On pourrait s’attendre à ce que la problématique des Communs numériques attire d’emblée les publics d’étudiants, en particulier dans la filière des sciences de l’information et de la communication, où l’on peut supposer qu’ils sont déjà actifs en ligne et relativement au fait des logiques de réseau. Or il n’en est rien, et c’est ce paradoxe qu’on se propose d’examiner, en essayant d’identifier ce qui fait obstacle à l’appréhension et, a fortiori, à l’adoption d’une telle philosophie. Il n’est bien sûr pas question de supposer chez ces jeunes une quelconque inaptitude, mais de mettre en lumière la difficulté que ce concept représente pour eux. On voudrait montrer par là que les Communs ne s’opposent pas seulement aux logiques d’enclosure que les commoners aguerris ont l’habitude de combattre, mais aussi à des habitus communicationnels qui ne sont pas ceux des « propriétaires », mais des usagers ordinaires. Ce faisant, on contribuera peut-être à mieux définir les conditions nécessaires au développement d’une intelligence des Communs chez l’ensemble des citoyens.
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Un premier malentendu à dissiper concerne le sens et l’usage du mot « partage ». Pour ces jeunes habitués à dialoguer par messagerie, SMS ou application Facebook, le partage consiste à envoyer à leurs proches des messages témoignant de leur activité ou de leur état d’esprit. Ces envois peuvent bien sûr véhiculer de l’information ou intégrer des contenus issus d’une source externe (image, vidéo, citation). Pour autant, ils ne sont ni conçus, ni traités comme mise en commun de ressources au profit d’une communauté. La communication reste ici interindividuelle et relativement linéaire, même si elle s’adresse à plusieurs : la transaction est « ciblée » (terme qui paraît résumer à leurs yeux tout échange d’information) et le bénéfice n’est pas transférable au-delà d’une distance relationnelle relativement courte et statique. Ainsi, la pratique répandue du partage de notes de cours via Facebook – qui pourrait constituer une première forme de communautarisation – consiste bien plus à déléguer une tâche à l’un d’entre eux qu’à organiser un système de contribution collective. Le réseau n’est pas utilisé pour inciter chacun à contribuer, mais pour dispenser certains d’une part du travail. Le recours à des pads, pour la même fonctionnalité, ne rencontre qu’un succès très modéré. Il ne leur vient par ailleurs pas à l’idée que ces notes de cours pourraient intéresser des personnes extérieures à leur cercle, et qu’il pourrait dès lors être utile de les mettre en forme à l’intention de cet autre « public ».
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On voit par là que c’est moins une méconnaissance des pratiques de partage qu’une certaine conception de la communauté qui bloque en premier lieu la mise en oeuvre de Communs. Si, comme beaucoup d’usagers de l’Internet, les étudiants vivent la connexion comme un état quasi naturel, ils n’ont pas pour autant développé la conscience d’espaces communs au sens d’espaces collectivement construits et administrés. Souvent circonscrit aux relations affectives, même lorsqu’il touche à leur travail, le collectif est vécu comme une modalité de la privacy, nettement séparé d’un « espace public » associé quant à lui aux ressorts scéniques du jeu médiatique, politique ou marchand. Pour cette raison, le passage à l’acte publicatoire constitue une étape décisive dans la découverte des Communs. Il permet d’objectiver l’environnement numérique, habituellement perçu en immersion, en révélant pour chaque plateforme ou application des règles, des normes, des acteurs et une échelle d’appropriabilité. Cette compréhension des spécificités dispositives, en même temps que des effets de continuum transmédiatique, nous paraît un préalable à la capacité d’inscrire, dans ce milieu ambiant, un espace relevant d’une gouvernance commune.
Cela suppose de repenser la formation aux outils courants de communication (RSN, Hang-out), de gestion de contenu (blog WordPress) ou de curation (veille sur Twitter ou anthologies) non plus à des fins d’expression ou de promotion, mais de contribution. Cela suppose également d’ouvrir le cadre encore très fermé de la salle de classe sur l’environnement, en acceptant d’interagir avec des acteurs extérieurs. Cette mesure représente indéniablement une prise de risque, mais celle-ci est moins sécuritaire que symbolique, et c’est surtout le confort des étudiants qui s’en trouve menacé. « Exposés » dans cet espace public qu’ils ne fréquentaient jusqu’alors qu’en spectateurs ou en consommateurs, ils sont amenés à développer une réflexivité en s’interrogeant sur le mode d’agencement de leur présence collective. Quelles règles, quelles actions, quelles ressources, quel design de l’information ? Ces questions, essentielles à la gestion de Communs informationnels, peuvent alors commencer à être formulées.
Valoriser
Si la publication de contenus produits par leur propre collectif constitue une bonne introduction aux principes des Communs, c’est aussi parce que les étudiants éprouvent des difficultés à reconnaître à leur juste valeur les Communs que d’autres produisent ou rendent disponibles. Familiarisés avec un usage des biens numériques qui ne passe que rarement par une transaction monétaire, leur référence est celle d’un monde de disponibilité apparente où l’on « se sert », soit directement, soit en contournant les barrières légales ou techniques, soit en se reportant sur un produit similaire. Leur univers est donc très éloigné du monde du livre, structuré autour de la constitution plus ou moins artificielle de biens rivaux et de droits de propriété intellectuelle, et du monde de la recherche, où l’open access est loin d’être acquis. Habitués au streaming, au téléchargement, aux applications gratuites et à la circulation d’un grand nombre de données, leur pratique ne s’est encore que rarement heurtée aux verrous des enclosures. Ils ont d’autant plus l’impression d’habiter un environnement numérique d’abondance qu’ils ne recourent qu’à un nombre restreint de types de ressources, dont ils n’exploitent qu’une faible proportion de métadonnées. Cherchant rarement à reformater, restructurer ou redocumentariser, ils ne perçoivent pas que telles données ne sont pas ouvertes (par exemple les cartes de Google Maps), que les CGU de telle plateforme sont restrictives ou que le format de telle image ou tel livre est impropre au partage. Ils « prennent » ce qui se trouve à la surface, sans se soucier de la qualité des données qu’ils contribueront eux-mêmes à propager. La sensation (et l’obsession) de la facilité qui domine encore leur représentation doit donc être combattue, pour qu’ils mesurent l’enjeu des Communs de la connaissance. Pour cela, il faut paradoxalement « casser » les logiques de communication, au profit d’une pratique concertée de l’éditorialisation.