L’engagement

Engagement politique et sociétal

Ici et maintenant

Pour commencer, il semble important de souligner que l’engagement politique ne revêtira à l’évidence pas les mêmes enjeux et les mêmes symboliques selon les époques décrites et les situations géographiques. Dans un premier temps, nous pouvons nous intéresser aux romans dont l’action se situe de nos jours et en France. L’adolescence, âge des premières révoltes et des premières manifestations, apparaît comme un sujet littéraire riche dont s’emparent de nombreux auteurs. C’est le cas par exemple du roman de Mathieu Pierloot, En grève !, qui utilise la suppression de postes d’enseignants comme prétexte à la mise en scène d’une grève lycéenne. Ce récit est ainsi l’occasion de dresser le portrait de jeunes dont la rencontre autour d’une même cause va donner lieu à la naissance de leur engagement comme de leurs premiers émois amoureux.
De même, Dans le désordre de Marion Brunet, dresse le portrait de sept jeunes qui se croisent lors d’une manifestation contre l’austérité qui dégénère, puis qui décident de poursuivre leur quête d’idéal anarchique en s’installant en communauté dans un squat, pensant ainsi trouver le moyen de s’extraire des carcans de la société. Grâce à un verbe énergique, l’auteure parvient à transmettre à son lecteur la passion politique qui anime ses personnages.
Les Combats de Sara, d’Arnaud Ravel, revêt un caractère plus fondamental encore puisque l’histoire débute avec l’arrestation par la police, dans son lycée, d’un élève sans-papiers. Ce n’est pas cet élève que nous suivrons, mais sa camarade Sara qui s’engage contre cette situation injuste. C’est l’occasion alors de suivre avec elle l’agitation qui s’empare de l’établissement et l’organisation des différentes actions de lutte, comme les manifestations ou les concerts de soutien.
Enfin, l’engagement n’existe bien entendu pas uniquement sous la forme de grèves et de manifestations, mais peut se traduire de manière moins tangible et plus quotidienne. C’est ce que cherche à montrer Hélène Vignal dans son recueil Casseurs de solitude. Ici, au fil des nouvelles, les personnages, adolescents et adultes, s’indignent et s’engagent spontanément et ponctuellement contre des injustices dont ils et elles sont les victimes ou les spectateurs.

 

Les luttes du passé

Naturellement, la littérature ne s’intéresse pas qu’aux événements qui lui sont contemporains, mais permet également de porter un regard actuel sur des épisodes du passé. Pour ne citer que quelques exemples, le lecteur peut ainsi se retrouver plongé au coeur de la révolution russe de 1917, de la lutte pour les droits civiques aux États-Unis au début des années 1950, des événements de mai 1968, ou encore plus récemment de la lutte contre l’épidémie du VIH.
Paru récemment, le roman de Carole Trébor, Révoltées, raconte l’histoire de deux soeurs jumelles russes, quelques jours avant que commence réellement la révolution d’octobre. En suivant leurs parcours respectifs, comme révolutionnaire pour Léna, comme comédienne pour Tatiana, le lecteur découvre l’état dans lequel se trouve le pays en pleine Première Guerre mondiale. La souffrance du peuple est décrite ici et l’on comprend comment l’insurrection est née. Les deux jeunes personnages se font l’incarnation d’une révolution politique et artistique.
Plus tard, aux États-Unis, Florence Cadier nous fait découvrir le destin d’un jeune afro-américain grandissant dans les années 1950 et dont les parents ont été assassinés pour avoir voulu s’inscrire sur les listes électorales. Le Rêve de Sam nous raconte le combat du neveu de la célèbre Rosa Parks, qui s’engage contre le racisme dont sont victimes les noirs par les ségrégationnistes blancs et devient l’un des initiateurs des Voyageurs de la Liberté qui parcoururent le pays en bus pour dénoncer la ségrégation en cours notamment dans les transports.
Les révoltes étudiantes de mai 68 sont également propices au romanesque. Isabelle Pandazopoulos s’y attelle avec Trois filles en colère, dans lequel Suzanne, issue d’une famille bourgeoise, rentre à l’université de Nanterre. Son désir de révolte la mène à participer aux manifestations, et son chemin croise celui de Daniel Cohn-Bendit. Mais ce roman ne s’intéresse pas qu’aux événements français puisque nous suivons également sa cousine : Magda vit quant à elle en Allemagne, à Berlin-Ouest, où se déroulera une grande manifestation internationale contre la guerre au Vietnam, tandis que le reste de sa famille reste bloqué à l’Est depuis des années. Enfin, la troisième fille évoquée dans le titre est grecque. Cléomèna étudie aussi à Paris, mais son esprit reste ancré dans son pays où la dictature des Colonels sévit et a emprisonné ou tué son père, sa mère et son frère.
Plus récemment et, toujours d’actualité, Cathy Ytak s’intéresse aux débuts de la lutte contre le VIH à travers le portrait d’adolescents directement touchés par la maladie. Dans Un trait de fusain, en effet, c’est l’annonce de la contamination de son ami Sami et le décès de l’amant de celui-ci Joos qui pousse Marie-Ange à participer aux actions d’Act Up. Mais avant l’engagement associatif, le texte met en avant la solidarité et l’indignation nécessaires face au rejet et aux préjugés.

 

Engagement en temps de guerre ou de dictature

En période trouble, les premiers à devoir s’engager contre un oppresseur et pour des valeurs sont les civils, adultes ou adolescents. Là encore, la littérature regorge de récits de résistance face à un envahisseur ou à un état dictatorial. Les guerres mondiales, bien sûr, sont sujettes à une écriture romanesque. Le contexte de la Première Guerre mondiale sert ainsi le roman de Florence Cadier, Dans l’ourlet de nos jupes, paru dans la nouvelle collection des éditions Talents Hauts, Les héroïques, donnant voix à celles et ceux qui ont fait l’Histoire dans l’ombre. La Résistance à l’Occupant trouve ici une incarnation dans le personnage d’Adèle, adolescente de 16 ans, qui décide d’intégrer un réseau. Dissimulant des documents dans les coutures de ses vêtements, son rôle est de les faire passer aux forces libres. Avec ce texte, Florence Cadier met en avant le rôle mésestimé des femmes à l’arrière du front, notamment dans leurs rôles de résistantes et d’espionnes.
La Résistance à l’Occupation allemande lors de la Deuxième Guerre mondiale est à son tour incarnée dans l’ouvrage de Béatrice Nicodème Vous ne tuerez pas le printemps. L’intrigue historico-policière place le lecteur au coeur des activités des services secrets anglais et s’intéresse à la première mission de la jeune Elaine en France. Entre surveillance et poursuite d’un traître au sein du réseau, ce roman présente de manière palpitante les risques encourus par les résistants sous couverture.
D’autres périodes historiques sont l’occasion de mettre en scène ce type d’engagement. Elise Fontenaille installe son roman Les Trois Soeurs et le dictateur en République Dominicaine. Sous prétexte de faire découvrir à sa protagoniste Mina l’histoire de sa famille, l’auteure nous raconte l’histoire vraie des trois soeurs Mirabal qui ont lutté contre la dictature en place entre les années 1930 et 1960. Figures fortes et emblématiques, véritables héroïnes nationales, inconnues en France, Minerva, Maria-Teresa et Patricia entreprirent d’entrer clandestinement en résistance contre le pouvoir tyrannique de Trujillo après que celui-ci ait jeté son dévolu sur l’une des soeurs. Assassinées le 25 novembre 1960, le roman nous apprend que cette date est en conséquence désignée comme celle de la Journée internationale de lutte contre les violences faites aux femmes.
Enfin, intéressons-nous à un roman dont le sujet est peu abordé en littérature : Celle qui venait des plaines de Charlotte Bousquet. Le récit se situe dans l’Ouest américain et s’attache à évoquer l’invasion des terres indiennes par les colons américains. Winona, nièce du grand chef Crazy Horse, est arrachée à sa mère et placée, comme tant d’autres enfants, dans un pensionnat dont le quotidien est fait de maltraitance, de froid et de faim, tandis que le reste de la population est massacré. Parvenant à s’échapper, elle fuit cet environnement où l’on s’acharne à faire oublier leurs origines aux jeunes indiens, et entreprend de s’opposer aux envahisseurs.

 

Engagement écologique

D’une autre nature, l’engagement peut également se mobiliser pour lutter contre les destructions environnementales. La littérature peut par exemple se faire le reflet de combats menés contre l’extinction animale. Pour illustrer ce propos, la science-fiction est un outil pertinent puisqu’il permet de placer le lecteur face à une situation future hypothétique et ainsi de le mettre en garde contre les conséquences des dérives actuelles de nos sociétés. C’est le choix opéré par Charlotte Bousquet pour son Dernier ours, qu’elle situe en 2037 et qui imagine un monde où tous les représentants de cette espèce ont disparu à l’exception de l’un d’entre eux. Dans ce thriller d’anticipation, Karen, soigneuse de l’ours Anuri dans un zoo du Groenland, prend la fuite pour sauver celui-ci des manipulations génétiques orchestrées par deux sortes de savants fous dénués de toute considération éthique.

