« Les Médiatiques », c’est un Festival d’Histoire et d’analyse des médias qui vise d’une part à comprendre comment se fabrique l’information aujourd’hui en France, et d’autre part à essayer de porter un regard qui soit à la fois scientifique et au plus près des pratiques journalistiques pour comprendre et mettre en perspective historique cette fabrique. Régulièrement, des chercheurs (principalement des historiens, mais aussi des chercheurs en sciences de l’information et de la communication ou en sociologie des médias) interviennent pour nous aider à décrypter ce milieu qui peut être complexe par certains aspects, qui a une histoire et des identités multiples, et que François Robinet, désormais professeur en Histoire des médias à l’université de Versailles, essaie de présenter chaque année à travers un thème, secondé par ses anciens collègues du Lycée Voltaire (Orléans) et avec le soutien financier de la Région Centre.
En février dernier, pour sa 6e édition, le festival s’est attaché aux rapports entre médias, émotions et violences politiques ; une idée de programmation qui est en partie née des commentaires, des débats et des polémiques autour des couvertures médiatiques autour des les attentats de janvier et novembre 2015.
Avant d’ouvrir la discussion, le samedi 11 février 2017, François Robinet cite l’extrait d’un éditorial de Jérôme Fenoglio, paru dans Le Monde daté du 3 février 2017 et intitulé « La défense des faits » :
« La critique des médias n’est heureusement pas apparue avec Donald Trump. Depuis l’origine de la presse, c’est une pratique saine et nécessaire, parce que les journalistes commettent des erreurs, parce qu’ils peuvent s’enfermer dans des bulles ou être aveuglés par des préjugés. Se revendiquant comme des contre-pouvoirs, il serait malvenu pour les journalistes de refuser cette contradiction. Apporteurs de nouvelles souvent mauvaises ou dérangeantes, ils n’ont pas non plus à nourrir l’espoir excessif d’être un jour comptés parmi les professions les plus populaires, mais, depuis quelque temps, cet exercice salutaire d’esprit critique a cédé la place dans une partie de l’opinion et chez des responsables ou des activistes politiques, à un rejet total. »
Puis il offre la parole à ses invités, Daniel Schneidermann, Antoine Genton et Pierre Haski (cf. biographies ci-jointes).
François Robinet : À la manière des présentateurs de l’émission La grande table, j’ai envie de vous demander comment vont les médias, et comment vont les journalistes ?
Pierre Haski : La citation que vous avez choisie est intéressante, parce qu’elle voudrait dire qu’il y a eu un moment où la critique des médias était bienveillante, et un moment où elle est devenue hostile ; c’est un petit peu caricatural ! D’abord la presse traverse trois crises en même temps : il y a une fin de cycle qui s’est ouverte avec l’émergence du numérique et qui a mis en cause la manière dont les gens s’informaient, c’est-à-dire qu’au lieu d’allumer nécessairement notre télé à 20 heures ou d’aller chercher notre journal au kiosque, on allume son smartphone, sa tablette ou son ordinateur, et même si on lit les mêmes titres parfois, c’est différemment, dans d’autres rythmes. Il y a ensuite une crise de modèle économique à partir du moment où ce qui a fonctionné pendant plus d’un siècle (les ventes, la pub…) s’est écroulé ; il a fallu ainsi réinventer quelque chose et il semble difficile de réinventer un nouveau modèle dans la tourmente. Enfin la troisième crise, qui est la plus importante, est la crise morale du journalisme : d’une part certains journalistes ont pris conscience que le journalisme a, à certains moments, régulièrement, failli à sa mission ; d’autre part il y a le sentiment croissant du grand public que les journalistes sont passés de l’autre côté de la barrière, celui de l’élite politico-économique-administrative qui dirige le pays et qui s’éloigne de la réalité… Je caricature à peine ! Et ce fossé n’a cessé de grandir.
