissages nouveaux.
En EREA, on rencontre énormément d’élèves qui ont bien souvent vécu une expérience répétée de l’échec scolaire et du déplaisir à l’École. Cela les a bien souvent amenés à développer un sentiment de compétence faible dont il découle un sentiment d’impuissance acquis, lequel entraîne des stratégies d’évitement des activités d’apprentissage et empêche l’engagement et la persévérance dans des situations anticipées comme de nouvelles expériences d’échec. Il suffit d’écouter, au détour d’une conversation, deux élèves de 6e échanger entre eux et les entendre dire qu’ils sont moins intelligents que dans un collège « normal » pour mesurer l’image qu’ils ont d’eux-mêmes et de leurs capacités.

Profil des élèves accueillis en EREA [Source : Maëva Calmette]

 

Les élèves de l’EREA ont donc besoin de faire l’expérience de la réussite scolaire afin d’augmenter leur sentiment de compétence et de diminuer leur sentiment d’impuissance et ainsi d’avoir confiance en leurs capacités et d’augmenter leur motivation à s’engager dans des tâches scolaires et des apprentissages. Ils ont également besoin de réaliser des activités qui ont du sens pour eux. Enfin, il est nécessaire pour ces élèves d’évoluer dans un cadre et un environnement sécurisants mais dans lesquels ils puissent conserver un certain degré de liberté. Si on voulait résumer, on pourrait reprendre l’expression de Christian Cousin qui écrit que les élèves de l’EREA sont « des élèves capables d’apprendre et de réussir, mais pas dans n’importe quelles conditions » (Cousin, 2000). Tous ces élèves ont donc des besoins et leur particularité réside dans leur incapacité à y répondre de manière autonome en puisant dans leurs propres ressources ou dans celles de leur environnement. Avec ces élèves il s’agit donc, plus qu’avec d’autres, « d’élaborer une identité positive d’apprenant » (ibid.).

Réinventer un espace CDI inclusif et accessible aux élèves d’un EREA

« Avec la notion d’éducabilité, il s’agissait avant tout de penser la personne (le plus souvent un enfant) comme susceptible d’éducation […]. L’accessibilité vise l’autre versant ; elle concerne le responsable éducatif lui-même, qui doit mettre en place des modalités éducatives promouvant les capacités de la personne » (Ebersold et al., 2016). En tant que « responsable éducatif », il m’est apparu que je devais rendre l’environnement éducatif dont j’ai la charge accessible aux élèves accueillis, c’est-à-dire lever les obstacles qui limitent ou empêchent l’utilisation des potentialités de cet espace.

Réorganiser le fonds documentaire et son accès

Le premier travail qu’il m’a fallu mener a été de désherber l’entièreté du fonds (documentaire et fiction) : ouvrages obsolètes et en inadéquation avec le niveau des élèves ont été retirés, ce qui a permis d’aérer des rayonnages bien trop chargés où les livres, en plus d’être inaccessibles symboliquement, l’étaient aussi physiquement. Les étagères comportant le fonds documentaire (constitué par l’ensemble des ressources papier du CDI), qui, jusqu’à mon arrivée, occupaient une large part de l’espace, ont ensuite été repoussées contre les murs, à la fois pour décloisonner l’espace et pour ne plus faire du CDI un lieu centré sur le livre mais plutôt un espace dans lequel les élèves évoluent entourés de livres.
Cette réorganisation physique du fonds documentaire m’a conduite à m’interroger sur le classement des ouvrages et sur sa pertinence au regard des difficultés des élèves. En effet, plus les modes de classement sont compliqués, moins ils sont accessibles, et donc, moins les ouvrages sont consultés. Il faut donc lever tous les obstacles dans l’accès physique à l’objet-livre avant de se pencher sur l’accès à la lecture.
J’ai ainsi abandonné la classification décimale de Dewey qui m’est apparue bien trop compliquée et non intuitive pour les élèves de l’EREA et j’ai repensé un plan de classement le plus accessible possible, le plus facilement et immédiatement compréhensible par un maximum d’élèves. Pour ce faire, je me suis inspirée du travail d’une autre professeure-documentaliste, Hélène Mulot. J’ai donc classé les livres documentaires selon des thématiques qui se rapprochent davantage des disciplines enseignées et la formulation de ces thématiques a été repensée pour qu’elle soit plus intelligible. C’est pourquoi, j’ai créé un pôle « Cuisiner » qui concerne directement les élèves du CAP PSR3 et un pôle « Planter et jardiner » dans lequel sont regroupées les ressources pour les élèves des CAPa MAH4 et JP5.

Classement des ouvrages documentaires [Source : Maëva Calmette]

 

Le classement des romans par ordre alphabétique du nom de l’auteur ne faisait aucun sens pour des élèves qui, dans leur très grande majorité, sont de « tout-petits lecteurs » et dont les références, en matière de littérature, sont très succinctes. Ils ne cherchent quasiment jamais un ouvrage en ayant en tête le nom de l’auteur. Ils sont en quête, bien souvent, d’un thème, parfois d’un titre en particulier. J’ai donc choisi de classer les romans par thématiques avec un logo apposé sur le dos et la couverture qui correspond au sujet principal du livre. Ce type de classement est plus en adéquation avec les modes de recherche des élèves, basés sur la sérendipité et le butinage. En outre, il m’est bien plus aisé d’exercer une médiation entre les élèves et les livres, puisque je n’ai plus à me tourner vers le catalogue documentaire pour les aider à trouver un ouvrage. Je regarde avec eux, je tâtonne pour trouver un livre qui puisse leur correspondre.

Classement des romans par thématiques [Source : Maëva Calmette]

Cette réorganisation du fonds s’accompagne d’une réflexion concernant la signalétique et la manière de mettre en avant les ouvrages, de faire vivre le fonds.
Pour ce qui est de la signalétique, un projet est en cours avec la classe de 6e et leur enseignant d’arts appliqués afin de penser, collectivement, un système qui prenne en compte les besoins et les difficultés de l’ensemble des élèves accueillis. Il s’agit de penser un affichage clair, cohérent et formulé avec des termes immédiatement compréhensibles. Cet affichage doit permettre aux élèves d’être autonomes dans leurs recherches.
Pour la mise en avant des ouvrages, je m’inspire du bookmodel store pour « mettre en scène » les ouvrages : modifier régulièrement les ouvrages exposés sur un présentoir (ne pas se limiter à la présentation des nouvelles acquisitions) et multiplier les occasions d’exposer les couvertures des ouvrages (sur les étagères, sur les tables, etc.)

 

Le CDI de l’EREA après réaménagement [Source : Maëva Calmette]

Le désherbage et la réorganisation du fonds ont aussi été l’occasion de repenser une politique d’acquisition en adéquation avec les besoins des élèves accueillis à l’EREA et tenant compte de leurs profils, de leurs centres d’intérêt et de leurs particularités (difficultés dans l’accès au sens du texte, non-lecteur, allophone, etc.). J’ai ainsi réorienté mes achats de plusieurs manières :

• Pour le fonds « fiction » :
– Je sélectionne des romans dont les thématiques intéressent des élèves adolescents mais dont le niveau de lecture ne constitue pas un frein dans l’accès au sens.
– Je développe un fonds d’albums avec le même souci que pour les romans dans la recherche de sujets, de thématiques qui s’adressent aux préoccupations d’élèves de cet âge.
– J’ai créé un fonds de livres (BD et albums) sans texte, notamment à destination des élèves allophones mais qui sert aussi pour les élèves très en difficulté avec la lecture – voire non-lecteurs.
• Pour le fonds manga, je m’appuie sur certains élèves dans le choix des livres afin qu’ils deviennent prescripteurs des ressources disponibles au CDI. Cela permet de valoriser leurs choix et de leur montrer que leurs lectures sont reconnues et légitimes. C’est un élément important pour ces élèves souvent éloignés de la culture scolaire et de ses attendus.

• Pour le fonds d’ouvrages documentaires, j’axe mes acquisitions sur des ouvrages dont les thématiques sont en lien avec les CAP (Certificat d’aptitude professionnelle) proposés dans l’établissement (Métiers de l’Agriculture option Horticole, Jardinier-Paysagiste, Préparation et Service en Restauration). J’essaie également de développer le fonds en achetant des ouvrages attractifs visuellement et dont les thématiques intéressent les adolescents (éducation affective et sexuelle, égalité, etc.).

Réorganiser les espaces

Comme l’écrit très justement Hélène Mullot, professeure-documentaliste en collège, « repenser le CDI c’est repenser les espaces et ce qu’on peut y faire […], c’est aussi observer finement les pratiques des élèves lorsqu’ils viennent au CDI, c’est être en posture d’écoute par rapport à leur attente et en même temps pouvoir par la place d’une table, d’un livre ou d’un jeu, induire des usages qui leur permettent des apprentissages » (Mulot, 2017). Je me suis donc attachée à modifier l’organisation de l’espace pour lever les barrières et obstacles à son usage et pour permettre à chaque élève de trouver un sens à sa fréquentation et de s’emparer de toutes les potentialités offertes par le lieu.
Au regard des difficultés rencontrées par les élèves accueillis en EREA, je me suis appuyée sur les concepts d’environnements capacitants et de lieu enrichi pour penser la réorganisation du lieu en espaces qui permettent la mise en œuvre et le développement de compétences transversales grâce à des apprentissages bien souvent fortuits.

Dans ses travaux sur les espaces scolaires, Alastair Blyth – architecte et analyste de politiques éducatives (Blyth, A. (2013). Perspectives pour les futurs espaces scolaires.) – a axé sa réflexion sur le fait que, pour organiser l’espace de façon efficace, il est essentiel que l’utilisateur puisse investir celui-ci de différentes manières, à différents moments. Cependant, l’organisation de l’espace, dans beaucoup d’établissements scolaires et dans beaucoup de CDI, repose sur des espaces fixes. J’ai donc décidé de rendre l’environnement du CDI flexible et modulable en offrant aux élèves la possibilité de modifier l’espace de manière autonome. Aussi, j’ai opté pour du mobilier (tabourets culbuto, poufs d’appoint, etc.) qui permet de modifier rapidement la disposition de l’espace. Les élèves font ainsi preuve d’« agilité spatiale », déplacent les assises en fonction de leurs besoins, s’installent où ils le souhaitent et sont autonomes dans les activités qu’ils mènent.
Marion Carbillet, dans son travail sur le concept de « CDI apprenant » (Carbillet, 2018), s’attarde sur différentes situations d’apprentissage que peut favoriser le réaménagement de l’espace CDI et qui ont contribué à éclairer ma réflexion :
La notion d’apprentissages autodéterminés lors desquels l’élève va pouvoir choisir ce qu’il apprend et comment il souhaite l’apprendre. Cela permet de développer chez les élèves la curiosité et le désir d’apprendre dans des situations, des lieux et sur des sujets variés.
Le sentiment d’efficacité personnelle, dont le pendant serait cette illusion d’incompétence manifestée par les élèves de l’EREA, peut être travaillé au CDI. En effet, voir quelqu’un que l’on estime de compétences comparables aux siennes réussir une tâche permet d’accroître son sentiment d’efficacité personnelle sur cette même tâche et va à la fois influencer le niveau de son engagement dans cette tâche, son désir d’apprendre et sa persistance face aux difficultés et aux échecs.
L’augmentation de la prise d’initiative des élèves dans le CDI.
L’apprentissage entre pairs qui, comme l’écrit Marion Carbillet, « laisse entendre qu’à l’École aussi les savoirs issus de l’expérience empirique, familiale, amicale, intime parfois, sont tout à fait légitimes pour être reconnus et partagés. » (Carbillet, M. Un CDI « apprenant » ?).

À la suite du réaménagement du CDI, ce dernier est désormais constitué de cinq espaces qui ne sont pas figés : les élèves ont tout loisir de déplacer les assises et de mener l’activité de leur choix dans l’espace qui leur convient. Malgré tout, ce découpage permet de créer visuellement des zones distinctes et d’organiser l’espace.

1 L’espace de travail permet de mener au CDI des séances d’apprentissage dirigé. Il est équipé d’un vidéoprojecteur, d’un tableau blanc, de tables et d’assises qui peuvent être facilement déplacées, afin de pouvoir moduler le lieu en fonction de la séance prévue (travail en petit groupe ou en classe entière, travail individuel, etc.).

2 L’espace de créativité a pour but d’aider les élèves à développer leur curiosité et leurs compétences sociales (coopération, respect des autres et du matériel, échange, partage). Cet espace équipé de tiroirs auto-gérés de loisirs créatifs (origami, marque-pages, coloriages, mandalas, etc.) permet aux élèves d’être autonomes dans le choix de leurs activités. Pour les aider dans leurs créations, les élèves peuvent s’appuyer sur des ouvrages issus du fonds documentaire qui sont spécialement rangés à proximité de cet espace. Les créations réalisées en autonomie par les élèves peuvent être affichées au CDI afin de valoriser le travail de chacun.

3 L’espace coopératif dispose de deux tables rondes permettant à la fois les travaux de groupe lors de séances pédagogiques et les jeux de société et puzzles collaboratifs. Dans cet espace, il s’agit aussi de valoriser les compétences sociales, la curiosité et les apprentissages fortuits, notamment via les différents jeux de société proposés en accès libre.

4 L’espace numérique est composé de six postes informatiques et les élèves les utilisent beaucoup sur le temps de la pause méridienne pour y jouer à des jeux « gratuits ». Je tolère cet usage (en limitant le temps passé sur un poste informatique) car cela permet de faire venir des élèves au CDI et je peux, ensuite, leur proposer d’autres activités (notamment les jeux de société). À terme, je souhaite créer un réservoir de sites (jeux éducatifs, podcasts, vidéos documentaires, etc.) disponibles sur toutes les sessions élèves.

