Construire son identité de genre en toute liberté

Longtemps les personnages féminins furent absents du devant de la scène dans la littérature. C’est moins le cas aujourd’hui. Nos expériences – personnelles et professionnelles – montrent que les personnages de fiction féminins et masculins sont empreints de stéréotypes forts : beaux, héroïques, courageux… Si on retrouve désormais des personnages féminins avec ces caractéristiques, quelle possibilité d’horizon dans la construction de soi et de son identité de genre ? Dans nos fonds documentaires, quelles représentations du féminin et du masculin proposons-nous à nos élèves ? Doivent-ils, pour être fille ou garçon, être forcément courageux.se ? Beau ou belle ?
Nous prenons ici le parti de présenter des titres avec des protagonistes dont les profils sont variés, montrant de multiples manières d’être fille, garçon, femme ou homme. Ceci pour ouvrir à nos élèves un horizon vaste, afin de leur permettre de construire leur identité de genre en toute liberté, sans fermer aucune porte. Nous nous concentrerons sur la fiction et plus spécifiquement sur le genre romanesque. Bien entendu, il ne s’agira ici que d’une sélection non exhaustive, de nombreuses autres œuvres auraient pu être proposées.

Des personnages principaux qui sortent des sentiers battus

Dans la fiction, on retrouve beaucoup de personnages stéréotypés, féminins ou masculins. Des filles sensibles et des garçons virils. Des filles qui aiment les arts et des garçons qui aiment les sciences. Tous beaux. Mais la littérature jeunesse compte aujourd’hui des histoires et des personnages qui sortent de ces sentiers battus.
C’est le cas des romans mettant en avant des femmes scientifiques comme L’Effet Matilda d’Ellie Irving où une jeune fille traverse l’Europe avec sa grand-mère pour récupérer le Prix Nobel qui lui est dû. Nous pouvons aussi citer Marie et Bronia de Natacha Henry qui raconte le pacte des sœurs Skłodowska et leur place dans la société scientifique (pour davantage de références sur ce sujet précis, voir le Thèmalire du n° 288). Certains romans s’appuient sur des périodes historiques pour témoigner de la place des filles et des femmes à ces époques et ainsi souligner les avancées sociétales acquises depuis, tout en mettant en avant des héroïnes fortes et déterminées à faire évoluer leur condition comme dans Le Livre de Catherine de Karen Cushman. Dans son journal, Catherine nous dépeint sa vie de jeune fille au Moyen Âge et tous les questionnements qui y sont liés : mariage arrangé, éducation… La jeune Catherine, par sa rébellion, est un personnage qui s’affranchit des attentes de son époque. Marie Desplechin propose une réflexion sur des thématiques similaires dans sa trilogie Les Filles du siècle. Lucie, dans Satin grenadine, premier volume de la trilogie, rêve de modernité : « Je te dis, moi, qu’au XXe siècle les demoiselles auront le droit de courir toutes nues si c’est leur bon plaisir. Elles ne porteront pas d’horribles jupons trop lourds, même le dimanche. Et elles iront à la messe en cheveux. En cheveux courts, car on les coupera un jour, je te le prédis, comme aux garçons ». Ce carcan qui enferme les femmes encore à la fin des années 1800 semble s’être élargi, mais pas totalement ouvert encore aujourd’hui…