C’est un problème plus large de délégitimation des élites et du fonctionnement de notre démocratie, et cela ne concerne pas que la presse. Dans l’affaire Fillon, par exemple, ce qui est en jeu est que lorsqu’un homme politique contesté pour des faits qui lui sont reprochés se met à utiliser la presse comme bouc émissaire en espérant détourner l’attention de ses problèmes, il affaiblit l’ensemble du fonctionnement de la démocratie, car les journalistes sont dans leur rôle lorsqu’ils enquêtent sur des agissements potentiellement répréhensibles d’une personne publique. C’est d’ailleurs une des fonctions essentielles du contre-pouvoir porté par le journalisme. Cela n’empêche pas la presse de devoir balayer devant sa porte et de se poser les bonnes questions. Une des raisons qui nous ont poussés en 2007 à quitter la presse écrite pour nous lancer dans une aventure purement internet, c’était l’idée un peu naïve de croire que sur Internet nous allions pouvoir réinventer nos pratiques journalistiques et que nous allions pouvoir renouer le contact, l’interaction avec nos lecteurs. C’est cette motivation que nous avions ! Nous partions d’un constat d’échec de nos pratiques journalistiques et d’un désir profond de les réinventer, de renouer la confiance. Ce lien de confiance est aujourd’hui en piteux état. Cela fait 25 ans que La Croix publie un sondage sur la confiance que le public a envers ses journalistes et ses sources d’information, et cela fait 25 ans que la pente décline. C’est la réalité contre laquelle nous essayons inlassablement de trouver des remèdes.
Et vous, Daniel Schneidermann, sur l’état actuel de la presse, quelle serait votre analyse ?
Daniel Schneidermann : Tout va mal ! Encore faut-il distinguer les crises. J’ai entendu les reproches de Fillon par rapport à la presse, qui s’acharnerait. Dans ce cas de figure, depuis plus de 30 ans maintenant que je suis journaliste, et plus de 20 ans que je suis spécialisé dans la critique des médias, rien de neuf ! Le politique mis en cause par Le Canard enchaîné ou Mediapart expliquant qu’il est victime d’un lynchage, ça a toujours existé, ça existera toujours. On peut bien sûr regarder s’il n’a pas un tout petit peu raison, c’est notre rôle en tant que critique des médias ; en l’occurrence, je ne pense pas. Dans l’affaire Fillon, c’est un journal, Le Canard enchaîné, qui est dans son rôle en publiant des informations sur les pratiques personnelles antérieures d’un homme politique, des pratiques absolument répréhensibles, moralement, même si elles ne le sont pas toujours juridiquement. C’est ensuite une presse qui reprend massivement ces révélations, ce qui n’a rien d’étonnant puisqu’il s’agissait d’un candidat à la présidentielle, et même du favori à l’époque. Ces reproches me semblent infondés. Des affaires peuvent être montées en épingle, feuilletonnées jour après jour dans le seul but de vendre, ça a pu arriver et ça peut arriver. J’ai commencé ma carrière avec l’affaire des diamants de Giscard. Il s’agissait déjà du Canard enchaîné, et déjà d’un pouvoir qui se plaignait de harcèlement médiatique. C’est traditionnel. On est dans un pays où la presse peut sortir ce type d’affaire librement et éventuellement déboulonner un candidat à l’élection présidentielle.
Ce qui est beaucoup plus nouveau, et beaucoup plus inédit à mes yeux, c’est Trump, bien sûr. Je n’avais jamais vu un candidat à l’élection présidentielle américaine exploiter des rumeurs non-fondées (exemple : « Obama est musulman »). Je n’avais jamais vu un candidat à l’élection présidentielle, où qu’il soit, se faire interviewer par un site qui a pour unique fonction de propager des rumeurs complotistes et conspirationnistes comme Infowars, qui relaie que le 11 septembre n’est pas ce que l’on croyait, que l’on a vu des musulmans danser devant les tours en flammes, ce qui est une rumeur qui court depuis 15 ans et que personne n’a jamais pu accréditer, puisque ces images n’existent pas… un site pour lequel Trump a dit son estime ! Je n’avais jamais vu un candidat à l’élection présidentielle, ou même un président élu entré en fonction depuis maintenant trois semaines, utiliser massivement les réseaux sociaux pour râler contre les programmes télé ou réprimander des journalistes de différents médias (notamment le New York Times).