5 L’espace de détente est occupé par les chauffeuses et poufs et avait pour vocation, à mon arrivée à l’EREA, d’être un espace de lecture. Dans les faits, quelques élèves viennent bien s’y installer pour lire mais, comme expliqué plus haut, rares sont les élèves qui sont des lecteurs autonomes et aguerris. De ce fait, cet espace est aussi un endroit où des élèves viennent s’installer pour passer un moment hors du vacarme de la cour. Je dispose des revues et des ouvrages sur les tables basses qui meublent ce coin pour susciter la curiosité des élèves et les encourager à les feuilleter.

Le CDI de l’EREA après réaménagement [Source : Maëva Calmette]

 

En conclusion, le réaménagement du fonds et des espaces avait pour objectifs de développer les compétences sociales telles que l’échange, le partage, la coopération, la collaboration, le respect des autres, le respect des règles de fonctionnement inhérentes à un centre de ressources ; favoriser l’apprentissage par et avec les pairs ; développer l’autonomie ; encourager la motivation, la créativité et la curiosité. Cependant, si repenser les espaces, leur organisation et le classement des ressources est une étape indispensable à la construction d’un CDI inclusif qui prenne en compte les besoins éducatifs de chaque élève, elle n’est pas suffisante pour pallier les difficultés scolaires et sociales. En effet, mettre à la disposition des élèves des ressources et des activités ne suffit pas pour qu’ils s’emparent de toutes les potentialités du lieu. Il apparaît nécessaire désormais de penser une médiation documentaire, pédagogique et culturelle en direction des élèves pour lever tous les obstacles à l’utilisation de cet espace scolaire.

 

 

Des « actions en faveur de la lecture » une dynamique « d’excellence inclusive » dans un CDI de lycée professionnel

Lecture et construction de soi

Les pratiques de lecture sont en sociologie, selon les travaux de Viviane Albenga (Albenga, 2017), maîtresse de conférences à l’université Bordeaux Montaigne, déterminées par différents facteurs comme la famille et sa manière d’activer le capital culturel, le genre, la place dans la fratrie, l’âge, les trajectoires de lecture, notamment à l’adolescence. Dans Les Héritiers et La Reproduction, Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron expliquent que l’école reproduit les inégalités sociales à travers des méthodes et des contenus d’enseignement qui privilégient implicitement une forme de culture propre aux classes dominantes. Nous allons nous demander comment les pratiques de lecture, mises en œuvre dans des troisièmes lieux (Servet, 2018, p. 71-74) comme les Centres de documentation et d’information (CDI), peuvent permettre aux élèves de dépasser les déterminismes sociaux, se construire en dehors des identités assignées et ainsi tendre vers une démarche d’ « excellence inclusive » ou du moins de « dynamique inclusive » à l’échelle d’un établissement scolaire.

« Excellence inclusive », « dynamique inclusive » ? Un contexte académique

En parfaite cohérence avec ce numéro d’InterCDI, nous empruntons ces termes à la nouvelle politique documentaire1 de l’académie de Lille intitulée « pour une dynamique inclusive ». Elle accompagne le volet pédagogique du projet académique 2022-2025 : « Pour une excellence inclusive ».
Qu’entend l’académie de Lille par inclusion ? « La logique d’inclusion affirme l’accessibilité de droit et l’obligation pour le service public d’éducation d’accueillir tous les élèves », cela dépasse la prise en charge des élèves à besoins éducatifs particuliers et/ou en situation de handicap et permet de prendre en compte les questions sociales, linguistiques, culturelles, de genre, de climat scolaire, ou encore de construction d’identité.
Ainsi, des initiatives locales permettent que chaque élève puisse construire son propre parcours dit d’ « excellence », en s’appuyant sur des bases solides, avec des transitions accompagnées, des mobilités facilitées et en évitant les décrochages scolaires et citoyens.

L’académie de Lille, située dans un territoire aux défis socio-économiques, accueille un flux croissant d’élèves allophones nouvellement arrivants (EANA), jusqu’à 4000 par an en 20182. Pour répondre à ce besoin, elle renforce ses dispositifs d’accueil et d’accompagnement. De plus, près de 23 000 élèves en situation de handicap sont scolarisés dans le département du Nord.

Dans la politique documentaire académique le terme de « dynamique inclusive  » a été retenu, ce texte institutionnel propose donc des axes communs et partagés par les professeurs documentalistes de l’académie pour permettre d’élaborer en établissement des projets centrés sur la notion d’inclusion en centre de documentation et d’information (CDI).

Je vous invite à explorer à présent un lycée professionnel au sein de cette académie, dans lequel j’exerce et où les caractéristiques de l’établissement et l’engagement de ses équipes mettent en lumière les défis liés à l’inclusion.

Contexte du lycée professionnel

Le lycée professionnel Aimé Césaire se trouve à Lille Fives, quartier en transition marqué par des défis socio-économiques et une politique axée sur la résolution des problèmes de violence. Malgré un déclin économique, le quartier connaît une transition avec de nouveaux logements et une rénovation pour une meilleure mixité sociale, dans une démarche d’écoquartier.

Le lycée offre une variété de formations allant de la métallerie, industrie, commerce, accueil à la gestion-administration et du CAP au baccalauréat professionnel. Il propose également des dispositifs spécifiques incluant une classe de 3e prépa-métiers, une double classe Ulis (unités localisées pour l’inclusion scolaire) pour les troubles moteurs et cognitifs, une UPE2A (unité pédagogique pour élèves allophones nouvellement arrivés), ainsi que des dispositifs pour lutter contre le décrochage scolaire.

Le lycée se distingue également par ses engagements, étant labellisé Euroscol et école ambassadrice du Parlement européen, offrant ainsi un programme ERASMUS +, avec deux sections européennes, l’une en anglais et l’autre en espagnol. En cette année, les équipes du lycée ont pris l’initiative d’une double labellisation, à savoir «Établissement en Démarche globale de Développement Durable» (E3D) et «égalité filles-garçons».

La population du lycée est diversifiée, avec la représentation de 35 nationalités, principalement algérienne et guinéenne. Près de 40 % des élèves ne sont pas français, avec une répartition de 42 % de filles et 58 % de garçons, les sections industrielles étant exclusivement masculines. L’indice de position sociale est bas (73), plus de la moitié des élèves sont boursiers, provenant majoritairement des quartiers prioritaires. Ces chiffres reflètent la diversité et la réalité sociale de notre établissement, où l’inclusion va au-delà du handicap, englobant les obstacles linguistiques et socio-culturels pour la réussite professionnelle.

Le lycée est prisé comme premier choix d’orientation, probablement en raison de sa proximité géographique. Malgré des défis de vie scolaire tels que l’absentéisme et la violence, une enquête de climat scolaire de 2023 révèle que les élèves s’y sentent bien, soulignant l’impact positif de l’accompagnement des enseignants et des efforts de l’équipe pédagogique pour créer un environnement propice à leur épanouissement.

« Quart d’heure lecture » : la lecture, grande cause nationale

Avant que la lecture soit annoncée en 2022 comme Grande cause nationale, des dispositifs de « défense et de promotion du livre et de la lecture » ont été encouragés dès 2018 par la direction générale de l’enseignement scolaire (DGESCO) en direction des recteurs des différentes académies. Ainsi, à la fin de l’année scolaire 2019-20, la rectrice de l’académie de Lille adresse un courrier aux équipes pédagogiques incitant à généraliser des démarches « d’action en faveur de la lecture »3 de type « Silence, on lit », « Chut, on lit » ou encore « Quart d’heure lecture ». Les compétences des professeurs de lettres et des professeurs documentalistes sont mises en avant dans ce courrier, ces derniers étant invités à «conseiller leurs collègues et ainsi contribuer à la réussite du dispositif. » En effet, selon la circulaire de missions4, les professeurs documentalistes ont la « responsabilité du CDI, comme lieu de formation, de lecture, de culture et d’accès à l’information ». Ils et elles développent « une politique de lecture en relation avec les autres professeurs, en s’appuyant notamment sur [leur] connaissance de la littérature générale et de jeunesse » et contribuent à l’éducation culturelle, sociale et citoyenne de l’élève. [ils mettent] en œuvre et participent à des projets qui stimulent l’intérêt pour la lecture. »

« Quart d’heure lecture », une occasion pour construire des axes de la politique documentaire

C’est avec plaisir que je collabore avec une équipe stable et expérimentée, régulièrement enrichie par de nouveaux collègues, qu’ils soient contractuels ou stagiaires. Nous participons de manière constructive aux stratégies du projet d’établissement et nous nous efforçons d’adopter une approche de pratique réflexive experte, qui tire profit de l’expérience accumulée et de la spécialisation de nos compétences professionnelles spécifiques.

Nommée en 2019, j’ai eu à reconstruire l’image du CDI. Il s’agissait alors d’un lieu peu fréquenté et son intérêt pédagogique était très peu développé ; le fonds était dépassé et non adapté. Après une année de découverte des lieux et l’analyse des besoins, l’écriture du nouveau projet d’établissement a permis d’identifier en équipe les enjeux de la politique documentaire pour innover progressivement.
En développant l’axe deux du projet d’établissement intitulé « permettre un développement personnel comme source d’épanouissement », l’idée est venue d’interroger la place de la lecture dans la construction de soi, « comme pratique de soi » qui se développe après la lecture obligatoire et symbolique de l’école. Pour penser la construction, ou la reconstruction de soi par la lecture, Viviane Albenga (Albenga, 2017) s’appuie sur deux notions que le philosophe Michel Foucault (Foucault, 2001) précise : le souci de soi et les pratiques de soi.

Construire une politique de lecture en lycée professionnel

Je propose aux équipes des « actions lecture ». L’idée est de proposer aux élèves un temps privilégié « un moment pour soi avec une place centrale pour la lecture ». Ces actions lecture sont proposées chaque semaine de veille de vacances grâce à un emploi du temps partagé envoyé à tous les enseignant.e.s de l’établissement. Ces fins de période sont souvent complexes en termes de gestion de classe et de motivation des élèves. Ces « pas de côté » répondent au besoin d’apaiser le climat scolaire en apportant de la régularité et des repères aux élèves. Une phrase rituelle de début de cours s’est construite au fil de ces séances : « comme vous le savez, au lycée Aimé Césaire, chaque semaine de veille de vacances, on prend du temps pour soi, pour se poser et on le fait grâce à une nouvelle action lecture. Aujourd’hui, je vous propose de … » puis la nouvelle thématique est ainsi introduite, plongeant les élèves dans un espace mis en scène pour l’occasion où l’objet livre est alors démystifié.

Moi, à hauteur d’élève, traduisant du vocabulaire

Les thématiques s’adaptent à l’actualité ou à des besoins identifiés en établissement, mais suivent le schéma suivant5 : un goûter-lecture préparé avec la restauration scolaire avant les vacances de la Toussaint, des lectures offertes6 avant les vacances de Noël (dont les élèves de la classe de 1res CAP Employé de commerce polyvalent qui lisent en maternelle), une thématique repérée par le CESCE (Comité d’éducation à la santé, à la citoyenneté et à l’environnement) avant les vacances d’hiver, un « CDI hors les murs » avant les vacances de printemps et enfin une dernière période en fin d’année consacrée à récupérer les livres prêtés et non rendus.

Ces actions lecture apportent des solutions aux problématiques du climat scolaire ; au-delà du bien-être individuel, elles incluent aussi une dimension collective, en particulier par la prise en compte des relations et du regard porté entre les personnes (d’élève à élève, d’élève à professeur.e). L’inclusion par la lecture se présente comme un gage de réussite et de bien-être pour les élèves.

Proposer une dynamique inclusive

La politique de lecture s’ancre dans une démarche inclusive, car elle permet à un maximum d’élèves d’accéder à la lecture et à ses enjeux lors de ces temps de médiations. En proposant à tous les collègues volontaires d’y inscrire leurs classes, je m’assure ainsi qu’un maximum de classes présentes dans l’établissement aux différentes périodes de l’année y participent, hors Période de formation en milieu professionnel (PFMP).
Afin de gagner la motivation de tous les élèves, il est nécessaire de proposer de nouvelles thématiques à médiatiser ; ces actions lectures permettent également d’inclure les besoins des élèves et des collègues pour co-construire la politique d’acquisition.
Nous avons un public très hétérogène pour qui le livre et ses représentations peuvent-être source d’accentuation des violences symboliques et du handicap social7 (Hart, Risley 1995). La constitution des nouvelles collections (les actions lecture n’excluent pas les documentaires) repose sur des critères précis et spécifiques en termes d’accessibilité de la langue française où de courts textes écrits dans un langage non enfantin sont à privilégier. Concernant les romans, ma veille est principalement portée sur la collection « Petites Poches » de Thierry Magnier, « Mini Syros » pour des jeunes CAP ou 3e prépa-métier, « Flash Fiction » de Rageot, la collection « La Brêve » chez Magnard qui propose gratuitement en ligne la version audio support papier, même si le coût est plus élevé. La lecture de roman édité par Kiléma éditions facilite l’ergonomie de lecture. Les romans les plus accessibles sont indexés dans BCDI avec le genre « DYS », ce qui me permet de les retrouver très facilement sur e-sidoc. « Duals » et « Mini Duals » chez Talents Hauts ou « Tip Tongue » chez Syros proposent une écriture en deux langues sans être de la traduction. Mais le roman reste encore difficile d’accès pour certains élèves. Je propose donc également des albums ou des BD abordant des préoccupations de leur âge, souvent réelles et du « feel-good » (Mango Sociéty, les éditions Thierry Magnier, Gulm Steam Édition, « éco » chez Talents Hauts). Les élèves apprécient aussi de découvrir des portraits ou des biographies de personnes inspirantes, « Petite et grande/Petit et grand » chez Kimone, « les Grandes Vies » chez Gallimard Jeunesse. De plus, j’essaie, quand cela est possible, de compléter des classiques par leur version en BD ou en manga grâce aux éditions Kurokawa ou Nobi Nobi ! pour ne citer qu’elles.
On se rend bien compte que penser l’inclusivité n’est pas exclusivement penser pour un.e élève DYS- ou un élève allophone… mais penser niveau de lecture, qualité de l’édition, sujet traité, représentativité pour proposer un fonds pour tous les élèves visant une « excellence inclusive ».