Chez les protagonistes masculins, la question des émotions et de la sensibilité est plus taboue. Il est donc important de pouvoir proposer aux élèves des fictions mettant en scène des garçons sensibles, amoureux, dans lesquelles les larmes ne sont pas réservées aux filles. Dans Le Domaine, Jo Witek excelle dans l’art du thriller et offre un personnage complexe loin des stéréotypes du héros sportif, brillant, attirant et populaire. Gabriel est un adolescent solitaire et passionné de nature, plus particulièrement d’ornithologie. Il passe ses vacances d’été dans un domaine où sa mère a été embauchée. Dès l’arrivée d’Eléonore – la petite-fille des châtelains – il tombe amoureux, fasciné par la jeune femme. Son manque de confiance en lui l’amène à observer Eléonore comme il observe les oiseaux, de loin, secrètement, avant d’oser l’approcher. Il se sent inférieur, exclu de son milieu social et de son cercle familial, même quand elle lui montre que ses sentiments sont réciproques. C’est cet immense mal-être qui habite le personnage qui en fait un protagoniste inhabituel. Dans La Balade de Sean Hopper de Martine Pouchain, c’est un petit garçon, Bud, qui se pose en observateur de son voisin, Sean Hopper. On nous laisse croire en premier lieu à un personnage assez caricatural : un homme brutal, peu loquace, travaillant à l’abattoir. Mais après le départ de sa femme, Sean Hopper prend sa voiture qui finira sa course dans un platane. Après avoir frôlé la mort, l’homme change et c’est Bud qui témoigne de ce changement que personne ne semble voir. C’est un roman d’une grande finesse et sensibilité, dont les personnages masculins sont bien loin des représentations stéréotypées que l’on peut rencontrer.
Mais tous les romans jusqu’ici présentés se déroulent en Occident et présentent des protagonistes blancs. C’est pourquoi les textes comme The Hate U Give d’Angie Thomas, Akata Witch de Nnedi Okorafor ou Mandela et Nelson d’Hermann Schultz ont leur importance. Ces trois récits mettent en scène des héros et héroïnes noir.e.s, qui sont loin d’être légion en littérature jeunesse. Dans le roman d’Angie Thomas, le texte permet d’aborder des faits de société comme le racisme ou les violences policières, à l’ère du mouvement #Blacklivesmatters. Dans le récit fantasy de Nnedi Okorafor, l’héroïne est albinos et afro-américaine, l’intrigue se déroule au Nigéria. L’univers magique s’appuie sur les mythes africains et des personnages qui évoluent dans une culture non occidentale. Ces œuvres nous proposent d’autres codes, un autre cadre et offrent un autre horizon de projection. Enfin, Mandela et Nelson se déroule en Tanzanie. Nelson est le capitaine de l’équipe de football et doit tout préparer pour l’arrivée d’une équipe de jeunes Allemands : le terrain, les filets, les joueurs. Parmi eux, sa sœur jumelle, Mandela. Au-delà de la rencontre sportive, c’est la rencontre de deux cultures qui se raconte.
Pour conclure sur ces romans mettant en scène des protagonistes sortant des sentiers battus, nous nous attarderons sur À quoi rêvent les étoiles de Manon Fargetton. Dans ce roman choral se croisent divers personnages : une vieille dame qui fut parmi les premières femmes aviatrices ; un adolescent atteint de phobie scolaire refusant de sortir de sa chambre ; une jeune fille qui partage son temps entre le théâtre et les jeux vidéo ; un père, véritable « papa poule »… Tous ces personnages sont autant de possibilités de projections pour les lecteur.trice.s.