Ce qui s’est passé pendant cette élection présidentielle américaine est une démonstration implacable de l’impuissance d’un système médiatique qui était universellement opposé à Trump et attaché à rectifier les différents mensonges proférés par celui-ci tout au long de sa campagne. On a quand même vu une élection dans laquelle le New York Times, le Washington Post et CNN ont cherché, semaine après semaine, à rétablir la vérité des faits malmenés par la campagne de Trump, et au final perdre la bataille ; ce qui m’a profondément troublé en tant que journaliste. La victoire de Trump, c’est une défaite personnelle du journaliste que je suis. À quoi peut-on servir si tout ce à quoi on croit depuis qu’on a eu envie de faire ce métier, c’est-à-dire établir les faits au terme d’enquêtes rigoureuses et de la manière la plus impartiale possible, ne sert à rien et qu’on crie dans le vide ?
C’est une crise profonde de crédibilité, qui s’est accentuée avec l’arrivée des médias numériques et des blogs, encore plus avec la concurrence des réseaux sociaux, et qui est à son paroxysme avec l’élection de Trump. C’est une crise qui n’est pas seulement américaine. C’est une crise qui touche toutes les démocraties développées, et dont nous, journalistes, devons tâcher de sortir.
Antoine Genton, de votre côté, « défiance », « crise », est-ce que ce sont des termes que vous reprenez à votre compte ? Est-ce que votre point de vue est différent ?
Antoine Genton : Légèrement, mais je souscris tout à fait à ce que viennent de dire mes confrères. Cette crise qu’on pourrait qualifier de crise factuelle, au sens où elle concerne les faits, est effectivement particulièrement inquiétante parce que la vérification des faits est la base de notre métier. Ce que vivent les Américains peut en effet être perçu comme une défaite, une attaque contre le métier qu’on exerce. La crise du journalisme tient à mon sens à l’organisation des médias. La plupart des publications, qu’elles soient audiovisuelles, écrites ou sur le web, appartiennent à de grands groupes industriels ; ce n’est pas une nouveauté, mais c’est une concentration quasi-inédite dans l’histoire de la presse en France et cela pose beaucoup de questions de liberté éditoriale et de pression.
Je crois que l’une des premières solutions est de se regarder et de s’interroger sur les pratiques journalistiques, ce que fait très bien Daniel Schneidermann. Chaque journaliste doit faire régulièrement son autocritique : quelles sont les erreurs à ne plus commettre et comment améliorer la pratique du journaliste dans le monde contemporain ? Je participe depuis quelques semaines à la plateforme « Explicite », nouveau média d’information sur les réseaux sociaux lancé par d’anciens journalistes d’I-télé. On y fait le constat que la manière dont certains médias fonctionnent aujourd’hui n’est pas satisfaisante, à plusieurs titres, sur l’indépendance, les sujets traités, les angles traités, la durée accordée à tel ou tel sujet. On essaie de faire autre chose, ce qui est particulièrement stimulant.
Vous avez mis en valeur de nombreux éléments comme la fragilisation économique des rédactions, une forme de crise de défiance à l’égard des journalistes (ce qui n’est pas nouveau, on se souvient du scandale de Panama), une forme de nouvelle concurrence dans la production de l’information. Est-ce qu’il n’y a pas également une forme de brutalisation du discours politique qui tend aujourd’hui à s’affirmer ? Est-ce qu’il n’y a pas une polarisation du débat public sur Internet qui met les journalistes au-devant de leurs contradictions ou qui cherche à salir les réputations ? Dans les solutions proposées, vous évoquez le fact-checking ; on a vu apparaître la rubrique des Intox dans Libération, les Décodeurs dans Le Monde, le décodex qui vise à établir une sorte de hiérarchie des sites produisant de l’information en fonction de critères plus ou moins précis. Comment percevez-vous ces initiatives et avez-vous le sentiment effectivement que dans les discours qui circulent aujourd’hui dans l’espace public, les formes de discours les plus extrémistes ont acquis une visibilité nouvelle grâce au numérique ?