Dans une veine plus réaliste, le roman d’aventures Le Tigre de Baiming de Pascal Vatinel s’intéresse à la sauvegarde des tigres contre le braconnage dans le sud de la Chine. Le jeune Baiming, aidé de la vétérinaire, va tout faire pour sauver deux bébés tigres et leur mère contre des chasseurs sans foi ni loi. Au cours du récit, le lecteur découvre le fonctionnement d’une véritable mafia ignorant totalement les règles de la protection des espèces menacées, et a contrario l’engagement des individus et organisation qui luttent contre ce système.
Dans Le Règne du vivant, c’est la même finalité qui motive la narration d’Alice Ferney, et sonde cette fois-ci les dessous du braconnage marin. Inspiré de la vie d’un véritable militant écologiste, ce roman proche du documentaire met un exergue un personnage entier dont les méthodes parfois controversées ont pour seul objectif la mise à jour et l’élimination des pratiques des chasseurs de baleines, de requins ou de tortues. L’auteure s’attache ainsi à décrire la traque sans relâche de ce marin et de son association envers les navires de braconniers.
Xavier-Laurent Petit, quant à lui, parle de déforestation et de destruction d’habitats autochtones dans Itawapa. Talia, fille d’une anthropologue en Amérique du Sud, suit le chemin de sa mère dans la lutte contre les multinationales dont le seul objectif est de tirer profit de zones forestières en dépit de la présence du peuple natif des lieux, massacré sans état d’âme. De ce forage pétrolier en plein coeur de la forêt amazonienne, il ne reste qu’un survivant, un bébé qu’il faudra sauver à tout prix.
Évoquons également Fugueuses, de Sylvie Deshors, qui, s’il ne décrit pas à proprement parler les mécanismes de l’engagement militant, prend tout de même pour cadre le combat des anti-aéroport à Notre-Dame-des-Landes. Ici, deux adolescentes quittent leur famille pour rejoindre la ZAD et c’est l’occasion de se familiariser avec le quotidien de ce format particulier de militantisme que sont les mouvements d’occupation.

 

Engagement humanitaire

De très nombreux auteurs souhaitent aborder par ailleurs la question de l’engagement humanitaire. L’action peut alors se dérouler en France ou à l’étranger. Concernant le traitement de cette problématique sur le sol français, deux ouvrages peuvent nous intéresser. No et moi, de Delphine de Vigan, fait se croiser ses deux héroïnes : dans le cadre d’un travail scolaire, Lou rencontre une adolescente sans abri, No, avec qui elle va nouer une relation particulière. Sensible à sa détresse mais également en demande d’une amitié, elle commence par l’inviter dans un bar à chaque rendez-vous, puis finit par demander à ses parents de l’héberger. À l’abri de rien d’Olivier Adam, nous montre le cheminement de Marie jusqu’à son engagement dans une association d’aide aux réfugiés, laissés à l’abandon depuis la fermeture du centre d’accueil de Sangatte. Le récit traduit l’engagement sans limite de cette jeune mère de famille à la dérive, qui s’impliquera dans cette tâche jusqu’à l’extrême.
Quant aux romans déroulant leur action dans un pays étranger, ils permettent de découvrir une situation humanitaire critique au-delà de nos frontières. Ainsi, dans Là où naissent les nuages, Annelise Heurtier propulse la jeune Amelia en mission d’un mois dans un centre d’accueil pour enfants des rues en Mongolie. Cette dernière y découvre, en même temps que le lecteur, les conditions de vie de ces orphelins, livrés à eux-mêmes et sujets à la misère et à la violence. De son côté, Isabelle Colombat dans Bienvenue à Goma prend le parti detraduire l’engagement de son personnage, Elsa, à travers son souhait d’être journaliste-reporter. C’est armée de son appareil photo qu’elle atterrit, au gré d’un stage, à la frontière entre le Zaïre et le Rwanda, alors que les réfugiés du génocide des Tutsis par les Hutus s’entassent dans des camps. À travers leurs héroïnes, qui s’enrichissent des rencontres qu’elles font et des actions qu’elles mènent, ces deux romans offrent au lecteur une dimension documentaire et pédagogique.
Cependant, la question de l’engagement humanitaire peut également être mise en question. C’est ce que fait Jean-Christophe Rufin avec Check-point, dans lequel il met en scène un convoi humanitaire traversant la Bosnie de 1995, composé de cinq coéquipiers, tous ici pour une raison différente. Dans cette oeuvre, deux visions de l’humanitaire s’affrontent et l’auteur interroge les notions de neutralité, de prise de risque ou de bienveillance qui régissent a priori nécessairement ce type d’actions dans une région en guerre.

Politique, sociétal, écologique, humanitaire… la diversité des causes et des luttes militantes nous offre un panel large, riche et intéressant de romans sur le thème de l’engagement. Chacun d’entre eux emmène le lecteur dans des contextes socio-civilisationnels et historiques variés, jouant ainsi pleinement un rôle de découverte et d’ouverture culturelle de la littérature.

Médias, émotions et violences politiques

« Les Médiatiques », c’est un Festival d’Histoire et d’analyse des médias qui vise d’une part à comprendre comment se fabrique l’information aujourd’hui en France, et d’autre part à essayer de porter un regard qui soit à la fois scientifique et au plus près des pratiques journalistiques pour comprendre et mettre en perspective historique cette fabrique. Régulièrement, des chercheurs (principalement des historiens, mais aussi des chercheurs en sciences de l’information et de la communication ou en sociologie des médias) interviennent pour nous aider à décrypter ce milieu qui peut être complexe par certains aspects, qui a une histoire et des identités multiples, et que François Robinet, désormais professeur en Histoire des médias à l’université de Versailles, essaie de présenter chaque année à travers un thème, secondé par ses anciens collègues du Lycée Voltaire (Orléans) et avec le soutien financier de la Région Centre. 

En février dernier, pour sa 6e édition, le festival s’est attaché aux rapports entre médias, émotions et violences politiques ; une idée de programmation qui est en partie née des commentaires, des débats et des polémiques autour des couvertures médiatiques autour des les attentats de janvier et novembre  2015.

Avant d’ouvrir la discussion, le samedi 11 février 2017, François Robinet cite l’extrait d’un éditorial de Jérôme Fenoglio, paru dans Le Monde daté du 3 février 2017 et intitulé « La défense des faits » :

« La critique des médias n’est heureusement pas apparue avec Donald Trump. Depuis l’origine de la presse, c’est une pratique saine et nécessaire, parce que les journalistes commettent des erreurs, parce qu’ils peuvent s’enfermer dans des bulles ou être aveuglés par des préjugés. Se revendiquant comme des contre-pouvoirs, il serait malvenu pour les journalistes de refuser cette contradiction. Apporteurs de nouvelles souvent mauvaises ou dérangeantes, ils n’ont pas non plus à nourrir l’espoir excessif d’être un jour comptés parmi les professions les plus populaires, mais, depuis quelque temps, cet exercice salutaire d’esprit critique a cédé la place dans une partie de l’opinion et chez des responsables ou des activistes politiques, à un rejet total. »

Puis il offre la parole à ses invités, Daniel Schneidermann, Antoine Genton et Pierre Haski (cf. biographies ci-jointes).

François Robinet : À la manière des présentateurs de l’émission La grande table, j’ai envie de vous demander comment vont les médias, et comment vont les journalistes ?

Pierre Haski : La citation que vous avez choisie est intéressante, parce qu’elle voudrait dire qu’il y a eu un moment où la critique des médias était bienveillante, et un moment où elle est devenue hostile ; c’est un petit peu caricatural ! D’abord la presse traverse trois crises en même temps : il y a une fin de cycle qui s’est ouverte avec l’émergence du numérique et qui a mis en cause la manière dont les gens s’informaient, c’est-à-dire qu’au lieu d’allumer nécessairement notre télé à 20 heures ou d’aller chercher notre journal au kiosque, on allume son smartphone, sa tablette ou son ordinateur, et même si on lit les mêmes titres parfois, c’est différemment, dans d’autres rythmes. Il y a ensuite une crise de modèle économique à partir du moment où ce qui a fonctionné pendant plus d’un siècle (les ventes, la pub…) s’est écroulé ; il a fallu ainsi réinventer quelque chose et il semble difficile de réinventer un nouveau modèle dans la tourmente. Enfin la troisième crise, qui est la plus importante, est la crise morale du journalisme : d’une part certains journalistes ont pris conscience que le journalisme a, à certains moments, régulièrement, failli à sa mission ; d’autre part il y a le sentiment croissant du grand public que les journalistes sont passés de l’autre côté de la barrière, celui de l’élite politico-économique-administrative qui dirige le pays et qui s’éloigne de la réalité… Je caricature à peine ! Et ce fossé n’a cessé de grandir.