Une signalétique par les objets

Pour poursuivre vers cette démarche inclusive et faciliter l’accès en autonomie aux collections, j’utilise des objets pour symboliser le fonds documentaire. Il s’agit ici d’une médiation autonome du fonds documentaire. Pourquoi des objets ? Selon Piaget, « le langage, c’est aussi le symbolique, le concept, c’est l’accès aux œuvres. » Ainsi, par cette démarche, j’apporte des repères visuels, symboliques et réels à la fonction sémiotique de la signalétique. Les élèves peuvent les manipuler et généralement ils me demandent pourquoi ils sont là ; je leur explique alors que la balance symbolise la justice, l’équité et qu’en dessous il ou elle pourra trouver les livres sur ce sujet. Le projet est explicité sur le site académique des professeurs documentaliste de Lille8.

Photographie de la signalétique par les objets.
Photographie de la signalétique par les objets.
Photographie de la signalétique par les objets.
Photographie de la signalétique par les objets.

Un classement des fictions pensé par les élèves

L’an dernier, une des actions lecture proposée grâce à une démarche de design thinking consistait dans le désherbage de l’ensemble du fonds fictions avec les élèves. Ils et elles ont proposé un nouveau classement et sa signalétique : désormais les fictions sont classées par thématique (amour amitié – faits de société – adaptation/lettres – aventure – humour – etc.) et tous les supports sont désormais mélangés (BD/Manga/Roman) rangés par ordre alphabétique d’auteur avec la vignette thématique à côté de la cote. Cette nouvelle signalétique permet de rendre la recherche et l’emprunt de livre « plus inclusifs et moins stigmatisants » (verbatim d’élèves).
Nous souhaitons que, dans le cadre des « pas de côté » permis au CDI, les élèves puissent s’émanciper par la compréhension des limitations imposées par leur appartenance sociale, sexuée ou religieuse. Les travaux de Viviane Albenga (Albenga, 2017) ont montré que les effets des identifications aux personnages jouent un rôle important dans la construction de soi selon le genre, l’âge, ou encore la trajectoire, la représentation des sentiments.

Action lecture « désherbe ton CDI » : toutes les fictions sont posées sur une grande tablée, les élèves lisent les livres, imaginent un nouveau classement et déterminent ce qui sera mis au pilon.
Classification et signalétique des fictions retenues, le visuel est imaginé selon les recommandations des élèves.
La signalétique est présente en haut de chaque étagère et au-dessus de chaque code-barre des livres.
Nouvel espace agencé offrant un linéaire d’un peu plus de 7 mètres donnant sur le contrebas de la cour.

« Saint-Valentin inclusive », une action lecture pour légitimer un nouveau fonds « sensible »

L’une de ces actions en faveur de la lecture m’a notamment permis de soutenir et de «légitimer» une nouvelle collection de ressources visant à favoriser les multiples représentativités de genre LGBTQI+ et de fournir des informations sur l’éducation à la vie affective et sexuelle. Comme nous l’avons vu précédemment, la mise en scène est un facteur de réussite aux actions. En effet, je n’ai quasiment jamais eu d’élèves en posture fermée de refus lors d’une action lecture. Même si les taux d’emprunts ne sont pas aussi importants que je le souhaiterais, les élèves se laissent prendre au jeu, lisent, prennent ce temps pour eux et s’évadent dans un espace serein.

Pour cette action lecture de deux heures, j’ai pris le soin d’emprunter deux expositions au MUNAÉ (le musée national de l’Éducation) : la première retrace les évolutions en termes d’éducation et LGBTI+ sous l’angle de la lutte contre les discriminations en contexte scolaire et la seconde permet de s’interroger sur l’égalité filles/garçons comme une égalité des chances grâce à l’école. J’ai également diffusé le court métrage « PD » d’Oliver Lallard. Un questionnaire a permis aux élèves de chercher et de sélectionner des informations et des repères communs face à ces enjeux de société. Les nouvelles ressources (livres documentaires et littérature jeunesse) ont été valorisées et proposées pour enrichir l’action pédagogique puis intégrées au fonds permanent9. En parallèle, un travail de réalisation d’affiches sur les moyens de contraception a été effectué en prévention santé environnement (PSE) avec une classe de CAP. Ce projet a été présenté lors de ma participation à la journée d’étude de l’université d’Artois intitulée «Littérature de jeunesse et identit(é)s, accompagner la construction de soi10» en 2022.

À la recherche de personnages de littérature jeunesse qui me ressemblent

Pour la dernière action lecture réalisée au lycée, intitulée «à la recherche de personnages de littérature jeunesse qui me ressemblent», j’ai présenté aux élèves une offre éditoriale inclusive et représentative disponible au CDI. L’objectif était d’encourager les élèves à découvrir des personnages auxquels ils peuvent s’identifier, parmi une sélection de livres spécialement choisis pour leur représentativité et leur caractère inclusif (variété de représentation des corps, du handicap, de la santé mentale, de la richesse et de la pauvreté, des orientations amoureuses, des parcours migratoires, des styles vestimentaires ou musicaux etc.). Ils et elles ont ainsi commencé à lire le livre et à compléter la fiche d’identité d’un personnage ; celles et ceux qui le souhaitaient pouvaient présenter leur personnage devant la classe. Nous savons désormais, grâce aux actions lecture déjà mises en place, aller plus loin dans les propositions faites aux élèves pour continuer de les impressionner avec des contenus inédits ; certaines remarques ont montré l’intérêt de poursuivre dans cette démarche : « Madame pourquoi vous prenez des livres avec des noirs ou des voilées ? », « Madame, pourquoi elle est grosse ? (Marcello Quintanilha. Écoute, jolie Marcia, Éditions Çà et là, 2021), « ou je ne savais pas qu’il y avait une BD sur Kylian Mbappé », « Ah ça change Madame, elle me ressemble trop », ou encore « Comment vous faites pour trouver des livres comme ça Madame, c’est toute mon histoire ! » quand un élève guinéen majeur m’a rendu le livre Hawa de Coline Picaud (2024, Le monde à l’envers).

Affiche de l’action lecture « À la recherche de personnages de littérature jeunesse qui me ressemblent ».

 

En conclusion, nous espérons que ces actions lectures permettent aux élèves de lycée professionnel de s’évader d’un quotidien parfois triste et difficile et proposent de se projeter vers une trajectoire de vie inspirante et ouverte sur le monde quand la trajectoire réelle ne remplit pas toutes les promesses escomptées, en raison de la force des injonctions sociales et économiques. Nous profitons de ce numéro d’InterCDI pour inviter à penser les CDI comme des espaces de médiations inclusives dans lesquels s’inscrivent aujourd’hui, nécessairement, les valeurs de l’École.

Des élèves plongés dans leur lecture

 

 

Le Bingo littéraire : coup de projecteur sur un projet de lecture inclusif

Introduction

Cet article réflexif résulte d’un projet de lecture mis en place en 2021 au sein du collège la Rochotte1, et qui a abouti à la publication d’un article2 sur le portail pédagogique de l’académie de Reims l’année suivante. Ce dernier a été enrichi de témoignages des intervenants impliqués dans ce projet, tant ceux des enseignants que ceux des accompagnants d’élèves en situation de handicap (AESH). Les propos recueillis, entre le 08 et le 20 février 2024, mettent en lumière la manière dont l’inclusion redéfinit le concept de médiation et le rôle crucial du professeur documentaliste dans ce cadre.

Contextualisation

Observer de fidèles lecteurs lire paisiblement en profitant du confort des espaces aménagés à cette intention confère une certaine satisfaction. Mais il faut admettre qu’apercevoir un élève autrefois incommodé par la lecture finalement se rapprocher de cette dernière ajoute à ce niveau de satisfaction une déclinaison supplémentaire.

En parlant de déclinaison, il importe de souligner la pluralité de projets de lecture mis en place ces dernières années et dont la vocation première est de promouvoir la culture de la lecture et le désir d’émancipation associé à sa pratique : le quart d’heure de lecture, les Nuits de la lecture, le concours de lecture à voix haute, les Petits champions de la lecture, et autres concours, défis ou rallyes lecture propres à chaque académie, chaque établissement, chaque équipe éducative… Les plus originaux opteront pour la déclinaison « littéraire », et/ou y associeront le terme « prix » pour quelque prestige. Il faut préciser que nous n’entendons d’ailleurs plus parler que de la lecture, dont les vertus seraient plurielles. Des sociologues de la littérature, tels que Cécile Barth-Rabot ou Anthony Glinoer, font autorité sur la question des déterminismes induits par la lecture. À cet égard, Cécile Barth-Rabot précise que « le livre est devenu un emblème. Support par excellence du savoir, il incarne à lui seul la Culture, et tout ce qu’elle représente, au point d’être considéré comme un objet quasi sacré ». (Barth-Rabot, 2023).

La lecture se révèle également être l’actrice majeure – pour ne pas dire « magique » – de nombreux plans d’actions labellisés par l’Éducation nationale : la prévention et la lutte contre l’illettrisme à l’école3, ou encore la lecture comme vecteur de bien-être – dont les formations portant sur la bibliothérapie4 au collège et au lycée sont en nette augmentation ces dernières années5. En 2021-2022, le président proclame même la lecture en tant que Grande Cause Nationale, souhaitant que sa pratique se démocratise et devienne un facteur d’inclusion sociale auprès des publics empêchés. C’est à cette période, et dans ce contexte particulier pour la lecture, qu’il a été décidé de mettre en place un projet de lecture « inclusif » au sein de l’établissement. La lecture du projet d’établissement révèle par ailleurs que les difficultés rencontrées par les élèves sont majoritairement liées à la lecture – ce qui soulève en arrière-plan la question du caractère social et socialisant du livre – aux méthodes de travail et au respect des échéances. Ces problématiques ont donné lieu à des axes réflexifs du projet d’établissement comme l’accompagnement personnalisé en français (via la fluence, les heures de soutien en français) et en mathématiques. À ces efforts s’ajoutent un nombre conséquent d’élèves inscrits au dispositif Devoirs faits, et la valorisation des projets de lecture et d’ouverture culturelle. Des efforts cohérents au regard d’un établissement scolaire se situant dans une commune où les équipements culturels et les lieux de documentation, bien qu’existant, restent peu exploités par nos élèves.

Face à ces constats, l’équipe a constitué un projet de lecture adapté à l’établissement : le Bingo Littéraire. Ce format est inspiré d’un manuel de français du niveau de 5e (Hachette, Mission Plume). Ce Bingo tente de répondre à la fois aux exigences du programme de français du cycle 3, et aux problématiques rencontrées par les élèves par rapport à la lecture – en particulier la diversification des genres littéraires et, pour quelques-uns, le développement même du goût pour la lecture. Cet article a d’ailleurs pour but de mettre en valeur ce projet car il soulève certaines questions concernant la place de l’inclusion dans les activités de lecture au collège.

Pourquoi le niveau de 6e ? L’idée d’investir ce niveau semble être une évidence, a fortiori si le souhait principal est de développer des automatismes prometteurs tout au long de la scolarité de l’élève face à la lecture. L’intérêt supplémentaire, et non négligeable, est celui de susciter chez l’élève l’intention de se rendre régulièrement au CDI dès son entrée en 6e et d’être autonome en tant que jeune lecteur. Cela facilite aussi la mise en place de projets de lecture connexes les années suivantes : le journal littéraire et culturel en 5e permet de mettre davantage l’accent sur l’évaluation de l’écrit et l’expression de la pensée critique. Laetitia Brun, professeure de lettres modernes et co-créatrice du Bingo Littéraire, précise que :

L’ouverture à tout type d’œuvres est intéressant, car ils peuvent s’exprimer véritablement en s’appuyant sur leurs goûts et leurs affinités, mais comme un roman leur est imposé, il est fréquent que le roman ne soit pas présenté dans le journal, ou que le livre n’ait pas été lu en entier ou qu’ils expriment qu’ils n’ont pas compris l’histoire…

Les élèves relevant du dispositif ULIS ne sont pas en inclusion en classe de français ; dès lors, ils ne participent pas à ce projet qui s’adresse essentiellement aux élèves du niveau de 6e en classe « ordinaire » (par opposition à « classe spécialisée ») ou aux élèves présentant certains troubles des apprentissages (qu’ils soient cognitifs, sociaux ou de déficit de l’attention). Les élèves en classe d’ULIS sont inscrits au concours de lecture départemental Des livres & vous qui leur permet de bénéficier d’un cadre de travail personnalisé et qui tient compte de leurs singularités. En effet, les élèves inscrits dans le dispositif ULIS ne sont pas en mesure de répondre aux objectifs du Bingo Littéraire dans sa forme actuelle, en particulier celui de la lecture en autonomie. Certains élèves ne sont pas en mesure de produire des représentations mentales de ce qu’ils lisent, sans l’accompagnement d’un adulte qui réinterprète chaque chapitre lu à l’oral, s’attardant sur chaque polysémie rencontrée. Le lendemain, il faut recommencer car la mémorisation s’effectue difficilement. Sabine Périno, professeure des écoles et enseignante référente de la classe ULIS, estime que grâce aux projets de lecture (en l’occurrence le concours de lecture Des livres & Vous) :

La lecture devient fluide à force de lire à voix haute. Cela augmente la confiance de l’élève et l’incite à lire en inclusion. Une de mes élèves, Aurélie6, a fait des progrès exceptionnels depuis le début du concours. Je la surprends à essayer de lire toute seule ! Cela leur donne l’envie de lire en dehors du contexte scolaire.