Le rapport au corps et la confiance en soi

Aider les élèves à se construire une identité de genre en toute liberté, c’est aussi questionner l’idée qu’on doit être « parfait » : avoir une plastique parfaite, mais aussi être toujours confiant.e, vaillant.e.
Dans Gloria de Martine Pouchain, la protagoniste éponyme tombe enceinte assez jeune de son professeur de théâtre plus âgé qu’elle. Ce bébé met en péril ses rêves de succès à Hollywood, elle décide de le faire adopter à la naissance. Mais lorsqu’elle apprend quelques années plus tard qu’elle est atteinte d’une forme grave d’endométriose qui l’empêchera d’avoir des enfants de façon naturelle, elle est saisie par un besoin viscéral de retrouver l’enfant qu’elle a mis au monde. Dans ce texte, Martine Pouchain brosse le portrait d’une femme avec ses failles, dont les actions sont parfois répréhensibles (elle va kidnapper l’enfant pour passer du temps avec lui) qui se détache de l’idéal des héroïnes sans tomber dans le type des anti-héros. C’est également le cas de l’héroïne de La Fourmi rouge d’Émilie Chazerand. Autour de Vania Studel, rien n’est vraiment ordinaire : son père est taxidermiste, sa mère est décédée, mais Vania aspire à se fondre dans la masse et a une tendance à s’apitoyer sur son sort. Une lettre anonyme va pousser Vania à sortir des habitudes derrière lesquelles elle se cache. Pour être une fourmi rouge et sortir du lot des fourmis noires, elle doit se révéler telle qu’elle est, assumer sa personnalité, ses différences. Le chemin emprunté par la protagoniste est tortueux, mais sa confiance en elle grandit peu à peu. Dans Les Petites Reines de Clémentine Beauvais, Mireille, Astrid et Hakima ne correspondent pas aux injonctions de minceur de la société actuelle, largement diffusées dans les publicités, les fictions et les médias. En effet, qui imaginerait une Wonder Woman dont le poids surpasserait les centimètres de sa taille… ? Nos trois héroïnes, après avoir été élues « Boudins » par leurs camarades s’embarquent dans une petite épopée : faire le trajet à vélo de Bourg-en-Bresse à Paris et financer leur voyage en vendant… des boudins ! Ironiques et pleines d’humours, les adolescentes révèlent leurs personnalités et leur détermination tout au long du roman. C’est aussi le cas de George, dans le roman éponyme d’Alex Gino. George est néé dans un corps de garçon mais se sent fille. À dix ans, elle sait que le monde ne voit pas ce qu’elle est réellement et espère que monter sur scène et jouer le rôle de Charlotte permettra à sa famille de comprendre. La force de George est que le roman aborde la question de la transidentité sans parler de sexualité et montre que c’est le regard extérieur porté sur son corps qui pose davantage question que celui que George porte sur le sien.
Dans ces quatre romans, il est souvent question du regard d’autrui et de son importance dans la construction de soi et plus spécifiquement de son identité de genre. Quelle femme suis-je si je n’ai pas d’enfant ? Si je suis grosse ? Si je suis imparfaite ? Qui suis-je si je suis une fille dans un corps de garçon ? L’objectif est de montrer que ces personnages sont tout autant de possibilités d’exister, en dehors de la fiction, IRL1.

Multiples sexualités, multiples façons d’aimer

La construction de son identité de genre passe aussi par le questionnement autour de sa sexualité. Si nous proposons souvent des documentaires pour accompagner nos élèves dans ces questionnements, la fiction semble tout aussi pertinente pour construire ses représentations et être confronté.e à des alternatives au modèle dominant hétéronormé.
Dans Moi, Simon, 16 ans, homosapiens, Becky Albertalli ose parler de la sexualité adolescente. Décrire la masturbation et peindre l’amour virtuel. Car Simon est amoureux de Blue, un garçon rencontré sur le Tumblr du lycée. Peut-on tomber amoureux de quelqu’un qu’on n’a jamais vu ? Comment vivre avec le regard des autres sur sa propre sexualité ? Au cœur de l’histoire ne se trouve pas une homosexualité dépeinte comme difficile mais plutôt la question de l’acceptation de soi. Comme dans le magnifique roman de Marie-Aude Murail, 3000 façons de dire je t’aime. Les trois protagonistes sont de jeunes adultes qui se cherchent et se construisent un avenir. Ce qui les relie ? Leur passion du théâtre et leur volonté de devenir comédiens. En s’entraînant ensemble pour passer le concours du Conservatoire, se tisse entre eux un triangle amoureux, non pas autour de Chloé, la fille du trio, mais de Neville, le plus doué d’entre eux pour la comédie.