C’est un problème plus large de délégitimation des élites et du fonctionnement de notre démocratie, et cela ne concerne pas que la presse. Dans l’affaire Fillon, par exemple, ce qui est en jeu est que lorsqu’un homme politique contesté pour des faits qui lui sont reprochés se met à utiliser la presse comme bouc émissaire en espérant détourner l’attention de ses problèmes, il affaiblit l’ensemble du fonctionnement de la démocratie, car les journalistes sont dans leur rôle lorsqu’ils enquêtent sur des agissements potentiellement répréhensibles d’une personne publique. C’est d’ailleurs une des fonctions essentielles du contre-pouvoir porté par le journalisme. Cela n’empêche pas la presse de devoir balayer devant sa porte et de se poser les bonnes questions. Une des raisons qui nous ont poussés en 2007 à quitter la presse écrite pour nous lancer dans une aventure purement internet, c’était l’idée un peu naïve de croire que sur Internet nous allions pouvoir réinventer nos pratiques journalistiques et que nous allions pouvoir renouer le contact, l’interaction avec nos lecteurs. C’est cette motivation que nous avions ! Nous partions d’un constat d’échec de nos pratiques journalistiques et d’un désir profond de les réinventer, de renouer la confiance. Ce lien de confiance est aujourd’hui en piteux état. Cela fait 25 ans que La Croix publie un sondage sur la confiance que le public a envers ses journalistes et ses sources d’information, et cela fait 25 ans que la pente décline. C’est la réalité contre laquelle nous essayons inlassablement de trouver des remèdes.

Et vous, Daniel Schneidermann, sur l’état actuel de la presse, quelle serait votre analyse ?

Daniel Schneidermann : Tout va mal ! Encore faut-il distinguer les crises. J’ai entendu les reproches de Fillon par rapport à la presse, qui s’acharnerait. Dans ce cas de figure, depuis plus de 30 ans maintenant que je suis journaliste, et plus de 20 ans que je suis spécialisé dans la critique des médias, rien de neuf ! Le politique mis en cause par Le Canard enchaîné ou Mediapart expliquant qu’il est victime d’un lynchage, ça a toujours existé, ça existera toujours. On peut bien sûr regarder s’il n’a pas un tout petit peu raison, c’est notre rôle en tant que critique des médias ; en l’occurrence, je ne pense pas. Dans l’affaire Fillon, c’est un journal, Le Canard enchaîné, qui est dans son rôle en publiant des informations sur les pratiques personnelles antérieures d’un homme politique, des pratiques absolument répréhensibles, moralement, même si elles ne le sont pas toujours juridiquement. C’est ensuite une presse qui reprend massivement ces révélations, ce qui n’a rien d’étonnant puisqu’il s’agissait d’un candidat à la présidentielle, et même du favori à l’époque. Ces reproches me semblent infondés. Des affaires peuvent être montées en épingle, feuilletonnées jour après jour dans le seul but de vendre, ça a pu arriver et ça peut arriver. J’ai commencé ma carrière avec l’affaire des diamants de Giscard. Il s’agissait déjà du Canard enchaîné, et déjà d’un pouvoir qui se plaignait de harcèlement médiatique. C’est traditionnel. On est dans un pays où la presse peut sortir ce type d’affaire librement et éventuellement déboulonner un candidat à l’élection présidentielle.

Ce qui est beaucoup plus nouveau, et beaucoup plus inédit à mes yeux, c’est Trump, bien sûr. Je n’avais jamais vu un candidat à l’élection présidentielle américaine exploiter des rumeurs non-fondées (exemple : « Obama est musulman »). Je n’avais jamais vu un candidat à l’élection présidentielle, où qu’il soit, se faire interviewer par un site qui a pour unique fonction de propager des rumeurs complotistes et conspirationnistes comme Infowars, qui relaie que le 11 septembre n’est pas ce que l’on croyait, que l’on a vu des musulmans danser devant les tours en flammes, ce qui est une rumeur qui court depuis 15 ans et que personne n’a jamais pu accréditer, puisque ces images n’existent pas… un site pour lequel Trump a dit son estime ! Je n’avais jamais vu un candidat à l’élection présidentielle, ou même un président élu entré en fonction depuis maintenant trois semaines, utiliser massivement les réseaux sociaux pour râler contre les programmes télé ou réprimander des journalistes de différents médias (notamment le New York Times).

Ce qui s’est passé pendant cette élection présidentielle américaine est une démonstration implacable de l’impuissance d’un système médiatique qui était universellement opposé à Trump et attaché à rectifier les différents mensonges proférés par celui-ci tout au long de sa campagne. On a quand même vu une élection dans laquelle le New York Times, le Washington Post et CNN ont cherché, semaine après semaine, à rétablir la vérité des faits malmenés par la campagne de Trump, et au final perdre la bataille ; ce qui m’a profondément troublé en tant que journaliste. La victoire de Trump, c’est une défaite personnelle du journaliste que je suis. À quoi peut-on servir si tout ce à quoi on croit depuis qu’on a eu envie de faire ce métier, c’est-à-dire établir les faits au terme d’enquêtes rigoureuses et de la manière la plus impartiale possible, ne sert à rien et qu’on crie dans le vide ?

C’est une crise profonde de crédibilité, qui s’est accentuée avec l’arrivée des médias numériques et des blogs, encore plus avec la concurrence des réseaux sociaux, et qui est à son paroxysme avec l’élection de Trump. C’est une crise qui n’est pas seulement américaine. C’est une crise qui touche toutes les démocraties développées, et dont nous, journalistes, devons tâcher de sortir.

Antoine Genton, de votre côté, « défiance », « crise », est-ce que ce sont des termes que vous reprenez à votre compte ? Est-ce que votre point de vue est différent ?

Antoine Genton : Légèrement, mais je souscris tout à fait à ce que viennent de dire mes confrères. Cette crise qu’on pourrait qualifier de crise factuelle, au sens où elle concerne les faits, est effectivement particulièrement inquiétante parce que la vérification des faits est la base de notre métier. Ce que vivent les Américains peut en effet être perçu comme une défaite, une attaque contre le métier qu’on exerce. La crise du journalisme tient à mon sens à l’organisation des médias. La plupart des publications, qu’elles soient audiovisuelles, écrites ou sur le web, appartiennent à de grands groupes industriels ; ce n’est pas une nouveauté, mais c’est une concentration quasi-inédite dans l’histoire de la presse en France et cela pose beaucoup de questions de liberté éditoriale et de pression.

Je crois que l’une des premières solutions est de se regarder et de s’interroger sur les pratiques journalistiques, ce que fait très bien Daniel Schneidermann. Chaque journaliste doit faire régulièrement son autocritique : quelles sont les erreurs à ne plus commettre et comment améliorer la pratique du journaliste dans le monde contemporain ? Je participe depuis quelques semaines à la plateforme « Explicite », nouveau média d’information sur les réseaux sociaux lancé par d’anciens journalistes d’I-télé. On y fait le constat que la manière dont certains médias fonctionnent aujourd’hui n’est pas satisfaisante, à plusieurs titres, sur l’indépendance, les sujets traités, les angles traités, la durée accordée à tel ou tel sujet. On essaie de faire autre chose, ce qui est particulièrement stimulant.

Vous avez mis en valeur de nombreux éléments comme la fragilisation économique des rédactions, une forme de crise de défiance à l’égard des journalistes (ce qui n’est pas nouveau, on se souvient du scandale de Panama), une forme de nouvelle concurrence dans la production de l’information. Est-ce qu’il n’y a pas également une forme de brutalisation du discours politique qui tend aujourd’hui à s’affirmer ? Est-ce qu’il n’y a pas une polarisation du débat public sur Internet qui met les journalistes au-devant de leurs contradictions ou qui cherche à salir les réputations ? Dans les solutions proposées, vous évoquez le fact-checking ; on a vu apparaître la rubrique des Intox dans Libération, les Décodeurs dans Le Monde, le décodex qui vise à établir une sorte de hiérarchie des sites produisant de l’information en fonction de critères plus ou moins précis. Comment percevez-vous ces initiatives et avez-vous le sentiment effectivement que dans les discours qui circulent aujourd’hui dans l’espace public, les formes de discours les plus extrémistes ont acquis une visibilité nouvelle grâce au numérique ?

Daniel Schneidermann : Vous avez rappelé à juste titre Panama qui, à la fin du xixe s., est le premier scandale où il apparaît de manière flagrante qu’une partie de la presse est corrompue. Avant la guerre de 14, une partie de la presse reçoit régulièrement de l’argent du régime tsariste en Russie pour soutenir la Russie dans la perspective de la guerre mondiale qui se profile. Entre les deux guerres, il y a d’éminents journalistes, des éditocrates, parmi lesquels Geneviève Tabouit, qui recevaient un virement mensuel de la part de l’Union soviétique pour ménager cette dernière dans ses éditoriaux. La corruption de la presse existe donc depuis toujours.