Daniel Schneidermann : Vous avez rappelé à juste titre Panama qui, à la fin du xixe s., est le premier scandale où il apparaît de manière flagrante qu’une partie de la presse est corrompue. Avant la guerre de 14, une partie de la presse reçoit régulièrement de l’argent du régime tsariste en Russie pour soutenir la Russie dans la perspective de la guerre mondiale qui se profile. Entre les deux guerres, il y a d’éminents journalistes, des éditocrates, parmi lesquels Geneviève Tabouit, qui recevaient un virement mensuel de la part de l’Union soviétique pour ménager cette dernière dans ses éditoriaux. La corruption de la presse existe donc depuis toujours.
Quant à la brutalité du ton du débat public, là aussi, rien de neuf ! La presse des années 30 appelle au meurtre des Juifs en permanence et de manière tout à fait impunie. Il n’y a pas de procès, il n’y a pas d’attaque, il y a des journaux qui s’appellent Au pilori, Je suis partout, La Gerbe… Après 1945 et cette vague raciste et antisémite, il y a, c’est vrai, une oasis de calme, une parenthèse d’un demi-siècle. Et puis tout change avec Internet, cet outil formidable à l’origine qui permet à Monsieur Tout-le-monde, depuis son fauteuil, caché derrière l’anonymat, d’avoir potentiellement une audience aussi grande que les médias tenus par des milliardaires. Et donc qui permet à ce Monsieur Tout-le-monde d’insulter impunément qui il veut et comme il veut ; les intervenants publics, les chercheurs, les journalistes, les écrivains sont placés sur le même plan. On assiste depuis une quinzaine d’années à une hystérisation du débat sur les réseaux sociaux, car une prime mécanique est donnée aux discours les plus violents et les plus hystériques tenus par les plus motivés, et non les plus nuancés et les plus argumentés. Ce débat dans les émissions et les journaux mainstream, comme BFM ou LCI, est imprégné par les réseaux sociaux que fréquentent assidûment les journalistes, lesquels y trouvant des sources d’information complémentaires aux canaux officiels.
Pierre Haski : Prenons l’exemple du référendum constitutionnel sur l’Europe en 2005 : la plupart des journaux étaient pour le oui, et puis la campagne du non s’est faite sur un blog. C’est un seul blogeur, Étienne Chouard, qui mettait des arguments pour le non sur son blog. Et le non est passé. Je l’ai vécu à Libération où Serge July, tellement engagé pour le oui, a très mal vécu cet échec personnel et fait un éditorial le lendemain qui lui a d’ailleurs coûté cher, parce que les lecteurs ont majoritairement voté non et se sont sentis insultés par le patron du journal.
La campagne est née sur Internet, et c’est le premier moment politique où tout d’un coup on a court-circuité les médias classiques, on s’est informé différemment. Aujourd’hui on a tiré cette leçon.
Il y a eu pendant quelques années une guerre entre blogeurs et journalistes ; les journalistes se disant les seuls habilités à parler, et les blogueurs rétorquant que cette époque est finie et que tout le monde peut prendre la parole. Sur notre site (ndlr. Rue89), nous pensions justement que l’information n’en serait que meilleure grâce à une collaboration et une co-production entre les journalistes professionnels et le public qui a les moyens et l’envie de s’exprimer. Nous avions conçu le site de manière à remplir cet objectif : peu importe l’auteur d’un article, son contenu passera par la moulinette de la vérification. On s’est cependant retrouvé avec des champs de commentaires qui étaient devenus des champs de bataille, déferlant de propos racistes. D’un côté on est adepte de la liberté d’expression, et de l’autre on commençait à censurer, à faire la chasse à ces commentaires condamnables… Personne n’a envie de publier de commentaire et recevoir aussitôt un commentaire raciste. C’est une bataille qu’il faut encore mener : comment transformer cet univers formidable des réseaux sociaux de nos plateformes internet pour en faire un espace de débat ouvert et pas un terrain d’affrontements.