Les élèves allophones peuvent présenter de leur côté un ouvrage de français langue seconde (FLS) ou un ouvrage dans leur langue maternelle (et tout particulièrement une langue étudiée dans l’établissement). Dans le dernier cas, les professeurs de langues sont alors sollicités lors des évaluations.

Modalités d’organisation du Bingo littéraire

Ce projet de lecture est une réflexion pédago-ludique, s’inspirant dans sa forme de la bataille navale. Les élèves doivent lire au minimum deux livres du fonds documentaire du CDI (ou provenant de leur bibliothèque personnelle, sous certaines conditions) au cours du premier trimestre, puis au minimum trois livres les deux derniers trimestres. Les livres choisis correspondent à des catégories qui ont été constituées en s’appuyant sur leurs tendances de lecture-plaisir, mais également sur des thèmes abordés dans le programme de français de 6e. En parallèle de la lecture, les élèves doivent renseigner une fiche de lecture correspondant au type de livre choisi (manga, roman, documentaire, poésie, théâtre) et comprenant, par exemple, la présentation de l’ouvrage (titre, auteur, éditeur, genre), l’élaboration d’un résumé bref du livre lu, le choix d’un extrait à lire à voix haute lors de l’évaluation orale, la formulation d’un avis personnel sur l’extrait choisi, puis la présentation d’un objet que leur inspire le récit lu (une image, un objet ou un son). Un logo leur précise s’ils peuvent la présenter à l’oral ou non.

Fiche de lecture 1 : roman, conte, nouvelle.
Fiche de lecture 2 : BD & Manga.

À la fin de chaque trimestre, le travail des élèves est évalué à l’écrit et à l’oral. Dans un premier temps, l’élève passe à l’oral en groupe-classe devant un jury constitué d’une ou de deux enseignantes (professeure documentaliste et/ou professeure de lettres) afin de présenter au choix l’un des livres lus. Le barème d’évaluation met donc l’accent sur la lecture à voix haute, qui est réinvestie lors de l’accompagnement personnalisé en 6e. Par la suite, l’écrit est évalué, puisqu’une partie de leur travail personnel consiste à enrichir leur pochette du Bingo littéraire de fiches de lecture7 ; l’élève consigne par ailleurs sur sa pochette la lecture de tel ou tel livre correspondant à telle ou telle case (par exemple à la case B3 « un récit mythologique »). Certains élèves apprécient d’obtenir un « Super Bingo » (c’est-à-dire avoir lu au minimum 4 livres par trimestre).
À chacune de ces échéances trimestrielles, les élèves découvrent quelle classe de 6e a été la plus investie, ce qui confère d’emblée au projet un caractère fédérateur. À la fin de l’année scolaire, l’équipe pédagogique organise une remise de prix permettant aux lecteurs les plus assidus de recevoir un bon d’achat à valoir dans l’une des librairies de la localité. Bien qu’exigeant, ce projet de lecture tient compte des « bons », des « moyens », des « petits » lecteurs, ainsi que des difficultés de chaque élève par rapport à la lecture. En dehors du caractère pédagogique, une partie intéressante du projet consiste à enrichir la politique d’acquisition d’ouvrages en fonction de la diversité des profils de lecteurs et des thématiques littéraires abordées dans cette version personnalisée du Bingo littéraire. Je travaille de concert avec mes collègues afin de proposer une offre littéraire en adéquation avec les troubles des apprentissages dont doivent s’accommoder bon nombre d’élèves. À cet égard, un fonds de livres adaptés aux élèves dyslexiques a été mis en place. Les élèves concernés par ces problématiques sont initiés à le repérer très rapidement, et, loin de les exclure, il leur permet de gagner en confiance face à un projet de lecture ambitieux. La grille d’évaluation est identique pour tous les élèves : l’inclusion s’effectue donc principalement dans le choix d’ouvrages adaptés et l’accompagnement individuel et/ou collectif des élèves tout au long de l’année au CDI (ce qui suppose une connaissance assez fine du fonds documentaire).

Le projet met à l’honneur tous les livres, le manga trouvant autant ses lettres de noblesse que le sacral roman. La proposition d’un large choix d’ouvrages permet aux élèves de trouver rapidement chaussure à son pied :

Je me souviens d’élèves qui détestaient lire, mais qui ont trouvé leur plaisir en présentant des documentaires sur la pêche ou les pompiers. Cette année, j’ai un élève « petit lecteur » qui me présente des biographies de footballeurs célèbres. Je sais que si j’avais imposé une lecture à ces élèves, le livre n’aurait pas été lu et ils auraient vécu ce travail comme une souffrance, poursuit Laetitia Brun.

Les abords du CDI, considérés « élitistes »8, s’estompent car ces rencontres répétées entre la salle de classe et le CDI provoquent chez nos élèves de bonnes habitudes de travail ; en cela, le CDI est un lieu qui favorise l’inclusion. Quelques élèves qui admettaient ne jamais se rendre à la bibliothèque municipale (ni n’avoir de livres à la maison), commencent à envisager de le faire sur leur temps libre. Laetitia Brun indique que « le bingo littéraire a permis à certaines familles de s’intéresser aux livres et certains élèves ont fait acheter des livres à leurs parents ». Un point pour nous.

Mais comme tout est perfectible, il s’agit aussi de positionner les points faibles de ces projets au regard de l’inclusion. Tout d’abord, comment faire auprès des élèves exclus ou analphabètes ?

Sur le niveau des 5e, les résultats sur l’inclusion sont nettement moins présents, notamment parce qu’il n’y pas d’exposés à l’oral en classe et donc pas d’échanges entre eux. Je suis la seule à recevoir leur travail et leurs idées. […] Pour certains élèves, cela reste une activité de laquelle ils sont exclus : je sais que Lilian ne fait pas le bingo littéraire, que je ne peux demander ce travail à Maxime qui reste particulièrement perdu en français…, précise Laetitia Brun.

C’est ce que Magali Jeancler nomme l’envers de l’école inclusive ; un ouvrage coup-de-poing sur la révolution de l’école inclusive mise en avant depuis 2005. Se sentir démunie face à l’inclusion d’élèves en grandes difficultés est l’une des carences de l’Éducation nationale sur la question de l’inclusion scolaire des élèves en situation de handicap, de la formation des enseignants et de la place de l’éducation spécialisée. Qu’en est-il des livres audios pour inclure ces élèves si éloignés de la lecture ? La question fait débat au sein de l’équipe : certains considèrent qu’il s’agit d’une porte d’entrée vers la lecture, quand d’autres estiment qu’elle entretient au contraire une aisance qui ne pousse pas l’élève à s’approprier l’objet-livre.

Faut-il commencer par la piste bleue ou faut-il débuter désarmé mais équipé sur la piste rouge ?

Élodie Nicolas est accompagnante d’élèves en situation de handicap (AESH) au lycée. Elle estime que le livre audio est une bonne alternative pour la lecture mais regrette que les outils d’adaptation à la lecture ne soient pas plus généralisés à l’ensemble des élèves – c’est dire l’accumulation des difficultés dont elle est le témoin :

En ce qui concerne les différents moyens d’aide à la lecture, je suis partagée. Il est vrai que beaucoup d’outils peuvent être à la disposition des élèves ayant une reconnaissance de handicap. Mais je trouve dommage qu’ils ne soient pas à la disposition de tous. Par exemple, la règle de lecture peut être utile à tous. Simple, discrète, et facile d’utilisation, elle est vraiment adaptée à tous les niveaux scolaire – y compris pour les élèves allophones qui apprennent à lire le français ou qui ont une façon de lire différente de la nôtre.

En outre, le rôle des professeurs documentalistes dans ce travail d’inclusion est primordial mais présente bien des difficultés à mener de front. La circulaire des missions des professeurs documentalistes souligne cette expertise et le fait que ces derniers sont de véritables détonateurs dans le développement de la lecture-plaisir :

Le professeur documentaliste contribue à réduire les inégalités entre les élèves quant à l’accès à la lecture. Les animations et les activités pédagogiques autour du livre doivent être encouragées et intégrées dans le cadre du volet culturel du projet d’établissement9.

À cet égard, rien ne peut mettre le professeur documentaliste à l’écart de ces projets de lecture, qui sont assurément appréciés. Il y a toutefois autant de professeurs documentalistes qu’il y a de façons de travailler. Certains bénéficient d’heures inscrites dans l’emploi du temps des élèves (ne serait-ce que dans celui d’un seul niveau). Quelques professeurs documentalistes profitent de l’absence de leurs collègues de discipline pour enseigner, quand d’autres co-enseignent. Finalement, certains n’y parviennent que très difficilement, rencontrant les élèves de manière aléatoire. Cette précarité pédagogique limite la marge de manœuvre des professeurs documentalistes pour initier des projets de cette envergure sur le long terme. Une situation que je déplore.

Conclusion

Trois ans après la mise en place du Bingo Littéraire, le bilan est positif malgré l’absence d’implication de quelques résistants de la lecture. Les élèves respectent les règles du jeu présentées en début d’année scolaire, même si certains tentent tout naturellement d’en contourner quelques-unes (notamment celle de lire le livre en entier en pensant que cela passera inaperçu). Ces derniers développent des mécanismes de travail en autonomie qui sont très appréciables, tout particulièrement en 5e, un enrichissement du vocabulaire et une réduction des fautes d’orthographe.

Aider les élèves à devenir autonome est l’une de mes missions principales dès leur arrivée au collège : cela passe par la lecture de la cote du livre, le repérage des collections et des tables d’exposition, l’utilisation du portail documentaire e-sidoc. Les élèves fréquentent alors le CDI dès que possible, et se prennent au jeu de la recherche documentaire. Par conséquent, les prêts explosent les records, le fonds documentaire est vivant, les réservations sont nombreuses ; tout cela transforme le CDI en un écosystème de la lecture. Évidemment, cela demande une gestion documentaire herculéenne… Mais le jeu en vaut la chandelle.

 

 

Comment les professeurs documentalistes peuvent-il donner de la visibilité aux élèves LGBT+ ?

ENQUÊTE DE TERRAIN

Nous nous sommes intéressées à la question des élèves LGBT+ dans les CDI à partir des derniers travaux de Bérengère Stassin. Nous la remercions d’avoir accepté de se prêter au jeu de l’entretien pour InterCDI.

Pourriez-vous résumer vos derniers travaux sur les élèves LGBT+ ?

Ces travaux se sont inscrits dans le cadre du projet de recherche Prodoq (Les professeur·es documentalistes et les questions de genre), financé par la MSH Lorraine, auquel ont participé quatre autres chercheuses de l’université de Lorraine (Émilie Lechenaut, Aurore Promonet) et de l’Université de Reims Champagne-Ardenne (Elodie Géas, Alexie Geers). L’objectif était d’étudier la manière dont les professeur·es documentalistes développent des savoirs en lien avec les « questions de genre » ainsi que le rôle qu’ils jouent dans leur diffusion au sein du CDI et du fonds documentaire, mais aussi auprès des élèves et des équipes éducatives. Parmi les thématiques étudiées se trouvait l’accueil des élèves LGBT+ qui sont exposés à des risques élevés de harcèlement scolaire et éprouvent des besoins informationnels qu’ils ne peuvent pas toujours satisfaire à la maison ou en bibliothèque publique.
Les pratiques informationnelles de ces élèves sont en effet aujourd’hui bien documentées grâce à la littérature scientifique. On sait par exemple qu’ils sont confrontés à différentes barrières dans leur accès à l’information, que cela soit au sein du CDI ou des bibliothèques publiques. Cela peut être dû à un manque important de ressources dans certains fonds ou à des erreurs dans l’indexation et le catalogage qui ne permettent pas de retrouver les documents. Il existe aussi des barrières psychologiques qu’ils s’imposent à eux-mêmes et qui les empêchent de demander, de consulter ou d’emprunter certains documents, par peur d’être remarqué, discriminé ou stigmatisé. Par ailleurs, les élèves LGBT+ ne forment pas un public homogène : certains fréquentent le CDI avec assiduité et sont de bons lecteurs, d’autres ne s’y rendent jamais ; les besoins informationnels d’un jeune garçon cisgenre gay ne sont pas les mêmes que ceux d’une jeune fille transgenre ou non binaire. En outre, si certains cherchent surtout à accéder à des représentations positives au sein d’ouvrages fictionnels, d’autres cherchent plutôt à s’informer sur la manière de faire un coming out ou de combattre la discrimination, à se documenter sur l’histoire des droits et de la culture queer.
De toute évidence, la plupart de ces jeunes comblent aujourd’hui leurs besoins informationnels à travers les médias sociaux. Si ces derniers leur permettent de rejoindre des groupes de discussion, de rentrer en contact avec des pairs pour échanger des expériences et tisser des liens amicaux, ils les exposent aussi à de forts risques en termes, par exemple, de cyberharcèlement. Ils peuvent aussi être confrontés à de la haine en ligne ou à des discours alarmistes quant à leurs pratiques numériques. Identifier les contenus digitaux qui ont tout à fait leur place dans un fonds documentaire de collège et/ou de lycée est l’un des enjeux de la médiation documentaire à destination des élèves LGBT+. On relève par ailleurs dans la littérature professionnelle un engagement en faveur de ce public qui passe aussi par une nouvelle façon de penser l’accès à la documentation, dans les bibliothèques et les CDI, à travers le catalogue, l’indexation et la cotation2.