Quant à la brutalité du ton du débat public, là aussi, rien de neuf ! La presse des années 30 appelle au meurtre des Juifs en permanence et de manière tout à fait impunie. Il n’y a pas de procès, il n’y a pas d’attaque, il y a des journaux qui s’appellent Au pilori, Je suis partout, La Gerbe… Après 1945 et cette vague raciste et antisémite, il y a, c’est vrai, une oasis de calme, une parenthèse d’un demi-siècle. Et puis tout change avec Internet, cet outil formidable à l’origine qui permet à Monsieur Tout-le-monde, depuis son fauteuil, caché derrière l’anonymat, d’avoir potentiellement une audience aussi grande que les médias tenus par des milliardaires. Et donc qui permet à ce Monsieur Tout-le-monde d’insulter impunément qui il veut et comme il veut ; les intervenants publics, les chercheurs, les journalistes, les écrivains sont placés sur le même plan. On assiste depuis une quinzaine d’années à une hystérisation du débat sur les réseaux sociaux, car une prime mécanique est donnée aux discours les plus violents et les plus hystériques tenus par les plus motivés, et non les plus nuancés et les plus argumentés. Ce débat dans les émissions et les journaux mainstream, comme BFM ou LCI, est imprégné par les réseaux sociaux que fréquentent assidûment les journalistes, lesquels y trouvant des sources d’information complémentaires aux canaux officiels.

Pierre Haski : Prenons l’exemple du référendum constitutionnel sur l’Europe en 2005 : la plupart des journaux étaient pour le oui, et puis la campagne du non s’est faite sur un blog. C’est un seul blogeur, Étienne Chouard, qui mettait des arguments pour le non sur son blog. Et le non est passé. Je l’ai vécu à Libération où Serge July, tellement engagé pour le oui, a très mal vécu cet échec personnel et fait un éditorial le lendemain qui lui a d’ailleurs coûté cher, parce que les lecteurs ont majoritairement voté non et se sont sentis insultés par le patron du journal.

La campagne est née sur Internet, et c’est le premier moment politique où tout d’un coup on a court-circuité les médias classiques, on s’est informé différemment. Aujourd’hui on a tiré cette leçon.

Il y a eu pendant quelques années une guerre entre blogeurs et journalistes ; les journalistes se disant les seuls habilités à parler, et les blogueurs rétorquant que cette époque est finie et que tout le monde peut prendre la parole. Sur notre site (ndlr. Rue89), nous pensions justement que l’information n’en serait que meilleure grâce à une collaboration et une co-production entre les journalistes professionnels et le public qui a les moyens et l’envie de s’exprimer. Nous avions conçu le site de manière à remplir cet objectif : peu importe l’auteur d’un article, son contenu passera par la moulinette de la vérification. On s’est cependant retrouvé avec des champs de commentaires qui étaient devenus des champs de bataille, déferlant de propos racistes. D’un côté on est adepte de la liberté d’expression, et de l’autre on commençait à censurer, à faire la chasse à ces commentaires condamnables… Personne n’a envie de publier de commentaire et recevoir aussitôt un commentaire raciste. C’est une bataille qu’il faut encore mener : comment transformer cet univers formidable des réseaux sociaux de nos plateformes internet pour en faire un espace de débat ouvert et pas un terrain d’affrontements.

Antoine Genton : Pour revenir sur l’hystérisation, ce qui me marque est que c’est un discours extrêmement simpliste. Tout l’enjeu des journalistes est de passer cette pensée à l’épreuve des faits, de rendre compte de la complexité du monde face à un discours qui fait abstraction de cette complexité.

Maintenant, pour répondre à la seconde question, pour tenter de contrer les informations qui sont mauvaises, ce n’est pas évident. Prenons l’exemple des attentats de novembre 2015. J’étais à l’antenne ce jour-là ; on a reçu par Twitter, pendant les toutes premières minutes, les premières images et il a fallu les vérifier : y avait-il bien eu des tirs dans Paris ? Des corps qui gisent sur le sol, etc. ? Par la suite, et assez rapidement, on a été informé d’autres fusillades dans Paris, à Charonne notamment. Là aussi, il a fallu vérifier. Cela nous a été utile quand on nous a dit qu’il y avait d’autres attentats au Louvre et au Châtelet. Imaginez, on est vite gagné par la panique et on peut avoir envie de donner assez rapidement toutes ces informations. Or il faut rester extrêmement calme et prudent de manière à pouvoir vérifier ces autres informations diffusées sur Twitter, qui se sont révélées fausses. Et le problème est de pouvoir le faire dans un temps suffisamment court.

Daniel Schneidermann : Il y a un autre facteur important : I-télé n’est pas seule sur le marché de l’information en continu, Bfmtv est son concurrent direct. La vraie ambiance d’une salle de rédaction comme celle-là n’est pas « on va tranquillement vérifier cette information pour savoir si elle est exacte ou pas » ! Ce sont les rédacteurs en chef qui ont dans leur bureau la chaîne concurrente et qui viennent dire « il y a machin qui annonce qu’il y a eu un attentat au Louvre et au Châtelet, il faut qu’on les annonce aussi parce que sinon on va être grillés ! » Alors là, personne n’a divulgué ces fausses informations à la hâte, mais la concurrence ça compte dans la délivrance et le marché de l’information.

Rappelons qu’en janvier 2015, les chaînes d’information en continu ont été mises en cause, notamment par le CSA, sur le fait qu’on avait diffusé des informations en pleine prise d’otages à l’Hypercasher. Je voudrais justement vous entendre sur cette intrusion du CSA dans le mode de fonctionnement des rédactions. Est-ce que cela vous paraît sain, souhaitable ?

Pierre Haski : Le CSA ne concerne que l’audiovisuel, voire Internet. Cela pose la question de la régulation et de l’arbitre de l’information. La question est de savoir qui est légitime pour dire le bien et le mal d’une certaine manière, l’arbitre de la déontologie ou l’arbitre des faits. Le CSA a pris ce rôle pour l’audiovisuel, mais le reste de la presse n’a pas d’arbitre, si ce n’est les tribunaux. J’en suis d’ailleurs à mon vingtième procès sur 10 ans en tant que directeur de la publication de Rue89, et on n’en a perdu qu’un. Certains d’entre eux auraient certainement pu être réglés différemment, sauf qu’il n’y a pas d’instance, de cadre qui gouverne lorsque des instances publiques ou des entreprises ne sont pas contentes d’un article. En Suisse et en Belgique existent des conseils de la presse, un peu similaires au conseil de l’ordre des médecins. Il n’y en a pas en France parce que dans notre imaginaire politique collectif il serait associé à celui qui existait du temps de Vichy. Il y a eu des tentatives répétées pour réintroduire cette pratique, mais elles ont échoué. Je ne suis pas convaincu par l’idée de sages ou de juges paraprofessionnels qui disent le bien et le mal. Finalement, que cela se passe devant les tribunaux, pourquoi pas : à Paris il y a une 17e chambre spécialisée dans les affaires de presse, dont les magistrats sont extrêmement compétents et ont une connaissance intime de la manière dont se fait l’information ; cela aide leurs décisions à être assez équilibrées. Ils ont la distance suffisante, et la neutralité que peuvent avoir des juges plutôt qu’une quelconque autorité administrative.

On en arrive à cette question du fact-checking et du décodex, qui fait polémique en ce moment. Le fact-checking, ou vérification des informations, est une bonne idée apparue il y a quelques années aux États-Unis, puis rapidement importée en France. Prenons l’exemple du débat télévisé entre Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy en 2007. Ils ont eu un échange très vif pour savoir si l’EPR était la 3e ou la 4e génération sur le nucléaire. Évidemment le téléspectateur ne sait pas, et l’enjeu est simplement de savoir qui est compétent, qui maîtrise ses sujets. Pendant la nuit, la fiche Wikipédia du nucléaire, de l’EPR, a été changée 45 fois parce que les militants des deux camps luttaient pour qu’au réveil les citoyens qui allaient vérifier tombent sur le chiffre qui correspond à l’un ou l’autre candidat. En 2012, lors du débat Hollande-Sarkozy, ce dernier dit « les gens pourront vérifier demain », or dans les 10 minutes, sur les réseaux sociaux, il y avait le bon chiffre. Il suffisait d’aller sur le site de l’INSEE. On avait changé d’époque : le fact-checking avait fait son apparition. Mais cela n’a marché que pendant un certain temps… Le problème est, et nous l’avons vu lors de la campagne américaine, la négation des faits. On appelle cela la post-vérité : ainsi, le New York Times fait du fact-checking, mais comme je ne crois pas le New York Times, je ne crois donc pas leur article même s’il y a toutes les preuves de la véracité de leurs propos.

Le décodex est né suite à ce problème. Le Monde a eu cette fausse bonne idée (puisqu’elle lui revient à la figure aujourd’hui) de labelliser toutes les sources d’information avec des codes couleurs ; le rouge pour une source absolument pas fiable, le vert pour la source idéale, et entre les deux une gamme de cinq degrés. Mais la question qui a immédiatement surgi est la légitimation du Monde à endosser ce rôle. Il a suffi de deux ou trois appréciations un peu hasardeuses sur des blogs ou des sites d’infos et la polémique a éclaté. Le système mis en place s’est aujourd’hui un peu écroulé sous le poids des critiques. Il pose néanmoins une bonne question : « où le citoyen de base que nous sommes tous peut-il aller pour savoir si tel site est fiable ou pas ? » Nous avons tendance à croire les sites qui expriment nos opinions et à être méfiants avec les autres. La notion du fait n’est plus objective.

