Pour une pédagogie inclusive : « Vivre ensemble avec nos différences »

Professeure documentaliste depuis 25 ans, après des expériences de bénévolat avec l’APF (Association des paralysés de France), j’ai eu l’envie de suivre une formation approfondie et de passer le 2 CA-SH il y a une dizaine d’années, (aujourd’hui CAPPEI).

Mes objectifs étaient multiples : je souhaitais bien sûr pouvoir mieux aider les élèves en situation de handicap qui pourraient venir travailler ou lire dans le CDI dans lequel j’étais et où je suis encore en poste, et leur permettre une meilleure intégration avec leurs camarades valides, au sein du lycée, en favorisant les rencontres et les échanges.
Je souhaitais également améliorer l’accessibilité du CDI et adapter le fonds documentaire à tout type d’élèves.

On ne peut comprendre que ce que l’on connaît, et j’ai toujours eu à cœur dans mon métier d’ouvrir l’esprit des élèves sur le maximum de sujets possibles, ceux relatifs à leurs objets d’étude, bien évidemment mais plus largement ceux concernant notre vie d’humains. La découverte du handicap en est un. Le CDI est un lieu privilégié, paisible, qui accueille toute la communauté scolaire et qui facilite les interactions dans le respect des différences de chacun.

Conformément à la loi du 11 février 2005, portant sur l’égalité des chances, la participation et la citoyenneté des personnes, tout élève a le droit d’être inscrit dans l’établissement de son secteur et nous devons donc tout faire pour accueillir ces élèves à besoins particuliers : c’est l’inclusion. Elle est nécessaire et ne sera possible que si nous nous y engageons tous ensemble !
L’année de ma formation passionnante à l’INSHEA de Suresnes, j’ai suivi plusieurs stages avec des élèves en situation de handicap moteur, et j’ai notamment travaillé de manière hebdomadaire avec des jeunes scolarisés à l’EREA-LEA La Plaine (Eysines, Gironde) au CDI, et avec une professeure de vente.
à la suite à cette formation et pour une année scolaire (2014-2015), j’ai obtenu un poste d’enseignante à mi-temps à Château Rauzé (Cénac, Gironde), hôpital de jour pour personnes traumatisées crâniennes, et un complément de service en tant que documentaliste au collège de St Loubès (Gironde). Le hasard a fait qu’une équipe de handfauteuil s’entraînait dans le gymnase de ce collège, ce qui m’a permis de me lier d’amitié avec l’entraîneur et d’organiser par la suite des projets communs.

Dans cet article, j’ai choisi de présenter deux actions de sensibilisation des élèves de mon lycée au handicap :
A/ Une rencontre entre élèves de l’EREA et ceux de mon lycée (lycée Professionnel Henri Brulle de Libourne, Gironde)
B/ Des rencontres avec une équipe de handfauteuil : l’association Handensemble

à la suite de mes diverses expériences, j’ai pu constater que l’accueil d’élèves en situation de handicap n’est pas forcément évident pour tout le monde… certains se sentent parfois discriminés, victimes d’insultes blessantes. En interrogeant mes élèves, j’ai été confortée dans mon opinion par leurs réactions : les appréhensions viennent bien souvent de la méconnaissance du handicap, « c’est parce que la différence fait peur… ».

Pour que l’inclusion soit réussie, il faut que nous soyons tous acteurs, jeunes, adultes : nous devons adapter nos pratiques à leurs besoins et les soutenir.
L’école est un lieu où l’on doit apprendre à vivre ensemble et, pour ce faire, développer une culture positive autour du handicap.

A/ Une expérience-test : rencontre EREA/lycée Professionnel Henri Brulle (en 2012/2013)

Le projet de visite

Afin d’étudier concrètement comment accueillir des élèves handicapés moteurs au CDI, il m’a semblé judicieux d’organiser une rencontre entre des élèves de mon établissement, le LP Henri Brulle, composé pour moitié de sections tertiaires (ventes, commerces…), et pour l’autre d’industrielles (menuisiers, plaquistes…) ainsi que d’une Ulis et des élèves handicapés moteurs de l’EREA d’Eysines. Pour cela, avec l’un de mes collègues professeur de vente qui avait travaillé à l’EREA l’année précédente, et deux collègues de l’EREA professeurs de vente et de technologie, nous avons commencé par élaborer un projet pédagogique intéressant les deux établissements. Ce projet1 concernait des élèves de terminales CAP ECMS (Certificat d’Aptitude Professionnelle/Employé de Commerce Multi-Spécialités) de mon lycée et la classe de GB4 (qui sera présentée plus loin) assimilée à une SEGPA (Section d’Enseignement Général et Professionnel Adapté) de l’EREA.
Comme l’un des axes du projet d’établissement de l’EREA portait sur l’ouverture culturelle, le projet initial incluait la visite du musée temporaire « Pompidou mobile » installé à Libourne, mais pour des raisons de logistique cela n’a pas été réalisable.
Nous avons alors tenu compte du fait que la visite de lieux de formation entre dans les objectifs du projet d’orientation des élèves de SEGPA et nous avons décidé de faire une visite du CDI (qui est le lieu culturel de notre établissement) et une présentation des filières CAP de notre lycée.
Lors de cette visite qui s’est déroulée sur une après-midi, une classe de CAP de notre lycée a accueilli trois élèves de l’EREA.

Les élèves concernés par l’échange : la classe de terminale ECMS et trois élèves de GB4

La classe de CAP est constituée de vingt et un élèves. Parmi eux, certains connaissent des difficultés d’écriture, de lecture, d’expression orale, parfois depuis l’école primaire. Ce groupe très hétérogène comprend cinq élèves avec des troubles des apprentissages, un élève malvoyant pour lequel les professeurs doivent adapter les supports de travail et un élève dont le français n’est pas la langue maternelle.
La classe de GB4, « Groupe de Besoins 4 » est assimilée à une classe de 4e/3e SEGPA ; elle comprend neuf élèves en situation de handicap, avec des besoins éducatifs particuliers. Seulement trois élèves de GB4 ont été désignés par leurs professeurs pour venir au LP Henri Brulle, et ils ont été choisis en fonction de leur projet professionnel qui est celui d’une éventuelle possibilité d’intégration en CAP, ECMS, après l’EREA. Victor, âgé de 15 ans, est infirme moteur cérébral (IMC)2. Célia, âgée de 15 ans, est atteinte d’une maladie évolutive. Si cette jeune fille a une lenteur d’exécution, elle possède de très bonnes capacités en général. Oriane, âgée de 14 ans, a subi l’ablation d’une partie du cerveau pour cause de crises d’épilepsie à répétition, à l’âge de 7 ans. Cette opération a engendré chez elle une hémiplégie droite. François, un élève de troisième est quant à lui porteur d’une légère hémiplégie, il souffre de dysphasie et de dyspraxie (les enseignantes de l’EREA l’ont rajouté au groupe).

Déroulement de cette demi-journée/conclusions

Après de rapides présentations au CDI, nos élèves de terminale ont fait découvrir à leurs visiteurs les différentes sections de CAP, dans une salle à l’étage, puis dans les ateliers de menuiserie et de peinture, au rez-de-chaussée.
Il a fallu monter une quinzaine de marches pour nous rendre à la « boutique » du lycée. Aucun élève n’étant en fauteuil, nous n’avons pas eu recours à l’ascenseur, juste un bras comme appui pour chacun d’entre eux, à leur demande, afin de les rassurer. Ils ont ainsi pu circuler à leur rythme avec notre aide.
Les élèves de l’EREA ont montré leur enthousiasme tout au long de la visite, trouvant le lycée très beau et très grand. Ils n’ont pas semblé impressionnés par les élèves du LP plus nombreux, et, au contraire, paraissaient très heureux d’être entourés de nouveaux camarades.
Puis après avoir participé à un échange avec la coordonnatrice de l’Ulis, qui a précisé son rôle d’accompagnement auprès des élèves, Patricia, élève de terminale ECMS bénéficiant du dispositif Ulis a pris la parole pour expliquer les raisons de son inclusion au lycée Henri Brulle : à cause de problèmes de concentration, de mémorisation et de béquilles en début d’année. Elle a dit devant tous ses camarades qu’elle se sentait bien intégrée au sein de sa classe.
Les jeunes de l’EREA ont donc pu être rassurés à la suite à cette intervention très spontanée ! Ils étaient en effet inquiets à l’idée de venir dans un grand lycée au milieu de nombreux élèves qui, pensaient-ils, n’éprouvaient pas de difficultés particulières : en échangeant avec Patricia, ils ont pu constater qu’elle y était heureuse. La rencontre s’est terminée de manière très conviviale, puis chacun est reparti de son côté, en inscrivant un mot de remerciement sur une affiche que j’avais préparée. Les élèves de notre lycée ont été valorisés lors de cette action citoyenne, ils ont présenté leur lycée et accueilli l’EREA.
Cet échange de quelques heures seulement, mais complété par un contact régulier avec les élèves m’a déjà rassurée. Oui, il est possible d’accueillir des enfants handicapés moteurs dans notre lycée professionnel, conformément à la loi du 11 février 2005. Oui, il est possible de fédérer élèves et professeurs autour du thème du handicap moteur.

B/ Handensemble : rencontre entre une classe de notre lycée, les premières CAP Plâtrerie, et l’équipe de Handfauteuil de St Loubès (2015)

Lorsque j’ai eu l’idée de ce projet, j’ai cherché à le proposer à une classe à petit effectif car seulement six fauteuils roulants adaptés étaient à disposition des élèves pour la pratique sportive. J’ai naturellement sollicité un professeur d’EPS, puisque les matchs de handball se déroulaient au gymnase. J’ai ensuite associé la professeure de lettres-histoire de la classe désignée, ce qui nous a permis de préparer les questions avec les élèves sur ses heures de cours.
J’ai reconduit cette action bien appréciée au sein du lycée plusieurs années de suite avant le COVID.

Immersion dans le quotidien de sportifs handicapés moteurs, au lycée Henri Brulle

Le jour de la rencontre enfin arrivé, nous étions tous un peu stressés car soucieux de bien faire et d’accueillir au mieux nos hôtes, sportifs en situation de handicap. Comment allait se dérouler cette journée tant attendue et préparée depuis si longtemps avec nos élèves ?
La matinée s’est déroulée au CDI où les élèves, le professeur d’EPS, de lettres histoire et moi-même avons reçu l’équipe de sportifs en situation de handicap, l’association Handensemble.
Cette association regroupe des personnes handicapées et valides dans le but de pratiquer le handball ensemble, avec des fauteuils adaptés à cette pratique, et ainsi essayer de gommer les différences.
à la suite du petit déjeuner pris au CDI tous ensemble, afin de faire connaissance, les élèves ont pu poser leurs questions (voir encadré ci-dessous), abordant ainsi toutes les formes de handicap, la chance de l’existence du handfauteuil, les questions autour du regard des autres, des contraintes et difficultés de la vie quotidienne…

Une initiation au maniement des fauteuils s’est déroulée ensuite sous le préau avant que nous rejoignions le réfectoire pour partager un repas tous ensemble, très convivial. Les élèves qui se sont rendus au self en fauteuil roulant ont pu constater toutes les difficultés relatives au handicap : les obstacles en chemin dans la cour, pour ouvrir les portes, prendre le plateau repas et y déposer les aliments…
La journée s’est poursuivie l’après-midi par un match de handball disputé en fauteuil au gymnase avec des équipes mixtes, constituées d’élèves et de sportifs en situation de handicap.
Puis les élèves ont raccompagné les sportifs à leurs bus et les ont aidés à replier les fauteuils et à s’installer pour repartir. Ils ont ainsi pu mieux appréhender la complexité de la vie d’une personne atteinte d’un handicap : une petite montée pour un valide se transforme en exploit sportif à hauteur de fauteuil, une porte mal orientée devient impossible à ouvrir, un trottoir peut être un obstacle insurmontable, des toilettes devenir inaccessibles…
Une belle leçon de vie, mêlant action, compréhension, solidarité, entraide, sensibilité, citoyenneté.
Cette journée, très appréciée par tout le monde, fut riche d’enseignements et a permis de modifier un peu notre regard sur le handicap !

D’autres idées, d’autres projets

Afin de sensibiliser tous les élèves du lycée Henri Brulle et la communauté éducative, et pas seulement une classe, j’avais organisé, en plus de cette action, une collecte de bouchons (avec l’association Les bouchons d’amour). La revente de ces bouchons a contribué à l’achat de fauteuils roulants. Nous avions également confectionné des affiches avec les élèves de l’Ulis afin d’impliquer un maximum d’élèves dans le projet.


De nombreuses autres activités autour du handicap peuvent être imaginées et mises en place avec les professeurs-documentalistes, au CDI. Avec d’autres classes, nous avions par exemple mené des recherches documentaires sur le handisport, les jeux paralympiques, sur le chanteur Grand Corps Malade, sur Philippe Croizon et fait des affiches. J’avais demandé aux élèves, à l’aide de dessins et slogans comment ils se représentaient le handicap. Nous avions aussi regardé de courtes vidéos sur différents sports.


J’avais commandé pour le CDI des livres dont les auteurs étaient des personnes en situation de handicap : Alexandre Jollien, Benoît Pinton3 (auteur de la région bordelaise accidenté à l’âge de 6 ans), et j’avais envisagé d’inviter ce dernier à venir nous voir. De nombreux ouvrages, romans, bandes dessinées, albums traitent des différents handicaps et il est simple de se constituer un petit fonds sur ce sujet. Il existe également des livres en braille. J’ai aussi suggéré aux élèves désireux de se confronter de près au handicap et d’aider en même temps d’effectuer du bénévolat avec des associations comme l’APF, Valentin Haüy etc. Au CDI, nous pouvons rechercher avec les élèves comment ces associations fonctionnent et organiser des rencontres.

En conclusion, de tels projets sont toujours bénéfiques pour tous, ils nous marquent à vie et nous apprennent à déceler des difficultés que nous aurions ignorées sans ces discussions et rencontres, notamment en ce qui concerne les handicaps invisibles. En tant qu’éducateurs, ils nous permettent de faire les adaptations nécessaires afin d’améliorer les conditions de travail de chaque élève en fonction de leurs difficultés. Ces projets nous permettent aussi de mieux nous comprendre et de mieux nous respecter les uns les autres, d’être de meilleurs citoyens, d’éviter de nous plaindre pour un rien, de ne pas stationner sur les places réservées aux handicapés, d’oser nous approcher et proposer notre aide à une personne en difficulté…
Par exemple, cette année, au lycée, une petite malvoyante et un élève en fauteuil fréquentent régulièrement le CDI et je remarque avec joie qu’il y a toujours quelqu’un qui arrive avant moi pour leur ouvrir la porte !

 

 

Dialogue avec Sophie Bulbulyan co-fondatrice et directrice artistique de la compagnie DK-BEL

Une journée « temps-fort de la culture » sur le thème de la danse a été organisée le mercredi 17 mai 2023 au lycée Valentine Labbé, dans l’académie des Hauts-de-France, à l’initiative des élèves du CVL (conseil des délégués pour la vie lycéenne). C’est à cette occasion que nous avons fait la connaissance de la compagnie DK-BEL.

Pourquoi donner le nom DK-BEL à cette compa­gnie de danse ? Quelle est l’origine de ce projet ?

DK-BEL vient du fait que nous étions 10 membres fondateurs au départ, à savoir 8 danseurs et 2 enseignantes-chorégraphes et que l’association, devenue compagnie, venait de Villiers-le-Bel. L’association DK-BEL est née, en juillet 2004, d’une initiative conjointe de Sophie Bulbulyan et Corinne Faure-Grise, deux enseignantes d’éducation physique et sportive au collège de Villiers-le-Bel (95). L’idée de fonder DK-BEL vient de l’envie de développer une pratique amateure de danse en dehors du contexte scolaire avec des jeunes des classes de 3e rencontrés pourtant dans notre contexte scolaire. On a créé l’association pour avoir un statut, un cadre pour s’exprimer. Ce qui est appréciable à travers DK-BEL, c’est toutes les rencontres humaines que l’on peut faire à partir de l’art. Les valeurs que la compagnie véhicule sont l’art pour tous, le partage, l’empathie et la bienveillance. Savoir prendre l’autre tel qu’il est, et l’amener à se dépasser.

Spectacle «C’est BEAU ! » Marie-Eve Heer

Quels types d’activités culturelles la troupe propose-t-elle aux établissements scolaires et plus généralement en dehors du contexte scolaire ?

Nous proposons des spectacles sur site dans les établissements scolaires ou dans les lieux culturels partenaires mais aussi des stages ou des ateliers. Nous fonctionnons à partir de la plateforme Adage, un peu à la carte des demandes des équipes enseignantes. Nous nous déplaçons partout en France. Lorsque nous sommes intervenus au lycée Valentine Labbé, nous avions mené deux ateliers de danse afro-hip-hop le matin à destination d’élèves volontaires du lycée, lesquels ont été suivis d’un spectacle de danse l’après-midi. Deux classes de seconde générale ainsi qu’une classe de TST2S ont assisté au spectacle. C’est un projet qui a été mené par les élèves du CVL, accompagnés de deux conseillères principales d’éducation, de la professeure documentaliste et de deux enseignantes de français.
Voici quelques témoignages d’élèves :

« J’ai interprété le spectacle de danse comme une histoire d’amour impossible. Mais j’ai préféré les ateliers du matin pour leur convivialité. Nous pouvions danser librement et sans jugement. C’était sympathique ! » (M., élève de seconde)

« J’ai trouvé que le spectacle était très théâtral et expressif. Le fait d’avoir participé à un atelier de danse afro-hip-hop m’a donné envie de prendre des cours de danse l’année prochaine. » (A., élève de seconde)

Atelier de danse mené par les danseurs de la compagnie DK-Bel au lycée V. Labbé-La Madeleine

Lorsque votre compagnie est venue au lycée, nous avons assisté à une représentation de danse hors du commun. La présence d’un danseur handicapé en fauteuil roulant nous a tous surpris, élèves comme enseignants. Quelle est l’origine de ce projet inclusif ?

En effet, notre compagnie accueille des danseurs avec et sans handicap. On essaie d’avoir une ouverture vers l’autre présente dans nos projets artistiques. Par exemple, notre rencontre avec un groupe de danseurs en situation de handicap, les Yamas1, s’est faite progressivement et nous a donné envie d’aller plus loin malgré les difficultés à se comprendre et à communiquer. À force de patience, d’écoute et de travail en commun, nous avons réussi à créer une chorégraphie où tous les danseurs, en situation de handicap ou non, ont pu trouver leur place. Pour les Yamas, cette expérience incarnée a demandé aux danseurs de prendre conscience de leurs corps, de sentir les mouvements de leurs membres. Ils ont développé une forme de « confiance en soi ». Quant à la compagnie DK-BEL, ses membres ont appris à ne pas se fier aux apparences et à regarder plus loin que ce que l’on voit au premier regard. Les différences s’effacent pour laisser place à des singularités. Avec cette expérience, notre regard a changé : nous ne ressentons plus de sentiments négatifs, comme la pitié par exemple, à l’égard des individus en situation de handicap.

Lorsque l’on nous demande le type de danse que nous pratiquons, nous avons du mal à répondre à cette question car nous n’aimons pas être mis dans des cases. Toutefois, on nous met souvent dans celle de la danse inclusive. Ce que nous voulons montrer, en définitive, c’est que tout le monde peut danser, sans exception. Si j’avais un conseil à donner à une compagnie de danse qui souhaite défendre un projet inclusif, je dirais d’y aller avec son exigence artistique et son cœur ! 

Projet Erasmus Plus. Everyone’s Project Athènes – Grece GkM Photography

Et puis, progressivement, tout au long de la représentation au lycée, nous avons oublié le handicap du danseur. Je dirais même que la troupe faisait « corps » sur scène. Comment conçoit-on une chorégraphie lorsque l’on est une troupe inclusive ?

Lors de la représentation dans votre lycée, le fauteuil roulant était un objet scénique introduit dans la chorégraphie. Pour répondre à votre question, je dirais simplement : en recrutant des professionnels généreux et attentifs à l’autre. Le handicap peut être perçu comme une fragilité mais aussi comme une force. D’ailleurs au sein de la troupe, nous avons travaillé la question de la beauté et après un spectacle, on nous dit souvent : « c’est beau cette mixité sur scène par la présence de tout type de personne, qu’elle soit en situation de handicap ou pas ». La beauté selon Baudelaire est vue à travers 4 entités : la douleur, le chaos, le bizarre et la fragilité des êtres. Ça me parle tellement au regard du public que nous avons en face de nous. Il est vrai que nous côtoyons tout type de personne, que ce soit sur le territoire ou à l’étranger car nous avons aussi un rayonnement à l’étranger.

Spectacle «C’est BEAU ! » Marie-Eve Heer

Quels sont les principaux obstacles que vous rencontrez pour mettre en œuvre le projet inclusif ?