Quel rôle pour les professeurs-documentalistes et de l’espace CDI des établissements scolaires ?

Il faut tout d’abord écarter certaines polémiques qui entourent la question de l’inclusion des élèves LGBT+. Contrairement à ce que laissent entendre certains discours portés par des associations de parents proches de la mouvance zemourienne ou de la droite catholique traditionaliste, il n’existe pas une « idéologie du genre à l’école ». Prendre en compte ces élèves ne signifie pas les exhorter à s’exprimer publiquement sur leur genre ou leur orientation sexuelle et encore moins les pousser à se catégoriser ou à s’assumer ouvertement. En revanche, c’est permettre à celles et ceux qui en ressentent le besoin de le faire en toute sécurité, c’est-à-dire sans subir de discrimination ou de désinformation. On peut ici citer l’exemple des élèves transgenres (et de leurs parents) qui s’interrogent sur les possibilités de faire une transition médicale et qui ont besoin d’accéder à une information fiable et pertinente3. Je trouve la déclaration faite par une professeure documentaliste rencontrée au cours de notre enquête très éclairante sur ce point :
Parmi les élèves LGBTQI+, il y en a qui s’assument clairement, sans complexe, mais il y en a d’autres qui n’osent peut-être pas. Je veux au moins qu’ils sachent qu’on sait qu’ils existent, qu’on a des ressources pour eux et qu’ils trouveront des réponses à leurs questions dans le fonds.
En effet, ces élèves existent, mais ne sont pas nécessairement identifiés dans les établissements, ce qui ne rend pas la tâche aisée pour les professeurs documentalistes qui doivent alors répondre aux besoins informationnels d’un public supposé présent.
Cependant, la volonté d’acquérir des ressources n’est pas suffisante pour garantir la constitution d’un fonds pertinent pour les élèves concernés. Les professeur·es documentalistes rencontrent certaines difficultés qui sont dues à un manque de connaissances en lien avec l’histoire et la culture LGBT+ ou à un manque de vocabulaire qui ne permet pas toujours de faire des recherches d’information optimales ou de bien indexer ou décrire les documents : par exemple, il est aujourd’hui préconisé de préférer le terme transidentité au terme transsexualité issu du vocabulaire psychiatrique et médical. Leurs propres stéréotypes et représentations peuvent aussi se répercuter dans le choix des mots-clés ou des acquisitions. Une autre professeure documentaliste rencontrée pendant l’étude a, par exemple, mentionné le fait que ses propres filles, qui s’identifient toutes les deux comme lesbiennes, lui avaient fait un jour remarquer qu’elle choisissait souvent des fictions où les personnages étaient rejetés par leurs amis ou par leur famille et qu’elle n’avait pas beaucoup d’histoires positives à partager avec les élèves concernés. Si la prévention des discriminations est de toute évidence nécessaire, le fait de montrer que l’on peut aussi vivre son homosexualité ou sa transidentité de manière épanouie l’est tout autant.
Enfin, sur le terrain, se pose souvent la question de valoriser un fonds sans stigmatiser un public : choisir les bons mots-clés, contourner les erreurs ou pallier les limites des thésaurus. À cela s’ajoute une réflexion menée sur les pratiques de classement des ouvrages, qui est aussi très présente en bibliothèque publique4. Par exemple, sortir d’un fonds de mangas ceux dont l’intrigue rend compte d’une romance entre deux personnages du même sexe pour les intégrer à un fonds spécial « LGBT » peut s’avérer contre-productif et source de stigmatisation. A contrario, ne pas signaler l’existence de telles intrigues au sein d’une BD, d’un manga, d’un roman et laisser les ouvrages au sein d’un fonds généraliste peut conduire à leur invisibilisation. Parmi les pratiques identifiées au cours de notre enquête se trouve celle qui consiste à apposer une gommette arc-en-ciel sur les ressources abordant des thématiques LGBT+. Elles ne sont donc pas sorties du fonds général, ont une certaine visibilité lorsqu’un élève passe en revue une étagère, mais doivent aussi faire l’objet d’un traitement documentaire efficace pour ne pas être réduites au silence.

Vous parlez d’hybridation du savoir info-documentaire et des savoirs communautaires : pourriez-vous expliquer et développer quant au rapport avec les CDI ?

Les professeur·es documentalistes reconnaissent l’utilité des formations et des séminaires dispensés par l’institution, car ils contribuent à définir le cadre institutionnel de la politique d’égalité, à mettre en œuvre des projets et à trouver des ressources pour les élèves et les équipes éducatives. Cependant, ces événements sont souvent trop courts et trop peu nombreux pour acquérir de nouvelles connaissances et les mettre en pratique de manière concrète. L’institution ne pouvant à elle seule apporter les connaissances et le soutien nécessaires, c’est auprès d’autres sources et au sein d’autres sphères que les professeurs documentalistes se forment et s’informent : les jeunes collègues ou les stagiaires qui peuvent être des personnes LGBT ou qui se sont intéressés à ces questions à travers leurs études ; les élèves concernés qui s’impliquent dans des activités de prévention ou qui participent à l’enrichissement du fonds documentaire ; leurs propres enfants qui peuvent aussi se poser ou s’être posé des questions quant à leur identité de genre ou leur orientation sexuelle ; les associations LGBT+ avec lesquelles ils collaborent dans le cadre d’actions spécifiques. La nécessité d’une collaboration plus étroite avec ce type d’associations pour améliorer la politique documentaire, en acquérant les ressources appropriées et en utilisant le vocabulaire adéquat, a d’ailleurs souvent été soulignée. On observe alors la mise en place d’un processus d’hybridation du savoir info-documentaire avec le savoir situé des personnes concernées et le savoir communautaire partagé par les associations ainsi qu’un processus de socialisation ascendante des enfants/élèves/stagiaires vers les enseignants·es en poste depuis plusieurs années. Ces processus s’expliquent par le recours à des sources d’information multiples, qui favorisent un traitement documentaire pertinent et non stigmatisant et une inclusion des élèves LGBT+ dans le panorama documentaire et culturel des établissements.

Quelles préconisations donnez-vous dans un contexte où les professeurs documentalistes regrettent le peu de reconnaissance pour leurs missions en EMI notamment ? Quelles pistes proposez-vous pour développer l’inclusion de ces élèves au CDI ?

Plutôt que de donner des préconisations, je donnerais plus volontiers des exemples d’actions concrètes, que nous avons pu observer mes collègues et moi-même à travers notre enquête, et qui permettent d’aborder la question de l’homosexualité ou de la transidentité de manière originale et non anxiogène, tout en faisant participer tout ou partie des élèves d’une classe ou d’un niveau.
Par exemple, au printemps 2022, l’auteur transgenre Laurier The Fox est venu présenter sa bande dessinée Reconnaistrans à des élèves de quatrième de l’académie de Reims, dans le cadre de la journée internationale contre homophobie et la transphobie. La rencontre a été préparée autour de trois entrées : la transidentité, le métier d’auteur et le roman graphique qui était alors au programme de français. L’idée était de permettre aux élèves, encadrés par leur professeur documentaliste et leur professeur de français, de discuter de ces trois aspects et surtout de prendre conscience que l’on pouvait se définir comme « transgenre », mais aussi comme auteur, artiste, professionnel de tel ou tel domaine, que l’on pouvait être « trans » et être totalement inséré professionnellement et socialement. C’est bien là tout l’enjeu de l’étiquette : permettre à des élèves qui en ressentent le besoin de poser le mot « gay », « trans » ou « bi », de se mettre un temps à l’écart pour comprendre qui ils sont et pour être ensuite en mesure de trouver leur place dans la société. Cela peut aussi être une façon de penser l’inclusion au sein de notre école républicaine.
L’autre exemple que je donnerais est une action menée auprès d’élèves de seconde volontaires par des professeurs documentalistes en partenariat avec une association rémoise à l’occasion de la semaine de la presse et des médias dans l’École5. L’objectif était d’étudier les représentations et les stéréotypes liés aux personnes LGBT+ à la télévision, dans les séries télévisées ou encore dans la publicité. Dans ce type d’action, le lien avec les stéréotypes de genre et les préjugés, certes, homophobes, mais aussi sexistes ou racistes véhiculés par les médias se fait tout naturellement et permet de penser une progression en EMI ou EMC autour de la question du vivre ensemble.
Le dernier exemple que je pourrais partager est le club manga porté par la professeure documentaliste d’un lycée nancéien. Cette dernière souligne que l’imbrication du visuel et du textuel sur laquelle repose la bande dessinée asiatique laisse plus facilement la place aux représentations et aux émotions et s’avère un levier efficace pour aborder des questions de société, comme le sexisme, l’homophobie et les stéréotypes de genre. Dans de nombreuses productions, on trouve en effet des stéréotypes renforcés par une visualité particulière : certains personnages féminins sont extrêmement sexualisés, tandis que des personnages masculins présentent des traits androgynes, presque féminins, cultivent une ambiguïté (Fruits Basket), sont bi-genre (Ranma ½) ou se « travestissent » ponctuellement selon un objectif particulier (Parmi eux). D’autres ouvrages (de catégorie yaoi ou non) posent la question de l’amour entre deux personnages masculins ou féminins (Eclat(s) d’âme, Le Mari de mon frère). Au-delà de la question LGBT+, les mangas de type mecha, qui allient humain et robot, permettent un questionnement sur l’identité et le rapport à soi, à son corps ou encore à son image.
On se rend bien compte que par la richesse de leur métier, la diversité de leurs missions et la relation de proximité qu’ils peuvent avoir avec les élèves, les professeurs documentalistes jouent un rôle central dans l’inclusion des élèves LGBT+, dans la prévention des discriminations et dans la promotion de l’égalité. Cependant, lorsqu’ils cherchent à mettre en place des actions spécifiques autour de ces thématiques, il n’est pas rare qu’ils soient confrontés à des résistances. Des élèves peuvent se montrer réfractaires parce qu’ils suivent une dynamique de groupe, évitent de témoigner d’une ouverture d’esprit afin de ne pas se faire remarquer. Certains évoquent parfois des convictions politiques ou religieuses qui, bien qu’elles n’aient pas leur place à l’école, peuvent être un frein au bon déroulement d’une séance. Les parents peuvent aussi émettre des réserves sur le déroulement d’activités, ce qui pousse parfois les enseignants à une forme d’autocensure ou à des stratégies de contournement. Cela est d’autant plus vrai dans des établissements privés sous contrat avec l’État situés dans des territoires où des organisations catholiques traditionalistes font pression pour que les questions de genre ne soient pas abordées à l’école. Les résistances peuvent venir d’autres membres de l’équipe éducative, par manque de temps ou d’intérêt, ou bien parce qu’ils ne sont pas à l’aise avec ces questions ou sont également enfermés dans des stéréotypes. En France, la majorité des professeur·es documentalistes sont des femmes et certaines affirment parfois expérimenter un sexisme ordinaire allant d’un manque de soutien de la part de la direction dans l’organisation d’événements pourtant présentés comme prioritaires dans les textes officiels à une dévalorisation des actions qu’elles mettent en place. Face aux diverses résistances rencontrées et dans une institution qui formule des injonctions paradoxales, reproduit le système de genre et favorise la persistance des inégalités sexuées6, un sentiment de solitude et une impression de devoir « bricoler » se font souvent ressentir.

 

Faire simple c’est compliqué ou comment aborder le FALC avec des élèves ?

Nombreuses sont les personnes qui ne lisent pas en détail les conditions d’utilisation qui doivent être validées pour s’inscrire sur un réseau social ou pour acheter un service. La formulation et le vocabulaire de ce type de document sont complexes, la police d’écriture est petite. La lisibilité n’est pas optimale. Avec un peu de volonté, un lecteur moyen peut surmonter ces difficultés, mais, pour des personnes aux compétences de lecture fragiles, ces obstacles empêchent l’accès à l’information. On peut parler de discrimination puisqu’un texte compliqué exclut automatiquement les porteurs de handicap mental, les personnes ne maîtrisant pas complètement le français ou toute autre personne ayant des difficultés avec un document complexe (les personnes âgées, les dyslexiques ou encore les malvoyants).
La méthode FALC, Facile à lire et à comprendre, a été mise au point pour rendre accessible l’information aux personnes porteuses de handicaps. Cela peut aussi constituer un outil pertinent dans un CDI. En effet, au-delà de la mise à disposition de livres en FALC ou de son utilisation à destination d’élèves à besoins éducatifs particuliers, le FALC peut également être au centre de séances pédagogiques pour des élèves valides.

Qu’est-ce que le FALC ?

Le FALC ou le Facile à lire et à comprendre est une méthode pour retranscrire des documents ou écrire des textes afin de les rendre accessibles aux personnes porteuses de handicaps mentaux. L’idée est la même que pour un handicap moteur : si l’accès à un bâtiment est rendu difficile à cause d’un escalier, on construit une rampe. Ici, si l’accès à une information est rendu difficile à cause de tournures de phrases, de mots compliqués ou autre, on retranscrit en suivant cinquante règles qui ont été élaborées en 2009 par des chercheurs et des professionnels de huit pays européens.