Daniel Schneidermann : Tout cela se résume à la question : où est l’autorité ? « Autorité » est un mot qui a la même racine que « auteur » et qui signifie que ce qui va être dit fera autorité, parce qu’on fait confiance à son auteur. Où est l’autorité ?

Cela ne peut pas être l’État. L’État est le pouvoir et cela ne peut pas être à la fois le pouvoir et le contre-pouvoir. Le CSA, qui est une émanation directe du pouvoir – nommé par le président de la République, le président de l’Assemblée et le président du Sénat – ne peut pas être une autorité reconnue universellement non plus. Tout ce qui peut entretenir une relation avec les pouvoirs politiques ne peut être cette autorité.

Alors les médias pourraient-ils être cette autorité ? Avec l’affaire du décodex, nous voyons bien que cela ne fonctionne pas non plus. Le décodex est une excellente initiative, prise pour d’excellentes raisons. Tout le monde a conscience que des fléchages, des balises, des repères sont nécessaires. Alors il reste sans doute les procédures, les algorithmes.

Wikipédia est un bel exemple de procédures. Cette encyclopédie collaborative est soumise à des règles précises, parfois compliquées. Les articles étaient au début très incomplets, tendancieux ou mauvais, puis ils se sont améliorés au fil des ans. Est-ce que du coup, ce n’est pas dans une élaboration collective de l’information ou de la vérification de l’information qu’il faut rechercher un embryon de solution ? Wikipédia est un outil à la disposition de tous, et d’autant plus des chercheurs qui détiennent la légitimité universitaire du savoir sur un certain nombre de sujets. Il conviendrait peut-être améliorer les conditions d’éligibilité des rédacteurs et faire en sorte que la compétence universitaire soit mieux perçue que les autres.

La deuxième piste, ce sont les algorithmes. Quand vous achetez un livre sur Amazon, on vous en propose cinq. Peut-on imaginer que soient créés des algorithmes qui prennent en compte le nombre de contestations ou d’approbations en ligne de cette information, qui prennent aussi en compte le nombre global de commentaires positifs ou négatifs sur la source du média qui a produit cette information ? Ce sera probablement très compliqué, mais quel autre choix a-t-on que d’innover ?

Questions du public

Je suis un lecteur assidu du Monde diplomatique : pourquoi ne voit-on jamais d’expert du Monde diplomatique dans les débats ?

Daniel Schneidermann : Le processus de sélection des experts répond à deux objectifs. D’une part, on cherche des gens qui « pensent bien », c’est-à-dire qui pensent comme la rédaction et la direction de la chaîne où ils passent. Par exemple, sur la question qui traverse le débat politique depuis quinze ans de savoir si la France doit rester dans l’euro et dans l’Union Européenne ou pas, 80-85 % des experts invités sont plutôt sur la position que la France doit rester dans l’Union européenne, que c’est une évidence qui ne se discute pas alors que c’est une question qui partage les Français de manière beaucoup plus équilibrée. D’autre part, les chaînes de télé ont tendance à privilégier les gens qui sont capables de remplir 5 minutes d’antenne même s’ils n’ont rien à dire… L’un des facteurs déterminants dans le choix des experts, c’est l’urgence. Alors, évidemment, pour Le Monde diplo, ça rejoint ce que je viens de dire : ce n’est pas normal que les experts du Monde diplo soient moins vus, ou pas vus du tout sur les plateaux de télé. La responsabilité est partagée. Ce n’est pas seulement qu’on ne les invite pas, c’est aussi qu’ils ne viennent pas ou qu’ils posent leurs conditions. Par exemple, pour l’émission « Arrêt sur images », j’ai invité plusieurs fois Frédéric Lordon. Des fois il est venu parce que le sujet l’intéressait, des fois il n’est pas venu parce que soit le sujet ne l’intéressait pas, soit il n’avait pas envie de débattre avec les interlocuteurs qu’on lui proposait, ce qui est parfaitement son droit. Tout ceci nourrit une question essentielle, et Frédéric Lordon en est bien conscient : refuser d’aller à la télé parce que le dispositif proposé ne permet pas suffisamment d’exposer ses idées et ses théories, c’est parfaitement respectable, en même temps c’est se priver de l’opportunité de faire passer un message au-delà du cercle des convaincus. C’est une contradiction à laquelle se heurtent les économistes, les penseurs, les philosophes hétérodoxes. Résultat, oui, ils sont absents des chaînes d’info continue. Mais n’est-ce pas aussi de la responsabilité de ces responsables de chaînes d’offrir davantage qu’un droit de parole de 5 minutes mitraillées par les questions de l’interviewer qui souvent ne connaît pas le sujet ?

Antoine Genton : Sur la question des experts, à i-télé, il m’est arrivé d’avoir voulu inviter des éditorialistes, des intellectuels, qui ne correspondaient pas forcément aux idées de mes patrons, mais qui ont refusé de venir, et c’est là que je rejoins Daniel Schneidermann. Il y a aussi l’aspect pragmatique : les gens qu’on aimerait avoir ne sont pas disponibles tout de suite ; ou la contrainte publicitaire qui ne permet pas de prolonger les temps de parole. Dans le cadre d’une chaîne d’info en continu, il y a aussi beaucoup moins de journalistes spécialisés que dans une rédaction comme France Inter ou Europe 1, d’où l’obligation d’inviter des experts et d’où aussi des questions qui peuvent paraître moins pertinentes. Car une chaîne d’information continue propose un résumé des actualités, et c’est tout, elle n’est pas là pour approfondir les sujets.

La solution ne serait-elle pas d’avoir par exemple une loi contre le complotisme ? Ou de placer les réseaux sociaux, et en particulier Facebook, face à leurs responsabilités ?

Pierre Haski : Facebook c’est, en dehors des impôts, l’endroit où il y a le plus de Français réunis. 60 % des Américains rentrent dans l’information d’abord par Facebook. Après les élections américaines il y a eu une polémique très importante aux États-Unis sur la propagation des fake news. Un certain nombre de fausses informations ont été partagées à un nombre astronomique de personnes, qui ont dû peser sur l’élection. Par exemple, l’information selon laquelle le pape aurait accordé son soutien à Donald Trump, ce qui n’est pas le cas, a été vue par des dizaines de millions d’Américains, et la responsabilité de Facebook a été mise en cause. Mark Zuckerberg a d’abord fait un démenti total, en disant qu’il n’était qu’hébergeur, une plateforme technique, et qu’il n’a pas à contrôler ce que disent nos internautes – ce qui est déjà moyennement vrai puisque si vous mettez un bout de sein, votre compte est fermé. Au bout de quelques jours, il a compris que cette défense était insoutenable et il a annoncé qu’il mettait une procédure en route. Facebook a ainsi signé un accord avec plusieurs médias qui vont devenir les fact checkers, les vérificateurs d’informations de Facebook. Ce n’est absolument pas satisfaisant à mon sens car qui a la légitimité de vérifier une information ?

Par ailleurs, l’algorithme de Facebook est fait de telle manière qu’il fait remonter dans votre flux ce que vous aimez. Donc si vous likez toujours les photos de bébé de votre belle-sœur, eh bien, vous verrez ça remonter en priorité à chaque fois que vous vous connectez. En revanche, le cousin dont vous ne partagez pas les opinions ou dont vous n’aimez pas le bébé, et à qui vous ne mettez jamais de like, vous ne le verrez plus jamais dans votre flux. Le résultat, c’est que vous ne voyez apparaître que ce qui correspond à votre vision du monde. Ainsi, au lendemain des élections américaines, un type a écrit un texte très personnel en s’étonnant : « comment se fait-il que dans mon flux Facebook il n’y ait que des gens qui pleurent la défaite d’Hillary Clinton, alors qu’il doit bien y avoir des gens qui se réjouissent de la victoire de Trump, y compris dans ma famille et des gens de mon réseau ? »

Il n’y a plus le 20 heures où tout le monde avait un socle d’informations unique, les 2/3 des Français étaient devant le JT, et ensuite ils lisaient L’Huma, ou Le Figaro, ce qu’ils voulaient, pour avoir les informations qui correspondaient à leur vision politique. Aujourd’hui il n’y a plus ce socle, et il n’y a plus que cette bulle qui nous isole très fort. Dominique Cardon, un sociologue, dit qu’il y a un paradoxe énorme dans ce que je viens de décrire : au début, c’était un acte de liberté d’alimenter l’algorithme qui choisit les informations que vous recevez, parce qu’autrefois les informations étaient choisies par le rédacteur en chef du journal que vous regardiez ou que vous lisiez. Par exemple, moi, sur mon compte Twitter, je choisis les gens qui m’envoient des informations. Ce qui était ainsi un geste de libération s’est retourné contre nous, en nous ciblant l’information et la publicité. Il faudrait au contraire un prisme déformant qui nous ferait regarder le monde à travers les yeux des autres. Il faut lire Conjurer la peur de Boucheron, qui est en train de devenir l’un de nos intellectuels émergeants, salutaire dans le débat public.