Le manque de reconnaissance de notre travail sur le plan institutionnel ainsi qu’un manque de moyens, qu’ils soient financiers, structurels ou humains ! Et un manque de temps ! Nous avons besoin de financements pour réaliser nos nouvelles créations artistiques en France et à l’étranger ainsi que pour favoriser l’accessibilité à l’art et à la culture notamment dans les pays où il existe très peu de choses sur ce sujet. Nous avons envie de partager notre expertise et de nous ouvrir à d’autres pays.
Nous avons un site internet accessible à cette adresse https://www.dk-bel.com qui est presque à jour et qui permet de suivre notre actualité. Mais il est, sans doute, plus efficace de recevoir la newsletter et de nous suivre sur les réseaux sociaux, en particulier sur Instagram.

 

Pour en savoir plus sur la compagnie DK-BEL

DK-BEL. Comme Unique // L’interview [en ligne]. Disponible sur : https://www.youtube.com/watch?v=BaZj_Q8CRRs (Consulté le 07/06/2024)

DK-BEL. Présentation DK-BEL. [en ligne]. Disponible sur : https://www.youtube.com/watch?v=nylzZaPyzEI (Consulté le 07/06/2024)

DK-BEL. Spectacle « C’est BEAU ! » à l’espace Marcel Pagnol de Villiers le Bel en musique live par @trifon Koutsourelis et les musiciens du conservatoire de musique de Villiers-le-Bel. [en ligne]. Disponible sur : https://www.instagram.com/reel/C69GdUIIhNh/?igsh=MWFmYTl3YXprdmpsaA%3D%3D (Consulté le 07/06/2024)

 

Mandis BHITA ( Finlande ) – Photo Cheickna Wagué

 

 

Dossier 2024 : Penser le CDI inclusif

Handicap, illettrisme, décrochage scolaire, besoins éducatifs ou pédagogiques particuliers, illectronisme… Comment penser le CDI inclusif en faveur de la réussite de tous les élèves ?

En 2006, l’Unesco définit l’inclusion comme « […] une approche dynamique [permettant] de répondre positivement à la diversité des élèves et de considérer les différences entre les individus non comme des problèmes, mais comme des opportunités d’enrichir l’apprentissage ». Dans la même veine, le récent manifeste IFLA-UNESCO sur les bibliothèques publiques de 2022 insiste sur les liens qui existent entre information, éducation, participation citoyenne et inclusion. De par leurs missions-clés, les bibliothèques sont appelées à contribuer à la construction de sociétés plus humaines, équitables et durables. Ce qui nous conduit à réfléchir à la contribution des CDI et au rôle des professeurs documentalistes.

Dossier dans le numéro de septembre/octobre 2024

Grand oral

Dans ce texte à deux voix, nous allons faire état de nos expériences vécues, in situ, au cœur du jury du Grand oral du baccalauréat 2023 ainsi que des constats et des questionnements qui en découlent. En tant que membre du jury, le professeur documentaliste occupe une place d’évaluateur en binôme avec un enseignant de discipline dit « spécialiste » d’un des enseignements de spécialité suivis par les candidats durant l’année scolaire. Au même titre que d’autres collègues enseignants « non spécialistes », les professeurs documentalistes occupent donc la fonction de professeurs « candides », c’est-à-dire un professeur qui n’enseigne pas dans cette spécialité. La mise en miroir de nos expériences réciproques nous conduit alors à nous interroger sur la place et le rôle du professeur documentaliste en tant qu’évaluateur au jury de cette épreuve de baccalauréat.

Nous livrons ici en cinq points, notre témoignage nourri de propos des candidats qui nous amène à poser un regard critique sur cette épreuve dite du « Grand » oral telle qu’elle est pensée par l’institution scolaire.

Place de l’information-documentation dans les directives institutionnelles sur l’épreuve du Grand oral

Instaurée dans le cadre du nouveau baccalauréat en 2019, sous J.-M. Blanquer, la finalité de l’épreuve du Grand oral est de permettre à chaque élève :

« […] de montrer sa capacité à prendre la parole en public de façon claire et convaincante. […] de mettre les savoirs qu’il a acquis, particulièrement dans ses enseignements de spécialité, au service d’une argumentation, et de montrer comment ces savoirs ont nourri son projet de poursuite d’études, voire son projet professionnel. » (BO spécial n° 2 du 13 février 2020)

L’épreuve du Grand oral ne nous est pas étrangère. En partenariat avec nos collègues de disciplines, nous participons à sa préparation durant l’année scolaire.
À Lille, la formation des élèves des classes des terminales des sections générales et technologiques s’articule autour de deux objets d’étude :
– la problématisation du sujet au moyen de la méthode du 3QOCP ;
– l’énonciation d’une source fiable à l’oral qui nécessite de former les élèves à la recherche et à l’évaluation de l’information (fiabilité er validité, pertinence des sources).
Du côté du Gard, nous préparons également les élèves en accompagnant leurs recherches d’information et en participant à des oraux blancs dans différentes spécialités dont les sciences et vie de la terre (SVT) et l’histoire-géographie, géopolitique, science-politique (HGGSP).
Si les directives institutionnelles orientent l’épreuve vers l’évaluation des compétences orales et des savoirs disciplinaires des enseignements de spécialité, elles stipulent également le développement des compétences de recherche informationnelle :

« Le Grand oral relevant des sciences humaines, des humanités et des arts […] suppose un travail d’appropriation des connaissances qui développe les compétences documentaires de l’élève, mais aussi la capacité à exposer sa réflexion de façon claire, précise et lucide, en étant attentif à son auditoire. » (Eduscol, 2023)

Pour la voie générale, à l’exception des épreuves des spécialités HGGSP et SES (sciences économiques et sociales) qui mentionnent explicitement la compétence « se documenter » dans le choix de la question1, la grille d’évaluation indicative de l’épreuve orale de la classe de terminale ne mentionne pas les compétences informationnelles en tant que telles (BO spécial du 13 février 2020). Cependant ces dernières sont évaluables à travers le critère « Qualité et construction de l’argumentation ». La capacité à énoncer une source en argumentant sa pertinence, au regard de son sujet participe en effet de la construction de l’argumentaire du candidat au Grand oral. Pour la voie technologique, les textes d’accompagnement de l’épreuve précisent, ensuite, qu’il convient d’« amener les élèves à argumenter, à questionner, à prendre de la distance, à manifester de l’engagement, à tenir des discours « informés2 », à intéresser l’autre et à saisir toute occasion révélatrice d’une maturité en devenir » (Eduscol, 2023). La préparation du Grand oral s’inscrit dans une démarche de projet et la phase de recherche d’informations y est préconisée à plusieurs reprises.
Rappelons enfin les modalités de l’épreuve au baccalauréat 20233 ainsi que les attendus quant au rôle de l’évaluateur « non spécialiste ». Après avoir choisi une des deux questions liées aux deux spécialités du candidat, celui-ci dispose de 20 minutes pour préparer sa présentation orale devant le jury. Ces 20 minutes sont découpées comme suit :

• 5 minutes de présentation de l’exposé du candidat (10 minutes dans la version remaniée du Grand oral 2024) ;

• 10 minutes de questions qui permettent au candidat d’approfondir sa réflexion et au jury de clarifier/préciser certains propos et d’évaluer la solidité des connaissances du candidat ainsi que ses compétences argumentatives (Eduscol, 2023) ;

• 5 minutes dévolues au projet d’orientation du candidat (cette partie disparaît dans la version 2024).

En somme, les textes institutionnels attendent de l’examinateur « candide » qui n’est pas enseignant de la spécialité qu’il soit particulièrement attentif à l’évaluation des compétences orales transversales (dont la qualité de l’interaction avec les membres du jury par exemple) et permette au candidat, par ses questions, de préciser des éléments de sa présentation et d’approfondir sa pensée.

Des mises en mots révélatrices de disparités dans les apprentissages informationnels selon les établissements scolaires

Lundi 19 juin 2023, 7 h 45. Arrivée au lycée polyvalent situé en zone urbaine dans deux communes des agglomérations de Lille et de Montpellier. Nous sommes convoquées en tant que membre de jury du Grand oral de trois spécialités de la voie générale du baccalauréat : arts plastiques, mathématiques et HLP (humanités littérature philosophie). Parce que nos deux témoignages convergent vers une voix unanime, nous utiliserons, dans ce texte, un « nous » fédérateur4. À la suite à la réunion de présentation, nous faisons connaissance de nos binômes enseignants de la discipline de spécialité. Les places de chacun sont liées aux modalités d’organisation de l’épreuve. « Spécialiste » vs « candide », le ton est donné par les mots : se faire une place, prendre place et laisser place à l’information-documentation aux côtés des disciplines instituées. La même question nous est posée par nos différents binômes. Quelle est ta discipline ? Nous répondons : l’information-documentation. Temps d’arrêt. Nous précisons, je suis professeure documentaliste.

8 h 30. L’épreuve démarre. En tant qu’évaluatrices, nous décidons de porter notre attention sur deux objets : les mises en mots des pratiques informationnelles des candidats et leurs compétences orales, à savoir la capacité à argumenter et à préciser sa pensée, la clarté et la concision de leurs propos. Les pratiques informationnelles englobent à la fois les compétences cognitives et informationnelles mobilisées ainsi que les représentations, les comportements et les attitudes adoptées dans différentes activités informationnelles, qu’il s’agisse d’activités de recherche, d’appropriation, de production et de communication de l’information (Cordier et Sahut, 2023). Comment chaque candidat a-t-il cherché, recueilli, exploité, donné sens et restitué l’information pour préparer son argumentaire ? Nous voulons entendre leurs expériences vécues et éprouvées avec l’information (dans un sens élargi au document, au média et à la technologie). Par conséquent, nous nous intéressons aux « manières de dire » des candidats sur leurs « manières de faire » : du parcours de chercheur d’information aux outils de recherche mobilisés, des sources consultées et exploitées aux processus informationnels engagés (tri, extraction d’information, mobilisation de faits d’actualité …). Toutes ces étapes qui concourent à l’acculturation informationnelle des candidats devraient permettre la construction de leur argumentaire de Grand oral.

Cependant nous savons que les problématiques de pédagogie et de didactique info-documentaires rencontrent de profondes disparités selon les contextes d’établissements. Les mises en mot des candidats sont révélatrices de leur niveau plus ou moins élevé de culture informationnelle. Ainsi, nous ne sommes pas étonnées du manque de consistance et d’interactivité durant nos premiers échanges :

Quelle source avez-vous utilisé pour faire cette présentation ?
Candidat en spécialité arts.
J’ai cherché en profondeur sur internet… sur wikipédia. Je sais c’est basique de dire wikipédia…

Peut-être mais c’est très utile aussi. Pourriez-vous citer une source plus précise dans le domaine de l’art ? Le site personnel d’un artiste que vous venez de citer par exemple ?
Je n’ai pas de sources exactes à vous citer.

Quelle source avez-vous utilisé pour faire cette présentation ?
Candidat en spécialité mathématiques.
J’ai utilisé mon manuel scolaire, mon cours et Internet.

D’accord, et quels sites en particulier sur Internet ?
Je me souviens plus, je ne les ai pas notés.

Les premières réponses aux questions que nous posons orientent notre posture d’évaluatrice : questionner les candidats sans les déstabiliser, sans qu’ils puissent se sentir pénalisés par leurs imprécisions, voire l’absence de réponses à nos questions. Les candidats savent-ils que citer ses sources relève d’une attitude de chercheur d’information responsable ? Ont-ils appris à le faire et à rendre compte de leurs pratiques ? De grandes disparités sont constatées dans la capacité des candidats à énoncer leurs sources à l’oral ; des disparités qui sont facteurs d’inégalités scolaires.

Qu’avez-vous utilisé comme sources pour construire votre oral ?
Candidat en spécialité arts.
Je me suis appuyé sur les podcasts de l’art et la matière. Après c’étaient beaucoup les vidéos sur youtube.

Des podcasts ?
Oui sur Arte. On nous l’avait conseillé. Aussi une vidéo du Centre Pompidou sur Youtube
J’ai aussi visité des expositions.

Si la qualité de réponse de ce candidat fait exception, le constat général demeure que la majorité des candidats interrogés sur leurs parcours de recherche apporte une réponse lapidaire et incomplète. Cela va de l’erreur, difficilement acceptable de la part d’élèves de terminale, à des développements plus circonstanciés et précis, à savoir quelques noms de sites fiables, un effort pour citer une source papier (ici la presse écrite) parce que « ça fait bien ».

Qu’est-ce que vous avez utilisé pour faire votre travail ?
Candidat en spécialité mathématiques.
J’ai regardé des articles sur Internet. J’ai regardé sur Le Monde. J’ai trouvé sur le site directement parce que c’est fiable.

C’est quoi Le Monde ?
C’est un journal et c’est fiable.

En général, la démarche de recherche informationnelle est peu explicitée, peu conscientisée. Dans la plupart des cas, le candidat s’étonne de notre question et essaie de se souvenir rapidement de quelques sources, parfois sans succès, car il n’a sans doute pas constitué de bibliographie au fur et à mesure de ses recherches, ni gardé trace de sa démarche sous la forme d’un tableau de bord.

Alors j’aimerais échanger avec vous sur le travail réalisé en amont. En fait, le parcours réalisé et les étapes qui vous ont permis d’aboutir à cette présentation.
Candidat en spécialité arts plastiques.
J’ai utilisé des sites qui parlent des tableaux pour expliquer comment ils ont été faits.

Vous avez gardé trace de vos recherches ?
Non… je n’ai pas regardé.

Vous n’avez pas un site à me donner ?
Non

Le tableau de bord était un outil méthodologique fort utile pour les élèves à l’époque des travaux personnels encadrés (TPE) parce qu’il permettait de figer la trace documentaire et d’attribuer de la valeur aux compétences informationnelles. Pour qui a connu ces TPE, entre 2000 et 2020, nous vivons, avec le Grand oral, un recul, voire un impensé concernant le développement des compétences documentaires qui entre en contradiction avec les discours laudatifs sur cette épreuve du baccalauréat et ceux portant sur l’ÉMI comme moyen de former des esprits informés et responsables, conscients des enjeux démocratiques. Si les TPE pouvaient provoquer l’engorgement du CDI, du fait de l’alignement des classes, les élèves avaient au moins une idée plus précise de ce qu’est une source documentaire. Pourtant, les professeurs documentalistes et les enseignants de disciplines se rejoignent sur la finalité du Grand oral au travers de l’adoption d’une démarche réflexive sur les sources utilisées, son propre cheminement de recherche et son parcours d’utilisateur d’information. Mais il s’agit davantage d’un idéal à atteindre que d’une réalité.

Dire l’indicible : une mise en mots laborieuse des pratiques informationnelles

Nous sommes donc mises au défi d’arriver à établir un échange avec les candidats qui puisse durer un peu plus de quelques secondes. Pour y parvenir, nous adoptons un ton déculpabilisant en insistant sur le fait que nous nous intéressons à la démarche et aux pratiques qui ont servi à construire leur oral, à leurs « manières de faire » avec l’information : « Sentez-vous à l’aise pour nous dire comment vous avez procédé, ça nous intéresse, voyez-vous ». En dépit de nos efforts, nous n’obtiendrons que de timides réponses à nos questions.

Comment avez-vous procédé pour faire vos recherches ?
Candidat en spécialité arts.
J’ai cherché des artistes sur Internet et j’ai utilisé Beaux-Arts.

Ah ! la revue Beaux-Arts ? Vous êtes allé au CDI durant votre préparation au Grand oral ?
Non, c’est un site. Je l’ai pas là mais j’ai aussi utilisé un livre qui s’appelle […]5 et après j’ai utilisé beaucoup de livres mais je ne sais plus lesquels.

Vous avez utilisé Youtube, ça vous a aidé ? Youtube pour les vidéos, c’est intéressant, non ?
Oui, je me suis servi de critiques d’œuvres sur Youtube.
Je me suis inspiré des critiques sur youtube et sur instagram : c’est le compte d’un artiste qui s’appelle […]6, il fait des photos sous-marines.

C’est avec hésitation et retenue que ce candidat évoque son usage de la plateforme Youtube. Ce constat n’est pas sans nous rappeler les discours diabolisant Wikipédia ou Google propagés par des enseignants ou des parents inquiets qui provoquent, chez les élèves, une forme de gêne pouvant aller jusqu’au refus de dire. Ces discours de la méfiance freinent les candidats à dévoiler leurs « manières de faire » singulières et à considérer leurs pratiques informationnelles non formelles7 comme légitimes particulièrement dans une épreuve de baccalauréat. Ainsi et à l’instar de ce candidat, les élèves préfèrent-ils, sans doute, s’excuser de ne pas dire plutôt que de dire.

Comment avez-vous procédé pour faire vos recherches ?
Candidat en spécialité HLP.
Oui je me suis appuyé sur des recherches sur Internet…des articles mais je ne me souviens plus… désolé… des articles de recherche sur la psychanalyse sur internet

Quoi exactement sur Internet ?
Je ne sais plus… désolé
Quelle place pour les pratiques informationnelles non formelles au regard des savoirs disciplinaires ? Il nous semble en effet que pour les élèves, citer ses sources est synonyme de ne rien savoir sur son sujet ce qui alimente cette idée fausse qu’il est possible de construire un argumentaire oral sans rendre compte de l’information recueillie et sélectionnée ainsi que des sources exploitées. Mais le temps presse et les minutes passent vite. L’enseignant spécialiste s’enquiert d’évaluer les compétences orales et les savoirs disciplinaires des enseignements de spécialité. Et les candidats font le plus souvent référence aux enseignements reçus et aux connaissances acquises dans le cadre de ces enseignements. Par nos questions, nous les amenons en terrain inconnu et insécurisant. C’est pourquoi, ils ne cherchent pas à sortir de leurs sujets, de leurs questions, de leurs enseignements de spécialité. Ils s’arriment à ce qu’ils ont toujours connu et qui les rassure alors même que certains sujets se prêtent parfaitement à l’échange et à la réflexion critique du candidat sur son propre sujet et son parcours de chercheur d’information. Comme dans l’exemple ci-dessous où ce candidat expose sa réflexion sur les réseaux sociaux, nous offrant l’occasion d’engager un échange.

Vous évoquez l’influence des réseaux sociaux. Pourriez-vous me dire ce qu’est un réseau social pour vous ?
Candidat en spécialité arts.
C’est une plateforme en ligne conçue pour communiquer

D’où vient-elle cette définition [donnée par le candidat durant son exposé] ? Est-ce la vôtre ou vient-elle d’une source que vous auriez utilisée ?
J’ai utilisé les dictionnaires et internet

Ah ! Et quoi sur Internet ?
Ben le Larousse en ligne

D’autres choses ?
Ben j’ai essayé de réfléchir par moi-même, j’ai fait des recherches sur internet mais je ne sais pas trop ce que j’ai utilisé…

L’enseignant spécialiste réagit en indiquant que les réseaux sociaux ne remplacent pas la lecture de l’ouvrage prévu en spécialité. Cette remarque est intéressante à plus d’un titre car elle recentre le moment de l’échange sur la seule discipline de spécialité. Elle montre de surcroît une forme de résistance de la part de l’enseignant à élargir l’échange au-delà du sujet du candidat et à libérer un peu de temps pour entendre le retour critique de celui-ci sur son propre sujet et sur ses pratiques. Une résistance à l’égard d’un champ de connaissances et de compétences qui lui est sans doute étranger. Les pratiques informationnelles non formelles qui ont conduit à la prestation orale des candidats intéressent-elles les enseignants spécialistes ? Comment voulons-nous former des orateurs critiques et informés sans prendre en considération leurs manières de dire et de faire, de chercher, de trier, d’évaluer, de produire et de communiquer l’information ?

Entre le manque de réflexivité des candidats et l’inconfort de la posture d’évaluateur « candide »

Dans certains cas observés, notamment en spécialité mathématiques, nous avons même noté une absence totale de démarche de recherche d’informations. Certains élèves semblent reprendre tel quel des contenus de cours et des exercices de leurs manuels scolaires, qu’ils récitent à l’oral. Les informations présentées sont justes, leurs réponses aux questions de l’entretien correctes, la partie orientation satisfaisante. Ces candidats auront plus de la moyenne à leur oral, en ayant simplement appris par cœur une partie de leur cours. Au-delà de l’absence de recherche d’information, qui finalement n’est pas dans les attendus en spécialité mathématiques (sauf si le sujet choisi a une dimension sociétale ou culturelle), c’est l’absence de réflexion et d’argumentation personnelle de la part de l’élève qui pose question.

On peut également s’interroger sur la pertinence d’une démarche d’information minimale non problématisée. Nous appuierons notre propos ici en donnant l’exemple de cet excellent élève, entendu par deux fois en oraux blancs de spécialité SVT. L’élocution, l’intonation, l’expression sont brillantes. Il est très agréable à écouter, connaît son texte par cœur sans toutefois le réciter, et en maîtrise parfaitement le contenu. L’interaction est très bonne lors de l’entretien : l’auditoire est conquis. Néanmoins, son sujet présente un contenu totalement descriptif et linéaire. Il a recueilli des informations sur deux ou trois sites fiables et les a reformulées pour tenir son temps règlementaire. Les directives institutionnelles vont dans ce sens finalement. Mais est-ce là ce que nous, en tant qu’enseignants et professionnels de l’information-documentation, attendons des élèves en matière d’argumentation, de mise à distance de ses pratiques et de réflexion personnelle ? Qu’est-ce qui différencie alors cette épreuve appelée « Grand » oral d’un exposé classique ? Quel en est l’intérêt ? La présentation du contenu ne relève d’aucune problématisation, ni de la démarche expérimentale, hypothético-déductive, propre à l’enseignement de SVT. Nous avons croisé les jurys de ce même élève après son passage sur cette question-là au Grand oral : il a eu 20/20.