Antoine Genton : Pour revenir sur l’hystérisation, ce qui me marque est que c’est un discours extrêmement simpliste. Tout l’enjeu des journalistes est de passer cette pensée à l’épreuve des faits, de rendre compte de la complexité du monde face à un discours qui fait abstraction de cette complexité.
Maintenant, pour répondre à la seconde question, pour tenter de contrer les informations qui sont mauvaises, ce n’est pas évident. Prenons l’exemple des attentats de novembre 2015. J’étais à l’antenne ce jour-là ; on a reçu par Twitter, pendant les toutes premières minutes, les premières images et il a fallu les vérifier : y avait-il bien eu des tirs dans Paris ? Des corps qui gisent sur le sol, etc. ? Par la suite, et assez rapidement, on a été informé d’autres fusillades dans Paris, à Charonne notamment. Là aussi, il a fallu vérifier. Cela nous a été utile quand on nous a dit qu’il y avait d’autres attentats au Louvre et au Châtelet. Imaginez, on est vite gagné par la panique et on peut avoir envie de donner assez rapidement toutes ces informations. Or il faut rester extrêmement calme et prudent de manière à pouvoir vérifier ces autres informations diffusées sur Twitter, qui se sont révélées fausses. Et le problème est de pouvoir le faire dans un temps suffisamment court.
Daniel Schneidermann : Il y a un autre facteur important : I-télé n’est pas seule sur le marché de l’information en continu, Bfmtv est son concurrent direct. La vraie ambiance d’une salle de rédaction comme celle-là n’est pas « on va tranquillement vérifier cette information pour savoir si elle est exacte ou pas » ! Ce sont les rédacteurs en chef qui ont dans leur bureau la chaîne concurrente et qui viennent dire « il y a machin qui annonce qu’il y a eu un attentat au Louvre et au Châtelet, il faut qu’on les annonce aussi parce que sinon on va être grillés ! » Alors là, personne n’a divulgué ces fausses informations à la hâte, mais la concurrence ça compte dans la délivrance et le marché de l’information.
Rappelons qu’en janvier 2015, les chaînes d’information en continu ont été mises en cause, notamment par le CSA, sur le fait qu’on avait diffusé des informations en pleine prise d’otages à l’Hypercasher. Je voudrais justement vous entendre sur cette intrusion du CSA dans le mode de fonctionnement des rédactions. Est-ce que cela vous paraît sain, souhaitable ?
Pierre Haski : Le CSA ne concerne que l’audiovisuel, voire Internet. Cela pose la question de la régulation et de l’arbitre de l’information. La question est de savoir qui est légitime pour dire le bien et le mal d’une certaine manière, l’arbitre de la déontologie ou l’arbitre des faits. Le CSA a pris ce rôle pour l’audiovisuel, mais le reste de la presse n’a pas d’arbitre, si ce n’est les tribunaux. J’en suis d’ailleurs à mon vingtième procès sur 10 ans en tant que directeur de la publication de Rue89, et on n’en a perdu qu’un. Certains d’entre eux auraient certainement pu être réglés différemment, sauf qu’il n’y a pas d’instance, de cadre qui gouverne lorsque des instances publiques ou des entreprises ne sont pas contentes d’un article. En Suisse et en Belgique existent des conseils de la presse, un peu similaires au conseil de l’ordre des médecins. Il n’y en a pas en France parce que dans notre imaginaire politique collectif il serait associé à celui qui existait du temps de Vichy. Il y a eu des tentatives répétées pour réintroduire cette pratique, mais elles ont échoué. Je ne suis pas convaincu par l’idée de sages ou de juges paraprofessionnels qui disent le bien et le mal. Finalement, que cela se passe devant les tribunaux, pourquoi pas : à Paris il y a une 17e chambre spécialisée dans les affaires de presse, dont les magistrats sont extrêmement compétents et ont une connaissance intime de la manière dont se fait l’information ; cela aide leurs décisions à être assez équilibrées. Ils ont la distance suffisante, et la neutralité que peuvent avoir des juges plutôt qu’une quelconque autorité administrative.