 

 

La Joie de lire fête ses 30 ans !

La Joie de lire, c’est donc déjà une belle et longue histoire. J’ai l’impression étrange de l’avoir toujours connue. C’est souvent comme cela avec les institutions qui s’installent tranquillement dans votre paysage, et dont les productions vous accompagnent. Qu’importe l’âge du lecteur et la taille de la maison, pourvu que le livre soit beau et inattendu. L’audace en la matière est rarement l’apanage des grands. « Audace », l’un des mots d’ordre de Francine Bouchet : « audace, qualité, créativité, originalité », avec comme valeurs affirmées « aiguiser les curiosités, montrer les multiples possibles de l’art, et éduquer le goût dès le plus jeune âge », ce dont elle ne s’est jamais départie.
Ses premières publications seront des documentaires novateurs et expérimentaux : un premier titre Corbu comme le Corbusier, qu’elle signe avec Michèle Cohen et Michel Raby, suivi, en 1988, d’une première collection, Connu-méconnu, tout de suite remarquée et déjà récompensée par le prix Saint-Exupéry pour Mozart, de Christophe Gallaz (texte) et Georges Lemoine (illustrations). Parallèlement, la même année, elle creuse la veine littéraire en créant la collection Récit, où trouveront place à la fois des auteurs de proximité, suisses francophones comme Anne-Lise Grobéty et Eugène, et des auteurs étrangers de renom : les Italiens Gianni Rodari et Béatrice Masini, le Basque Bernardo Atxaga, l’Allemande Jutta Richter, la portugaise Alice Vieira ou le Franco-Algérien Azouz Begag, dont le livre La Force du berger, remporte le Prix européen de la littérature jeunesse. Coups d’essai, coups de maître. C’est que la petite maison d’édition voit grand, et loin, la passion des livres et de la lecture n’ayant pas de frontières. Et elle a raison. Dès le départ, elle attire à elle de grands noms, qui vont certes asseoir sa réputation, mais qu’elle va aussi permettre de (re)découvrir sous un jour inattendu, alliant le souci de « transmettre un patrimoine culturel » et celui de créer quelque chose de nouveau.

 

Les années 1993 à 1999 verront ainsi la réédition de classiques, comme Stéphanie Corinna Bille, auteure pour adultes, bourse Goncourt de la nouvelle dont l’œuvre pour la jeunes

se était pratiquement inconnue, ou C.F. Ramuz, dont l’œuvre sera rehaussée de riches illustrations.
De 2000 à 2006, ce sera une période intense d’innovations : il se crée de une à trois collections par an. Certaines éphémères, d’autres appelées à durer. Et depuis 2006, les prix littéraires affluent. Il ne se passe pas une année sans qu’un ou deux titres ne soient primés. Succès mérité qui installe pour longtemps La Joie de lire dans le paysage culturel et en fait un acteur incontournable de la littérature jeunesse.
Aujourd’hui, La Joie de lire c’est plus de 500 titres au catalogue, déclinés en 23 collections – des premiers mois à l’entrée dans l’âge adulte –, 30 titres inscrits dans la sélection du ministère de l’Éducation nationale (cycle 1 à 4), 125 titres traduits à l’étranger et une renommée internationale.
Les années 2000, c’est aussi l’époque où, professeure documentaliste, je passe du collège au lycée et chronique La Joie de lire pour InterCDI. Je plonge avec bonheur dans les collections pour adolescents ou jeunes adultes (Hibouk et Encrage), des albums hors norme sans limite d’âge (collections Albums et Hors norme), pour de belles rencontres littéraires (Albertine et Germano Zullo, Toon Tellegen et Ingrid Godon, Christophe Léon…) et de vrais coups de cœur.
En 2017, les éditions La Joie de lire ont trente ans. Quel bel âge ! Nous avons voulu mieux les connaître encore, et remercions Francine Bouchet, son éditrice, d’avoir accepté de répondre à nos questions.

D’abord professeur de lettres, vous devenez libraire en 1981, puis critique de livres dans la Tribune de Genève, enfin, en 1987, éditrice de la Joie de lire, maison d’édition que vous dirigez encore trente ans plus tard. Comment êtes-vous passée d’un métier à un autre ? Ces différentes expériences professionnelles du livre et de la lecture influencent-elles votre métier d’éditrice ?

Francine Bouchet : Le passage en librairie fut mon apprentissage. J’ai découvert alors l’étendue de cette belle matière que je connaissais par mes lectures d’enfance et celles de mes propres enfants. Comment aller plus loin ? L’édition s’est imposée comme la bonne voie. En tant qu’enseignante, j’ai pris un grand plaisir à transmettre. En tant que critique, j’ai goûté à l’exploration, l’approfondissement de la matière. Il aura fallu ces étapes, avec pas mal d’inconscience en plus, pour me jeter à l’eau.

On le sait moins, mais vous êtes également auteur : vous avez signé ou traduit plusieurs titres à La Joie de lire (Quand ma mère, Les nuages et Si papa, si maman…) et des recueils de poésie aux éditions de l’Aire (Porte de sable ; Champ mineur). Quelle place tient l’écriture dans votre vie ?

Les modestes livres pour enfants de ma plume sont dus un peu au hasard. La poésie pour adultes est une expérience plus marquante. Mais je ne me considère pas comme un écrivain. La poésie est cependant la seule partition que j’ai envie de jouer.

À propos du livre pour la jeunesse, vous rejetez l’idée d’une « fonction pédagogique » au profit d’une « valeur éducative » et le définissez comme « un espace de liberté, une proposition qui ne fournit pas de réponse1 ». Qu’entendez-vous par là ? Quels titres de votre catalogue vous semblent illustrer au mieux vos propos ?

Vaste question ! Surtout dans un journal pour enseignants… Je n’avais pas quitté l’école pour m’y retrouver. L’édition pédagogique se fixe des objectifs pour un public donné. L’édition pour enfants devrait adopter une démarche « opposée », comme celle d’un écrivain qui n’écrit pas pour… mais écrit tout court. En toute liberté. Je pourrais reconnaître cette démarche dans presque tous nos livres. Les Oiseaux ou Ligne 135 en sont de bons exemples.

Quels partenariats avez-vous avec les bibliothèques et les établissements scolaires autour de la lecture ?

Trop peu… L’espace est occupé par certains de nos confrères dans les écoles, et il est bien difficile de se faire vraiment une place. Notre nationalité nous joue peut-être des tours… Notre présence sur la liste du Ministère nous est cependant très précieuse. Les bibliothèques ont toujours été attentives à notre travail. De belles rencontres ont souvent eu lieu. Le militantisme en France est remarquable.

« Pour moi, chaque livre devrait être différent des autres. Certes, c’est un idéal qui s’est souvent heurté à la réalité de la difficulté du marché » dites-vous dans une interview en 20122. Des raisons économiques influent-elles sur vos choix artistiques ?

La plupart des éditeurs commencent dans l’idéal, et c’est une joie, mais nous sommes tous rattrapés par le principe de réalité. Vous l’aurez remarqué, la veine commerciale de notre catalogue ne saute pas vraiment aux yeux ! Avec le temps, on apprend à équilibrer la production, afin notamment de garder la confiance de ceux qui nous diffusent. Je ne fais pas de compromis. Les titres qui peuvent paraître plus commerciaux ont mon entière caution, ils s’inscrivent dans ma démarche générale.

Vous affirmez à juste titre que chaque livre est unique, et affichez sur la quatrième de couverture de vos livres « Chaque lecteur est unique. Si vous avez un doute, demandez à votre libraire ». Pourtant la presque totalité de votre catalogue se décline en collections (avec indication d’âge sur le catalogue papier). N’est-ce pas un peu contradictoire ?

Pas du tout. Le catalogue et le site s’adressent principalement à des personnes qui sont déjà dans une démarche plus avertie. Celui qui maraude dans une librairie ou une bibliothèque peut se sentir un peu perdu. Cette petite citation met surtout en valeur ceux dont c’est le métier de les orienter.

Certains titres, comme l’album Mon tout petit d’Albertine, par leur beauté, leur sensibilité ou la force du propos, sont effectivement irréductibles à un âge précis. Comment faites-vous pour les cataloguer ?

Si je le pouvais, je ne les cataloguerais pas ! Nous le faisons simplement pour ne pas désorienter ceux qui cherchent des livres en fonction de l’âge du lecteur.

Votre catalogue compte aujourd’hui 23 collections, qui accompagnent le lecteur des premiers mois à l’âge adulte. Certaines sont là depuis l’origine et ont plus d’une centaine de titres (Albums), d’autres sont nées plus récemment mais sont déjà très riches et appelées à durer (Encrage), certaines sont créées pour un(e) auteur(e) et quelque titres (Milton pour Haydé ; Tout-petits souris pour Odile Bailoeul et Claire Curt, Le lutin et Chiara Carrer…), d’autres encore naissent et disparaissent très vite ou entrent en sommeil (Rétroviseur). Comment naît, vit et meurt une collection à La Joie de lire ?