Cet exemple nous conduit à une interrogation : ne serait-il pas pertinent de préciser ce qu’il est attendu en termes de contenu de façon différenciée selon les enseignements de spécialité ? En effet, si l’on va privilégier la formulation d’une problématique en HLP, HGGSP, SES ou en langues, qu’en est-il de la démarche propre aux sciences expérimentales ou encore le raisonnement logique des mathématiques ? Une méthode hypothético-déductive dans un cas, une démonstration dans l’autre seront attendues. Le fil de l’argumentation ne sera pas du tout construit de la même manière et n’induira pas la même démarche informationnelle. Une phase de recherche d’informations plutôt exploratoire en sciences et en mathématiques alors qu’elle constitue le cœur même du contenu dans les matières littéraires et en sciences humaines et sociales. De telles différences renforcent ainsi les difficultés des jurys à évaluer des présentations orales aux contenus si divers.

Or, faire entendre les pratiques informationnelles invite les professeurs documentalistes à focaliser leur attention sur la démarche et la singularité des parcours de recherche des candidats, les processus d’apprentissage informationnel, et non uniquement sur le rendu final (l’exposé). Comment évaluer les compétences orales et les compétences informationnelles lorsque le sens de l’exposé nous est peu compréhensible ? Durant les échanges, le professeur documentaliste candide se cantonne, après les réponses sur les sources qui ont tourné court, à demander des clarifications, des reformulations, des explications. Cette phase est plébiscitée par nos collègues enseignants en oraux blanc et correspond au principe même de l’épreuve qui demande au candidat de s’adresser le plus simplement possible à des enseignants qui ne connaissent pas les contenus présentés8. Sur des questions très pointues, le jury candide va déployer efforts et énergie pour tenter de comprendre un propos qui lui est totalement étranger, ce qui l’éloigne de l’évaluation des compétences orales des candidats.

Finalement, un paradoxe demeure car s’abstraire totalement du contenu pour ne se concentrer que sur la forme, ne permet pas d’avoir un stock suffisant de questions pour la phase d’entretien. C’est là une équation insoluble. La conception même de l’épreuve, à travers la constitution d’un binôme enseignants spécialiste/candide, est particulièrement inconfortable pour ce dernier. Cet inconfort pourrait être atténué si l’évaluation des compétences informationnelles apparaissait en bonne et due forme dans la grille de critères : elles s’en trouveraient ainsi mises en lumière.

17 h. Fin de l’épreuve. Nous constatons que le Grand oral repose presque entièrement sur le seul jugement de l’enseignant spécialiste. Si nous nous concertons pour déterminer la note des candidats, il a souvent le dernier mot en apposant la note et l’annotation des candidats nous conduisant, de nouveau, à réaffirmer notre expertise.

Un vide discursif entoure les pratiques informationnelles

Dans nos établissements scolaires respectifs, et dans le cadre de la préparation au Grand oral, nous tentons d’amener progressivement les élèves à conscientiser leurs pratiques informationnelles à travers des activités de recherche, de sélection, d’appropriation, de mise en forme et de communication de l’information. Nous les formons à énoncer oralement les sources utilisées et à intégrer celles-ci dans leur argumentaire du Grand oral. Ces processus concourent à leur acculturation informationnelle par l’appropriation de savoirs propres au champ de l’information-documentation définis par Yolande Maury et Christiane Etévé (2010) comme des savoirs « […] à construire plutôt qu’à présenter ou transmettre […] » à partir d’approches pratiques et expérientielles ouvrant sur des échanges et la confrontation de points de vue. En ce sens, l’appropriation de savoirs informationnels favorise l’adoption d’une démarche critique fondée sur la réflexivité, l’analyse et la compréhension du monde. Une démarche critique qui appelle questionnement et auto-critique de la part du candidat face à ce qu’il sait ou ignore, ce qu’il sait faire ou pas encore :

Qu’avez-vous utilisé comme sources autres que vos cours ?
Candidat en spécialité arts plastiques.
J’ai utilisé des sources sur internet avec différents sites… mais j’ai plus les sites… c’est des sites qui expliquent les démarches de certains artistes

Quel site par exemple ?
Mais je ne sais plus, je ne m’en rappelle pas

Et c’est important pour vous de connaître les sources ?
Oui c’est très important car c’est une erreur de ma part de ne pas les avoir prises

Pourquoi c’est important ?
Parce qu’il y a des fake news.

Ah. Et seulement pour cette raison-là ?
Pour avoir de la culture

Au-delà d’avoir de la culture ou d’éviter les fake news ? Pour montrer que j’ai travaillé ?
Oui, tout à fait. La source c’est votre preuve, la preuve de votre travail.

« Grand » oral à travers les mots de ce candidat qui lors de notre échange paraît comprendre l’intérêt de nos questions. Mais ce type d’échange demeure trop rare. Si les candidats ont forcément cherché, organisé, analysé les informations trouvées en vue de construire un plan structuré, d’énoncer leurs questions et de construire leurs argumentaires, ce qui nous frappe reste l’absence de mots liés à ces différentes étapes. Ce vide discursif peut s’expliquer par un manque de formation et de conscientisation des processus informationnels qui amèneraient pourtant les candidats à questionner la véracité du contenu ou à interroger la légitimité d’une source.

Des savoirs informationnels qui ne font ni « corps », ni « lieux »

En conclusion, nous pensons comme Christian Jacob que les savoirs, dans la diversité de leurs formes, de leurs objets et de leurs supports, ne se constituent comme tels qu’en entrant dans des dynamiques de circulation, d’échange et de communication. Christian Jacob interroge la façon dont les savoirs en viennent à « faire corps » et « à faire lieu », à être partagés dans des collectifs, à organiser des territoires et à circuler dans des réseaux (2007, p. 20). Or le vide discursif concernant les pratiques informationnelles des candidats, constaté à l’épreuve du baccalauréat, fait obstacle à la circulation des savoirs informationnels qui « font pourtant lieu » par le biais de médiations documentaires et d’activités informationnelles vécues et éprouvées. Un vide discursif provoqué, sans doute, par une insuffisance de ritualisation des gestes documentaires et des paroles, des expériences répétées et didactisées, qui enracineraient les savoirs informationnels (« faire corps ») en forgeant la culture informationnelle des candidats.

« Grand » oral, faire entendre les pratiques informationnelles à l’épreuve du baccalauréat, c’est ouvrir de nouveaux horizons pour ces élèves aux portes de l’enseignement supérieur. Un horizon qui ne se limite pas à « ce que je sais » sur un sujet mais surtout à comment je suis parvenu à le questionner, à construire un argumentaire et à le présenter en adoptant une posture responsable et critique à l’égard de l’information et de mes propres pratiques. Le défi est de taille pour une épreuve qui ambitionne d’être « un levier d’égalité des chances » (Delhay, 2019).

 

 

« Madame, j’aime pas lire » ou le déclic de la new romance

C’est une réalité aujourd’hui, la new romance étiquetée aussi new adult fait lire les adolescents. Elle a ses éditeurs phares et ses titres repères, telles les sagas Twilight parue en 2008 et After en 2010. Publiée chez Hugo Publishing, After a été la première fanfiction issue de la plateforme collaborative d’écriture Wattpad à attirer l’attention de l’éditeur. C’est ce même éditeur qui en 2014 dépose la marque ©new romance, et c’est en 2015 que Cinquante nuances de Grey semble avoir désacralisé l’érotisme.  

Alors que les pratiques de lecture des jeunes évoluent, et que les demandes d’achat des titres new romance explosent dans les bibliothèques, comment le professeur documentaliste peut-il exploiter ce courant littéraire afin de promouvoir la lecture dans les CDI ?

Mon article, au-delà d’une réflexion personnelle et d’une analyse de pratique dans un cadre professionnel, s’inspire de lectures, d’écoutes de podcasts, d’une interview faite dans le cadre du salon du livre de Tahiti le 20 octobre 20231 avec Jeanne Seignol, journaliste littéraire (@jeannotselivre), et d’un échange audio avec Marine Flour, responsable éditoriale de la new romance française chez Hugo Publishing, le 14 décembre 2023. J’ai aussi voulu m’appuyer sur les pratiques des élèves et à ce titre j’ai réalisé une courte enquête pour récolter leurs avis (143 réponses collectées au 22/12/2023).
Depuis le début de ma carrière professionnelle de professeur documentaliste, je constate qu’en termes de promotion de la lecture il y a peu d’entre-deux. Les élèves disent ne pas aimer lire ou sont des boulimiques de lecture et des fidèles habitués du CDI. Chacun est enfermé dans son biais cognitif de confirmation et les frontières paraissent peu perméables.
Pour autant, la première catégorie devient le public captif pour le cœur de métier du professeur documentaliste : amener le plus grand nombre à développer le goût et le plaisir de lire.
Beaucoup de méthodes et de moyens connus sont à la disposition des enseignants pour favoriser cette ambition et impulser une émulation (club lecture, lecture offerte, fonds manga, concours littéraire, rallye lecture…).

L’année scolaire 2022-2023 fut dans mes observations de pratiques de lecture adolescente une année charnière, surprenante et déterminante.
J’enseigne actuellement dans un lycée général, technologique et professionnel de 2070 élèves, dont 566 étudiants en zone urbaine2 de Polynésie française. Les taux de fréquentation et d’emprunts antérieurs à cette rentrée 2022 sont assez faibles : 14 % des élèves ont emprunté (statistiques BCDI) ; 2 173 entrées/trafic moyen par jour : 159 élèves ; moyenne de 15 élèves par heure (statistiques CDIstat) au bilan de juin 2021.
Les élèves sont issus de catégories socio-professionnelles défavorisées et les chiffres sont sans appel : lors de la journée défense et citoyenneté, un test de l’Éducation nationale, élaboré en 2015, signale qu’entre 38 et 42 % des jeunes sont en situation d’illettrisme en Polynésie française, contre 10 % en métropole3 ; en 2019, les résultats montrent que 21 % ne maîtrisent ni la lecture, ni l’écriture, contre 7 % dans l’Hexagone4.

Madame je n’aime pas lire,
Maman je n’aime pas lire

Les élèves n’aiment pas lire, c’est ce qu’ils disent, c’est ce qu’ils croient.
Ma fille, lycéenne également, qui a écouté une histoire chaque soir pendant les douze premières années de sa vie, qui est entourée de livres chez elle, qui observe sa mère lire en permanence, n’aime pas lire, c’est ce qu’elle dit, c’est ce qu’elle croit, dans tous les cas : elle n’a jamais lu de manière volontaire des lectures plaisir et pour ces jeunes, la lecture est souvent porteuse de multiples représentations d’activités scolaires.

Or, quelques semaines après la rentrée scolaire d’août 2022, le cahier de suggestions du CDI et la bibliothèque de ma fille ont commencé rapidement à se remplir de titres de new romance.

Figure 1A – Cahier de suggestions du CDI 2022/2023
Figure 1B – Cahier de suggestions du CDI 2022/2023
Figure 1C – Cahier de suggestions du CDI 2022/2023
Figure 1D – Cahier de suggestions du CDI 2022/2023
Figure 2 – Bibliothèque personnelle de ma fille constituée en un an

 

Je me suis donc interrogée sur ce qui a engendré cette (r)évolution si radicale : quels sont les critères qui déclenchent chez beaucoup d’adolescents ce plaisir de lecture ?

Définition et historique de la new romance

Au fil des échanges informels avec mes collègues professeurs documentalistes lors de l’écriture de cet article, j’ai pu faire le constat que beaucoup ignorent à quoi correspond ce genre, sa définition, ses auteurs phares, les titres plébiscités et ses enjeux. Parmi les raisons avancées pour ne pas faire l’acquisition de ce genre de romans, est souvent invoquée, à côté de la question des représentations filles-garçons qu’il véhicule, la méconnaissance du genre.
Babelio définit le new adult comme :

« […] un genre de roman dans lequel les personnages principaux ont entre 18 et 30 ans. Le terme a été créé […] pour désigner des œuvres similaires mais qui puissent être proposées également à des adultes. Ce sous-genre se focalise sur des thèmes tels que le départ du foyer familial, le développement de la sexualité et la confrontation aux choix de carrières, thèmes qui touchent ces jeunes adultes5. »

Ambre Rouvière, responsable éditoriale littérature aux éditions Prisma, parle d’« une histoire d’amour avec des codes adolescents dans laquelle on trouve des scènes de sexe explicites6 ». Marine Flour, de son côté, distingue « trois éléments essentiels » :

« raconter une histoire d’amour (point central de l’intrigue), interroger le monde actuel (ancrage contemporain), avoir une fin heureuse (pacte narratif entre le lecteur et l’auteur). En parallèle, les scènes de sexe sont explicites si l’histoire le justifie et si l’auteur le souhaite, en aucun cas c’est une obligation. » (Entretien, 14 décembre 2023.)

Le concept de new romance (NR) est une marque déposée en 2014 par Hugues de Saint-Vincent, fondateur de la maison d’édition indépendante Hugo Publishing7 et qui s’est spécialisée dans cette part de marché, largement dominée par les femmes (lectrices et auteures) (92 % des répondants de notre enquête sont d’ailleurs des filles.) Comme le remarque Marine Flour à propos du lectorat type actuel, « 90 % de femmes ont entre 15 et 25 ans avec une transmission de mères en filles […] néanmoins, depuis deux ou trois ans, on voit arriver de plus en plus de garçons à la lecture de romances, ce qui est un super signal sur l’évolution de la société ». (Entretien, 14 décembre 2023.)
La maison d’édition a vu son chiffre d’affaires progresser de 90 % entre 2014 et 2015.
De Beautiful Bastard, de Christina Lauren (2013) et After, d’Anna Todd (2015), à Calendar Girl, d’Audrey Carlan (2018), en passant par les séries Driven de K. Bromberg, The Elements, de Brittainy C. Cherry ou les romans de Morgane Moncomble et de Gaïa Alexia, une longue liste de best-sellers a permis à Hugo Roman de devenir un des tous premiers éditeurs de littérature générale en France. Le monde de la new romance, importé des États-Unis, est truffé d’anglicismes.

Robert Laffont a lancé un concours de manuscrits de premier roman sur TikTok ; et Hugo Publishing a également développé Fyctia en 2015, sa propre plateforme numérique gratuite d’écriture et de lecture de new romance, romantasy, comédie romantique et thriller, avec l’idée de proposer un nouveau rapport entre auteurs, éditeurs et lecteurs. À travers des concours, l’éditeur peut rapidement repérer de jeunes auteurs prometteurs tout en évitant la lourdeur et la lenteur du circuit éditorial et des comités de lecture habituels. En quelques années, plus de 150 textes ont ainsi été publiés par une soixantaine d’auteurs.
Enfin, depuis sept ans maintenant, ce même éditeur organise le festival de new romance8 qui affiche complet de longues semaines avant (3500 billets vendus en 24 h pour l’édition 2023). Pour l’édition 2023 à Strasbourg, étaient présents pas moins de 34 auteurs et 600 références dans la librairie dédiée (le panier moyen est de 110 € et souvent l’objet des dépenses du pass Culture).

« Avec la ‘Young adult’, on va être plus sur quelque chose de soft, de sweat », explique en 2017 Sophie Lagriffol, responsable éditoriale pôle féminin chez Harper Collins France ;

« Sur la ‘New adult’, on est sur un cahier des charges différent, avec des sujets plus ancrés dans le réel, avec des histoires d’amour plus intenses, plus engagées. L’action va se situer dans le monde professionnel ou à l’université. Et la grosse différence, c’est le sexe, qui va être beaucoup plus présent. »
« Mais les auteurs n’écrivent pas sur commande, en suivant un cahier des charges. Ils écrivent librement, et ensuite, c’est notre travail d’éditeur de savoir à quel cœur de cible le roman s’adresse […] Là on essaie de lancer un nouveau concept, la ‘Dark romance’, où l’on monte encore en intensité, avec des histoires de manipulations, de vengeances, des histoires avec une charge émotionnelle encore plus forte. »

La romance existe depuis toujours, la collection Harlequin est implantée en France depuis maintenant 45 ans. La plateforme wattpad a démocratisé et dédramatisé ce genre considéré comme « sous genre » par opposition à la littérature dite classique.

Augustin Trapenard, journaliste et présentateur de La Grande Librairie, déclare à ce propos, dans le documentaire de Jeanne Seignol Comment Tiktok bouleverse l’industrie du livre ? (Jeannot se livre, 20239) :

« Le bon goût littéraire, si on le définit, on se pose la question de savoir d’où il vient, en réalité cela a quelque chose à voir avec une culture élitiste. Cette façon d’envisager la littérature est violente car excluante. » (Trapenard, 2023)

La moitié des livres vendus en librairie sont des mangas, et l’éditeur star de la new romance a fait 42 millions de chiffre d’affaires en 2022. La création du pass Culture en 2021 permet également aux jeunes de dépenser jusqu’à 300 € en biens culturels et de démocratiser la romance. Peu à peu les médias mainstream, comme par exemple Le Monde, France Inter, France Culture, Lire, La Grande Librairie s’emparent de ce genre, reconnaissent et légitiment ainsi ce lectorat souvent marginalisé.

La responsabilité et la démarche pédagogique des éditeurs

L’explosion du lectorat s’est faite en parallèle du développement du réseau social TikTok et est devenue un phénomène de mode utilisé largement par les maisons d’édition.
Les éditeurs ne s’y sont pas trompés et s’engouffrent dans la démarche commerciale de ce marché porteur et de ce public captif. Beaucoup de maisons d’édition ont dorénavant leur collection sentimentale ; là encore pour se différencier, elles rivalisent d’imagination pour proposer des dénominations originales de catégories (new way, stardust, comédie romantique, drame psychologique, érotique, romance psychologique, dark romance, new romance, new adult, romantasy, romantic suspens…), de thématiques ou même encore pour avertir le lecteur des degrés d’intensité de sexualité.

Figure 3 – Quatrièmes de couverture de romans publiés chez Hugopoche

 

Ces collections s’appellent, entre autres, « Adult Romance » chez Addictives, « &moi » chez Lattès, « Red Velvet » chez Marabout ou encore « Best » chez J’ai lu pour elle. L’on peut d’ailleurs s’interroger sur les choix éditoriaux, notamment des couvertures, en guise d’avertissement de contenu. La couverture de The Love Hypothesis d’Hali Hazelwood, un conte sentimental dans un environnement professionnel, est enfantine, et pour autant, le chapitre 16 est entièrement dédié à la description explicite et érotique d’une scène d’amour. Arthur de Saint Vincent de chez Hugo reconnaît dans un article de Libération du 10 juin 202310 : « Certaines de nos couvertures ont pu être trop axées jeunesse et tromper les lecteurs mais nous avons mis en place un système très clair pour les limites d’âge ». Il revient également aux libraires de ranger les livres dans les bons rayons et d’expliquer aux lecteurs mais aussi aux parents que certains romans peuvent contenir des propos choquants. Dans le monde du livre, l’idée d’adosser un système d’évaluation tel que PEGI pour les jeux vidéo est en discussion depuis de nombreuses années, les trigger warnings (TW : avertissements) fleurissent dorénavant. En effet, pour guider le choix des lectures adolescentes, les éditeurs commencent à associer à leur objectif commercial une démarche pédagogique.
Tout récemment, chez Hugo Publishing, sur un titre paru en janvier 2024, est apposée et clairement identifiée en couverture la mention : « Ce livre est une dark romance destinée à un public averti. »

De même, le dernier roman de Morgane Moncomble, Un automne pour te pardonner, contient un avertissement en ouverture :

« Ce roman contient des scènes, des propos ou des sujets pouvant heurter la sensibilité de certaines personnes. S’il vous plaît, prenez garde au trigger warning* qui suit avant de vous aventurer dans cette lecture. Je tiens également à rappeler qu’il s’agit d’une œuvre de fiction ; avec des personnages imparfaits, des relations pas toujours saines et des comportements parfois inexcusables. L’autrice et la personne que je suis ne cautionne en rien les actes de ses personnages. *TW : harcèlement psychologique, bizutage. »

Les jeunes, souvent bien isolés face au foisonnement des rayonnages, peuvent se sentir démunis. Et les parents sans doute encore plus. C’est dans ce contexte, que TikTok se positionne clairement comme le premier support de recommandation de lectures et de new romance plus particulièrement.