Le FALC, même s’il a été conçu à destination d’un public concerné par le handicap, est intéressant pour toutes les personnes qui ont un problème avec la compréhension ou la lecture d’un texte : les allophones, les dyslexiques ou les personnes âgées. Lors de la dernière élection présidentielle, les candidats ont eu l’obligation de mettre à disposition du public une version « à destination des personnes en situation de handicap ou ayant des difficultés de compréhension » (article R38-1 du code électoral en vigueur depuis 2022 à la suite du décret du 22 décembre 2021). En France, le FALC est surtout porté par Nous Aussi (une association gérée par des personnes handicapées mentales) et l’Unapei (le réseau français d’associations de représentation et de défense des intérêts des personnes avec trouble du neuro-développement, polyhandicap et handicap psychique ainsi que de leurs familles).

Quelques règles du FALC

Pour connaître en détail les règles du FALC, vous pouvez consulter le document « L’information pour tous. Règles européennes pour une information1 ». Certaines de ces directives seront familières aux professionnels de la pédagogie que nous sommes. Par exemple :

• N’utilisez pas de mots difficiles. Si vous devez utiliser des mots difficiles, il faut les expliquer clairement.
• Utilisez des exemples pour expliquer les choses.
• Faites des phrases courtes.
• Écrivez les nombres en chiffres et non en toutes lettres. N’utilisez jamais de chiffres romains2.

Le FALC attire aussi l’attention sur des éléments qu’on a moins l’habitude d’examiner :

• Le fait d’utiliser le même mot pour parler de la même chose dans tout le document.
• Ne pas séparer un mot ni une phrase sur deux lignes. Si on ne peut pas faire autrement, couper la phrase à l’endroit où vous feriez une pause lorsque vous lisez à voix haute.
• L’utilisation privilégiée de phrases positives et de formes actives.
• Le remplacement des pourcentages et des grands nombres par des mots comme « peu de», « beaucoup de ».

La vraie originalité du FALC réside dans une seule règle : la validation de votre texte par des personnes concernées. C’est cette validation qui permet d’apposer le logo FALC sur votre document. Cela permet une démarche d’inclusion totale et une prise en compte des personnes handicapées.

Les utilisations possibles au CDI

Lorsque j’ai appris l’existence du FALC, des applications possibles au CDI me sont rapidement venues à l’esprit. En effet, la question de l’accessibilité aux documents et aux savoirs est au cœur du métier de professeur-documentaliste. L’idée d’acquérir des ouvrages en FALC pour les élèves apprenant le français, mais aussi pour les lecteurs fragiles est une évidence. D’autant plus que l’offre éditoriale est en plein développement. Par exemple, Kiléma propose des classiques et des ouvrages contemporains en FALC, dont Les Petites Reines de Clémentine Beauvais.

J’ai également pu constater que le FALC est parfois utilisé pour des documents administratifs. On peut également utiliser les règles du FALC pour réfléchir à une signalétique facile à comprendre. La méthode tient compte de l’accueil d’élèves porteurs de handicaps, mais aussi de la situation des parents. Par exemple, le règlement intérieur du collège Jacques Prévert de Chalon-sur-Saône est disponible en FALC sur le site internet de l’établissement.

On peut s’interroger sur la pertinence de présenter aux élèves des documents dans un français simplifié qui peut, pour certains, s’apparenter à une novlangue et encourager à la paresse face à la lecture. Le FALC porte pourtant l’ambition de ne pas abandonner face à la complexité de l’idée. Le renoncement à des effets de style (comme les métaphores ou le contournement des répétitions) a un but d’inclusion : comme on construit une rampe à côté d’un escalier pour simplifier l’accès, on fait une version pour les personnes qui ont un handicap. La lecture du FALC n’est pas des plus agréables pour un lecteur capable. Le FALC peut être une béquille rassurante, mais il n’a ni la capacité ni la volonté de remplacer des documents en langue courante ou littéraire.

Le FALC comme production finale d’un travail de recherche

Ma découverte du FALC m’a ouvert des perspectives nouvelles dans mon métier de professeur-documentaliste. En effet, j’ai été peu confrontée à ce type de public dans ma carrière.
Il m’est arrivé de penser à anticiper l’arrivée d’élèves porteurs de handicap moteur lors de réflexion sur l’aménagement du CDI, mais le handicap mental était un angle mort de ma pensée professionnelle. Je ne l’avais traité qu’une fois avec des élèves lors d’une séance de recherches sur les différentes formes de discriminations.
Le FALC permet d’évoquer les besoins informationnels des personnes porteuses de handicap et donc d’envisager cette population comme des citoyens bénéficiant de droits. Cela évite d’aborder le handicap d’une manière misérabiliste tout en sensibilisant les élèves à la question du validisme. Chez les lycéens, le handicap peut encore être un motif de moquerie.
Transcrire des documents en FALC permet donc de développer l’empathie, mais aussi de travailler la compréhension et la reformulation d’une information.

Lorsqu’on a des exposés composés de mots recopiés sans comprendre, on a beau répéter « Si tu ne comprends pas, tu cherches la définition », on a du mal à l’obtenir. La reformulation est également un exercice difficile où nos lycéens se noient en essayant de faire des phrases complexes malgré nos encouragements à faire court.

L’intervention de personnes porteuses de handicaps peut être une expérience d’une grande richesse. L’idée de faire cet exercice de retranscription avec les élèves permet d’aborder de manière cohérente de nombreuses compétences psychosociales, méthodologiques et rédactionnelles.

Description du projet pédagogique

Pour la deuxième année consécutive, je suis investie dans une équipe pédagogique qui vise à encourager les pratiques coopératives dans une classe de 2de. Nous sommes plusieurs professeurs à co-intervenir sur l’heure d’EMC.
Un autre collègue, en histoire-géographie, a également souhaité mener un tel projet avec la classe de 1re générale qu’il suit en HGGSP.
Pour ce projet, nous avons donc cherché une structure partenaire. Nous avons pu rencontrer les membres de l’atelier FALC de l’ESAT de la Roseraie qui se sont montrés motivés. Il a été convenu d’organiser une intervention par classe et des rendez-vous en visio pour la suite.

Le déroulé

Le projet coopératif de la classe de 2de me paraît propice à un travail sur le FALC.

Nous planifions le déroulé de la manière suivante :
– Présentation du FALC par l’atelier de l’ESAT de la Roseraie à Carrières-sur-Seine
– Choix d’un thème par les élèves en groupe de 3 (soit 10 groupes dans la classe de 30 élèves) : nous avons opté pour des thèmes libres pour faciliter la motivation des élèves.
– Distribution de textes en fonction des thèmes choisis.
– Transcription par les élèves.
– Envoi à l’ESAT de la Roseraie pour correction et validation.

Focus sur la séance de présentation du FALC

Je parle peu de personne handicapée dans ce texte, car ce n’est pas l’enjeu. Le but est de rendre le monde (et plus particulièrement le CDI) accessible pour tous. Dans ce « tous », le handicap a sa place. Les dispositifs comme le FALC ou la rampe à côté de l’escalier ne doivent pas être rajoutés pour un hypothétique public porteur de handicaps (concrètement, on sait que ce public est très minoritaire), mais inclus dans notre projet de service comme des évidences. L’accessibilité ne chasse pas le public valide et permet une inclusion naturelle.
Cet aspect du FALC a bien entendu été présent dans le discours des intervenants. L’atelier FALC est composé d’un animateur et de personnes porteuses de handicaps mentaux.

La présentation (sur les heures de français pour les 2des et en partenariat avec la collègue d’allemand pour les 1res) était en deux temps :
• une heure en classe entière,
• deux heures en demi-groupe.
Durant la première partie, l’animateur a présenté les règles du FALC puis a proposé aux élèves un exercice pratique de transcription d’un texte.
En 2de, nous avons voulu compléter cette présentation théorique avec une visite. En effet, le lycée est situé à côté de l’ESAT de Marville à Stains. Nos objectifs étaient multiples lors de l’organisation de cette sortie :
• Permettre aux élèves de mieux connaître leur environnement proche.
• Découvrir des métiers dans l’accompagnement des personnes handicapées.
• Visualiser le public auquel ils s’adressent lors de l’exercice de retranscription.

La sortie ayant lieu un vendredi après-midi, les élèves ont eu peu l’occasion de croiser des travailleurs de l’ESAT. Nous avions préparé un petit livret de quatre pages à remplir pour rendre les lycéens actifs durant la visite. Quelques questions portaient sur des informations pratiques (la définition de ESAT, le nombre de travailleurs, l’adresse, la liste des activités dans l’ESAT), venait ensuite une page de mots collectés en vrac et quelques questions pour évaluer la manière dont les élèves avaient perçu la visite et le projet :
• Qu’as-tu appris lors de la visite ?
• Conseillerais-tu cette visite pour d’autres lycéens ? Pourquoi ?
• Quel lien y a-t-il entre cette visite et le FALC ?

On leur a aussi demandé une photo et un dessin afin de varier les formes de retours. Nous avons eu peu de retours enthousiastes des lycéens, mais les questions qu’ils ont posées lors de la visite (notamment sur les conditions de travail en ESAT) et une évocation de cette sortie plusieurs mois après par des élèves, nous laissent supposer qu’ils en ont gardé quelque chose.
Nous avons appris par la suite qu’une élève a une sœur en I.M.E. Elle connaissait déjà en partie les structures de prise en charge des personnes porteuses de handicap, mais elle a découvert des choses. Je n’avais pas anticipé ce genre d’apport. Cela a été une bonne surprise.

Le choix du sujet et la rédaction

Après la présentation du FALC par l’atelier de l’ESAT, nous avons demandé aux élèves de 1re de choisir un sujet parmi les éléments du programme dans n’importe quelle discipline. Nous avons donc eu :
– Qu’est-ce que la socialisation ? (SES)
– La photosynthèse (SVT)
– Une présentation de l’œuvre de Rimbaud (français)
– Une présentation de l’exposition Bollywood au musée du Quai Branly (anglais)
– Le congrès de Vienne (histoire)
– La société d’ordres (histoire)
– Le mémorial de Drancy (histoire)
– Les origines du conflit Israël-Palestine (histoire).

La consigne pour la classe de 2de était de se répartir en dix groupes de trois élèves. Ensemble, ils devaient remplir une fiche-projet avec la composition du groupe et trois propositions de sujets. Le but étant de permettre aux 2des de transcrire en FALC un texte sur un sujet qui les intéressait.
à la suite des choix des élèves, nous avons sélectionné des documents exploitables par les élèves. Nous avons opté pour des extraits d’articles de Wikipédia. En effet, en tant que professeur documentaliste, j’ai évoqué, avec mes collègues, la question de la propriété intellectuelle. Le FALC est une méthode de retranscription (ou de reformulation), pas une traduction. Dans la mesure où la source du document retranscrit est citée, il me semble normal de penser qu’il pourrait être soumis à la même réglementation. Les textes de Wikipédia sont sous licence creative common, cela levait l’ambiguïté.

Lors de la première séance de travail de transcription, les 2des devaient souligner les mots importants ou compliqués dans le texte. Rétrospectivement, cette consigne n’était pas judicieuse : les élèves se sont concentrés sur le vocabulaire. Cela a permis d’aider les élèves à entrer dans l’exercice, mais cela les a focalisés sur un seul aspect. En 1re, nous avons retiré cette consigne.
Les groupes disposaient d’un pad3. Nous espérions ainsi leur permettre de travailler en autonomie et en dehors des heures de cours sur un support pérenne.

Les difficultés rencontrées par les élèves

Le FALC se développe de plus en plus, mais ce type de projet reste rare et nous avons encore peu de modèles dont nous pouvons nous inspirer. Par exemple, nous n’étions pas capables d’évaluer la taille du document à retranscrire par les élèves. Est-ce qu’une page suffirait ? Serait-ce trop ? Notre faible expérience du FALC ne nous aidait pas à juger de cela. L’atelier FALC n’a pas su nous conseiller sur ce point. En effet, ils n’avaient jamais fait ce genre de travail avec des scolaires. Nous avons donc opté pour un texte d’environ une page.

En 2de, une partie des séances devait avoir lieu sur les heures de français. À cause de l’absence d’une enseignante, nous n’avions plus que trois heures au lieu de cinq, dont une pour la mise en forme du texte.
En passant d’un groupe à l’autre, j’ai pu observer que les élèves avaient très bien mémorisé certaines règles, mais pas d’autres : s’ils étaient tous attentifs à la manière de noter les chiffres, les dates et les quantités, ils l’étaient moins à la préférence pour la forme active ou au fait de s’adresser directement au lecteur.
Au-delà des problèmes de maîtrise de la langue, la hiérarchisation de l’information a aussi posé problème. Si le FALC souhaite ne pas renoncer à la complexité de l’information, cela ne signifie pas qu’il faut tout garder.

L’exercice scolaire était donc gênant : difficile pour nos élèves d’imaginer les besoins en information d’un lectorat-cible inconnu. L’idéal aurait été d’avoir un projet précis de diffusion des productions des élèves.

Il fallait aussi identifier les mots compliqués. Certains mots sont familiers aux élèves, mais ils sont incapables de les définir ou de les reformuler plus simplement. L’usage du dictionnaire leur a paru indispensable. Nous avons pu constater de grandes difficultés, mais aussi une belle ingéniosité. Par exemple, la transcription de « Le chat est un animal territorial » (article de Wikipédia sur le comportement des chats) en « Le chat protège sa maison. »
Les deux règles que j’ai le plus souvent rappelées aux élèves sont :
• Écrivez des phrases courtes
• Présentez une idée par phrase.