Ma relation aux collections fut un peu chaotique. C’est exaltant de se lancer dans une nouvelle collection. C’est un nouveau champ d’exploration. Pourquoi s’en priver ? Il est vrai que parfois, nous avons dû renoncer à poursuivre, faute de matière, faute de moyens. Avec le temps, je suis devenue plus raisonnable !

Pourquoi avoir abandonné les documentaires (vos premières publications) pour vous consacrer aux albums et à la littérature ?

À l’apparition du CD-Rom, j’ai naïvement pensé que la fin du documentaire papier était proche. Les éditeurs qui se sont lancés n’ont pas fait preuve de beaucoup d’inventivité. La possibilité de recherches est pourtant un formidable progrès dans le développement de la connaissance. Des développements autres dans le documentaire demandent des moyens financiers importants. Pour l’instant, nous observons.

Que devient la collection Rétroviseur, la plus proche d’un public adulte pour lequel vous avez plusieurs fois exprimé votre souhait de publier ?

Ce fut un chemin de traverse pour adultes qu’il est difficile de tenir. Les faibles ventes nous ont renvoyés à la jeunesse !

Dans les collections Hibouk et Encrage, qui intéressent tout particulièrement notre public, les sujets sont souvent graves ou en prise avec l’actualité (cf. Le Petit Prince de Calais de Pascal Teulade, Kinshasa dreams d’Anna Kuschnarowa). Est-ce un choix délibéré ?

Aucunement. Nous avons choisi le livre d’Anna Kuschnarowa bien avant la vague de migrations en Allemagne et la détresse de Calais m’a interpellée. Mais nous ne cherchons pas a priori à faire écho à l’actualité. Tout livre doit d’abord faire sens pour notre engagement littéraire, esthétique et éthique.

 

La collection Philo et autres chemins propose à ce jour trois petits bijoux : Facile à trouver, facile à manquer de Jutta Bauer, Je me demande de Jostein Gaarder et Akin Düzakin, et Socrate et son papa de Einar Øverenget et Øyvind Torseter. Quel est l’objectif de cette collection ?

J’aime ces livres « amorces » qui posent certaines bases de la connaissance, sans toutefois les expliciter. Je crois beaucoup à la culture par imprégnation. Dans l’avalanche des contenus que les enfants reçoivent, il est un sillon qui se creuse peu à peu. C’est cela, me semble-t-il, qui devient le terreau en profondeur.

Quels sont vos titres best-sellers ? Comment expliquez-vous leur succès ?

Les livres de la collection livres-promenade de Rotraut Susanne Berner sont nos meilleures ventes. Cette collection s’impose comme une évidence. J’ai longtemps cherché des livres pour petits à partager sur les genoux, et qui offrent un échange de lecture très riche. L’enfant est libre de regarder où il veut, de nous faire découvrir des détails qui nous avaient échappé parfois ; et de son côté, l’adulte peut proposer lui aussi son parcours de lecture. Et tout cela au fil des saisons.

À vos débuts en tant qu’éditrice, vous avez su asseoir votre catalogue sur des auteurs et des illustrateurs de renom (Christophe Gallaz, Georges Lemoine…). D’autres, comme Albertine et Germano Zullo, aujourd’hui connus et primés, n’ont pratiquement publié que chez vous. Quelle part faites-vous, aujourd’hui, dans votre catalogue, aux auteurs confirmés et aux nouveaux talents ?

C’est le beau hasard des nouveaux titres qui fait le chemin. Lors de l’élaboration de notre programme, nous tentons d’équilibrer les nouveaux et les anciens talents. Il est vrai que l’un des plus grands plaisirs du métier est de mettre en valeur des nouveaux artistes, des nouveaux écrivains.

Comment se joue la rencontre avec un auteur/illustrateur ou une œuvre ?

Tous les cas de figure sont possibles : manuscrits reçus par mail ou poste, commande à des auteurs ou à des illustrateurs en fonction de nos désirs et de nos goûts, découvertes lors de foires internationales, etc. Ce que l’on préfère : accompagner l’œuvre d’un écrivain ou d’un artiste. Certains nous sont fidèles. Nous apprenons à grandir ensemble.

Quel est votre rôle dans le suivi d’un auteur, quand votre relation et collaboration s’inscrivent dans la durée ?

C’est d’abord la confiance qui nous lie. Nous avons besoin d’eux et ils ont besoin de nous. Chaque relation est différente. Certains artistes aiment être conseillés, guidés, voire portés. D’autres travaillent de leur côté. Mais il y a toujours rencontre et échanges au moment de la réception du titre fini.

Combien de projets recevez-vous, et combien en retenez-vous ?

Une trentaine par semaine. Nous en publions 4 ou 5 par année !

Quelles qualités le projet d’un(e) auteur(e) ou artiste inconnu(e) doit-il avoir pour retenir votre attention ?

Le talent, l’originalité, la profondeur, et l’humour.

Êtes-vous seule à décider ou avez-vous un comité de lecture ?

J’ai une équipe très compétente que j’écoute. Nous avons de belles discussions, mais c’est moi qui tranche.

Quels sont les rendez-vous (salons, manifestations culturelles) incontournables ?

Bologne et Montreuil. Mais nos découvertes se font surtout hors des foires.

En 2012, dans un article3, vous affirmez que, pour La Joie de lire, « l’identité suisse est une valeur sur le plan international » et qu’être « un acteur culturel de [votre] pays est important pour [vous] ». Mais vous faites aussi la part belle aux auteurs étrangers, et La Joie de lire est connue et reconnue bien au-delà de vos frontières. Comment conciliez-vous proximité et ouverture internationale ?

Dès 1987, j’ai cherché des artistes hors de nos frontières. La littérature est d’abord universelle pour moi. J’ai juste un brin de fierté nationaliste très passagère, lorsque je considère la reconnaissance dont nous bénéficions au plan international.

Avec quels pays étrangers avez-vous le plus de partenariats (auteurs publiés et diffusion) ? Comment se négocient les droits ? La France est-elle pour vous un partenaire privilégié ?

Nous ne privilégions aucun pays en particulier. Dans l’équipe, nous aimons les langues étrangères. C’est ce qui nous invite à chercher des talents également hors francophonie. Les échanges de droits sont une partie importante de notre travail. Les relations se nouent au fil du temps et débouchent sur des collaborations pérennes aussi bien pour les achats que pour les ventes de droits. Nous réalisons 60 % de notre chiffre d’affaires avec les librairies françaises… La France reste un pays remarquablement ouvert à la culture du livre. Encore pour longtemps, nous l’espérons !

Quel est votre secret pour durer ?

J’ai des confrères très talentueux. La concurrence est grande. Il me semble que pour durer, il faut veiller à ne pas perdre son âme, même si tout nous y pousse !

Comment intégrez-vous le numérique dans votre activité ?

Nous vivons avec le numérique un temps d’exception, comme l’a si bien démontré Michel Serres. J’ai tout de suite imaginé des développements inédits. Aujourd’hui pourtant, je reste sur ma faim. Ce qui paraît ne m’emporte guère. Voilà pour l’éditorial. Pour la communication, le mouvement est efficace et irréversible.

En 2012, dans une interview4 (et ailleurs), vous annonciez travailler à un projet de livre numérique conçu comme tel, avec le langage numérique et non comme simple numérisation d’un livre existant. Où en est ce projet ?

En effet, nous avons développé un projet très ambitieux d’application avec un de nos ouvrages. Nous avons dû faire marche arrière (ce n’est pas ce que je préfère !). Les moyens financiers sont considérables et le modèle économique n’existe pas encore. Même chez nos partenaires américains, c’est le désenchantement. Je me suis dit raisonnablement qu’il valait peut-être mieux, pour l’instant, continuer le travail que nous maîtrisons.

Quelle est votre plus grande fierté et votre plus grand regret ?

Je ne peux donner un titre particulier, car mes livres sont comme mes enfants ! Ma plus grande fierté pourrait être d’exister encore aujourd’hui ! Quand à mes regrets… Les erreurs nous ont toujours fait grandir.

Quels sont vos projets et comment voyez-vous l’avenir ?

Un projet, un vrai projet, est la collection La Joie d’agir qui nous emportera dans des expériences théâtrales avec Fabrice Melquiot, écrivain et directeur de théâtre. Je ne vous en dirai pas plus ! Si l’on garde confiance, l’avenir ne fait pas peur, il est juste une grande et belle page blanche…

Pourquoi le choix du hibou comme logo de votre maison d’édition ?

C’était l’emblème de la librairie. Le hibou voit la nuit, par conséquent, il lit la nuit !

