Sabrina Da Rocha-Huard : Quel élève étais-tu ?
Hippolyte : J’étais un élève plutôt moyen, intéressé, mais pas un foudre de guerre non plus ; je m’attachais juste à passer dans l’année suivante. J’adorais les maths, puis la philo. Je détestais la physique et la biologie, donc souvent je faisais de grands dessins à la fin de mes copies en espérant que le professeur me rajoute des points. Parfois ça marchait !
Quel genre de BD aimais-tu lire adolescent ?
J’adorais Lucien de Margerin. Pour moi c’était la BD la plus drôle du monde ! Je lisais aussi beaucoup Johan et Pirlouit, Les Tuniques Bleues, Khéna et le Scrameustache… de grands classiques belges ! Et puis ensuite je me suis mis aux comics, j’allais chercher mes Strange chaque mois dans les tabacs presse et je passais mon temps à les recopier, j’adorais ça.
Quels souvenirs artistiques et littéraires gardes-tu du collège ?
Assez peu en fait, je n’aimais pas trop la lecture au collège, souvent les livres proposés m’ennuyaient… jusqu’à ce que je lise L’Étranger de Camus, c’était en 4e, ça a été une révélation. Je me suis rendu compte ce jour-là du pouvoir de la lecture sur la personne qui lit et à quel point la littérature aide à comprendre le monde, à se comprendre soi. Ça m’a bouleversé.
Sur quoi travailles-tu en ce moment ?
Je travaille sur un reportage autour des Chagos et des Chagossiens éxilés depuis 50 ans à l’île Maurice contre leur gré. J’ai partagé leur quotidien dans les bidonvilles de Maurice durant deux semaines et je vais raconter leur histoire… ensuite j’ai mille autres projets, mais il faut que je prenne le temps de m’arrêter de travailler aussi, laisser à nouveau venir les idées, respirer, regarder les autres, me regarder moi, pour repartir avec plus de force et d’envie. C’est un métier qui consomme énormément d’énergie, on y pense sans cesse. Il faut savoir s’arrêter par moments.
Quand tu crées une BD, penses-tu à son impact sur les lecteurs ? Cela influe t-il sur ta façon de créer ?
Avant je n’y pensais pas, je pensais simplement à me faire plaisir ou, si je pensais au lecteur, c’était juste pour me dire « là je vais l’épater, il va en prendre plein la vue ! ». Maintenant ma vision a changé, je fais toujours les livres avant tout pour moi, enfin plutôt parce que je ne peux faire autrement, il « faut » que je les fasse, il faut que je raconte ces histoires, c’est important, mais aussi désormais pour en parler aux gens, qu’ils prennent conscience de certaines choses, pour leur amener une autre vision. Cela vient aussi du fait que je fais beaucoup de reportages, souvent sur des histoires humaines et des parcours forts, qui m’ont bouleversé… j’essaie donc d’être le plus juste par rapport à cela, d’être fidèle à la parole qui m’a été donnée.
Tu as réalisé des oeuvres assez différentes, mais les dernières ont une portée plutôt humaniste. Est-ce ce vers quoi tend ton travail à présent ?
Oui, totalement. Je ne peux y échapper. Si je n’avais pas été dessinateur, j’aurais sans doute été dans l’humanitaire. C’est peut-être stupide, mais je n’y peux rien, je suis toujours en empathie et j’essaie de comprendre plutôt que de juger. Je déteste le jugement, les stéréotypes, les préjugés. Le fait de faire de la BD reportage me permet d’aller à la rencontre des autres avec mon dessin ; ce sont toujours des rencontres incroyables, dans le bon ou le mauvais sens, mais il y a une sorte d’excitation derrière tout ça évidemment. Je ne me voyais pas rester derrière ma table continuellement pour décrire un monde que je ne voyais pas. Il faut que j’aille au contact, sur place. Je ne vois pas ma vie autrement maintenant.
Qu’aimes-tu dans les échanges que tu as avec les élèves ?
Leur fraîcheur souvent. Pour eux tous les rêves sont encore possibles. Ils sont souvent moins « fermés » que les adultes, moins coincés par les réalités qui les entourent. Et puis, ils ont souvent des questions déroutantes, mais qui tapent juste… Ils sont toujours surprenants.