On en arrive à cette question du fact-checking et du décodex, qui fait polémique en ce moment. Le fact-checking, ou vérification des informations, est une bonne idée apparue il y a quelques années aux États-Unis, puis rapidement importée en France. Prenons l’exemple du débat télévisé entre Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy en 2007. Ils ont eu un échange très vif pour savoir si l’EPR était la 3e ou la 4e génération sur le nucléaire. Évidemment le téléspectateur ne sait pas, et l’enjeu est simplement de savoir qui est compétent, qui maîtrise ses sujets. Pendant la nuit, la fiche Wikipédia du nucléaire, de l’EPR, a été changée 45 fois parce que les militants des deux camps luttaient pour qu’au réveil les citoyens qui allaient vérifier tombent sur le chiffre qui correspond à l’un ou l’autre candidat. En 2012, lors du débat Hollande-Sarkozy, ce dernier dit « les gens pourront vérifier demain », or dans les 10 minutes, sur les réseaux sociaux, il y avait le bon chiffre. Il suffisait d’aller sur le site de l’INSEE. On avait changé d’époque : le fact-checking avait fait son apparition. Mais cela n’a marché que pendant un certain temps… Le problème est, et nous l’avons vu lors de la campagne américaine, la négation des faits. On appelle cela la post-vérité : ainsi, le New York Times fait du fact-checking, mais comme je ne crois pas le New York Times, je ne crois donc pas leur article même s’il y a toutes les preuves de la véracité de leurs propos.
Le décodex est né suite à ce problème. Le Monde a eu cette fausse bonne idée (puisqu’elle lui revient à la figure aujourd’hui) de labelliser toutes les sources d’information avec des codes couleurs ; le rouge pour une source absolument pas fiable, le vert pour la source idéale, et entre les deux une gamme de cinq degrés. Mais la question qui a immédiatement surgi est la légitimation du Monde à endosser ce rôle. Il a suffi de deux ou trois appréciations un peu hasardeuses sur des blogs ou des sites d’infos et la polémique a éclaté. Le système mis en place s’est aujourd’hui un peu écroulé sous le poids des critiques. Il pose néanmoins une bonne question : « où le citoyen de base que nous sommes tous peut-il aller pour savoir si tel site est fiable ou pas ? » Nous avons tendance à croire les sites qui expriment nos opinions et à être méfiants avec les autres. La notion du fait n’est plus objective.
Daniel Schneidermann : Tout cela se résume à la question : où est l’autorité ? « Autorité » est un mot qui a la même racine que « auteur » et qui signifie que ce qui va être dit fera autorité, parce qu’on fait confiance à son auteur. Où est l’autorité ?
Cela ne peut pas être l’État. L’État est le pouvoir et cela ne peut pas être à la fois le pouvoir et le contre-pouvoir. Le CSA, qui est une émanation directe du pouvoir – nommé par le président de la République, le président de l’Assemblée et le président du Sénat – ne peut pas être une autorité reconnue universellement non plus. Tout ce qui peut entretenir une relation avec les pouvoirs politiques ne peut être cette autorité.
Alors les médias pourraient-ils être cette autorité ? Avec l’affaire du décodex, nous voyons bien que cela ne fonctionne pas non plus. Le décodex est une excellente initiative, prise pour d’excellentes raisons. Tout le monde a conscience que des fléchages, des balises, des repères sont nécessaires. Alors il reste sans doute les procédures, les algorithmes.