Les facteurs du succès de la new romance

En premier lieu, s’identifier : les personnages ont l’âge des lecteurs (et souvent sensiblement le même que les auteurs d’ailleurs). « C’est un genre qui est écrit à 80 % à la première personne et au présent, on fait vivre une histoire au lecteur (technique du Show don’t Tell11) et on incarne le héros », confirme Marine Flour (entretien, 2023).
En second lieu, appartenir à une communauté : sortir de l’isolement spécifique de la lecture, activité par essence solitaire ; pouvoir partager les émotions de sa lecture avec ses pairs est particulièrement vrai pour la new romance, le succès du festival new romance témoigne du besoin pour chaque lecteur de se retrouver et d’échanger sur ces expériences de lecture. Cette communauté se retrouve au sein des CDI dans les transmissions de conseils, les retours de lectures et la viralité des prêts.
En troisième lieu, vivre l’amour. La trame narrative essentielle se tisse autour des romances et du sexe, et se termine en happy end. 86 % des répondants expliquent que c’est ce qui leur plaît le plus. Rêver d’amour en étant adolescent est fondateur de son développement affectif.
En dernier lieu, la construction de soi : avec des sujets ancrés dans le réel, dans des univers de femmes contemporaines et exploitant des faits de société. La psychologie de l’adolescent avec des questions qui lui sont propres est souvent traitée : qui suis-je ? Qui voudrais-je être ? Quels sont mes choix existentiels ? C’est aussi une littérature qui ne se cantonne pas à un seul genre, on y trouve du fantastique (romantasy), du réalisme, de la mythologie, de la romance, du suspens et même des dystopies. La lecture est pour beaucoup une façon de s’échapper, de se donner à vivre autre chose.

Des pratiques de lecture diversifiées

Par le biais de demandes réitérées d’achats au CDI, je me suis aperçue que les élèves lisent bien plus qu’il n’y paraît. Au CDI, les élèves qui conseillent des livres les ont en majorité déjà lus et les ont souvent déjà à la maison. C’est assez touchant de voir que dans une démarche altruiste, ils souhaitent faire profiter les autres usagers de leurs recommandations et de leurs lectures plaisirs. Un vrai trafic de prêts entre copines s’organise pour être de celles qui auront lu le nouveau tome en premier ; une organisation se fait entre celle qui achètera le premier et celle qui se procurera le suivant d’une série (par exemple Campus driver). Comme le démontre Jeanne Seignol dans son documentaire Vraiment, les jeunes ne lisent plus ? (18 novembre 2022), les adolescents lisent, mais ne sont parfois pas des emprunteurs des CDI, d’où la difficulté pour les professeurs documentalistes à les identifier et à les capter. À ce titre, 74 % des répondants de l’enquête disent acheter leur propre roman de new romance (parents ou cadeaux). Marine Flour remarque également de manière intéressante que ces lecteurs sont :

« des lecteurs avertis (qui fréquentent les comptes de recommandations) et qui savent ce qu’ils veulent. Au final, sur le festival de new romance, on est amené à faire peu de conseils car on est sur des lecteurs qui savent ce qu’ils viennent chercher. Le premier conseil pour accompagner le lectorat est de l’écouter car on est face à des connaisseurs et un public qui est capable de lire un livre par jour. » (entretien, 2023).

C’est le rôle du professeur documentaliste d’être dans la médiation de ce type de littérature. Il paraît important de contextualiser un texte, comme on l’a vu précédemment avec une nécessité de la part de l’éditeur et du libraire, voire de l’auteur, de verbaliser ce à quoi on doit s’attendre « un texte cela peut être émancipateur mais cela peut aussi faire mal » (Augustin Trapenard, Octobre 2023). La new romance semble pour beaucoup de jeunes une entrée dans la lecture plaisir. Les modes et les genres évoluent : aux professeurs documentalistes de s’informer et d’exploiter cette nouvelle tendance. Dans ma propre pratique de lecture, je n’en exclus aucune, et je lis surtout ce que les élèves lisent et aiment car j’estime que cela fait partie de mes missions pédagogiques et éducatives. C’est la porte d’entrée sur un accord tacite de coopération entre adulte et adolescent, entre enseignant et élève. Car c’est un langage commun qui permet d’ouvrir le débat et d’aborder vraiment les questions de sens, de choix et de sujets de société. Au moment de la diffusion de l’enquête auprès des élèves j’ai eu quelques retours très prudents « madame c’est fait pour boycotter la new romance dans les CDI ? ». Dans le cheminement d’un élève, il semble que le CDI espace du livre dans l’établissement, est assez éloigné, par son contenu, de la bibliothèque idéale d’un adolescent. Ce qui est confirmé par les chiffres : seulement 18 % des répondants à l’enquête estiment que c’est le CDI qui leur a donné envie de lire ce type de romans.

La new romance comme vecteur pédagogique

De manière non exhaustive, voici quelques initiatives pédagogiques qui peuvent permettre d’accompagner les différentes acquisitions de new romance en CDI. Dans un premier temps, il paraît prudent d’être critique par rapport aux propositions faites notamment par le biais du cahier de suggestions ou devant des demandes parfois insistantes : c’est à ce moment-là qu’un premier dialogue peut être entamé sur les motivations du choix des lectrices. Comment connaissent-elles ces titres ? Est-ce qu’elles les ont déjà lus ? Pourquoi les ont-elles aimés ? Peuvent-elles raconter l’histoire ?
Faire des unboxing peut être pertinent à l’arrivée des commandes ; à cette étape, cela permet d’attiser la curiosité pour d’autres romans. Comme plus tard, associer les élèves aux étapes de catalogage et d’équipement. L’incidence est immédiate : les réservations en ligne sur e-sidoc se multiplient, fonction qui permet de faire quelques rappels de méthodologie de recherche.
La lecture de new romance peut également être une porte d’entrée vers la littérature en langue originale : par exemple, il est relativement facile de faire lire des titres de Colleen Hoover en anglais, l’argument fort étant de pouvoir lire les nouveautés en avant-première. La saga Harry Potter a largement bénéficié de ce phénomène qui démultiplie l’effet d’attente chez les lecteurs.

De plus, certains sujets (notamment la mythologie) peuvent être explorés de façon moins conventionnelle. Certains classiques littéraires ou auteurs cités dans des new romances voient leur vente augmenter (Les Hauts de Hurlevent, Orgueils et préjugés, Oscar Wilde…) et emmènent des lecteurs à la découverte d’autres auteurs. Des pratiques pédagogiques plus ordinaires peuvent aussi fédérer autour de ce genre : inviter les élèves à créer leurs propres recommandations grâce à des booktube, booktrailer ou des booktok. Maelly et Dieunie, deux élèves du lycée Félix Eboué de Cayenne, ont rédigé un article dans le journal de leur établissement sur BookTok12. On peut également apposer sur les ouvrages des avertissements rédigés par les élèves. Dans tous les cas, j’échange au moment du prêt et du retour. Ce qui me paraît être une nécessité professionnelle est également de lire quelques titres plébiscités afin d’établir un contact avec les lecteurs du CDI.
Toutes ces initiatives pédagogiques ont eu un effet stimulant sur le taux d’emprunt : + 85 % sur le bilan du CDI de juin 2023 (corrélé à + 51 % en taux de fréquentation).

Enjeux et limites de la new romance

De ces dialogues, naissent régulièrement des discussions autour de sujets qui touchent les valeurs des jeunes, et qui sont objet de débats dans la société. Selon les résultats de l’enquête, 57 % des répondants sont parfois choqués de l’image de la femme dans ces romans (38 % ne le sont pas), 46 % verbalisent la nécessité d’échanger sur l’absence de valeurs morales, 39 % sur la violence. Le plaisir de lire demeure néanmoins le plus fort pour poursuivre ces lectures (80 % des répondants). L’on peut envisager un club lecture thématique avec la présence d’un infirmier scolaire, des actions autour des violences intrafamiliales avec des professionnels, des jeux de rôle ou bien des débats. Toute initiative pédagogique permettant d’aborder ces sujets sensibles est la bienvenue. Le professeur documentaliste tend à devenir le médiateur d’une réflexion en construction : parler plutôt que censurer, alerter plutôt que dramatiser, partager plutôt que culpabiliser. D’autant que la bienséance des adultes ne résiste souvent pas à l’authenticité et à la lucidité des adolescents : les craintes des adultes ne sont pas toujours justifiées. L’érotisme et la sexualité arrivent en dernier des thèmes qui heurtent les élèves (20 % des répondants). Un lectorat adulte (sauf cas particulier) prendra note des sujets abordés et aura conscience de la limite entre fiction et réalité. Les adultes ont tendance parfois à infantiliser les élèves, à les déresponsabiliser alors qu’eux-mêmes ne sont pas dupes des enjeux thématiques : le prix Goncourt des lycéens 2023 (Triste tigre de Neige Sinno) témoigne de la lucidité et de la maturité des élèves. La récente (2019) collection l’Ardeur de Thierry Magnier, destinée « aux plus de 15 ans, [qui publie] des ouvrages [qui] parlent de sexualité d’une manière heureuse, aux antipodes d’un porno trop souvent vu comme une norme par les ados » témoigne du besoin « d’une littérature courageuse qui s’intéresse à l’adolescence telle qu’elle est, avec ses zones d’ombres, ses excès, ses émotions exacerbées. Mais l’adolescence est aussi une période où le corps se métamorphose, où la vie sexuelle commence. Quoi de plus logique, alors, que d’ouvrir [le] catalogue à des textes qui parlent de sexualité, de désir, de fantasme. L’Ardeur se pose résolument du côté du plaisir et de l’exploration libre et multiple que nous offrent nos corps13 ».

Apprivoiser la sexualité

La spécificité de la new romance étant d’intégrer des scènes explicites de sexe dans les romans, une question se pose : comment aborder la sexualité en établissement scolaire et dans les CDI ? Deux Thèmalire (« Sexualité et littérature ado », InterCDI, mai-juin 2020, n° 285 ; et « Les premières fois », InterCDI, mai-juin 2024, n° 306) ont exploré les différents enjeux de ces questions et proposé des ressources à exploiter au CDI.
À l’heure où en décembre 2023, un réseau comme Parents vigilants (affilié au parti d’extrême-droite Reconquête !) commence à infiltrer l’école et remet en cause l’éducation sexuelle en classe (preuve en est la pression exercée pour retirer des livres sur la sexualité des CDI, l’association obtenant gain de cause dans un établissement privé catholique), le CDI, en tant que lieu de ressources des multiples éducations, se doit d’être le garant de la transmission des valeurs de respect, de tolérance et de consentement, adaptée à chaque public, à chaque sensibilité et à chaque âge. S’il paraît communément admis de proposer des documentaires sur la sexualité en rayon psychologie, sociologie et/ou santé, et d’aborder la sexualité sous un angle éducatif, il est parfois plus difficile de consentir à des fictions intégrant des scènes érotiques pouvant amener l’adolescent à découvrir et expérimenter son désir et sa sexualité différemment que sur internet.
La censure de l’ouvrage Bien trop petit de Manu Causse en juillet 2023 soulève des enjeux bien plus importants que ceux que l’on avance officiellement : l’hypocrisie d’une frange de la société puritaine, le lobbying de courants radicaux, la censure infondée, l’infantilisation des lecteurs et des adolescents, la remise en question des engagements personnels des auteurs. D’autant que l’éditeur Thierry Magnier a pris soin en quatrième de couverture d’apposer un bandeau d’avertissement : « Puisqu’il présente des scènes explicites, nous avons pris soin de faire figurer sur la 4e de couverture une mention adressant ce livre à un lectorat averti, à partir de 15 ans ». Pour justifier cette censure le ministre s’appuie notamment sur la loi de 1949 (sur les publications destinées à la jeunesse) toujours en vigueur et qui est de toute évidence obsolète face à l’évolution de ces questions et les pratiques de lectures adolescentes.
La nouveauté dans les premières new romance est l’affranchissement du modèle patriarcal, par exemple Sex and the city (2002) et Le journal de Bridget Jones (2004) mettent en scène pour la première fois des trentenaires célibataires qui assument leurs désirs. Dans le dernier ouvrage paru en 2023 de Morgane Moncomble Seasons, tome 1 : Un automne pour te pardonner, l’évolution de la relation amoureuse (même si elle démarre sur un trope “ennemies to lovers” : sentiment de haine par l’héroïne envers le garçon qu’elle finira par aimer) et les scènes de sexe (chapitres 20, 25 et 28) sont toujours empreintes de consentement et de décence.

Pour autant, la journaliste et auteure Camille Emmanuelle, dénonce dans une interview :

« la manière dont les maisons d’édition ont fait de ce genre littéraire un produit marketing extrêmement codifié : normalisation des rôles féminin et masculin, sexualité aseptisée, noms américains, règne absolu du ‘glamour’ […] Ce qui paraît intéressant dans la littérature érotique est bien en ce qu’elle n’est jamais traumatisante. Les images peuvent l’être : on peut tomber sur une vidéo pornographique par hasard, sans y être préparé. Face à un texte, le rapport est très différent. On peut fermer le livre très vite, passer les pages et les lignes. Chaque lecteur a ses propres filtres mentaux qui empêchent le contenu de devenir intrusif. Je milite pour que ce genre de textes soit davantage connu, car il montre qu’en dehors des codes de YouPorn et de la romance, une autre vision du couple et de la sexualité est possible. » (La romance décomplexée, Emmanuelle Camille, juin 201714).

Autant de questions à explorer dans le dialogue construit avec les élèves. Des projets concertés avec les services éducatifs, sociaux et médicaux des établissements peuvent permettre aux élèves de continuer à libérer la parole et œuvrer à leur bien-être. Le succès de la série Sex Education sur Netflix est représentatif d’une génération plus assumée dans sa sexualité et dans son identité de genre. Dans un pays comme la France, où ce sujet reste encore tabou, offrir des ressources aux élèves leur permettant de dépasser les stéréotypes, de construire leur identité sexuelle dans la bienveillance, d’aborder des problèmes affectifs inhérents à l’adolescence et d’amorcer le dialogue sur leurs préoccupations semble fortement recommandé.
C’est un poncif de se dire que la littérature doit donner à explorer les sujets sensibles de la société mais qu’elle doit aussi nous pousser à une réflexion sur le monde et sur nous-mêmes. La new romance n’échappe pas à cet objectif et le rôle de médiateur et de facilitateur de lectures du professeur documentaliste s’applique aussi aux appétences des élèves et aux modes éditoriales.

Pour conclure

Le désir semble être un des derniers tabous de la littérature de jeunesse alors même que cette génération d’adolescents grandit avec une évolution positive des représentations et l’accès facilité à l’information sur la sensualité, le consentement, les genres…
Pour autant des stéréotypes de relation hétéronormée parfois non équilibrée persistent dans cette littérature en vogue qu’est la new romance. Ce genre est codé, au point d’être un secteur qui s’auto-alimente avec des couvertures, des scénarios et des personnages quasiment interchangeables et qui devient un pur produit marketing. La romance est en train de devenir un domaine stratégique pour l’édition. Scarlett St. Clair et Morgane Moncomble figurent dans les 18 meilleurs auteurs français en vente cumulée et Colleen Hoover, côté romans étrangers. Signe d’une évolution de la perception de ce genre déconsidéré, le patron des éditions du Seuil a annoncé en 2023 la création d’un « espace dédié aux littératures de genre grand public », tout comme Editis qui a créé Chatterley, « une maison d’édition dédiée à la romance adulte ». Si les éditeurs s’engouffrent dans cette nouvelle part de marché, c’est bien parce que les réseaux sociaux et les communautés #booktok #booktube #bookstagram propulsent ces histoires en tête des lectures des « jeunes adultes ». Cet enthousiasme profite à bon nombre d’adolescents qui se sont vus devenir lecteurs et qui découvrent à leur tour la magie de la lecture plaisir et le transport de l’âme à travers de vastes imaginaires et de puissantes émotions.
De nombreux sujets afférents pourraient faire l’objet de développements approfondis et auraient leur intérêt dans la stimulation intellectuelle qu’offrent les articles professionnels. La féminisation du genre, la réception de la romance chez les adolescents, les spécificités de la dark romance et leurs sombres attraits, les plateformes d’écriture, l’égalité filles-garçons, la prescription TikTok… restent encore à explorer.
Il n’en demeure pas moins une perpétuelle question, à savoir qui de l’éditeur ou du lecteur fait le succès d’un titre ? Les plateformes d’écriture et les réseaux sociaux ont tendance à bouleverser les principes établis mais les éditeurs ont rapidement saisi les occasions et replacé au centre du débat l’enjeu financier de l’édition. Pour autant, les librairies, les bibliothèques et les CDI devraient encore bénéficier dans les prochains mois des retombées positives de l’appétit vorace de ces lecteurs. À chaque professionnel de se saisir de cette occasion. Ce qui compte c’est que le CDI puisse être un lieu de référence dans la lecture plaisir et le professeur documentaliste un guide dans les choix et les enjeux de la new romance. Être présent de manière concomitante et synchrone au besoin de l’élève est un beau défi éducatif. Tout comme le signifiait Jeanne Seignol lors de notre rencontre, « s’il y a des jeunes filles qui sont suffisamment en confiance pour venir faire ces demandes, c’est bon signe ». L’enjeu étant de pouvoir ouvrir et diversifier les possibles de lectures des élèves et faire acte de curiosité au-delà de l’algorithme de recommandation.
Cet été, dans votre PAL ajoutez un Colleen Hoover ou un Morgane Moncomble, vous serez peut-être surpris d’apprécier. Et sans doute qu’à la rentrée des classes, les élèves auront découvert un autre genre et rempliront le cahier de suggestions d’auteurs dont les professeurs documentalistes n’auront pas encore entendu parler.

 

Références Biblio-sitographiques

Béja, Alice. La new romance et ses nuances. Marché littéraire, sexualité imaginaire et condition féminine. Revue du Crieur, 2019, vol. 12, n° 1, p. 106-121. https://www.cairn.info/revue-du-crieur-2019-1-page-106.htm

Bigey, Magali. 50 nuances de Grey : du phénomène à sa réception. Hermès, La Revue, 2014, n° 69, p. 88-90. https://doi.org/10.3917/herm.069.0088

Bouhadjera, Hocine. Roman censuré : la sexualité interdite en littérature jeunesse ? Actualitté, Les Univers du livre, 19 juillet 2023. https://actualitte.com/article/112717/droit-justice/roman-censure-la-sexualite-interdite-en-litterature-jeunesse

Gary, Nicolas. Les 10 livres les plus vendus et les auteurs favoris des Français en 2023. Actualitté, Les Univers du livre, 27 décembre 2023. https://actualitte.com/article/114930/meilleures-ventes/les-10-livres-les-plus-vendus-et-les-auteurs-favoris-des-francais-en-2023

Hakem, Tewfik, Vassy, Marceau & Abouchar, Vincent. La Romance par Blutch et Morgane Moncomble, ou le renouveau d’un genre. France Culture, 20 novembre 2022. https://www.radiofrance.fr/france
culture/podcasts/affinites-culturelles/la-romance-par-blutch-et-morgane-moncomble-ou-le-renouveau-d-un-genre-6297252

Hamou Aldja, Inas. Le phénomène de la «New Romance» : le genre littéraire qui fait exploser les ventes en France. France Info, 10 novembre 2023. https://www.francetvinfo.fr/culture/livres/roman/le-phenomene-de-la-new-romance-soit-la-romance-actuelle-le-genre-litteraire-qui-explose-les-ventes-en-france_6167226.html

Houot, Laurence. «Young adult», «Dark romance», «New adult» : littérature ou marketing ? Enquête au salon Livre Paris. France Info, 26 mars 2017. https://www.francetvinfo.fr/culture/livres/roman/quot-young-adultquot-quot-dark-romancequot-quot-new-adultquot-litterature-ou-marketing-enquete-au-salon-livre-paris_3363159.html

La romance décomplexée (dossier). Lecture Jeune, juin 2017, n° 162. https://ww.lecturejeunesse.org/product/la-romance-decomplexee-n162-juin-2017/

Paradis, Josée-Anne. La « new romance » sous la loupe : un phénomène plus grand que nature. Les libraires, 7 avril 2017. https://revue.leslibraires.ca/articles/litterature-etrangere/la-new-romance-sous-la-loupe-un-phenomene-plus-grand-que-nature/

Pourquoi parler d’amour et de sexualité dans la littérature jeunesse ? France Culture, 27 novembre 2023. https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/etre-et-savoir/pourquoi-parler-d-amour-et-de-sexualite-dans-la-litterature-jeunesse-1602609

Rom’com, new romance : le girl power de l’édition ? France Inter, 28 novembre 2017. https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/le-nouveau-rendez-vous/rom-com-new-romance-le-girl-power-de-l-edition-7387017

Seignol, Jeanne. Jeannot se livre : Comment Tiktok bouleverse l’industrie du livre ? Youtube, 25 mars 2023. https://www.youtube.com/watch?v=H13SZ1j3bLM&t=2s

Seignol, Jeanne. Jeannot se livre : envoyée spéciale du booktube game. France Culture, 19 septembre 2023. https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/lectures-numeriques/jeannot-se-livre-envoyee-speciale-du-booktube-game-9907311