Ces rencontres avec les élèves sont-elles des sources d’inspiration ?
Oui, c’est déjà arrivé par le passé, à Kinshasa. J’animais un atelier de bande dessinée durant une semaine avec une vingtaine d’élèves, âgés entre 20 et 25 ans. L’avant-dernier jour, un nouvel élève souhaite participer à l’atelier… Je suis très à cheval sur la ponctualité et lui explique donc que c’est impossible qu’il participe à l’atelier avec autant de jours de retard. Là, il commence à m’expliquer son histoire, très timidement. Un de mes élèves vient à son secours et m’explique lui aussi sa situation : « il vit depuis enfant dans la rue, son seul rêve, c’est de dessiner mais il faut qu’il survive aussi… »
Mon atelier portait sur les parcours de vie de chacun. Il est entré et nous avons discuté de son histoire avec les autres élèves. Il avait été jeté à la rue par ses parents à l’âge de 5 ans après avoir été accusé d’être un sorcier et de porter malheur à l’ensemble de sa famille. Certains élèves étaient tristes, d’autres lançaient des jurons envers lui en disant que c’était vraiment un sorcier.
Je n’ai rien compris. Cette histoire m’a marqué et, un an après, je suis revenu à Kinshasa pour tenter de comprendre et raconter la vie de ces enfants qu’on jette à la rue en les accusant d’être des sorciers, le poids des églises néo-évangéliques dans tout ça… ça a été un de mes reportages les plus importants et depuis, je ne cesse d’avoir des liens avec le Congo.
Les élèves que tu rencontres, que pensent-ils de tes albums ?
Ça dépend. Souvent ils trouvent que je dessine bien, même s’ils préféreraient que je dessine des mangas ! Plus sérieusement, ils sont souvent touchés par les thématiques que j’aborde et qui ne sont pas simples, mais qui les concernent en tant que citoyens de ce monde. Et ils sont bien sûr très concernés par ce qui les entoure.
Quelles questions te posent-ils le plus souvent ?
Vous gagnez combien ? Vous allez faire un album comique un jour ?
À ton avis, la BD souffre t-elle encore de stéréotypes négatifs ?
Oui, comme celui d’être une sous-littérature pour certaines personnes, même si c’est de moins en moins le cas. Les mentalités évoluent, les jeunes lecteurs d’hier ont vieilli et continuent à s’intéresser à la bande dessinée, qui n’a jamais été aussi riche de propositions et de diversité qu’aujourd’hui !
Que penses-tu des exploitations pédagogiques de la BD à l’école ? Sont-elles pertinentes et suffisantes ?
Alors là, je n’en ai aucune idée ! À mon époque, la BD n’était pas du tout utilisée dans nos programmes. Je me souviens malgré tout de quelques manuels d’histoire où il y avait de la BD, je n’ai jamais compris les choses aussi facilement et de manière aussi ludique ! Donc oui, pour répondre à la question, la BD est un formidable outil de pédagogie et d’apprentissage. Ça rend simples des choses trop compliquées, sans en enlever le sens, j’en suis persuadé !
Quelle serait selon toi la bibliothèque de BD idéale pour les élèves du secondaire ?
Une bibliothèque très diversifiée ! Il en faut pour tous les goûts ! De l’humour, du manga, des bd d’auteurs, de tout, de tout ! Mais surtout, il faut les guider et les amener vers les livres. Le plus important étant qu’ils lisent, quoi que ce soit ! L’appétit vient en mangeant !
Les jeunes lecteurs apprécient particulièrement les mangas, les aimes-tu également ?
Oui, de temps en temps. Mais comme pour la bd européenne ou les comics, je suis très exigeant, donc il y en a peu qui trouvent grâce à mes yeux. 20 th Century Boys est, à mon sens, un véritable chef d’oeuvre. Les mangas ont cette force de pouvoir développer des histoires sur le long terme et donc de creuser très loin la psychologie des personnages. Contrairement à la bd franco-belge qui souvent se contentait d’histoire en 48 pages, les mangas développent des histoires en 200 pages, sur 20, 30, 60 tomes ! Ça laisse de la place pour raconter des histoires, et si elles sont bonnes, alors ça devient complètement addictif et génial.