Des personnages secondaires participant à la vision d’une société aux multiples façons d’être

Une fiction ne se construit pas uniquement sur ses protagonistes principaux. La présence des personnages secondaires permet de mettre en place une vision de la société aux multiples façons d’être. Ainsi, dans Victoria rêve, de Timothée de Fombelle, le père de Victoria est au chômage. Le court roman oscille entre l’imagination débordante de la fillette (qui croit que des lutins font disparaître les livres de sa bibliothèque et que son père a été enlevé par des Indiens) et la réalité où son papa a trouvé un travail dans un restaurant où il doit se déguiser et attend son service en lisant les livres de sa fille. Dans Y’a pas de héros dans ma famille, Jo Witek questionne l’héroïsme familial. Mo est troublé de voir que chez Hippolyte, son copain d’école, de nombreux membres de la famille ont fait « de grandes choses » : prix Nobel, Médecins sans frontières… chez lui, y’a pas de héros ! À l’occasion d’un voyage en famille, Maurice découvrira que l’héroïsme peut se cacher dans des actions plus petites…
Des sexualités plus diverses peuvent aussi être représentées chez des personnages secondaires. Dans L’Âge des possibles de Marie Chartres, on dépeint diverses façons de vivre, puisque Temple vient d’une petite ville des États-Unis et vainc sa peur du changement pour rendre visite à sa sœur à Chicago. Parallèlement Saul et Rachel viennent passer leur rumspringa dans la grande ville. À la fin du roman, on apprend que la sœur de Temple va devenir maman car elle attend un enfant avec une autre femme. Dans un registre différent, le roman humoristique Popy la tornade de Stéphanie Richard, donne à voir une famille recomposée où Poppy a deux belles-mères. Le roman tourne autour du pouvoir de la fillette qui peut obtenir tout ce qu’elle veut grâce à un super-pouvoir de persuasion ! Évidemment, rien ne va se passer comme prévu…
Autant de romans où le contexte, en parallèle des protagonistes, peut donner à voir des modes de vies, des personnalités, des visions différentes du féminin et du masculin et participer à l’ouverture d’esprit et à la construction libre de nos élèves, sans qu’iels se sentent exclu.e.s du modèle de société dépeint dans les ouvrages que nous mettons à leur disposition.

Et les clichés alors ?

Enfin, si notre objectif est de proposer un large panel à nos élèves, il ne s’agit évidemment pas de faire la chasse aux clichés dans toutes les fictions de notre fonds. Dans le roman de Marie-Aude Murail, 3000 façons de dire je t’aime, les personnages peuvent paraître plutôt stéréotypés : la douce et sérieuse Chloé, le drôle et immature Bastien, le torturé et sensible Neville. Pour autant le roman apporte beaucoup à ses lecteur.trice.s. N’oublions pas que la fonction première du stéréotype est de créer une représentation pouvant donner des repères dans la compréhension du monde qui nous entoure. Le tout est, pour nous professeur.e.s documentalistes, de ne pas s’y limiter et de ne pas catégoriser de façon genrée.
C’est le problème de la dite « chick litt », rien que l’intitulé nous questionne : de la littérature pour minettes ? ! On serait peut-être tenté.e.s de retirer les ouvrages de nos rayons et pourtant les romans pouvant être classés dans cette catégorie éditoriale ne sont pas tous à mettre au pilon. Dans le roman de Siobhan Curham Les Filles de Brick Lane, quatre adolescentes très différentes se rencontrent via les réseaux sociaux et décident de créer un club ensemble. Ce roman qu’on pourrait classer dans la « chick litt », présente des jeunes filles qui sortent des sentiers battus : l’une adore les sciences et veut devenir astronaute ; l’autre vit avec ses deux pères et voue une passion à Oscar Wilde ; la troisième est d’une immense timidité et vient d’une famille indienne ; la dernière est plutôt hippie et vit mal que son père reconstruise sa vie après le décès de sa mère. La saga Les Filles au chocolat de Cathy Cassidy avec ses couvertures girly et son intitulé plutôt mièvre pourrait nous rebuter, et pourtant : si dans le premier tome Cherry tombe amoureuse du petit copain de la fille de sa belle-mère, elle n’en reste pas moins une jeune fille originale et intéressante.
En définitive, notre objectif est de leur laisser le choix, pas de leur imposer notre vision du masculin et du féminin, mais de proposer au contraire une variété d’œuvres et de personnages aussi représentative que possible de la richesse de notre humanité. Dans ce contexte, il est essentiel que chacun puisse s’y retrouver et surtout varier les rencontres et les lectures grâce à notre fonds.