Servos, Marie-Stéphanie & Djoupa, Aïda. Le BookClub Mad : romance et féminisme, un amour impossible ? Youtube, 2 mars 2023. https://youtu.be/JK9rYBwrd_U?si=uRMDV5Ikoei2TFxx

Van der Linden, Sophie. Sexe et ados : que peut la littérature ? Libération, 30 novembre 2021. https://www.liberation.fr/culture/livres/sexe-et-ados-que-peut-la-litterature-20211130_EULQLXUBSFDLFGUFIJTK7CSCRI/

 

 

Références complémentaires

Collection l’Ardeur. Editions Thierry Magnier, s.d. https://www.editions-thierry-magnier.com/collection-l-ardeur-1237.htm

Dansoko Touré, Katia. La littérature érotique fait sa mise à jouir. Libération, 5 février 2023. https://www.liberation.fr/lifestyle/la-litterature-erotique-fait-sa-mise-a-jouir-20230205_JSZDUWSM7
ZH5TNL3IRZLTLFBKE

Durand, Marine. Dossier Romance : le coming out. Livres Hebdo, 5 février 2016. https://www.livreshebdo.fr/article/dossier-romance-le-coming-out

Goldszal, Clémentine. Lire en VO, une tendance en hausse chez les ados. Le Monde, 16 septembre 2023. https://www.lemonde.fr/m-le-mag/article/2023/09/16/lire-en-vo-une-tendance-en-hausse-chez-les-ados_6189697_4500055.html

Goldszal, Clémentine. La new romance, filon à l’eau de rose du monde de l’édition. Le Monde, 11 novembre 2023. https://www.lemonde.fr/m-le-mag/article/2023/11/11/la-new-romance-filon-a-l-eau-de-rose-du-monde-de-l-edition_6199498_4500055.html

Jiji & Célia. New(s) Romance. L’émission 100 % NR. Youtube. NewRomanceChannel, février 2023. https://www.youtube.com/@NewRomanceChannel

Johannès, Franck. À Tahiti, l’envers sombre du paradis touristique. Le Monde, 17 avril 2023. https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/04/17/a-tahiti-l-envers-sombre-du-paradis-touristi
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Moreau, Willy. « Il y a des scènes de sexe très explicites » : l’embarras des éditeurs et libraires face au succès des « dark romances », un nouveau genre littéraire. France Info, 19 avril 2023. https://www.francetvinfo.fr/culture/livres/reportage-il-y-a-des-scenes-de-sexe-tres-explicites-l-embarras-des-editeurs-et-libraires-face-au-succes-des-dark-romances-un-nouveau-genre-litteraire_5778326.html

Oury, Antoine. Jeannot se livre : « On ne lit plus maintenant comme on lisait hier ». Actualitté, Les univers du livre, 21 novembre 2022. https://actualitte.com/article/108789/trouvailles/jeannot-se-livre-on-ne-lit-plus-maintenant-comme-on-lisait-hier

Seignol, Jeanne. Jeannot se livre : Vraiment, les jeunes ne lisent plus ? (Documentaire). Youtube, 19 novembre 2022. https://www.youtube.com/watch?v=FLDuKeKDDZU

 

Au cœur de l’intelligence artificielle. Des algorithmes à l’IA Forte d’Axel Cypel

Le livre d’Axel Cypel Au cœur de l’intelligence artificielle. Des algorithmes à l’IA forte offre, en 480 pages, une exploration du monde complexe et en constante évolution de l’intelligence artificielle (IA). Axel Cypel est ingénieur diplômé de l’École des Mines de Paris, spécialiste de la gestion de projets et de Data science. Auteur et conférencier, il est aussi enseignant à l’École Aivancity1. Il exerce actuellement au sein d’un groupe bancaire différentes fonctions de transformations techniques et organisationnelles axées sur les projets d’IA.

Au cœur de l’intelligence artificielle n’est pas un ouvrage de vulgarisation scientifique à proprement parler, il s’agit d’un ouvrage repère qui présente de manière critique l’IA, son fonctionnement, ses forces et ses dangers, en appui sur des arguments scientifiques. Comme le sous-titre l’indique, Des algorithmes à l’IA forte, Axel Cypel commence par introduire les bases des algorithmes, de manière à permettre une compréhension optimale de la façon dont l’IA émerge à partir de ces éléments fondamentaux. L’auteur s’attache à détailler les différences entre la science (informatique et mathématique) et ce que la presse ou certains auteurs nous expliquent de l’IA.

Quatre parties, très progressives, structurent la réflexion.

La première partie « Expliquer l’IA » (p. 11-136) est organisée autour d’une présentation générale de différents concepts : l’IA, le Machine Learning, la Data science, la pensée computationnelle et l’apprentissage machine.
L’IA, selon l’auteur, vise à donner des « capacités cognitives à la machine, résoudre des problèmes complexes » et plus précisément à lui conférer « des facultés de perception, d’apprentissage, de raisonnement, de décision et de dialogue » (p. 14). Ainsi dotées de fonctions cognitives, les machines pourront se substituer, dans certains cas, aux prises de décisions des individus. Pour son fonctionnement, l’IA (combinaison entre les mathématiques et l’informatique) nécessite une grande masse de données (data).
Les algorithmes, terme largement utilisé par les médias sans être systématiquement explicité, sont définis comme une séquence d’instruction implémentée sur un ordinateur : ils transcrivent « informatiquement des méthodes mathématiques pour parvenir à créer une modélisation d’un phénomène à partir de données ». Quant à l’IA « forte », elle est présentée comme un modèle prédictif, supervisé, souvent décrit à l’aide de formules mathématiques, qui a pour caractéristiques de déléguer à des machines une partie des capacités humaines pour prendre des décisions, pour se substituer aux choix humains.
L’auteur préfère la rigueur mathématique aux envolées journalistiques. Il désapprouve les rapprochements que l’on peut faire entre l’IA et l’intelligence humaine. On en revient toujours, selon lui, à l’expertise humaine ; il n’y a pas d’autonomie des machines. Et il pointe « un discours largement plus pervers et bien plus commun : celui qui consiste à proclamer la neutralité des machines, sous couvert de froide application de la mathématique, leur conférant l’absence de sentiments. On voit clairement qu’il n’en est rien. La machine est aussi neutre que son concepteur, à savoir celui qui a déterminé le critère à appliquer. » (p. 132).
L’intelligence artificielle, comme tout algorithme d’apprentissage machine, est une technique d’optimisation. La nouveauté ne vient, en fait, précise-t-il « que de la capacité de calcul informatique qui de nos jours permet de traiter des problèmes d’optimisation en peu de temps, autorisant des applications concrètes ». Et il conclut qu’il n’y a pas d’outil magique pour capturer un réseau de neurones : « On en revient donc toujours plus ou moins à l’expertise humaine qui va indiquer les bons descripteurs à utiliser et, à tout le moins, labelliser une base d’apprentissage. Et cela porte un nom : l’artisanat… Il ne sera pas possible d’automatiser la recherche des réponses aux problèmes. » (p. 135)

Dans la deuxième partie (p. 137-236), l’auteur développe les « Limites techniques des approches ». L’expression « infirmités de l’IA » est utilisée pour caractériser ces limites qui sont déclinées en petits et grands théorèmes de limitation : à savoir les biais, les boîtes noires, les rêves d’une machine auto-apprenante…
Dans le chapitre sur les petits théorèmes de limitation, l’auteur explique notamment la notion de corrélation (« deux séries de données sont apparemment corrélées sans qu’il y ait de raison logique »). Il souligne, entre autres, que beaucoup de corrélations n’ont aucun sens et qu’il ne suffit pas de disposer d’une grande quantité d’informations pour avoir une grande quantité de connaissances, il existe des corrélations fallacieuses. La Data science reste « une affaire de spécialistes ». Le problème n’est pas de traiter toutes les informations, ce qui serait illusoire, mais de faire « ressortir la bonne » : « Or la bonne, comme la vraie, est une notion sémantique et nécessite donc une interprétation.» (p. 204)
Dans le chapitre sur les grands théorèmes de limitation – un atout de cet ouvrage savant – l’auteur, sans trop rentrer dans des développements et formulations mathématiques, présente comment un modèle peut s’écarter de la réalité par la représentation qu’il propose. Il n’est pas possible, avance-t-il en conclusion, « d’éliminer le doute, de remplacer la confiance » : « La certitude n’existe pas plus en mathématiques qu’en tout autre activité humaine. »

La troisième partie (p. 237-310) est consacrée à la dimension socio-économique du numérique et notamment à l’école. L’auteur traite de sujets variés « autour de l’IA », comme le transhumanisme, les GAFAM, le Bitcoin, la Blockchain. Il propose une réflexion scientifique sur de nombreux thèmes d’actualité, avec des critiques virulentes de certains ouvrages abordant ces mêmes sujets.
« Le transhumanisme est un obscurantisme » selon lui, et à l’occasion il procède à une critique appuyée du livre La guerre des intelligences de Laurent Alexandre, pour sa vision animiste « de l’intelligence artificielle et […] les craintes qui en découlent », lui reprochant de « se complaire dans l’approximation et la simplification à outrance [faisant] d’un discours potentiellement profond un modèle de raisonnement spécieux ». Et il développe des arguments en faveur d’une intelligence artificielle « outil », dénuée de conscience, au service des utilisateurs.
Le chapitre suivant aborde l’omniprésent sujet du monopole des GAFAM, qualifiées de « technologies numériques de désintermédiation ». Les GAFAM se positionnent « comme une fine couche sur les producteurs (où sont les coûts) pour toucher la multitude des gens (où est l’argent)2 ». Ce qui illustre fort à propos le monde contemporain où Airbnb, Amazon, et Google, pour n’en citer que quelques-uns, prospèrent à la faveur, selon lui « de la nullité de leurs concurrents » alors que la réalité est bien plus compliquée. Et d’ajouter que l’efficacité des GAFAM « provient d’une sorte de fantasmagorie selon laquelle une requête sur Internet donne l’ensemble des actions possibles pour un souhait donné » (p. 271).
Un chapitre sur « l’argent technologique », Bitcoin et autres monnaies scripturales complète la réflexion en développant les usages de l’IA dans ces domaines. La technologie Blockchain est alors présentée qui suscite l’intérêt des entreprises et des chercheurs.

Dans la dernière partie (p. 311-445), Axel Cypel ouvre le débat sur « L’IA et le sens du progrès » : danger, éthique et conscience d’une IA forte.
Il revient alors sur l’intelligence artificielle, avec le traitement automatique du langage et notamment la génération de textes (Natural Language Generation) à partir d’une grande masse de données. Il développe ce thème à partir d’exemples précis, comme la catégorisation des mails, ou la création d’un moteur de recherche. Cette partie, assez technique, peut intéresser les professeurs documentalistes par les thématiques traitées, comme l’indexation d’un corpus documentaire, ou la réalisation d’un chatbot, défini comme « un programme informatique donnant l’illusion de comprendre vos requêtes et de pouvoir dialoguer avec vous pour y répondre ». Ce qui l’amène à s’interroger sur la place de l’intelligence artificielle dans ce cadre : « L’intelligence artificielle se situe uniquement dans le moteur de langage naturel, et encore, seulement s’il est construit à partir de Machine Learning. »
L’ouvrage se termine sur les dangers de l’intelligence artificielle, mettant en garde contre tous les thuriféraires du progrès. Il cite en particulier des passages du livre de Luc Ferry La révolution transhumaniste : « On n’y peut rien, nous autres pauvres humains ça se fait à notre insu et c’est gouverné par une force supérieure qui s’appelle la compétition internationale ». L’auteur liste alors toutes les menaces possibles (reconnaissance faciale, résurgence de la guerre froide entre États-Unis et Chine pour financer les meilleurs logiciels, normes européennes et mondiales, réglementations…), sans vraiment développer l’une d’entre elles, mais en s’appuyant sur des ouvrages qui vont traiter le problème, et finalement sans conclure à ce niveau sur un véritable danger de l’IA (mais qui peut savoir ?). Le propos n’est pas inintéressant, c’est l’honnête citoyen qui s’interroge : « La science doit servir et non pas asservir. Son usage à grande échelle, via la transmission radio les algorithmes de Big Data, tend à assigner aux personnes une place prédéterminée » (p. 418).
La question est ensuite posée du bon usage de l’intelligence artificielle, et de l’importance d’une « réflexion éthique » portant « naturellement » sur la définition de ce « bon usage » : une question à laquelle il n’est pas simple d’apporter une réponse car plus le modèle est complexe, plus il est difficile de comprendre la complexité algorithmique.
Le dernier chapitre se termine sur la « Conscience (artificielle), intelligence artificielle forte ». L’intelligence artificielle y est définie de manière plus littéraire que technique, et plusieurs arguments sont développés, concluant sur l’impossibilité d’une intelligence artificielle consciente.

En conclusion avec Au cœur de l’intelligence artificielle, Axel Cypel réussit à rendre des concepts souvent abstraits accessibles même pour les lecteurs peu avertis. L’utilisation d’exemples concrets et d’analogies pertinentes contribue à rendre le sujet moins intimidant et l’approche critique retenue à captiver l’intérêt du lecteur.
L’ouvrage est intéressant, notamment dans ses (premières) parties à dominante technique, et sans trop de formules mathématiques. Les chapitres qui ouvrent des perspectives sur des questions de société pourront être approfondis par la lecture de son dernier ouvrage Voyage au bout de l’IA : ce qu’il faut savoir sur l’intelligence artificielle, récemment publié chez De Boeck supérieur (octobre 2023).
La force du livre est que l’auteur ne se limite pas aux algorithmes de base mais qu’il explore également le concept d’IA forte. Cette extension vers des sujets plus avancés offre une perspective sur le sujet. Il est important de noter cependant que la complexité de certains concepts peut nécessiter une concentration plus approfondie et des prérequis de la part du lecteur.
Un autre intérêt du livre réside dans sa capacité à aborder les implications éthiques de l’IA. Axel Cypel soulève des questions cruciales sur l’éthique et la responsabilité dans le développement de cette technologie. Cela ajoute une dimension critique à la discussion et invite à réfléchir sur les implications à long terme de l’IA.
Au cœur de l’intelligence artificielle d’Axel Cypel constitue ainsi une introduction solide à l’IA, tout en suscitant une réflexion sur les enjeux éthiques et sociaux liés à cette technologie en rapide évolution. Il a, à ce titre, toute sa place dans un CDI, en tant qu’ouvrage ressource pour les enseignants.

 

 

 

Cypel, Axel. Au cœur de l’intelligence artificielle. Des algorithmes à l’IA Forte. Bruxelles : De Boeck Supérieur, 2020. 480 pages. 24,90 euros.

 

La signalétique, l’incontournable du CDI

La signalétique au CDI répond à de nombreux enjeux (accueil, attentes et besoins des usagers, organisation des collections, etc.), ce qui nécessite le respect d’un certain nombre de principes et l’utilisation d’outils dédiés. Revue des objectifs, des éléments-clés et de la méthodologie. 

Plonger dans l’univers de la signalétique d’un CDI nécessite une réflexion stratégique qui englobe les collections mais également l’organisation des lieux, la disposition du mobilier et l’attention portée aux usagers. La signalétique a pour mission d’informer de manière institutionnelle et fonctionnelle, tout en mettant en lumière les différents espaces et ressources, et de guider les usagers dans leurs recherches d’informations.

La mise en place d’une signalétique n’est donc pas anodine. Elle reflète implicitement les choix opérés en ce qui concerne les collections, l’accès à ces collections, la politique d’accueil, ainsi que la manière dont est envisagée l’utilisation des ressources et des services mis à la disposition des publics. Dans un contexte où l’autonomie des usagers et leur accès optimisé au fonds sont des objectifs primordiaux, elle joue un rôle crucial. Elle est un outil au service de cette autonomie, en ce qu’elle facilite notamment l’exploration des collections.

Au CDI, les objectifs sont : créer une atmosphère propice à la familiarisation du lieu par les usagers, faciliter leur repérage et répondre à leurs besoins d’information. Mises en valeur par une signalétique réfléchie, les collections suscitent la curiosité des élèves, ce qui peut les inciter à s’emparer des ressources qui les entourent.

De plus, la signalétique permet d’initier les élèves à l’information-documentation. En effet, selon la circulaire de missions1, le professeur documentaliste, en tant que « responsable du CDI, du fonds documentaire, de son enrichissement, de son organisation et de son exploitation », a un « rôle de médiateur [à jouer] pour l’accès à ces ressources dans le cadre de l’accueil pédagogique des élèves au CDI et plus largement dans le cadre de la mise en œuvre des différents enseignements et parcours. » Si les mots d’organisation du fonds documentaire renvoient, entre autres, à l’organisation de l’espace, le terme « médiateur » pour l’accès à ces ressources dans le cadre de l’accueil pédagogique des élèves au CDI fait référence à la signalétique et à son rôle pédagogique auprès des élèves : leur faire appréhender l’organisation d’un espace d’informations en utilisant le CDI comme exemple. De même, le Socle de connaissances, de compétences et de culture cite dans le « Domaine 2 – cycle 3 : Les méthodes et outils pour apprendre » la compétence « Maîtriser le fonctionnement du CDI (6e) ».

Ces éléments se retrouvent dans le texte « Orientations pour l’éducation aux médias et à l’information (EMI) Cycles 2 et 3 » de janvier 20182 qui énonce dans la thématique – S’approprier et comprendre un espace informationnel et un environnement de travail. Comprendre le fonctionnement des différents médias : « L’élève s’approprie ses espaces et son environnement d’information et de travail, y construit ses repères, en comprend les fonctionnements (lieux : BCD et CDI, environnement numérique, espace personnel de travail…). » (Éduscol, 2018, p. 4)

C’est peu, mais il en ressort en filigrane que la configuration de l’espace du CDI, y compris la signalétique, relève de l’initiation et de la formation des élèves à la recherche documentaire. Et c’est une réalité : celle-ci est utilisée lors des séances de découverte des différents espaces du CDI ou lors de l’initiation au classement documentaire qui permet de localiser les ressources. Le développement de l’autonomie des élèves par le biais de cette dernière se traduit par une meilleure mémorisation des espaces et, par conséquent, par une appropriation plus profonde de cet environnement. Elle contribue également à démystifier ce lieu, car il arrive malheureusement que les livres soient associés à l’échec scolaire pour certains (Lahire, 20213). Enfin, cela permet de répondre aux besoins spécifiques des élèves, notamment de ceux qui sont atteints de troubles dyslexiques ou autres.

Plusieurs signalétiques pour plusieurs fonctions

Pour répondre à ces priorités, plusieurs types de signalétique peuvent être combinées.

La signalétique directionnelle accompagne l’usager tout au long de son parcours, depuis l’entrée du bâtiment jusqu’à la destination finale, en passant par les couloirs, les différents étages, les intersections et les ascenseurs. En amont de sa réalisation, il y a nécessité de se mettre à la place d’un élève et d’observer son parcours depuis le portail de l’établissement jusqu’au CDI, puis de repérer les espaces où fixer des repères.

À l’intérieur du CDI, le placement des panneaux suit les mêmes principes : les déplacements des élèves servent également de repères pour les accrocher là où les élèves les attendent : d’où l’importance d’étudier leurs cheminements dans les différents espaces, mais aussi leurs arrêts (les lieux de croisement, les points de décision) et leurs regroupements. Des études portant sur les flux des usagers en bibliothèque ont mis en évidence que la plupart d’entre eux empruntent un parcours circulaire, en portant le regard vers la droite. La disposition des repères, lorsqu’elle prend en compte ces éléments, « va favoriser la cognition spatiale (mécanismes de repérage et de navigation dans l’espace) et l’appropriation d’un environnement ». (Boudot, Dinet & Lallement, 2008.)

Une bonne signalétique dans un CDI permet ainsi aux élèves de se construire rapidement une représentation mentale du lieu. Un balisage efficace a des conséquences positives en termes de satisfaction et, par conséquent, en termes de fréquentation du lieu.

Autre élément à prendre en compte dans l’élaboration d’une signalétique, les attentes des élèves. L’ambition étant de leur offrir une expérience utilisateur (ou expérience UX) optimale, il est essentiel dans cette intention, de se pencher et de rester à l’écoute de leurs motivations qui sont plurielles lorsqu’ils franchissent les portes du centre. Certains sont pressés, cherchant simplement à emprunter ou à retourner rapidement des livres. D’autres déambulent d’un rayonnage à un autre. D’autres enfin se jettent sur les places les plus convoitées : près des fenêtres, sur les poufs ou les fauteuils confortables.

Chacun arrive avec un objectif (lecture, repos, travail en groupe, découverte de nouveautés, isolement, ou venue pour un moment partagé avec des amis…) et se déplace à l’intérieur des espaces à la recherche de ce qui lui correspond le mieux. Devant ces flux d’usagers dont les objectifs sont divers, il s’agit pour le professionnel de l’information de veiller à ce que tous puissent circuler librement, sans se gêner ou se bousculer.

Pour ceux qui ont une intention bien définie, la signalétique aura alors pour objet de les guider, et de les diriger d’un point à un autre, en trajet direct (signalétique de direction).