Une autre difficulté : un manque d’interlocuteurs

Le projet des 2des devait se terminer par la réalisation d’un livret compilant leurs textes. Malheureusement, le projet n’a pas été mené à son terme. En effet, la difficulté principale a été de trouver du temps pour les corrections avec l’atelier FALC. Chaque groupe devait avoir une heure en visio au CDI. Hélas, l’atelier FALC n’a pas eu les disponibilités prévues. Les productions des élèves ne peuvent aujourd’hui pas avoir le logo FALC car aucun porteur de handicap mental n’a relu leur texte. Les élèves de 2de ont peu adhéré au projet qu’ils ont terminé en décembre. En mars, aucun d’entre eux n’a demandé des nouvelles de la correction. Pour la classe de 1re où l’enthousiasme est réel, nous avons donné un délai supplémentaire pour faire la transcription en espérant trouver de nouveaux correcteurs/relecteurs rapidement.

Bilan

Malgré les difficultés soulignées, le FALC me paraît toujours être un outil pédagogique pertinent pour travailler ensemble le français, l’EMC et l’information-communication. L’impossibilité de faire du copier-coller est l’une des choses qui m’ont séduite dans le FALC. L’élève se voit contraint de comprendre intimement son texte pour le retranscrire à son interlocuteur sans compter sur la bienveillante tolérance des professeurs vis-à-vis des imprécisions. La phrase qui résume le mieux nos séances est « Faire simple c’est compliqué ». Effectivement, l’exercice n’est pas facile, mais il permet de glisser dans l’esprit des élèves et des professeurs l’idée de l’inclusion.

Les difficultés que nous avons rencontrées montrent que des projets qui font un lien entre l’école et le handicap sont encore rares, mais le développement du FALC va sans doute permettre à des passerelles, voire plus, de se créer. Il commence à rentrer dans les pratiques courantes de certaines institutions. Sur les sites du Grand Palais, du centre Georges Pompidou, du musée des Beaux-Arts de Lyon ou encore du muséum de Nantes, vous trouverez des livrets FALC qui peuvent aider à préparer des visites. De même, certaines pages internet du gouvernement bénéficient également de transcription. Ces documents permettent, aux professionnels de l’information que nous sommes, de diversifier les formes que nous pouvons mettre à disposition des élèves.

Extrait de la page du site France Diplomatie qui présente le ministère
des Affaires étrangères transcrite en FALC
https://www.diplomatie.gouv.fr/fr/le-ministere-et-son-reseau/missions-organisation/
[consulté le 14/04/2024]

Témoignages croisés autour de projets artistiques mobilisant la méthode de l’analyse chorale

En 2021 le groupe TraAM1 de l’académie de Nancy-Metz s’est questionné sur la place du professeur-documentaliste dans l’apprentissage de l’oral. Nous avons identifié deux axes de travail : la lecture et la pratique de l’oral et la place de l’oral dans le cadre de l’enseignement de l’EMI. Nous avons choisi de développer dans nos réflexions une focalisation sur les élèves à besoin éducatifs particuliers, notamment issus des dispositifs ULIS et SEGPA, car nous étions plusieurs à travailler de manière régulière avec ces élèves. À partir des scénarios pédagogiques que nous avons menés et testés dans nos établissements, nous nous sommes intéressées aux « adaptations didactiques » à mettre en œuvre pour accompagner ces élèves. Lors de nos rencontres, nos échanges nous ont conduites à comparer et à analyser nos manières de travailler en collaboration dans nos établissements, à réfléchir aux situations d’apprentissage que nous avions produites et aux outils didactiques et pédagogiques que nous utilisons pour faire travailler les élèves. Nous avons fait le choix de mener une expérimentation à partir d’une méthode originale, celle de l’analyse chorale.  

Pour chacun des dispositifs, les élèves sont inclus dans les classes pour certains cours. Deux modalités de travail sont mises en place avec le professeur-documentaliste : inclusion dans les projets info-documentaires interdisciplinaires co-construits avec l’enseignante spécialisée et inclusion sur les temps libres des élèves volontaires au CDI en autonomie.

 

1. Utiliser la méthode de l’analyse chorale pour développer l’intel­ligence collective avec les élèves

Qu’est-ce que l’analyse chorale ?

L’approche de l’analyse chorale utilise une démarche collective pour s’approprier une représentation théâtrale, tout en mettant l’accent sur la réception individuelle. Conçue par Yannick Mancel2, metteur en scène et dramaturge, cette méthode vise à dépasser les jugements simplistes du type « j’aime/je n’aime pas », et « cherche à rendre compte de manière argumentée et approfondie d’une analyse polyphonique d’un spectacle ».
L’objectif de cette approche est de susciter et partager la parole, d’encourager les spectateurs à exprimer leurs avis sans retenue, sans cadre spécifique, de dépasser les premières impressions pour découvrir des éléments du spectacle que l’on aurait a priori négligés, et d’élaborer collectivement une lecture bienveillante, précise, construite et argumentée de la représentation.
L’analyse chorale s’articule autour du principe de l’inventaire : les élèves réalisent une description fine des éléments observés (décors, costumes, jeu, son et lumière, texte…) pour aboutir ensemble à une description riche, détaillée et scrupuleuse du spectacle, sans pour autant exclure la subjectivité et la mémoire affective de chacun.
Le rôle de l’enseignant est crucial pour encourager la participation, lever les inhibitions, et veiller à ce que les rapporteurs restent objectifs. Si nécessaire, il peut apporter des éléments de contexte et des connaissances théoriques supplémentaires.
Cette lecture évolue ensuite en une compréhension critique de la représentation à élaborer collectivement : à partir des échanges, les élèves sont invités à formuler des hypothèses sur la mise en scène, le parti esthétique du metteur en scène, les axes de lecture possibles, le discours véhiculé par la pièce.

2. Adaptations didactiques de l’analyse chorale à nos projets et nos contextes établissements

Émergence d’une idée : croiser analyse chorale et information-documentation 

Dans cet article, nous reprenons les réflexions et les échanges menés lors des trois journées de travail en groupe TraAM que nous avons consignés sous la forme de notes et de compte-rendu. Lors de ces réunions, nous avons très vite partagé le même constat autour du travail de l’oral : les élèves foncent tête baissée dans la présentation power point mais ne se posent pas suffisamment la question de la méthode, du contenu, de ce qu’ils vont dire à l’oral. Nous avons donc choisi de concevoir des séances pédagogiques qui permettraient de donner aux élèves une méthodologie croisée entre travail sur le contenu et travail de l’oralité. Nous nous sommes aussi demandé quelles adaptations étaient nécessaires pour les élèves d’ULIS et de SEGPA qui passent aussi des examens à l’oral. Nous avons trouvé intéressant d’utiliser la méthode de l’analyse chorale avec les élèves de SEGPA et d’ULIS car elle valorise l’expression orale libre. Nous avons choisi de l’élargir à d’autres domaines artistiques, des œuvres picturales en particulier, qui correspondaient à nos besoins de travail avec les élèves. L’idée nous a été apportée par Julie :
En tant que référente culture de mon établissement, j’ai également la mission de coordonner la section sportive scolaire danse. En plus de la partie pratique en collaboration avec le conservatoire, j’ai voulu apporter une dimension culturelle au dispositif en créant un cours d’histoire de la danse pour nos élèves. C’est en ce sens qu’est née cette problématique : comment préparer nos élèves à la rencontre avec une œuvre dans le cadre du PEAC, quelle que soit sa nature ? J’ai participé il y a plusieurs années à une formation professionnelle sur l’analyse chorale dispensée par l’ANRAT (Association Nationale de Recherche et d’Action Théâtrale) au Carreau, scène nationale de Forbach en Moselle. Il s’agissait de pratiquer la méthode de l’analyse chorale sur une pièce de théâtre (George Dandin de Molière, mise en scène de Jacques Osinski). J’ai beaucoup utilisé cette technique par la suite, notamment pour l’exploitation de spectacles avec les élèves. Je la trouve complémentaire aux recherches documentaires que nous pouvons mener ainsi qu’aux différentes grilles d’exploitation de spectacles construites.

La mise en œuvre de la méthode chorale, du point de vue de l’information-documentation, articule expression orale, organisation et structuration des idées (pratique de classification et savoir structural), pratique de capitalisation des connaissances et intelligence collective.

Présentation des scénarios réalisés dans les différents collèges

L’expérience de Julie avec des élèves du dispositif SEGPA

Dans le cadre de la préparation des élèves de troisième SEGPA à l’épreuve orale du DNB professionnel, j’ai souhaité adapter la méthode d’analyse chorale à l’étude d’une œuvre picturale. Avec ma collègue professeure spécialisée de SEPGA, Anne Otto, nous avons retenu Les Joueurs de Skat d’Otto Dix. L’objectif général de cette séquence pédagogique était d’amener les élèves à être acteurs de la préparation de leur exposé et de ne pas leur donner un document « clé en main » avec la description et l’analyse déjà rédigées à apprendre par cœur. Dans cette situation d’apprentissage, l’analyse chorale permet la construction commune d’une description objective de l’œuvre. Cela impulse une dynamique de groupe et ouvre la parole par le partage de l’observation, ce qui est intéressant pour des élèves qui souvent ont peu de références culturelles. Chaque élève est invité à apporter «sa pierre à l’édifice» dans cette description collective. Les différents éléments qui émergent à l’oral sont récoltés et notés au TBI3. À l’issue de la description, le groupe est invité à regrouper ces éléments sous forme de carte mentale et à trouver un mot-clé qui caractérise chaque bulle, pratique de classement et d’organisation des idées. Le titre de l’œuvre et l’artiste sont dévoilés à la fin de la séance et sont ajoutés au centre de la carte mentale. Cette première phase de travail permet de poser des bases solides et de faire émerger un questionnement sous la forme de mots-clés pour les recherches documentaires à venir sur l’œuvre (cartel, courte biographie de l’artiste, courant artistique et contexte historique). Enfin l’analyse chorale permet aussi de faire émerger les éléments qui serviront à la formulation de la problématique et du plan pour l’exposé oral.

Carte mentale du scénario des «Joueurs de Skat» d’Otto DIX.
Carte mentale du scénario «Fenêtres», analyse chorale d’une exposition.

L’expérience de Laureline avec des élèves du dispositif ULIS

J’ai souhaité utiliser la méthode de l’analyse chorale pour amener les élèves du dispositif ULIS à s’approprier une exposition monographique d’œuvres d’art de l’artiste Marie-Pierre Gantzer installée au LAC (Lieu d’Art et de Culture) du CDI du collège de Baccarat en Meurthe-et-Moselle. La méthode étant initialement destinée à l’analyse d’une représentation théâtrale, il a fallu repenser les contenus avec ma collègue Amélie Mazelin, enseignante spécialisée et coordinatrice ULIS, pour l’adapter à une exposition de tableaux abstraits, afin que les élèves puissent appréhender la technique de l’artiste (frottages et accentuations via différents médiums et matériaux), son inspiration (la nature, la forêt, la trace) et la réception de ses œuvres (émotions, sensations, ressentis). Il a également fallu imaginer des adaptations pour le public spécifique du dispositif ULIS. En effet, ces élèves se retrouvent face à des obstacles qu’il faut prendre en considération : le passage à l’écrit, les difficultés de lecture, les difficultés d’explicitation dans les échanges oraux. De manière générale, il faut trouver des vecteurs de motivation pour le travail scolaire et travailler ensemble, de manière collective, leur demande un réel effort. Décrire et analyser un objet d’étude sans plonger dans une cascade d’associations d’idées personnelles ayant peu de rapports avec l’objet d’étude est donc un objectif que nous nous sommes fixées.

Photo de l’observation de l’exposition monographique d’œuvres d’art
de l’artiste Marie-Pierre Gantzer installée au LAC par les élèves de l’ULIS du collège de Baccarat © Laureline Lemoine

L’expérience de Nathalie avec des élèves du dispositif ULIS

Je me suis particulièrement intéressée au projet de Julie, qui pouvait répondre à un besoin de travail pour les élèves de mon collège. J’ai donc choisi de tester cette démarche afin de préparer un exposé oral adapté autour d’une œuvre majeure La Joconde de Léonard de Vinci, avec ma collègue Sabine Mathieu, enseignante spécialisée et coordinatrice du dispositif ULIS. La séquence s’est organisée en trois temps importants. D’abord la présentation du projet et la définition du vocabulaire spécifique à l’analyse de l’œuvre à partir d’un exemple proposé par les enseignantes. Ensuite, nous avons réalisé une séance de recherche documentaire focalisée sur trois éléments : le cartel de l’œuvre, la biographie de l’artiste, la description de l’œuvre afin d’en cerner des éléments théoriques. L’enseignante coordonnatrice a réparti les élèves par groupe en fonction de leurs aptitudes et de leur niveau, (les élèves ne sont pas issus des mêmes classes : 6e-4e-3e) pour travailler l’un de ces trois éléments. Nous avons procédé à l’analyse chorale dans un troisième temps. Cette partie a été réalisée collectivement. Les élèves ont travaillé à décrire ce qu’ils voient de l’œuvre : couleur, personnage, regard, émotion et à expliquer ce qu’elle leur suggérait. À la suite de ces étapes, ils ont dû réaliser une carte mentale regroupant le travail de recherche et l’analyse de l’œuvre. En classe avec l’enseignante, ils ont rédigé leur texte de présentation orale, puis lors de la dernière séance, ils ont présenté individuellement leur travail. Je dois souligner la participation active des élèves à l’oral lors de la séance consacrée à l’analyse chorale. La motivation et l’expression de tous les élèves a permis des interactions riches et documentées.

Carte mentale analyse chorale de la «Joconde» de Léonard de Vinci, un artiste, une oeuvre.