Wikipédia est un bel exemple de procédures. Cette encyclopédie collaborative est soumise à des règles précises, parfois compliquées. Les articles étaient au début très incomplets, tendancieux ou mauvais, puis ils se sont améliorés au fil des ans. Est-ce que du coup, ce n’est pas dans une élaboration collective de l’information ou de la vérification de l’information qu’il faut rechercher un embryon de solution ? Wikipédia est un outil à la disposition de tous, et d’autant plus des chercheurs qui détiennent la légitimité universitaire du savoir sur un certain nombre de sujets. Il conviendrait peut-être améliorer les conditions d’éligibilité des rédacteurs et faire en sorte que la compétence universitaire soit mieux perçue que les autres.
La deuxième piste, ce sont les algorithmes. Quand vous achetez un livre sur Amazon, on vous en propose cinq. Peut-on imaginer que soient créés des algorithmes qui prennent en compte le nombre de contestations ou d’approbations en ligne de cette information, qui prennent aussi en compte le nombre global de commentaires positifs ou négatifs sur la source du média qui a produit cette information ? Ce sera probablement très compliqué, mais quel autre choix a-t-on que d’innover ?
Questions du public
Je suis un lecteur assidu du Monde diplomatique : pourquoi ne voit-on jamais d’expert du Monde diplomatique dans les débats ?
Daniel Schneidermann : Le processus de sélection des experts répond à deux objectifs. D’une part, on cherche des gens qui « pensent bien », c’est-à-dire qui pensent comme la rédaction et la direction de la chaîne où ils passent. Par exemple, sur la question qui traverse le débat politique depuis quinze ans de savoir si la France doit rester dans l’euro et dans l’Union Européenne ou pas, 80-85 % des experts invités sont plutôt sur la position que la France doit rester dans l’Union européenne, que c’est une évidence qui ne se discute pas alors que c’est une question qui partage les Français de manière beaucoup plus équilibrée. D’autre part, les chaînes de télé ont tendance à privilégier les gens qui sont capables de remplir 5 minutes d’antenne même s’ils n’ont rien à dire… L’un des facteurs déterminants dans le choix des experts, c’est l’urgence. Alors, évidemment, pour Le Monde diplo, ça rejoint ce que je viens de dire : ce n’est pas normal que les experts du Monde diplo soient moins vus, ou pas vus du tout sur les plateaux de télé. La responsabilité est partagée. Ce n’est pas seulement qu’on ne les invite pas, c’est aussi qu’ils ne viennent pas ou qu’ils posent leurs conditions. Par exemple, pour l’émission « Arrêt sur images », j’ai invité plusieurs fois Frédéric Lordon. Des fois il est venu parce que le sujet l’intéressait, des fois il n’est pas venu parce que soit le sujet ne l’intéressait pas, soit il n’avait pas envie de débattre avec les interlocuteurs qu’on lui proposait, ce qui est parfaitement son droit. Tout ceci nourrit une question essentielle, et Frédéric Lordon en est bien conscient : refuser d’aller à la télé parce que le dispositif proposé ne permet pas suffisamment d’exposer ses idées et ses théories, c’est parfaitement respectable, en même temps c’est se priver de l’opportunité de faire passer un message au-delà du cercle des convaincus. C’est une contradiction à laquelle se heurtent les économistes, les penseurs, les philosophes hétérodoxes. Résultat, oui, ils sont absents des chaînes d’info continue. Mais n’est-ce pas aussi de la responsabilité de ces responsables de chaînes d’offrir davantage qu’un droit de parole de 5 minutes mitraillées par les questions de l’interviewer qui souvent ne connaît pas le sujet ?
Antoine Genton : Sur la question des experts, à i-télé, il m’est arrivé d’avoir voulu inviter des éditorialistes, des intellectuels, qui ne correspondaient pas forcément aux idées de mes patrons, mais qui ont refusé de venir, et c’est là que je rejoins Daniel Schneidermann. Il y a aussi l’aspect pragmatique : les gens qu’on aimerait avoir ne sont pas disponibles tout de suite ; ou la contrainte publicitaire qui ne permet pas de prolonger les temps de parole. Dans le cadre d’une chaîne d’info en continu, il y a aussi beaucoup moins de journalistes spécialisés que dans une rédaction comme France Inter ou Europe 1, d’où l’obligation d’inviter des experts et d’où aussi des questions qui peuvent paraître moins pertinentes. Car une chaîne d’information continue propose un résumé des actualités, et c’est tout, elle n’est pas là pour approfondir les sujets.