Figure 1 – BU Belle Beille, Angers 2015.
Couleur orange, zone calme (modération).
BU Belle-Beille (Flickr), sous licence CC BY-NC-SA 2.0
Figure 2 – BU Belle Beille, Angers, 2015.
Couleur verte, zone libre (autorisation).
BU Belle-Beille (Flickr), sous licence CC BY-NC-SA 2.0
Figure 3 – BU Belle Beille, Angers 2015.
Couleur rouge, zone silence (interdiction)
BU Belle-Beille (Flickr), sous licence CC BY-NC-SA 2.0

 

Cette signalétique fonctionnelle – pour être efficace – sera simple, synthétique et intelligible par tous. Placée à bonne distance du champ de vision des élèves, elle sera aussi modulable pour s’adapter aux évolutions des espaces.

Des éléments indispensables d’information, placés à des points stratégiques, viendront la compléter : les horaires d’ouverture (sur la porte d’entrée), un plan indiquant l’organisation d’ensemble (dans les espaces liminaires), les conditions de prêt (à la banque d’accueil), ou encore les règles en vigueur et interdictions éventuelles (interdictions de circulation et d’accès, par exemple avec le cercle « sens interdit » ; interdiction de manger, de discuter, de téléphoner… avec les lignes jaunes et noires des « zones de confidentialité »). (Burki, 2013.)

Figure 4 – Bibliothèque de Sciences Po Lille.
Photo Charlotte Hénard (Flickr), sous licence CC BY-SA 2.0

Enfin pour faciliter l’identification des différents espaces, une signalétique indirecte peut être utilisée qui participe à créer des ambiances, et qui peut prendre diverses formes. À l’exemple des présentoirs de nouveautés et des expositions thématiques, délimitant un espace Actualités/Culture, destiné à mettre en valeur des ouvrages qu’on a sélectionnés ou des informations qu’on a collectées. Des études récentes préconisent de réserver un espace libre de 10 à 15 % de l’espace total pour accueillir des panneaux d’exposition, des affiches ou des présentoirs (Beudon, 2022).

Ce type de signalétique est utilisé, entre autres, pour différencier les zones chaudes et les zones froides (Beudon, 2021, p. 126-135) : zones chaudes, près de l’entrée, naturellement fréquentée par l’ensemble des usagers ; zones froides dans les espaces en retrait et plus calmes, par exemple au fond de la bibliothèque, dans lesquels ne se rendent que ceux qui ont vraiment une raison pour cela. Que faire alors pour que les usagers s’approprient ces espaces plus excentrés ? Y placer des assises confortables, ou encore les nouveautés les plus demandées, comme les bandes dessinées, signalées par des panneaux grand format placés au-dessus (signalétique d’identification) pour attirer les regards. Si la signalétique permet au lecteur de trouver ce qu’il cherche, elle doit aussi lui offrir la possibilité de trouver ce qui va l’étonner, ce qui va élargir ses connaissances.

Figure 5 – BU Belle Beille, Angers, décembre 2019.
Ex. de valorisation des collections.
Photo Charlotte Hénard (Flickr), sous licence CC BY-SA 2.0

Pour les plus jeunes, il peut être intéressant de choisir une signalétique attirante, ludique, avec des couleurs vives pour stimuler leur curiosité, susciter leur intérêt et les inciter à explorer des rayons ou des collections. Choisir des illustrations avec des personnages célèbres permet de favoriser chez eux une attitude positive envers la lecture et la recherche d’informations. Qui n’a jamais utilisé dans un CDI les héros de Star Wars ou encore les super-héros pour les diriger vers des documentaires sur l’espace et les planètes ou plus largement les sciences et les techniques ?

Figure 6 – Collège Monticelli, Marseille 2023

Des messages-repères pour une compréhension universelle

Concernant le texte, il est conseillé de choisir un message clair et synthétique, de le simplifier au maximum, d’utiliser des pictogrammes et des logos pour une compréhension universelle, et de hiérarchiser les informations, de la plus importante à la moins importante. Les termes techniques, relevant d’un langage professionnel (comme « travées », « collection », etc.), tout comme les abréviations, sont à éviter.

Figure 7 – Bibliothèque et Archives nationales du Québec.
Des conseils (vs des interdits), des symboles lisibles, une connivence avec l’usager.
Photo Charlotte Hénard (Flickr), sous licence CC BY-SA 2.0

Ces messages-repères doivent être lisibles par tous, y compris par les personnes en situation de handicap. D’où une attention à apporter à leur positionnement (hauteur) sur les murs, et à la taille de la police, en adaptant cette dernière à la distance de lecture, et en privilégiant une police simple, sans empattement, évitant les styles italiques, soulignés ou les majuscules.

Figure 8 – Adaptation de la police à la distance

Enfin, la colorimétrie joue un rôle important. Chaque couleur a sa signification, certaines étant standardisées (rouge pour l’interdiction ou le danger, vert pour les sorties de secours ou l’autorisation, jaune pour les travaux, etc.). L’important, au niveau visuel, que les couleurs soient vives ou non, en camaïeu ou dégradé, est de veiller à la cohérence d’ensemble, et notamment à ce que le contraste soit suffisant pour éviter toute monotonie (Valloteau, 2011).

Figure 9 – Contraste des couleurs à respecter

Dans tous les cas, la signalétique sera compréhensible par tous : il ne faut pas oublier que les usagers ont des cultures différentes, et des prérequis variés. Un public allophone n’est pas en mesure de comprendre certains mots écrits, notamment si l’alphabet dans lequel il a appris à lire et à écrire n’est pas d’origine latine. Des élèves dys- peuvent rencontrer des difficultés à déchiffrer certaines typographies et certaines couleurs.

Des pictogrammes compréhensibles par le plus grand nombre, comme ceux réalisés par Livre et lecture en Bretagne (Affilé et cie, 2019), peuvent être adoptés : 27 images libres de droit4, créées par la graphiste Hélène Gerber, et réparties en trois catégories : actions (emprunter, retourner un document, scanner…), documents (livres, presse, jeux…) et espaces (contes, travail, numérique…).

Une mise en œuvre avec les usagers

Pour repenser et améliorer à la fois la signalétique et son appropriation par les élèves, il est possible d’utiliser la méthode du design thinking. Le professeur documentaliste a toutes les compétences pour se lancer dans cette démarche, à la fois « médiateur » (cf. la circulaire de missions de 2017) mais aussi « designer », selon Véronique Gardair, professeure documentaliste et référente culture au lycée Jacques-Ruffié à Limoux dans l’Aude, formatrice dans l’académie de Montpellier :

« En parlant de son métier, [le professeur-documentaliste] évoque nécessairement le lieu ; en pensant pédagogie, il pense espace ; en concevant une séance, il réfléchit aux places de chacun (…) Ainsi, le professeur-documentaliste, puisqu’il intègre dans ses missions une démarche usagers et invite dans sa pédagogie à un décloisonnement et une collaboration, expérimente intuitivement la démarche empathique et collective du design thinking ». (Gardair, 2020).

De quoi s’agit-il exactement ? Retenir une approche design thinking consiste à se mettre à la place des usagers et à les faire participer à la création. La première étape nécessite de réaliser des observations pour comprendre l’expérience et les besoins des usagers : cela passe par un relevé des points de stationnement des élèves, de leurs parcours dans l’espace, et également par des entretiens avec ceux qui fréquentent le lieu comme avec ceux qui ne le fréquentent pas. La deuxième étape photographie tous les éléments de signalétique et les classe afin de repérer les problèmes : texte trop long, panneaux trop nombreux (ou pas assez), signalétique obsolète, etc. La troisième étape s’organise autour de brainstormings avec les usagers et de la réalisation de prototypes à tester sur le terrain, et ce à moindre coût. Il s’agit alors de les interroger, de les inviter à proposer de nouvelles idées, de les accompagner à concevoir et à créer, de les aider à évaluer la faisabilité de leurs projets, etc. Comme le remarque Véronique Gardair, les professeurs documentalistes doivent « apprendre à confier les clés du CDI et à déléguer ». (Gardair, 2020.)

Bien sûr, ce travail n’est pas exempt de problèmes. Par exemple, il peut conduire à une remise en cause de la cotation des documents que les élèves trouvent la plupart du temps complexe, non intuitive et peu en adéquation avec leur lexique, sans parler de leurs difficultés à corréler cette cotation avec l’emplacement physique des livres, comme cela est arrivé à la bibliothèque de l’UTS (University of Technology Sidney). (Narayan, Luca & Beudon, 2017).

Il peut aussi conduire à une grande frustration car c’est parfois un processus lent : les participants auront peut-être quitté l’établissement quand leurs idées seront mises en œuvre ; ou encore, nombre d’idées ne verront pas le jour car elles ne seront pas exploitables.
Ce sont des risques à prendre car les avantages sont nombreux : implication accrue des usagers qui s’approprient le CDI de manière plus profonde, ou encore propositions innovantes auxquelles on n’aurait pas pensé.

Conclusion

La mise en place d’une signalétique efficace revêt ainsi une importance cruciale pour garantir à tous les utilisateurs une pleine utilisation des ressources et des services offerts par le CDI. Cependant cette réalité est trop souvent minimisée car sa mise en œuvre, comme son changement, sont des processus complexes qui exigent du temps pour évaluer et modifier les éléments déjà en place. Les approches innovantes centrées utilisateurs, nous l’avons vu avec le design thinking, peuvent être une aide pour aller au plus près des besoins des élèves et contribuer à améliorer leur bien-être en bibliothèque. L’objectif ultime étant de créer un environnement où ces derniers se sentent non seulement bien accueillis, mais aussi encouragés à explorer, à apprendre et à s’épanouir pleinement.

La signalétique est un atout en ce sens, et elle est riche en possibles. Car si par sa cohérence d’ensemble, elle est un élément facilitateur de l’appropriation des espaces et des ressources, dans le même temps, par la valeur ajoutée forte dont elle est porteuse, elle permet aussi de « distinguer » le CDI : elle contribue à asseoir son identité visuelle, constitutive de son image de marque, et à créer un univers propre, générateur d’émotions pour les élèves et favorisant un sentiment d’appartenance.

Références Bibliographiques

Affilé, Maylis, Bechet, Christophe, Gerber Hélène, Gautier, Michel & Loquet, Christine. Accessibilité et pictogrammes. Livre et lecture en Bretagne, mai 2019, màj 2023. https://www.livrelecturebretagne.fr/publics-eloignes/lecture-et-handicaps/accessibilite-et-pictogrammes

Beudon, Nicolas. Et si les bibliothèques s’inspiraient des grands magasins ? NECTART, 2021, vol. 12, n° 1, p. 126-135. https://www.cairn.info/load_pdf.php?ID_ARTICLE=NECT_012_0126&download=1

Beudon, Nicolas. Le merchandising en bibliothèque. Le design des bibliothèques publiques, volume 1. Éditions Klog, 2022.

Boudot, Audrey, Dinet, Jérôme & Lallemand, Carine. Réaménagement ergonomique de la signalétique d’une bibliothèque universitaire : la bibliothèque universitaire de Metz. Bulletin des bibliothèques de France (BBF), 2008, n° 4, p. 50-56. https://bbf.enssib.fr/consulter/bbf-2008-04-0050-009

Burki Reine. La signalétique et la règle : petit voyage en territoire balisé. Bulletin des bibliothèques de France (BBF), 2013, n° 4, p. 9-12. https://bbf.enssib.fr/consulter/bbf-2013-04-0009-002

Gardair, Véronique. Le design thinking pour réinventer le CDI. Le magazine, octobre 2020 https://www.reseau-canope.fr/nouveaux-programmes/magazine/apprendre-autrement/le-design-thinking-pour-reinventer-le-cdi.html

Lahire, Bernard. Culture écrite et inégalités scolaires. Sociologie de l’échec scolaire à l’école primaire. Presses Universitaires de Lyon, 2021.

Narayan, Buhva, Luca, Edward & Beudon, Nicolas. Utiliser le design thinking pour repenser la signalétique en bibliothèque universitaire. I2D – Information, données & documents, 2017, n° 54, p. 59-61. https://doi.org/10.3917/i2d.171.0059

Valloteau, Hélène. Couleurs en bibliothèque : architecture, signalétique, esthétique. Mémoire d’étude, diplôme de conservateur des bibliothèques. Université de Lyon, janvier 2011. http://www.enssib.fr/bibliotheque-numerique/document-49067

 

 

La Maison de Jean-Jacques Rousseau à Montmorency

Après la maison de Colette à Saint-Sauveur-en-Puisaye (InterCDI 261), après celle de Victor Hugo à Paris (InterCDI 273) et celle de George Sand à Nohant (InterCDI 284), nous voici chez Jean-Jacques Rousseau à Montmorency, dans la banlieue parisienne. En décembre 1757, le philosophe emménage au Mont-Louis dans cette maison modeste : une cuisine, deux chambres et un cabinet de travail situé au fond du jardin. Il y reste jusqu’en 1762. à propos de cette période, durant laquelle il écrivit ses œuvres les plus importantes, il déclare à Malesherbes : « Ce sont les jours qui ont fait le bonheur de ma vie »

Merci à Favie Guilloux, chargée de médiation et de communication, et à l’équipe du musée Jean-Jacques Rousseau d’avoir répondu à nos questions.

Portrait de Jean-Jacques Rousseau par François Guérin.
Musée Jean-Jacques Rousseau, Ville de Montmorency

Dans quelles circonstances Rousseau arrive-t-il dans cette maison ?
Il arrive au Mont-Louis un peu soudainement. Auparavant, il habitait à l’Ermitage, une propriété de Madame d’Épinay à Montmorency, qui n’existe plus aujourd’hui. Mais la relation entre la femme de lettres et le philosophe se détériore. Le 10 décembre 1757, Madame d’Épinay chasse finalement Rousseau. M. Mathas, procureur fiscal, entend parler de son embarras et lui propose de louer une maison près de la sienne : le petit Mont-Louis. Il emménage sous la neige le 15 décembre 1757.

Dans quel état est-elle ?
Elle est en très mauvais état, ce qui permet à Rousseau de la louer pour une somme modique. Heureusement, des travaux de restauration seront entrepris pendant le séjour du philosophe.

Avec qui vit-il ?
Il vit alors avec sa compagne Marie-Thérèse Levasseur, qu’il rencontre à Paris en 1744. Cette femme, âgée de 23 ans, presque illettrée, travaille comme servante-lingère à l’hôtel Saint-Quentin où loge le philosophe. C’est une personne très importante pour Rousseau : même si leur relation évolue au fil du temps, ils vont passer le reste de leur vie ensemble. Il la présente comme sa gouvernante mais finit par l’épouser en 1768.

Quand et comment cette maison est-elle devenue un musée ?
L’actuel musée, cette demeure dite du Mont-Louis, où vécut Rousseau, est libéré de son dernier occupant en 1936, racheté en 1947 par la ville, et ouvert au public en 1952, à la suite de travaux de rénovation.

Quel mobilier ayant appartenu à Rousseau peut-on y voir ? Comment vous est-il parvenu ?
Vous pourrez découvrir la maison du philosophe à travers une fidèle reconstitution de son intérieur grâce à un ameublement de différentes provenances. Toutefois, une pièce a réellement appartenu à Rousseau… je vous laisse découvrir laquelle in situ, lors de la visite guidée !

Quelles traces de cette maison et de son séjour à Montmorency trouve-t-on dans son œuvre ?
C’est principalement dans le livre X des Confessions que nous trouvons le plus de traces : Rousseau mentionne son logis, le donjon et le jardin. Il évoque aussi son séjour dans sa correspondance, très nombreuse.

Quels sont les ouvrages qu’il a écrits au Mont-Louis ?
Jean-Jacques Rousseau a écrit ici la fin de son roman d’amour Julie ou la Nouvelle Héloïse, un best-seller à l’époque, et termine l’Essai sur l’origine des langues. C’est également ici qu’il a rédigé la Lettre à Mr d’Alembert sur les spectacles, l’Extrait du projet de paix perpétuelle de Monsieur l’abbé de Saint-Pierre et les Lettres à Malesherbes. Puis, il a entamé la rédaction Du Contrat Social et de l’Émile ou De l’éducation, tous deux publiés en 1762. Les quelques années passées au Mont-Louis ont donc été très prolifiques !

À propos de l’« Émile », quels sont ses principes sur l’éducation et les a-t-il mis en œuvre ?
Pour Rousseau, l’apprentissage doit venir de l’expérience et non de la transmission de connaissances. L’enfant doit grandir et apprendre à son rythme. Rousseau est un précurseur ! Ainsi, afin de renforcer la santé de l’enfant dès sa naissance, il préconise aux mères d’allaiter leur enfant plutôt que de les mettre en nourrice.
Mis en œuvre, non : Rousseau a bien eu des enfants avec Marie-Thérèse Levasseur, cinq au total entre 1746 et 1753. Mais n’ayant pas les moyens de les élever, Rousseau décide de les placer à l’Hospice des Enfants Trouvés, une pratique très fréquente à Paris au XVIIIe siècle. Il eut des remords par la suite, et voulut retrouver ses enfants, mais en vain. Cependant, s’il n’a pas mis ses préceptes éducatifs en pratique, d’illustres personnalités seront élevées selon l’éducation rousseauiste : les Dauphins de France (les enfants de Marie-Antoinette) ou George Sand par exemple.

Dans quelles conditions quitte-t-il cette maison ?
À la suite de la publication de l’Émile, Rousseau quitte précipitamment Montmorency et échappe de justesse à la prison et au risque d’une condamnation à mort pour injure à la religion catholique ; il ne reviendra jamais dans la ville.

Sa vie est jalonnée de femmes : Madame de Warens, Madame de Larnage, Marie-Thérèse Levasseur, sa compagne, Madame d’Houdetot. Quels rapports entretient-il avec les femmes ? Peut-on dire qu’il est « féministe » ?
Madame de Warens est sa seconde mère, sa propre mère étant morte à sa naissance. Il reste à ses côtés pendant 14 ans et l’appelle d’ailleurs « maman ». C’est elle qui lui fournit une véritable éducation, jusqu’à l’initier à l’amour charnel. Mais c’est auprès de Madame de Larnage qu’il va découvrir le plaisir. Marie-Thérèse, c’est sa compagne, son amie fidèle et sa gouvernante, mais qu’il n’a jamais aimée d’amour, contrairement à Madame d’Houdetot dont il tomba éperdument amoureux (sans que ce soit réciproque). Elle inspirera le personnage de Julie dans La Nouvelle Héloïse. D’autres femmes, ayant eu le rôle de protectrices, pourraient être ajoutées à cette liste : Mme d’Épinay notamment, ou encore Mme Dupin, dont Rousseau était le secrétaire pour la rédaction d’un ouvrage sur la défense des femmes. Donc les femmes jouent un rôle essentiel dans sa vie, mais dire qu’il était féministe, non ; le terme serait d’ailleurs anachronique. Par exemple, pour lui, la femme doit obéir à l’homme et « toute l’éducation des femmes doit être relative aux hommes. Leur plaire, leur être utiles, se faire aimer et honorer d’eux, les élever jeunes, les soigner grands, les conseiller, les consoler, leur rendre la vie agréable et douce : voilà les devoirs des femmes dans tous les temps, et ce qu’on doit leur apprendre dès l’enfance. » (Émile ou de l’éducation). Rousseau reste un homme de son époque !

En quoi est-il un philosophe des Lumières ? Quels sont ses liens avec les autres philosophes ?
Rousseau est un philosophe des Lumières car il remet en cause l’ordre des choses, notamment le système politique ou la hiérarchie sociale. Par ses interrogations, il souligne l’injustice et les incohérences de son temps. La multiplicité des philosophes au XVIIIe provoque une émulation qui change en profondeur la société, jusqu’au bouleversement final qu’est la Révolution française. Rousseau était très proche de Diderot jusqu’à son installation à Montmorency où le philosophe eut l’impression que son ami méprisait son choix de s’éloigner de la capitale pour vivre comme un « solitaire ». Outre Diderot, nous pouvons évoquer la relation de Rousseau avec Voltaire. Ce dernier méprisait son travail et sa vision de l’égalité. Mais à l’inverse, Rousseau admirait Voltaire : il participa même financièrement à la souscription d’une statue à la gloire de l’auteur de Candide. Rousseau fut également l’hôte du philosophe écossais David Hume, chez qui il séjourna en Angleterre avant de se fâcher avec lui aussi. Pour résumer, Rousseau a eu des amis philosophes mais il se brouillait très facilement avec eux : il avait un constant sentiment de persécution qui nuisait aux relations qu’il entretenait avec les autres.

Rousseau est connu comme écrivain et non comme musicien, pourtant, il semble que la musique a eu une grande place dans sa vie ?
Elle a tenu une place prépondérante ! Il s’est d’abord fait connaître en tant que musicien. Il rédige près de 400 articles sur la musique dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, ainsi que divers écrits théoriques. Il propose même un nouveau système de notation à l’Académie des Sciences. Son opéra Le Devin du village, joué devant la cour en octobre 1752, remporte un grand succès et aurait pu lui ouvrir une carrière de musicien pensionné. Rousseau est l’un des chefs de file de la querelle des Bouffons car il défend la musique italienne et sa musicalité, contre Jean-Baptiste Rameau, le défenseur de la musique française. Tout au long de sa carrière, la musique reste sa principale source de revenus à travers la copie de partitions.