Quelques collections

Hors norme

(ados/adultes)

Il est des livres inclassables, des livres entre-deux, des livres qu’il faut absolument connaître parce qu’ils sont différents de tout ce que nous connaissons déjà. J’aimerais (Toon Tellegen et Ingrid Godon) et Bimbi (Albertine) sont de cette trempe-là. Ils méritaient d’entrer dans une nouvelle collection, Hors norme, précisément. L’un est une galerie de portraits dont les regards pénètrent et questionnent notre intimité même, l’autre nous révèle l’enfance dans sa joie, sa mélancolie, sa solitude, sa cruauté…

Encrage

(3e-lycée)

Une collection de résistance, guidée par le contenu, ouverte aussi bien aux auteurs francophones que de langue étrangère, mais dont les textes ont une réelle valeur littéraire. Par les styles qu’elle propose et les thèmes qu’elle aborde, elle s’adresse aux jeunes de 15-16 ans et bien au-delà. Dans encrage, il y a l’encre, celle du livre, en papier encore… Et puis il y a l’ancrage, « ce temps de la lecture qui nous renvoie à nos attaches profondes. » Résistance par les couvertures sobres, abstraites et symboliques d’Hervé Tullet, qui tranchent avec les couvertures trop souvent aguicheuses et commerciales des productions pour adolescents. Résistance par la singularité et la consistance des contenus qu’elle propose, un peu comme on le dirait d’un plat. « Se nourrir ou se divertir, faut-il choisir ? On peut se nourrir en se divertissant, ou se divertir en se nourrissant ! »

Albums

(de 5 à 8 ans, et au-delà selon les titres)

Un florilège d’artistes représentatifs de la richesse de l’illustration actuelle.

Philo et autres chemins…

(selon les titres, de 5 à 16 ans)

Une collection non formatée, qui ouvre les voies de la pensée.

Hibouk

(liaison primaire-collège)

La collection Hibouk est un clin d’œil à l’oiseau emblème. Elle est divisée en deux catégories avec des couvertures illustrées pour les plus jeunes et des photographies pour les plus avertis.

L’éléphant, la revue de culture générale

La Rédaction: Pouvez-vous nous présenter la revue L’éléphant? À qui s’adresse-t-elle?

Jean-Paul Arif: L’éléphant est une revue trimestrielle dont l’originalité réside dans son positionnement unique, associant culture générale et mémorisation des connaissances. C’est la seule revue qui traite d’Histoire, de sciences, de littérature, de philosophie, d’art, d’environnement, etc., c’est-à-dire de toutes les notions qui constituent le socle du savoir. Nous avons travaillé avec le Laboratoire d’étude des mécanismes cognitifs de l’Université Lyon II (LEMC) pour comprendre les phénomènes de la mémoire et construire notre revue en conséquence. La mémoire est sensible à l’alternance de dossiers longs et de rubriques courtes, à la répétition des notions, notamment au travers de jeux et des interviews d’experts, à la hiérarchisation des informations, à l’émotion et au plaisir de lecture. C’est pourquoi nous avons souhaité une maquette vivante et élégante.

L’éléphant s’adresse à un public large, du lycéen au retraité, avec un pic sur les jeunes actifs. Nos lecteurs sont autant d’hommes que de femmes, provenant de toute la France sans grande distinction géographique (et même au-delà puisque nous sommes diffusés à l’international). Ce sont des curieux, avec pour la plupart un certain niveau d’études (bac ou plus).

Pourquoi ce nom? L’éléphant?

Vous l’avez compris, nous attachons une grande importance à la mémorisation des notions de culture générale. On dit «une mémoire d’éléphant»: le pachyderme était tout indiqué pour nous servir de mascotte! Nous avions d’ailleurs d’abord choisi un nom beaucoup moins sympa, plus scolaire, et L’éléphant nous servait de nom de code interne. C’est au moment des premiers essais de couverture avec les différents titres de travail, devant la mine réjouie des collaborateurs rassemblés devant l’écran d’ordinateur, que le nom définitif de la revue s’est imposé avec évidence. Depuis, nous avons constaté combien cet animal jouissait d’un capital sympathie exceptionnel.

Comment s’organise la Rédaction de L’éléphant? Qui en sont les membres, et comment choisissez-vous vos sujets d’articles?

Nous avons un comité de rédaction incluant notamment la rédactrice en chef, Guénaëlle Le Solleu, Mélody Mourey, rédactrice en charge entre autres des jeux et de l’animation du site, et moi-même, directeur de la publication. Nous nous organisons très à l’avance afin de garantir l’équilibre entre les numéros et avoir une vision d’ensemble sur trois ou quatre trimestres. En effet, nous ne traitons pas d’actualité chaude, mais orientons nos dossiers en fonction des événements prévisibles, comme des anniversaires ou des expositions qui sont de bonnes occasions d’aborder un sujet plutôt qu’un autre.

Ensuite, il nous faut organiser chaque numéro avec un bon équilibre entre des sujets historiques, scientifiques ou artistiques, des sujets autour de personnalités fortes (grands romanciers, philosophes, compositeurs, etc.) et des sujets de synthèse sur un domaine (comme les dix dates d’un pays, les dix œuvres d’un siècle, etc.). L’important est de rester toujours sur des notions «fondamentales» assez proches finalement, dans la démarche, de la logique des programmes scolaires.

Comment choisissez-vous vos contributeurs/auteurs et quelle est leur profession?

En fonction des sujets décidés en comité de rédaction, les articles sont commandés aux auteurs. Nous avons aujourd’hui plus d’une centaine d’auteurs, dont certains sont très réguliers, pour la plupart enseignants dans le secondaire, à l’université ou dans des écoles comme Sciences Po. Quelques journalistes spécialisés participent également. Il arrive bien sûr que des sujets nous soient proposés par les auteurs eux-mêmes. Dans ce cas, ils sont présentés au comité et intégrés dans le programme. Plus le temps passe, plus nous avons le sentiment que 160 pages par numéro ne sont pas assez devant l’ampleur de nos envies et des thèmes à aborder! Nous contactons régulièrement de nouveaux auteurs lorsque nous cherchons des expertises particulières.

Les quiz sont nombreux et toujours très bien vus… Ce sont également les auteurs des articles qui les rédigent?

Non, c’est une compétence un peu spécifique. Les jeux sont généralement rédigés par notre équipe de rédaction et des auteurs spécialisés. En relation avec les différents dossiers de la revue, ils permettent au lecteur d’approfondir ses connaissances. C’est également un moyen efficace de passer en mode actif, et donc de faciliter le processus d’apprentissage et de mémorisation comme le montrent les études de sciences cognitives. Les jeux sont en outre au centre de notre stratégie numérique, une plateforme d’autoévaluation étant accessible via notre site, avec tous les avantages de l’interactivité.

L’éléphant, c’est aussi des hors-série au thème souvent plus léger, mais néanmoins tout aussi bien construit… Une façon de continuer à s’instruire pendant la pause estivale?

Les hors-série de L’éléphant répondent à plusieurs logiques. Le plus ancien, inscrit dès le départ dans notre stratégie d’apprentissage et de mémorisation, est le Hors-Série jeux. Sur le format d’un cahier de vacances pour adultes, publié chaque été depuis 2014, c’est une façon amusante de revenir sur les sujets abordés dans les numéros précédents. Toujours notre logique de répétition!

Depuis l’an dernier, nous publions également des hors-série thématiques. L’idée est d’appliquer notre approche transversale – histoire, sciences, littérature, etc. – au traitement d’un sujet, comme «la mer» l’an dernier, ou l’environnement («la Terre en héritage») cet automne qui connaît un excellent accueil. Les hors-série ne font pas partie de l’abonnement, mais sont proposés à moitié prix aux abonnés.

L’éléphant, c’est également un site.
Une vraie mine d’informations
!
Quelles utilisations le professeur
peut-il en faire avec sa classe
?

Le site apporte trois compléments importants à notre trimestriel: l’interactivité de la base de jeux de culture générale, l’animation hebdomadaire de nos rubriques agendas culturels – à voir, à faire, à lire –, l’accès à notre base de données de contenus (sommaire des numéros, accès par mots clés, extraits, etc.). Les abonnés disposent d’avantages supplémentaires: accès aux fiches de synthèse thématiques (très utiles pour les professeurs et les élèves), accès à l’ensemble des numéros en streaming, accès aux offres partenaires. La base de jeu, organisée par thématique, et donnant des réponses argumentées, peut aussi être utilisée par le corps enseignant comme outil pour sa classe.

Quels thèmes sont au sommaire du dernier numéro?

Au menu du numéro de janvier, vous retrouverez un entretien avec Stanislas Dehaene, psychologue cogniticien spécialiste des apprentissages; un dossier sur l’œuvre de Simone de Beauvoir; sur l’histoire des Carolingiens (après notre dossier d’automne sur les Mérovingiens); sur l’utilisation de la génétique moderne ou encore sur Beethoven. Un dossier explique également pourquoi le système de l’élection au suffrage universel n’est pas «efficace»; un premier épisode consacré à la Renaissance italienne s’intéresse à la période 1300-1450, tandis qu’un dossier balaye les dix dates du Portugal…