La solution ne serait-elle pas d’avoir par exemple une loi contre le complotisme ? Ou de placer les réseaux sociaux, et en particulier Facebook, face à leurs responsabilités ?
Pierre Haski : Facebook c’est, en dehors des impôts, l’endroit où il y a le plus de Français réunis. 60 % des Américains rentrent dans l’information d’abord par Facebook. Après les élections américaines il y a eu une polémique très importante aux États-Unis sur la propagation des fake news. Un certain nombre de fausses informations ont été partagées à un nombre astronomique de personnes, qui ont dû peser sur l’élection. Par exemple, l’information selon laquelle le pape aurait accordé son soutien à Donald Trump, ce qui n’est pas le cas, a été vue par des dizaines de millions d’Américains, et la responsabilité de Facebook a été mise en cause. Mark Zuckerberg a d’abord fait un démenti total, en disant qu’il n’était qu’hébergeur, une plateforme technique, et qu’il n’a pas à contrôler ce que disent nos internautes – ce qui est déjà moyennement vrai puisque si vous mettez un bout de sein, votre compte est fermé. Au bout de quelques jours, il a compris que cette défense était insoutenable et il a annoncé qu’il mettait une procédure en route. Facebook a ainsi signé un accord avec plusieurs médias qui vont devenir les fact checkers, les vérificateurs d’informations de Facebook. Ce n’est absolument pas satisfaisant à mon sens car qui a la légitimité de vérifier une information ?
Par ailleurs, l’algorithme de Facebook est fait de telle manière qu’il fait remonter dans votre flux ce que vous aimez. Donc si vous likez toujours les photos de bébé de votre belle-sœur, eh bien, vous verrez ça remonter en priorité à chaque fois que vous vous connectez. En revanche, le cousin dont vous ne partagez pas les opinions ou dont vous n’aimez pas le bébé, et à qui vous ne mettez jamais de like, vous ne le verrez plus jamais dans votre flux. Le résultat, c’est que vous ne voyez apparaître que ce qui correspond à votre vision du monde. Ainsi, au lendemain des élections américaines, un type a écrit un texte très personnel en s’étonnant : « comment se fait-il que dans mon flux Facebook il n’y ait que des gens qui pleurent la défaite d’Hillary Clinton, alors qu’il doit bien y avoir des gens qui se réjouissent de la victoire de Trump, y compris dans ma famille et des gens de mon réseau ? »
Il n’y a plus le 20 heures où tout le monde avait un socle d’informations unique, les 2/3 des Français étaient devant le JT, et ensuite ils lisaient L’Huma, ou Le Figaro, ce qu’ils voulaient, pour avoir les informations qui correspondaient à leur vision politique. Aujourd’hui il n’y a plus ce socle, et il n’y a plus que cette bulle qui nous isole très fort. Dominique Cardon, un sociologue, dit qu’il y a un paradoxe énorme dans ce que je viens de décrire : au début, c’était un acte de liberté d’alimenter l’algorithme qui choisit les informations que vous recevez, parce qu’autrefois les informations étaient choisies par le rédacteur en chef du journal que vous regardiez ou que vous lisiez. Par exemple, moi, sur mon compte Twitter, je choisis les gens qui m’envoient des informations. Ce qui était ainsi un geste de libération s’est retourné contre nous, en nous ciblant l’information et la publicité. Il faudrait au contraire un prisme déformant qui nous ferait regarder le monde à travers les yeux des autres. Il faut lire Conjurer la peur de Boucheron, qui est en train de devenir l’un de nos intellectuels émergeants, salutaire dans le débat public.