Développer une « didactique adaptée »…

Construire une « didactique adaptée » (Frisch, Paragot, 2016), c’est développer des formes d’accompagnement en travaillant de concert entre professeurs-documentalistes et professeurs spécialisés pour « instaurer un espace propice, favorable au travail d’accompagnement, éducatif, de socialisation et d’apprentissage », un espace sécurisé dans lequel les élèves trouvent leurs voix. C’est aussi réfléchir aux contenus, aux outils utilisés pour donner aux élèves les moyens d’appréhender les savoirs, les savoir-faire et les savoir-être travaillés. Dans les choix effectués, cette méthode met en avant l’expression personnelle et libre pour aller vers la complexité avec un vocabulaire plus construit. Adapter ce n’est pas simplifier les savoirs. C’est décomposer les étapes, prendre le temps de construire, puis de reconstruire en superposant le travail des élèves pour aboutir à une production collégiale.

Adapter l’immersion dans le sujet, les formes de médiations au savoir

Laureline Dans notre travail, les œuvres proposées n’étaient pas d’un abord facile car elles étaient abstraites. De façon générale, l’abstraction nécessite un apprentissage (Barth, 1987), les élèves ont besoin de se figurer une réalité proche d’eux, de leurs connaissances préalables. J’ai donc inauguré la séquence avec une mise en pratique artistique pour rendre le travail de l’artiste plus concret : l’objectif pour les élèves était d’essayer de refaire le même type d’œuvres que l’artiste, avec tout ce qui était à disposition sur la table (énormément de matériel et médiums différents) pour s’approprier sa démarche de façon sensible et technique. Cette démarche d’expérimentation concrète, pratique, « palpable », s’est avérée primordiale pour se rapprocher de l’œuvre, se l’approprier, mais aussi la décomplexifier.

Nathalie Dans notre projet, le travail sur l’œuvre artistique a nécessité un travail préalable sur le vocabulaire pour qu’ils puissent aborder l’activité. Il nous a paru important de bien cerner les connaissances préalables car nous nous éloignons du réel des élèves avec l’art. Nous sommes dans le symbolisme et l’interprétation, ce qui peut paraître difficile pour certains élèves qui voient des choses élémentaires. Nous avons donc démarré le travail en posant des bases théoriques à partir d’exemples concrets : le cartel de l’œuvre, (qu’est-ce c’est, à quoi ça sert ?), la biographie de l’artiste, avant d’arriver à la description collective de l’œuvre.

Travailler l’explicitation

Nathalie et Laureline C’est aussi une étape importante et double : expliciter clairement les attendus, mais aussi amener les élèves à expliciter eux-mêmes ce qu’ils voient. Nous avons procédé à un découpage fin et très progressif des étapes de la verbalisation en formalisant des consignes très précises pour les amener à décrire de manière significative l’œuvre : les expressions, le vocabulaire et la longueur des phrases ont été travaillées. Le travail de description s’est effectué par couches successives : une fois la description sommaire réalisée, les élèves ont procédé à un travail de reprise pour préciser et développer encore une fois un vocabulaire plus riche, plus étayé. On réalise un tissage entre les réponses des élèves. Du côté de l’enseignant, cela requiert d’être très à l’écoute, de capter tous les mots qui sont exprimés, de les recenser, et de reprendre plusieurs fois pour encourager l’expression de formulations différentes. Cela peut paraître rébarbatif, mais tous ont des choses à dire. Nous avons fait attention aussi à ne pas annoncer trop à l’avance les activités à venir. À ne pas utiliser d’expressions métaphoriques ou abstraites, à ne pas trop parler. À chaque étape, nous prenons le temps de nous assurer de l’attention et de la compréhension de chacun de façon plus systématique et plus poussée qu’en classe ordinaire.

Adapter les outils ergonomie, lisibilité, utilisation

Laureline Le CDI n’est pas un lieu habituel pour certains élèves qui peuvent être déstabilisés et en perte de repères. Avec l’enseignante spécialisée, nous avons donc cherché à conserver des jalons déjà établis dans le dispositif ULIS. Par exemple, nous avons créé le diaporama avec la même présentation et les mêmes polices de caractère que celle utilisées en ULIS et nous avons intégré dans la séquence des outils régulièrement utilisés dans le dispositif (ardoises et cartes des émotions). Nous avons été amenées à créer des outils spécifiques pour certaines activités, comme une fiche d’inventaire à cocher pour la partie descriptive des tableaux. Cet outil a été particulièrement pertinent, tant pour la tâche d’observation que pour le support de restitution orale (la forme contraint les élèves à formuler leurs propres phrases pour présenter les éléments présents).

Nathalie Nous avons aussi adapté les outils de travail en les créant afin de guider les élèves dans la compréhension. Ils ont appréhendé du vocabulaire et des connaissances générales sur l’art à partir d’un document construit pour eux, qui est lisible, adapté et fiable. L’objectif de cette première séance de travail est d’acquérir un vocabulaire spécifique et d’apprendre à l’employer pour l’analyse. Il ne s’agit donc pas de multiplier les supports d’informations. Je leur propose aussi de petits exercices sous la forme de jeu que j’intègre dans le document. Cela leur permet de tester leurs connaissances. J’utilise aussi des vidéos courtes comme « les petites énigmes de l’art » pour varier les supports.

Julie Le CDI est un lieu propice à la découverte d’une œuvre d’art grâce aux différentes ressources documentaires qu’il propose. L’expertise du professeur-documentaliste et l’apprentissage des compétences info-documentaires permettent aux élèves de s’inscrire dans une démarche active de découverte d’une œuvre. En plus de proposer un climat différent de la salle de classe, ce qui est souvent important pour des élèves à besoins éducatifs particuliers, la disposition de la grande table face à la projection facilite la prise de parole et les échanges lors de l’analyse chorale.

Travailler en intelligence collective

Laureline Pour amener progressivement les élèves à collaborer, nous avons pensé la séquence comme une succession d’activités courtes (tâches simples) en individuel, puis en binôme, puis en groupe-classe avec synthèse systématique en groupe-classe à chaque fois. Nous avons également été attentives à ce que les productions des élèves soient complémentaires et à faciliter les confrontations des avis différents pour amener à une vision globale et plus complexe de l’exposition. Il a été nécessaire d’anticiper des modalités qui permettent à tous de s’exprimer et aussi d’anticiper les différenciations/individualisations/personnalisations souhaitables dans cette séquence en fonction de chaque élève du dispositif. La connaissance experte des élèves par l’enseignante spécialisée est aussi un point d’orgue de l’adaptation. Elle conduit à placer chaque élève en situation de réussite en mettant en avant les points forts de chacun afin qu’ils puissent contribuer au projet collectif.

Julie L’analyse chorale facilite réellement la collaboration entre les pairs et les enseignants. Dans cette pratique pédagogique, l’intelligence collective est un réel moteur pour faire avancer le projet et mettre les élèves en situation de réussite.

Valoriser l’expression orale mais garder une trace

Laureline L’oral est central dans la séquence. Différentes modalités d’expression orale sont mises en œuvre. Elles sont plus ou moins formelles, plus ou moins collectives, les contenus sont plus ou moins complexes à expliciter (lecture, description, hypothèse, opinion, argument…). Pour démarrer, les élèves réalisent un brainstorming devant l’affiche de l’exposition. Puis, ils réalisent des oraux de travail en binôme et en groupe-classe, des oraux de restitution individuelle ou par groupe, et des discussions argumentées. Les enseignantes prennent le rôle de «secrétaires» pour noter au TBI tout ce que les élèves disent afin de montrer la richesse des réflexions mises en commun et d’en garder la trace. Mais, les élèves aussi ont réclamé une tâche écrite pour l’une des activités, ils ont souhaité eux-mêmes construire une trace.

Nathalie Nous mélangeons phases orales et phases écrites de travail. L’écrit permet de garder une trace des échanges oraux, il fixe les choses. Nous avons donc choisi la carte mentale pour formaliser l’information à l’écrit. Ce choix nous a permis de conserver aussi une trace entre les séances et a servi aux élèves pour rédiger la trace finale avant la présentation orale.

L’impact de l’analyse chorale sur les élèves

Laureline La méthode de l’analyse chorale a permis une belle appropriation de l’exposition par les élèves, tous ont pris la parole et ont exprimé leurs arguments et ressentis. La qualité des formulations orales a évolué au fur et à mesure de la séquence. Leurs réflexions finales sur la démarche et l’intention de l’artiste ont été nombreuses, complexes et très riches : les élèves sont allés plus loin dans l’interprétation que ce que nous avions projeté, ils ont fait preuve d’originalité et d’initiative. C’est aussi l’intérêt de travailler sur des supports artistiques : avec l’art, la réflexion peut être très ouverte et aller vers plein de sens différents.

Julie La méthode de l’analyse chorale est réellement un atout lors de l’étude d’une œuvre picturale. Elle invite tous les élèves à la construction de l’analyse de l’œuvre et les place de ce fait dans une démarche active. Ils ne sont plus spectateurs, mais acteurs de leur apprentissage.

Une méthode résolument inclusive qui met en œuvre l’intelligence collective

La méthode de l’analyse chorale peut être adaptée à différentes situations d’apprentissage. Ce qui est très intéressant pour le travail en information-documentation, c’est que le principe de la méthode conduit celui qui analyse à s’interdire un jugement de valeur a priori pour s’attacher plutôt à décrire avec objectivité en recherchant l’exhaustivité, et ensuite à chercher à comprendre avec les autres ce que chacun a perçu. L’analyse chorale offre une méthode de réception et d’appropriation transférable à tout type d’œuvre d’art (et, peut-être, tout type de document). L’autre intérêt de cette méthode est qu’elle est égalitaire vis-à-vis du bagage culturel de chacun : nul n’a besoin de connaissances en amont pour réaliser cette analyse. Des éléments de contexte peuvent être apportés par l’enseignant et les autres élèves, mais une analyse très riche peut être réalisée sans, grâce à l’inventaire minutieux. De ce point de vue la méthode est manifestement inclusive. Elle peut fonctionner avec un groupe très hétérogène.
Plusieurs points d’attention ont été identifiés dans les expériences menées.
D’abord, en ce qui concerne la réussite du travail, elle a souvent été dépendante de la composition et de la régulation du groupe. En effet, l’ambiance et le climat de la classe participent à la réussite et contribuent à la motivation. Dans les groupes, nous avons constaté que la régulation de la parole par l’enseignant a fortement contribué à développer la qualité de l’analyse. L’enseignant doit accompagner la prise de parole et la distribuer pour que certaines personnalités ne monopolisent pas la discussion. Si la parole est donnée de manière trop importante à une personne, les autres décrochent de l’activité et ont du mal à se remobiliser dans la tâche.
Par ailleurs, l’activité ne doit pas se restreindre exclusivement à une description sous la forme d’un inventaire ou d’une collection de mots. Il est aussi nécessaire de travailler le passage de l’inventaire à l’interprétation, c’est à dire de réorganiser l’inventaire collectif et lui donner une forme organisée, structurée, par exemple une carte mentale.

Carte mentale réalisée avec la méthode d’analyse chorale (élèves de troisième SEGPA, enseignante spécialisée de SEGPA et professeur-documentaliste). ©Julie Esling

L’analyse chorale est une méthode qui met en œuvre l’intelligence collective, et qui la facilite car on a besoin des productions des autres à tous les moments de l’activité pour avancer dans le travail et pour avoir une vision d’ensemble. C’est l’analyse collective qui fait sens, comme l’explique Laureline « l’intérêt du «travailler ensemble» est vraiment visible je trouve, car la complexité de l’analyse grâce aux apports de tous ressort vraiment dans la version finale. Cela permet aussi à chacun de se rendre compte de l’évolution du cheminement : entre ce qu’il a pensé tout seul au début, et jusqu’où on arrive ensemble à la fin… ».

L’autre intérêt de l’analyse chorale pour la collaboration, c’est qu’elle maintient la confiance en soi au sein de la classe qui est nécessaire pour s’impliquer vraiment dans un groupe.

Laureline Comme on va progressivement d’une tâche simple pour aller vers la tâche plus difficile (de la description jusqu’à l’analyse critique), on peut mettre les élèves en situation de réussite. De plus, on commence par l’objectivité avant de parler de ses opinions : on glisse vers le subjectif sans s’en apercevoir, sans injonction explicite à exprimer son avis, son ressenti ou ses hypothèses. Ce sont des choses qui engagent la personne elle-même face au groupe, c’est difficile, c’est stressant pour les élèves. Or l’analyse chorale les amène à les exprimer plus naturellement, plus progressivement. Cela limite les jugements entre pairs, et/ou la peur de ce jugement.

Conclusion

Le professeur-documentaliste « est un partenaire, un acteur clé de l’inclusion. À la fois par son rayonnement au cœur des enseignements disciplinaires, mais aussi grâce à sa place stratégique dans l’établissement, il participe à l’inclusion et doit pour cela procéder à des accentuations dans sa pratique professionnelle d’enseignant ». (Baur, Pfeffer-Meyer, 2018).
Le travail d’inclusion nécessite de réfléchir à mettre en place une « didactique adaptée » qui doit être appliquée à l’information-documentation, et peut être aussi à développer des situations d’apprentissage de référence qui intègrent une démarche collective méta et interdisciplinaire. La méthode chorale permet de centrer l’apprentissage sur la pratique du questionnement, savoir d’interrogation spécifique à la didactique de l’information-documentation (Frisch, 2012 ; Pfeffer-Meyer 2023). La prise en compte des connaissances et des réflexions de chaque élève est primordiale. Les enseignants adaptent l’apprentissage, les outils, les consignes, les méthodes, mais aussi, à certains moments, mettent en creux les savoirs disciplinaires pour accompagner les élèves dans la construction et l’expression d’un savoir à partir leurs propres pensées. Il s’agit de développer leur habileté à créer des passerelles entre leurs propres connaissances et des connaissances nouvelles. Le travail met en parallèle questionnement et construction documentaire impliquant recherche et travail de restitution sous la forme d’une trace.