Quelle est sa modernité ? Que faut-il lire ?
Rousseau est un des premiers penseurs qui remet en cause l’idée que l’être humain, dès sa naissance, peut être mauvais : pour lui, l’enfant naît naturellement bon. C’est ce qu’il appelle « l’état de nature ». De plus, il s’attaque à la propriété privée qu’il estime être la cause de l’inégalité. C’est ce qu’il explique dans Du contrat social, ouvrage qui inspirera les Révolutionnaires quelques décennies plus tard. Il y prône la démocratie : le pouvoir du peuple, par le peuple et pour le peuple. Une vraie modernité politique ! Il faut lire Rousseau pour comprendre qu’il n’y a pas de liberté sans le respect de l’égalité.
Au niveau littéraire, Rousseau est également un des précurseurs du « je ». Il raconte sa vie à la première personne du singulier dans plusieurs ouvrages. Le format de ses Confessions sera ensuite recopié, c’est le cas des Mémoires de Mme d’Épinay. Mais c’est principalement au XIXe siècle, avec les Romantiques, que se déploiera l’introspection.

Quelles sont les actions éducatives que vous pouvez proposer aux scolaires ?
Pour les collégiens et lycéens, nous proposons toute l’année la visite guidée de la maison et différents ateliers autour de nos collections, notamment sur le Contrat Social, la gravure et les livres anciens illustrés, et un atelier d’écriture sur l’autobiographie et l’autofiction. Des médiations sont aussi proposées dans le cadre des expositions temporaires d’avril à octobre : contactez-nous pour plus d’informations.

Entrée du musée – Musée Jean-Jacques Rousseau – Ville de Montmorency

Ressources

À MONTMORENCY

Musée
5, rue Jean-Jacques Rousseau, 95160 Montmorency.
Gratuit pour les scolaires et les accom­­­pagnateurs.
Pour prendre rendez-vous : tél 01 39 64 80 13
Du mardi au vendredi de 9 h 30 à 12 h 30 et de 13 h 30 à 17 h 30, et le samedi de 13 h à 17 h 30.
> rousseau-museum@ville-montmorency.fr

Bibliothèque d’Études Rousseauistes
4, rue du Mont-Louis, 95160 Montmorency
Cette bibliothèque est installée dans la « Maison des Commères », une bâtisse du XVIIe siècle surplombant la maison et le jardin de Jean-Jacques Rousseau. Elle propose aujourd’hui environ 30 000 documents imprimés (éditions, traductions, correspondance, bibliographies, monographies, études critiques, thèses, articles de presse, périodiques, etc.), documents d’archives et iconographiques. Uniquement sur rendez-vous.

LE JEAN-JACQUES ROUSSEAU TOUR…

Genève. La Maison Rousseau et Littérature
40 Grand-Rue. Genève
Sa maison natale, située au cœur du quartier ancien de Genève, propose un parcours atypique. Textes, films, livres, images et pièces musicales sont là pour renouveler notre approche de l’œuvre de Jean-Jacques Rousseau. Ce parcours actualise la pensée du philosophe en la confrontant aux défis de notre époque : éducation, nature et environnement, laïcité, bonheur et citoyenneté

Chambéry. Les Charmettes.
Maison de Jean-Jacques Rousseau
890 chemin des Charmettes, 73000 Chambéry
Jean-Jacques Rousseau séjourne aux Charmettes avec Madame de Warens entre 1736 et 1742 où il découvre les plaisirs de la nature, s’adonne à sa passion pour la musique et poursuit son éducation, aussi bien théorique que sentimentale, aux côtés de « Maman ».
Les Charmettes sont aujourd’hui un musée d’ambiance et de souvenirs littéraires. Le jardin des Charmettes, à la Française, contient une collection de plantes médicinales, potagères, fruitières et condiments comme au XVIIIe siècle.

Ermenonville.
Le Parc Jean-Jacques Rousseau.
Jean-Jacques Rousseau et Marie-Thérèse arrivent à Ermenonville en mai 1778 à l’invitation du Marquis de Girardin. Le philosophe y décède en juillet, à l’âge de 66 ans. Il est enterré dans la petite île des peupliers. Sa dépouille sera transférée au Panthéon le 9 octobre 1794 à la suite d’un décret de la Convention. Il reste dans ce magnifique parc à l’anglaise un cénotaphe qui marque le passage de Rousseau.

BIBLIOGRAPHIE

Collège

Les Confessions Livre I à IV.
(G. F., Magnard Classiques et Patrimoine).
« Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple, et dont l’exécution n’aura point d’imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme, ce sera moi. » Avec ce livre, Rousseau pose les bases du récit autobiographique qui connaîtra un grand succès du XIXe siècle jusqu’à Annie Ernaux.
Dans cette première partie accessible aux collégiens, il retrace une enfance difficile à Genève, sa fuite, ses voyages et sa rencontre avec Mme de Warens.

Lycées

Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes.
(Folio, Hatier, Flammarion, Nathan). Publié en 1755.
Du Contrat social.
(G. F., Hatier Classiques et Cie philo, Larousse Petits Classiques philosophie).
Paru en 1762, ce texte majeur de la philosophie politique et sociale affirme le principe de souveraineté du peuple appuyé sur les notions de liberté et d’égalité. Un texte qui annonce la Révolution française.

Émile ou De l’éducation.
(G. F., Larousse Petits Classiques).
L’éducation d’un jeune garçon fictif, Émile, étape par étape, jusqu’à l’âge adulte. Des préceptes jamais appliqués par l’auteur qui abandonna ses cinq enfants.

Julie ou La Nouvelle Héloïse.
(Folio Classique, G. F., Le Livre de Poche Classique).
Dans le décor du lac Léman, un jeune précepteur, Saint-Preux, tombe amoureux de son élève, mais leur passion est rapidement contrariée par le père de Julie, qui impose à sa fille d’épouser M. de Wolmar. Un roman épistolaire, véritable best-seller lors de sa sortie.

Les Confessions.
(en version intégrale chez Folio). Publié en 1782.

Les Rêveries du promeneur solitaire.
(Classiques Pocket, G. F.).
« Me voici donc seul sur la terre, n’ayant plus de frère, de prochain, d’ami, de société que moi-même. » Publication posthume du dernier des écrits de Jean-Jacques Rousseau. À la fois autobiographie et réflexion philosophique.

Université

Starobinski, Jean. Jean-Jacques Rousseau, la transparence et l’obstacle. Gallimard, Tel.
Cette thèse universitaire de Jean Starobinski, historien des idées, théoricien de la littérature et psychiatre suisse, est sans aucun doute l’étude la plus complète sur le philosophe. Elle est signée par l’un des meilleurs connaisseurs de la littérature du XVIIIe siècle.

Bande dessinée

Du Contrat social. Soleil. Rousseau en manga, dans la même collection que Le Capital de Karl Marx !

Émile ou De L’éducation. Kurokawa, Kuro Savoirs.

Sandrine Revel. Pygmalion. Les Arènes bd. Avant George Bernard Shaw, Rousseau proposa son interprétation du mythe de Pygmalion. Sandrine Revel l’adapte avec délicatesse.

Articles de presse

Les Collections Lire magazine littéraire, n° 17. Jean-Jacques Rousseau, l’ombre des lumières. Dossier de 36 pages extrait du Magazine Littéraire n° 514.

Jean Jacques Rousseau. TDC n° 1027, janvier 2012 : numéro entièrement consacré à Jean Jacques Rousseau, à l’occasion du tricentenaire de sa naissance.

Mondot, Jean-François. Révolutionnaires ? Cahiers de Science et vie n° 152, avril 2015, p. 47-51. L’influence des philosophes des Lumières sur la Révolution française.

FILMOGRAPHIE

Von Flotow, Katharina. Jean-Jacques Rousseau, tout dire. P.S. Productions ; Arte, 2012, 88 mn. Biographie de Jean Jacques Rousseau réalisée à partir de la lecture des Confessions, à l’occasion du tricentenaire de sa naissance.

Jean-Jacques Rousseau, le proscrit de Genève. Arte, 2022, 15 mn.

SITOGRAPHIE

SIAM JRR : Société Internationale des Amis du Musée – Jean Jacques Rousseau. Blog collaboratif réalisé par l’association « Société internationale des amis du musée Jean-Jacques rousseau » dont l’objectif est de : « favoriser toute entreprise visant à mieux faire connaître l’œuvre de Rousseau dans le monde ».
> https://jjrousseau.net/

Jean Jacques Rousseau. Lumni. Rousseau sous toutes les coutures : écrivain, philosophe, etc.
> https://www.lumni.fr/dossier/c-est-la-faute
-a-rousseau

BnF, Gallica, les essentiels littérature Rousseau : 1712 – 1778. Un dossier complet sur la vie et l’œuvre de l’auteur :
> https://gallica.bnf.fr/essentiels/rousseau
Elizabeth Giuliani. Rousseau et la musique :
> https://gallica.bnf.fr/essentiels/rousseau/lettre-musique-francaise/rousseau-musique
Encyclopédie Diderot, 1751. Un dossier sur l’Encyclopédie de Diderot d’Alembert à laquelle Rousseau a contribué en rédigeant notamment de nombreux articles sur la musique :
> https://gallica.bnf.fr/essentiels/diderot/encyclopedie

Rousseau et les femmes. Jean-Jacques misogyne ou féministe ? Quelle place pour la femme dans l’humanisme de Rousseau ? Conférence d’Odile Nguyen. Maison Jean Jacques Rousseau, 18 octobre 2018.
> https://www.rousseauamontmorency.fr/wp-content/uploads/2019/08/Odile-NGUYEN_ROUSSEAU-ET-LES-FEMMES-2018.pdf

La bibliothèque de Genève et le portail suisse pour les sciences historiques (infoclio.ch) donnent accès à l’ensemble des œuvres de Jean-Jacques Rousseau dans leur première édition de référence, 17 volumes :
> https://www.rousseauonline.ch/

DANS LES PROGRAMMES

Collège

Histoire-géographie EMC, 4e
Thème 1. Le XVIIIe siècle. Expansions, Lumières et révolutions : « Le développement de l’esprit scientifique, l’ouverture vers des horizons plus lointains poussent les gens de lettres et de sciences à questionner les fondements politiques, sociaux et religieux du monde dans lequel ils vivent. »
BOEN n° 31 du 30 juillet 2020

Français, 3e
Se chercher, se construire : Se raconter, se représenter : « extraits d’œuvres de différents siècles et genres, relevant de diverses formes du récit de soi et de l’autoportrait : essai, mémoires, autobiographie, roman autobiographique, journaux et correspondances intimes, etc. » ; Extrait des Confessions de J.-J. Rousseau
> https://eduscol.education.fr/document/16564/download
BOEN n° 31 du 30 juillet 2020

Lycées

Histoire, première générale et technologique
« Nations, empires, nationalités (de 1789 aux lendemains de la Première Guerre mondiale) ». Thème 1 : L’Europe face aux révolutions. Chapitre 1. La Révolution française et l’Empire : une nouvelle conception de la nation.
BO spécial n° 8 du 25 juillet 2019.

Français, Première
« La littérature d’idées du XVIe siècle au XVIIIe siècle »
BO spécial n° 1 du 22 janvier 2019, modifié par arrêté du 10-4-2020 publié au BO n° 18 du 30 avril 2020.

Philosophie, terminale générale et technologique
Parmi les auteurs recommandés : J.J Rousseau
BO spécial n° 8 du 25 juillet 2019

HLP, première
Les pouvoirs de la parole, prolongements :
« Rousseau, Essai sur l’origine des langues (1781). »
Les représentations du monde, l’homme et l’animal : « Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité (1755) »
BO spécial n° 1 du 22 janvier 2019

HLP, terminale
La recherche de soi :
• « Éducation, transmission, émancipation » : « les idées pédagogiques de Rousseau (Émile ou de l’éducation, 1762) ont essaimé jusqu’au milieu du XXe siècle avec les mouvements dits d’éducation nouvelle »
• « Les expressions de la sensibilité » : « La Nouvelle Héloïse » et « Les Rêveries du promeneur solitaire » « Diderot, Rousseau, Goethe introduisent dans leurs œuvres un nouveau langage, au plus près de la variation et de la complexité des sentiments »
• « Les métamorphoses du moi » « Confessions (1782) ; Les Rêveries du promeneur solitaire »
BO spécial n° 8 du 25 juillet 201

La Bibliothèque d’Études Rousseauiste.
Musée Jean-Jacques Rousseau – Ville de Montmorency
Musée Jean-Jacques Rousseau – Ville de Montmorency

Donner sa voie à l’information

Alors que l’épreuve du Grand Oral voit sa forme remaniée pour les épreuves de juin 2024 (la partie de l’entretien sur l’orientation est supprimée), nous vous donnons à entendre dans ce numéro les pratiques informationnelles des élèves écoutés lors de nos expériences en tant que jury de cette épreuve. Indéniablement, celles-ci existent mais force est de constater que les élèves peinent à les formuler de manière organisée et méthodique. Par ailleurs, l’idée même de source semble se diluer de plus en plus lors du recueil d’informations sur le Web et le recours aux sources papier devient parfois le gadget qui «fait bien» devant les examinateurs. En parallèle, dans nos CDI de lycée, on voit surtout des doigts qui swipent et qui scrollent, plutôt que des mains qui feuillettent. Une page est peut-être en train de se tourner, qui verra au CDI l’usage du livre surtout dédié à la lecture plaisir et moins à la recherche d’informations. Loin des discours déclinistes ou alarmistes, il faut toutefois garder en tête que la recherche d’informations et la lecture sur smartphone sont toujours des pratiques de recherche et de lecture, quel que soit le support utilisé, papier ou numérique.

Notre rôle est justement d’accompagner cette transformation des pratiques informationnelles et de faire prendre conscience aux élèves que le Dieu Google et la Déesse IA – qu’évoque Philippe Chavernac, dans sa note de lecture sur l’essai d’Axel Cypel, Au cœur de l’intelligence artificielle – ne sont que des outils parmi d’autres, à considérer comme tels. Apprendre à dompter la folie des notifications et des stimuli dopants, savoir évaluer la fiabilité des sources consultées, recréer une hiérarchie dans les contenus, être capable de citer ses sources à l’écrit et à l’oral : notre rôle pédagogique est plus que jamais nécessaire et engagé dans ces nouvelles pratiques informationnelles.

Cet accompagnement s’incarne également dans la mise en œuvre d’un espace documentaire dans lequel il est facile pour les élèves de se repérer, comme le souligne Corinne Paris dans son article sur l’élaboration d’une signalétique signifiante et claire, pouvant utiliser les méthodes du design thinking. Il en est de même dans la fiche pratique rédigée par Lucile Sire, puisque la rédaction du bilan d’activités du CDI permet chaque année de dégager des axes de travail pour l’année suivante et de réfléchir sur nos pratiques professionnelles afin de les orienter au plus près des besoins informationnels des élèves.

Aux nouvelles pratiques informationnelles font également écho les nouvelles pratiques de lecture plaisir, mises à l’honneur sur des réseaux sociaux numériques comme TikTok, que Perrine Chambaud détaille à travers un genre éditorial en plein essor chez les adolescents : la new romance.

Enfin, le zoom sur la maison de Jean-Jacques Rousseau rédigé par Jean-Marc David rappelle à bon escient que « Rousseau est un des premiers penseurs qui remet en cause l’idée que l’être humain, dès sa naissance, peut être mauvais : pour lui, l’enfant naît naturellement bon ». Gardons cela en tête pour guider au mieux les adolescents de nos établissements dans leurs pratiques informationnelles quelles qu’elles soient.

Monstres et documents

« Si l’on saisit une fois la nature dans une de ses variations, et si l’on en comprend bien la marche, on pourra, sans beaucoup de peine, conduire la nature par art où elle s’est engagée par aberration fortuite ; et non seulement en cette façon, mais en beaucoup d’autres ; car une seule erreur montre et ouvre la voie à une foule d’erreurs et de déviations. Ici il n’est pas besoin de citer d’exemples, tant ils sont nombreux. Il faut faire un recueil et une histoire naturelle particulière de tous les monstres et enfantements prodigieux de la nature, en un mot, de toutes les nouveautés, raretés et bizarreries de la nature. Mais il faut faire ce recueil avec un choix scrupuleux, pour qu’il ait de l’autorité. On doit surtout se défier de tous les prodiges qui ont rapport à la religion, comme ceux que rapporte Tite Live, et tout autant, de ceux qu’on trouve dans les livres de magie naturelle, d’alchimie et autres semblables ; car ceux qui les font sont comme les amants des fables. On doit recueillir ces faits dans des histoires graves et dignes de foi, et dans des rapports authentiques. »
Francis Bacon. Novum organum (1857, p. 128)I

On a trop souvent considéré les monstres comme faisant partie de l’anormalité, de ceux qui doivent être montrés de temps en temps comme pour mieux les exorciser. Souvent ils apparaissent comme une respiration ou une volonté de se faire peur, mais c’est un moment passager qui rappelle que ce n’est qu’un temps à part comme celui du carnaval qui vient interrompre un régime bien ordonné avec ses règles, ses hiérarchies et ses temporalités bien définies.
Les monstres semblent alors défier l’ordre comme des créatures qu’on cherche à déplacer, à mettre de côté, à placer sous terre, dans des lieux reculés qui font des monstres ces créatures issues des mondes de Howard Phillips Lovecraft et qui semblent vouloir reprendre le pouvoir et menacer l’ordre chèrement établi et rassurant. Pourtant, Francis Bacon appelait à les étudier de manière sérieuse sans se contenter de les observer uniquement comme des prodiges ou des signes annonciateurs apocalyptiques. Il les voyait même comme des déviations qui pouvaient aboutir à terme à de nouvelles stabilités et finalités, précédant de fait de plusieurs siècles les théories darwiniennes.
Au niveau documentaire, les mêmes angoisses s’observent avec la volonté de toujours pouvoir tout qualifier, tant d’un point de vue des formats que du point de vue thématique. Les choix de stockage et de conservation accompagnent les choix de classification.
Mais que faire du hors norme, comme si on se trouvait à ne devoir classer et ranger que des hors format et de l’impossible à classifier ? Une catégorie « paranormal » et le tour semblait joué. On parvenait alors à catégoriser le pénible à classer. Après tout, on avait bien passé un temps infini à tenter d’intégrer quelque part ce sympathique ornithorynque !
Et pourtant l’ombre du MélanicusII, cette entité digne de ChtuluhIII inventée par le documentaliste du paranormal, Charles Fort, continue de planer… Si ce qui sort de la norme a intéressé Charles Fort qui y a consacré toute sa vie, le paranormal est alors encore un objet hors norme et traité finalement en dehors des classifications traditionnelles au point d’appartenir au folklore, aux mythes et au merveilleux.
Pourtant, Francis Bacon avait alerté sur la nécessité de considérer les monstres comme un phénomène sérieux au sens scientifique ; il fallait donc dépasser les points de vue qui les font relever des prodiges ou des signes annonciateurs néfastes.
S’il faut distinguer et étudier, il ne s’agit clairement pas d’affabuler et de mettre à l’écart selon Francis Bacon.
Et s’il fallait repenser l’étude des documents (documentologie) en considérant les documents complexes aux formes peu stables comme une tératologie (étude des monstres)IV en ne cherchant donc plus à exclure, mais à reconsidérer comme faisant clairement partie du système ?
Finalement, comme le préconisait Paul Otlet en annonçant la venue de l’hyperdocumentationV, il convient de prendre en compte aussi bien les éléments rationnels que l’irrationnel, et de freiner notre volonté de vouloir réduire le monde pour tenter de le comprendre de façon trop simplifiée. Il reste alors à suivre les propositions de Bruno Latour qui évoquait un impérieux besoin d’irréductions pour assumer nos propres désordresVI.

Ordre et contre-ordre

La construction de l’ordre du discours est marquée par la volonté d’opérer un tri, une sélection, une rationalisation des processus qui vient succéder à des temps de compilation et de crainte de la perte de connaissances. L’imprimerie accompagne avec son succès les premiers véritables sentiments de surabondance informationnelle et l’impression inquiétante qu’il y a trop de choses à savoirVII.
L’humanisme puis la célébration de la raison cartésienne commencent à changer la donne. René Descartes considère qu’il faut privilégier l’expérience personnelle et ses propres capacités d’analyse plutôt que de passer son temps à espérer trouver toute la connaissance disponible dans les livres. Les Lumières cherchent à sortir l’humanité des dogmes et des directions de connaissance. Emmanuel Kant encourage les individus à sortir des états de minorité pour accéder enfin à la majorité de l’entendement. Buffon construit une nouvelle histoire naturelle qui marque une séparation entre le réel et le fictionnel, entre l’établi et le légendaire, rompant avec les traditions des encyclopédies dans le domaine où l’art de base consistait à compiler et à associer le produit d’un travail d’analyse réalisé de façon rigoureuse, en détaillant par exemple une plante et ses propriétés avec la description d’une créature légendaire rapportée par Pline la page suivante. Buffon critique ainsi les naturalistes Conrad Gesner et Ulisse Aldrovandi, ce que rapporte à cet effet Michel Foucault pour symboliser cette construction nouvelle d’un ordre de discours qui cherche à classer de façon rationnelle et rigoureuse. Michel Foucault commence son ouvrage en mentionnant l’histoire de l’encyclopédie chinoise décrite par Jorge Luis Borges… en négligeant des aspects essentiels du texte de Jorge Luis Borges : il s’agit d’une réflexion sur les difficultés et les illusions d’une construction universelle totalisante des connaissances qui risque d’être vouée à l’échec à plus ou moins long terme. Le texte de Jorge Luis Borges fait d’ailleurs directement référence à la classification décimale universelle de Paul Otlet et Henri Lafontaine.