C’est un peu comme les séries TV d’aujourd’hui qui dépassent bien souvent les films de cinéma, par leur format et la profondeur des choses qu’elles abordent, sans renier sur la qualité plastique. Les lignes bougent.
Que lis-tu en ce moment ?
J’ai toujours plusieurs romans en cours, certains que je lis en quelques soirs, d’autres que je déguste sur plusieurs années. J’ai toujours Les Trois Mousquetaires de Dumas, accompagné en ce moment -du Monde sans Oiseaux de Karin Serres, de La Vie et les agissements d’Ilie Cazane de Razvan Radulescu et enfin Limonov d’Emmanuel Carrère qu’il faut que je termine aussi… tous ces romans sont le fruit de rencontres avec des personnes, des prêts, des conseils, des voyages, des rencontres. La littérature permet souvent de prolonger les rencontres et les voyages.
Aborder le génocide rwandais avec la fantaisie des Dieux
La Fantaisie des Dieux est une accroche pertinente pour aborder le génocide rwandais en classe.
On pourra partir de la bande dessinée pour remonter le temps de l’histoire du génocide, les modes opératoires des génocidaires, les raisons historiques qui ont mené au drame, la position de la France, mais aussi la poursuite des assassinats dans les camps de réfugiés au Zaïre et le traitement médiatique de l’épidémie de choléra dans ces mêmes camps, qui a éclipsé le génocide.
La fantaisie des Dieux
Durant l’été 2013, Hippolyte accompagne Patrick de Saint-Exupéry au Rwanda. Vingt ans plus tôt, le journaliste s’y était rendu alors que la machine génocidaire était en marche. Le lecteur accompagne à la fois Patrick de Saint-Exupéry dans sa découverte de l’horreur en 1994, et Hippolyte dans son travail de BD-reporter en 2013.
Le premier lieu visité est le Home Saint Jean, une église dans laquelle quatre mille trois cents Tutsis s’étaient réfugiés avant de périr, pour la plupart, sous les balles des génocidaires. Parallèlement au témoignage de Patrick de Saint-Exupéry, Providence, une rescapée, raconte ce qui s’est passé.
Les faits relatés par ceux qui les ont vécus sont rythmés par les plongeons d’Hippolyte dans le lac Kivu. Écrasé sous le poids de l’horreur, il ressasse au fond du lac les paroles recueillies. Flash-back sur la rencontre entre les militaires suivis par Patrick de Saint-Exupéry et des hommes qui annoncent avec légèreté avoir tué des enfants pour empêcher des attaques à leur encontre.
À Bisesero, le journaliste retrouve Éric qu’il avait rencontré au même endroit en 1994, alors traqué par les miliciens. À l’époque, Éric avait raconté aux militaires français de la mission Turquoise
le calvaire qu’enduraient de nombreux Tutsis forcés à se cacher. Il leur avait montré les morts et clamé son désespoir. Pourtant, les Français étaient repartis en demandant aux Tutsis de tenir encore quelques jours. « Tic-tac » fait l’horloge dans la tête de Patrick de Saint-Exupéry, le temps contre lequel il ne peut rien et l’horreur de ce qu’il réalise : le génocide.
Graphiquement, la bande dessinée est accessible aux élèves : elle offre à voir de beaux dessins à l’aquarelle aux couleurs agréables. Les personnages y sont reconnaissables et les paysages possèdent la force de la narration. Les mouvements et les expressions des visages sont justes tout comme les dialogues : courts et efficaces.
On appréciera aussi l’utilisation de photographies habilement insérées dans les planches.
La narration ainsi construite n’a pas besoin de montrer plus pour que le lecteur comprenne l’horreur, c’est à la fois fin et percutant.
Pour aller plus loin dans la découverte de La Fantaisie des Dieux, vous pouvez écouter Patrick de Saint-Exupéry et Hippolyte parler de la BD sur France Culture : www.france culture.fr/player/reecouter?play=4825252
Pour faire écho à l’actualité, vous pouvez également lire Les Ombres, Bande dessinée du même auteur avec Vincent Zabus, dans laquelle il est question de migration.