Alors que l’ordre du discours est celui qui va permettre de voir l’émergence des disciplines scientifiques et de leurs méthodes, la structuration des différentes classifications tant scientifiques qu’au niveau de l’organisation des connaissances, la construction des lieux de savoir dont font partie les bibliothèques et les laboratoires, le mouvement s’accompagne d’une augmentation des potentialités et des volontés de contrôle des individus que l’on cherche à mieux comprendre, à mieux décrire et au final à mieux formaliser pour mieux les gouverner. On sait que l’œuvre de Michel Foucault repose sur une critique de ces formes de gouvernementalité du vivant à travers l’étude notamment des institutions de contrôle que sont l’asile, l’hôpital, la caserne et les institutions scolaires. Si bien que l’ordre du discours soit au final autant un facteur de progrès du rationnel qu’une forme de contre-révolution, voire de positionnement qui peut apparaître comme un contre-ordre au discours de libération des Lumières, en décidant de ce qui est bon ou juste, de ce qui est moral et de ce qui ne l’est pas et surtout de ce qui est normal et de ce qui ne l’est pas. Outre le grand partage entre nature et culture, il s’agit surtout d’inclure et d’exclure, ce qui fait du processus a priori rationnel et révolutionnaire un projet tout autant réactionnaire et dont on perçoit finalement les tensions actuelles dans un monde jugé trop souvent occidental, hétéronormé et qui peine à trouver la pleine puissance d’une réelle diversité.
Les monstres sont ainsi le produit d’une sinistre exclusion, l’avènement de l’improbable, les derniers sursauts d’un monde irrationnel qui veut saisir l’occasion de resurgir en même temps que semble s’instaurer la fée électricité. Frankenstein apparaît alors, mais il n’est là que pour figurer une sorte de repoussoir, tantôt manifestation d’un nouveau monde technologique que peu comprennent, tantôt démonstration d’une science qui à force d’exclure les monstres en devient elle-même monstrueuse. Le monstre de Frankenstein ne doit son nom qu’à son créateur au point d’en constituer une forme de nouvelle filiation par le biais de la création technologique.
Le monstre devient alors celui qui est montré du doigt et l’objet du délit. Et il est au final tentant de l’exclure, de le mettre hors du quotidien, soit pour l’enfermer, l’étudier et à vrai dire le torturer, soit pour directement le détruire.

Les enjeux de monstration

Indéniablement, le monstrueux est d’abord la manifestation de ce qui doit être montré, pour symboliser initialement le risque encouru ou pour rappeler que l’homme n’est que mortel et que des créatures l’ont précédé et qu’elles possèdent des pouvoirs difficiles à saisir. Le monstrueux doit donc s’afficher autant par le récit que par le dessin, et sa figuration dans les monuments et les ouvrages participe de ce bestiaire médiéval qui entoure la vie quotidienne.
Mais peu à peu les Lumières tentent de sortir de l’ombre ce qui figurait comme repoussoir ou avertissement pour tenter par des logiques démonstratives de construire des cabinets de curiosités où l’anormal est présent comme impossibilité et erreur. Dès lors, à la peur succède la foire (from the fear to the fair) et les monstres et autres déformations et difformités deviennent des enjeux de monstration qui font de l’homme jugé monstrueux un non-humain qu’il faut afficher et dont il faut se moquer. Il s’agit en effet de la déclaration que de telles différences sont en fait des erreurs, des erreurs de la nature ou plutôt de terribles jugements de la culture.
Pourtant, si on reprend la réflexion de Francis Bacon, le monstre s’avère une tentative de bifurcation qui est certes le plus souvent infructueuse, mais qui au final montre des voies nouvelles qu’il convient de respecter.

Petite typologie

La fiction et la science-fiction ainsi que le merveilleux scientifique regorgent de créatures étonnantes qui fascinent autant qu’elles rebutent. La SF plus récente a mis en avant un monstre extraterrestre d’un nouveau genre avec la protomolécule de la série de romans The ExpanseVIII également adapté en série télé. Les différentes formes que prend la protomolécule sont souvent qualifiées de monstres avec des jeux classiques d’apparition, de déni d’existence, de craintes, mais aussi de manipulation qui font que bien souvent les plus monstrueux sont les humains expérimentateurs dans la lignée des docteurs Frankenstein et Moreau.
Cependant, le monstrueux apparaît également comme un moyen, ou une nouvelle forme de medium et de milieu qui permet d’interroger les coupures et d’envisager les liaisons entre rationnel et irrationnel. La documentation n’est pas exempte d’études des monstres et des marges. Le collaborateur de Paul Otlet pour la classification des domaines médicinaux, et prix Nobel de médecine, Charles Richet est un bon exemple de cette relation trouble, tant ses travaux en dehors de la science classique se sont orientés dans l’étude et la production de photographies d’esprits, appelant à des formes d’eugénisme dans plusieurs de ses écrits. Il constitue un exemple particulièrement inquiétant de ces frontières de la science repoussées dans des territoires qu’on pourrait croire issus de la fiction. Charles Richet ressemble par moment au fameux Docteur Moreau d’Herbert George WellsIX.
Nous sommes ainsi entourés de formes complexes qui subissent constamment des processus de construction, de déconstruction et de reconstruction à travers des redocumentarisationsX successives. Ces formes, qui peuvent être considérées comme des « monstres documentaires », méritent d’être étudiées et cataloguées dans une nouvelle tératologie documentaire, une encyclopédie des documents monstrueux en raison de leurs formes et de leurs capacités hors normes.

Si Jorge Luis Borges avait envisagé ce nouveau bestiaireXI et Alberto ManguelXII documenté les lieux imaginaires, le temps est venu de construire les bases de cette tératologie documentaire. Pour ce faire, nous devons faire appel à l’esprit du nexialiste, Eliott Grosvenor, membre de l’équipe du Space BeagleXIII, ce vaisseau en quête des différentes formes extraterrestres de l’univers. Robert EscarpitXIV le décrivait comme un documentaliste des temps futuristes et comme un exemple pour l’avenir des sciences de l’information et de la communication.

Alors, embarquons dans les lieux ténébreux de la documentation, qui n’ont rien à envier aux légendes urbaines dont je vous ai déjà parlé dans votre revue préféréeXV. Ces monstres documentaires, bien que parfois effrayants et déroutants, sont essentiels pour comprendre le monde complexe et en constante évolution dans lequel nous vivons. Ils sont le reflet de notre société, de notre histoire et de notre culture, et leur étude peut nous aider à mieux comprendre et à naviguer dans ce monde.

Pour débuter notre travail descriptif, il convient au final de repartir des formes les plus basiques que nous connaissons que ce soient des documents analogiques ou numériques. Vous allez tout de suite reconnaître des formes documentaires qui dépassent largement la gestion professionnelle et se retrouvent dans le quotidien de chaque individu.

LES MONSTRES DU QUOTIDIEN

Les revenants : les factures
Impossible de les faire disparaître, elles reviennent à intervalle régulier et force est de constater que nous n’aimons guère les voir et les revoir. Les contraintes archivistiques nous obligent à les conserver plusieurs années.

Les vampires : les contrats
Ils peuvent sembler charmants et sophistiqués, mais ils ont souvent des clauses cachées (des « pièges ») qui peuvent vous « mordre » si vous ne faites pas attention. Ils nécessitent une lecture attentive pour comprendre tous les détails. Les conditions générales d’utilisation (CGU) sont les plus perverses, car on n’aime tellement pas les voir qu’on ne les lit jamais… et pourtant on se fait aspirer nos données personnelles et cela fait vivre des plateformes draculéennes.

Les loups-garous : rapports annuels et documents financiers
Documents classiques, voire rébarbatifs, ils peuvent se montrer complexes, pleins d’enseignements et d’éléments dissimulés. Ils requièrent une certaine expertise pour être correctement interprétés. Parmi ces documents figurent ceux qu’on examine durant les conseils d’administration des établissements notamment quand arrivent les fameuses décisions budgétaires modificatives. Leur côté pénible pourrait nous faire perdre nos capacités d’attention alors que des décisions hautement importantes y figurent. Le budget de votre CDI risque d’être vampirisé si vous êtes négligent.

Les golems : manuels d’instruction
Ils sont souvent volumineux, lourds et peuvent sembler inanimés. Cependant, ils contiennent des informations précieuses et peuvent vous aider à accomplir des tâches complexes si vous savez comment les utiliser. Il reste qu’une bonne connaissance de la réglementation permet parfois de parvenir à défendre des positions professionnelles auprès de sa hiérarchie. N’espérons pas pour autant que vous allez trouver le mode d’emploi pour obtenir tout ce que vous voulez de votre directeur ou directrice d’établissement. Vous avez remarqué que d’autres artifices sont parfois plus efficaces.

Les dragons : romans qui nous entraînent dans des aventures et des histoires sans fin
Parfois tout autant attirants qu’impressionnants selon leurs dimensions, ces livres monstres requièrent du temps pour pouvoir véritablement être apprivoisés. En effet, les dragons sont parfois aussi des monstres gentils et on sait bien que c’est pour cela que vous les appréciez. Attention, toutefois à ne pas devenir vous-mêmes le dragon du CDI, ça ferait mauvais effet. Et ne comptez pas trop sur un dragon qui viendrait brûler le trône de fer, pardon le bureau de la direction, si vous n’en pouvez plus des oukases qui y sont produits.

Les fantômes : documents personnels et journaux intimes
Ils contiennent souvent des souvenirs et des sentiments du passé, qui oscillent entre naïveté et mauvais goût. Ils peuvent vous hanter avec des souvenirs, mais ils sont aussi une partie importante de votre histoire personnelle et la source d’une nostalgie potentiellement dépressive. Finalement, ils sont très loin de ressembler à Patrick Swayze et finalement peu propices à être redécouverts. Mais le pire fantôme, c’est quand même l’ancien collègue à la retraite qui revient de temps en temps au CDI tel Belphégor dans les couloirs du Louvre.

Les gremlins : spams et courriels indésirables
Bien sûr, il ne s’agit pas des élèves, même s’il est vrai que les sixièmes si calmes à la rentrée semblent s’être transformés en créatures terribles un an après. Non, nous voulons évoquer ici le cas des spams bien entendu, mais aussi de tous ces mails sournois qui débutent par un compliment et qui, abusant de votre confiance, finissent par devenir de nouvelles listes de choses à faire. Tiens, voilà justement un nouveau mail qui arrive… méfiez-vous le début est trop flatteur… il s’agit pourtant d’un appel pour que vous gériez les manuels scolaires.

LES ENTITES DES MONDES NUMERIQUES

Mais revenons sur les traces d’Eliott Grosvenor et partons à l’aventure sur les territoires des nouveaux univers ou métavers, on ne sait plus très bien, et tentons de percevoir les nouvelles formes documentaires qui gravitent ou sévissent désormais près de nous. Les monstres documentaires que nous décrivons ici sont des formes de machines dérivantes qui sont apparues à la marge d’un système avant de croître peu à peu au point de devenir centrales elles-mêmes ou tout au moins indispensables ou incontournables dans l’écosystème informationnel qu’elles ont aidé à faire évoluerXVI.
Il nous faut en effet affronter de nouvelles entités documentaires que nous ne savons pas clairement percevoir encore actuellement. Trop souvent, on oublie que ce sont des formes documentaires pour préférer les décrire comme des technologies d’intelligence artificielle.

Parmi ces créatures, allons à la rencontre de Zorl.
Son nom vient de la créature du roman The Space Beagle de Van Vogt. C’est une entité étrange et complexe qui vit dans le monde numérique des bases de données et des archives. Il est constitué d’innombrables fragments d’informations, de données et de documents, tous interconnectés et en constante évolution.
Au niveau de l’apparence, ce monstre documentaire ressemble à une masse fluctuante de textes, de graphiques, de tableaux et de diagrammes, constamment en mouvement et en transformation. Il peut prendre n’importe quelle forme, allant d’un simple document texte à un complexe tableau de données, en passant par une infographie dynamique. Ses « yeux » sont des liens hypertextes, brillants et cliquables, qui mènent à d’autres parties de son corps de données. Sa « bouche » est un moteur de recherche, capable d’absorber de nouvelles informations et de les intégrer à son corps. Parfois connu sous la forme du monstre-spaghetti adoré des pastafariens, ce Zorl documentaire est une créature dotée de formes d’intelligences qui lui permettent de s’adapter. Il se montre capable d’analyser, de synthétiser les informations qu’il est parvenu à absorber et parvient à répondre aux besoins de ceux qui l’interrogent. Du fait de sa capacité à détecter les informations manquantes, à les corriger, mais aussi à les inventer, il est considéré comme un oracle potentiel. D’autres suggèrent qu’il modifie les faits au point d’insuffler de nouvelles cosmogonies. Il est néanmoins quelque peu vulnérable en proie aux cyberattaques et requiert des sources d’énergie importantes. Un black-out très long pourrait menacer son existence.
Malgré ces défis, le Monstre-Document est une créature fascinante et puissante, un véritable trésor d’informations et de connaissances. Avec le bon soin et la bonne gestion, il peut être un outil précieux pour la recherche, l’éducation et la prise de décision.
Zorl ressemble finalement à un langage génératif multimodal digne de ChatGPT ou de Bard. À bien des égards aussi, il fait penser à la description de monstres issus de l’imagination de Gilles Deleuze ou de Vilém Flusser.

Les « Protomolécules » infodocumentaires
Inspirées de la série de romans The Expanse, les Protomolécules sont des documents numériques qui peuvent « infecter » d’autres fichiers et systèmes. Une fois qu’un document est infecté, il commence à se transformer et à se développer de manière imprévisible, souvent au détriment des autres fichiers et des systèmes environnants. Ils pourraient être utilisés pour des attaques de type malware ou ransomware. Mais au final, on ne sait pas exactement ce qu’ils sont et si c’est une bonne idée d’envisager une hybridation avec ces formes documentaires venues d’autres espaces de la connaissance. S’il semble qu’ils permettent d’ouvrir de nouvelles perspectives et d’être plus performants, on ne maîtrise pas grand-chose et on ne sait pas véritablement si l’hybridation n’est pas une forme d’aliénation à plus ou moins long terme. Une utilisation irréfléchie, non éthique et peu compréhensible de certains systèmes d’intelligence artificielle pourrait s’apparenter à un usage dangereux de ces protomolécules documentaires. On ne sait trop ce qu’aurait fait Paul Otlet dans le même cas… à moins que ce ne soit ce dernier qui soit désormais à l’origine de ces nouveaux développements en étant parvenu à intégrer l’esprit du Mundaneum dans la machine.

Les « Coalescents »
Ce sont des documents numériques qui peuvent fusionner avec d’autres documents pour créer des informations plus grandes et plus complexes. Les premiers temps de la redocumentarisation sont désormais dépassés pour laisser place à une période infiniment plus complexe qui interroge sur la traçabilité informationnelle des sources. Ils pourraient être utilisés pour créer des bases de données massives ou pour combiner des informations de différentes sources. Ce sont des créatures documentaires issues des logiques otlétiennes de l’hyperdocumentation qui nous mène vers une expansion documentaire incessante. Leur développement nécessite toutefois une ingénierie autant pour leur constitution que pour leur maintenance. Mais nous reviendrons plus loin sur les mutations professionnelles qui vont être engendrées. Leur logique repose sur les unités documentaires les plus fines, les biblions de Paul Otlet et les possibilités de transclusion décrites par Ted Nelson, l’inventeur du terme « Hypertexte ». Les possibilités combinatoires prévoient toutefois la traçabilité des origines informationnelles et évitent le risque d’écrasement des sources.

Les « Mimics »
Inspirés par les créatures qui peuvent imiter d’autres formes de vie, les Mimics sont des documents numériques qui peuvent copier l’apparence et le comportement d’autres documents. Ils pourraient être utilisés pour tromper les utilisateurs, pour voler des informations ou pour créer de faux documents. Ils sont aussi une manière de véhiculer des émotions. Si leur fonction initiale semblait reposer sur le partage d’éléments humoristiques, on se demande, au final, s’il ne s’agit pas d’une forme de contagion de la bêtise.

Ces entités que nous avons tentées de décrire requièrent une nouvelle génération de défenses numériques pour les combattre, y compris des logiciels antivirus plus avancés, des systèmes de détection d’anomalies, et peut-être même des IA spécialisées dans la lutte contre ces menaces. Parmi ces monstres gentils figurent les Nexus.

Les « Nexus »
Inspirés par les capacités télépathiques des nexialistes, les Nexus sont des documents numériques qui peuvent se connecter et interagir avec d’autres documents sans intervention humaine. Ils peuvent modifier leur propre contenu et celui des autres documents pour créer des informations trompeuses ou erronées. Ils pourraient être utilisés pour semer la confusion ou pour des attaques d’information. Mais il est possible d’envisager qu’ils puissent à l’inverse devenir des sources d’information de qualité qui puissent être dupliquées. L’enjeu est de parvenir à maîtriser les liens sémantiques et la granularité de l’information en parvenant à lier le plus petit élément informationnel, le biblion, à des ensembles beaucoup plus grands avec des visualisations sous forme de graphe par exemple. C’est le retour aux principes de la documentation otlétienne.

Si les documents se transforment, les professions corrélées doivent évidemment suivre. Voici les spécialistes qui sont en train d’émerger.

Les « Nexialistes de l’Information »
Ces disciples d’Eliott Grosvenor qu’appelait de ces voeux Robert Escarpit lors du premier congrès de la SFSIC (Société Française des Sciences de l’Information et de la Communication) en 1978 sont des spécialistes formés pour comprendre et gérer les documents numériques complexes. Ils seraient capables de détecter les « Nexus », de neutraliser les « Protomolécules », de gérer les « Coalescents », et de démasquer les « Mimics ». Ils auraient reçu une formation hybride comme un BUT information numérique dans les organisations par exemple.

Les « Chercheurs de Protomolécules »
Inspirés par les scientifiques de The Expanse, ces chercheurs consacreraient leur temps à l’étude des « Protomolécules » et d’autres documents numériques dangereux. Ils chercheraient à comprendre comment ces documents fonctionnent, comment ils peuvent être contrôlés ou neutralisés, et comment ils peuvent être utilisés de manière productive. Adossées à la transdiscipline du nexialisme, leurs compétences proviendraient des sciences informatiques, des sciences du langage et des sciences de l’information, mais également de la psychologie cognitive. Il va être temps d’envisager des doctorats dans le domaine.

Nous reviendrons vous présenter plus en détail ces documentalistes des temps futurs dans un autre article, sachant que ces professions quand elles sont associées à la recherche fabriquent des monstres, tels les hydres de données que sont les data papersXVII, ces articles scientifiques d’un nouveau type qui décrivent des données recueillies scientifiquement, le processus mis en place pour les obtenir et les réutilisations potentielles.
Comme l’Hydre de la mythologie grecque, un data paper pourrait être vu comme un monstre à plusieurs têtes. Chaque « tête » représente une parti e différente du document : la description des données, la méthodologie de collecte, les métadonnées, les analyses préliminaires, etc.
Couper une « tête » (c’est-à-dire, ignorer, isoler ou déplacer une partie du document) pourrait entraîner l’apparition de deux problèmes supplémentaires, tout comme l’Hydre qui repousse deux têtes chaque fois qu’une est coupée. On se situe bien entre redocumentarisation et hyperdocumentation assurément. Si vous n’y comprenez plus rien, il va vous falloir remettre le nez dans l’épistémologie des sciences de l’information ! Diantre, encore des monstres !

Conclusion

Il semble désormais impossible d’entièrement normaliser quoi que ce soit, et le « conforme » ne peut pas échapper à l’angoisse qu’une société, qui refuserait toute diversité, serait peut-être la plus terrifiante. Le bien commun se fonde sur des principes de partage, non sur des similarités. Reconnaître les aspects effrayants de nos systèmes et de nos vies n’implique pas nécessairement de les transformer en spectacles grotesques, mais plutôt de chercher à trouver un équilibre entre culture et nature.

C’est probablement la leçon la plus précieuse pour apprendre à cohabiter avec nous-mêmes, car ce qui nous unit repose autant sur le rationnel que sur l’effrayant.