Contrairement aux autres ouvrages précédemment analysés, La Technique et la science comme « idéologie » se présente comme un recueil d’articles choisis par Jürgen Habermas. À cette époque, l’auteur commence à être connu.
Habermas est né en 1929. Ayant soutenu sa thèse en 1954, il rejoint l’Université de Francfort en 1956. En 1961, il publie l’ouvrage L’Espace public : archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société3, qui devient un classique en sciences de l’information et de la communication. Assistant de Theodor Adorno, Jürgen Habermas est considéré comme le continuateur ou l’héritier4 de la célèbre école de Francfort dont les fondateurs, Max Horkheimer, Theodor Adorno, Herbert Marcuse, Walter Benjamin et Erich Fromm, inspirés par une approche marxiste hétérodoxe, ont voulu mettre en place une analyse critique de la société capitaliste5. D’ailleurs, en hommage à ses maîtres marxistes, mais aussi juifs qui avaient fui l’Université allemande sous le régime national-socialiste antisémite et antimarxiste, Habermas écrivit un ouvrage qui leur était consacré : Profils philosophiques et politiques6.
Dans l’avant-propos de La Technique et la science comme « idéologie », Jürgen Habermas explique d’emblée le pourquoi d’une sélection de ces cinq articles :
« La technique et la science comme idéologie » ; « Progrès technique et monde vécu social » ; « Scientifisation de la politique et opinion publique » ; « Connaissance et intérêt » (ce court texte de 29 pages donnera naissance, peu de temps après, à un volumineux ouvrage portant le même titre Erkenntnis und Interesse – Connaissance et Intérêt7) ; « Travail et interaction. »
Cet ensemble est éclairé par la très belle préface de Jean-René Ladmiral qui comporte 49 pages numérotées de I à XLIX.
Le premier article, le plus long (74 pages) et le plus intéressant, fait l’objet de cette recension. Son titre a été repris et donné par l’auteur à l’ensemble de son livre : La Technique et la science comme « idéologie ».
Selon Jürgen Habermas, c’est un article dédié au soixante-dixième anniversaire d’Herbert Marcuse, destiné à susciter une réflexion autour d’un de ses textes : « La puissance libératrice de la technologie – l’instrumentalisation des choses – se convertit en obstacle à sa libération, elle tourne à l’instrumentalisation de l’homme. » Cette étude fait l’objet de neuf chapitres, numérotés de I à IX.
Rationalité
Le premier chapitre aborde le concept de rationalité, en ce sens que cette dernière tend à caractériser les échanges et à les soumettre ainsi que les décisions prises à des critères rationnels. Cette extension industrialise le travail social. En fait la rationalisation reste liée à l’institutionnalisation du progrès scientifique qui participe à la transformation des institutions elles-mêmes. Cette rationalité implique des stratégies de manipulation et de domination via des systèmes aménagés. Cette domination s’étend tant sur la société que sur la nature. Dès lors, la « rationalisation » autorise l’existence d’un contrôle permanent et étendu au nom de la « Raison technique » qui cache en fait une domination politique. Reprenant plusieurs textes d’Herbert Marcuse, Jürgen Habermas reconnaît que l’énorme accroissement des forces productives depuis 1945 s’est institutionnalisé et surtout que cette formidable croissance, unique dans l’histoire de l’humanité, a rendu légitime le processus de rationalisation. Or la domination réelle est masquée par la référence à des impératifs techniques qui rationalisent le pouvoir s’en réclamant.
La nature, cet autre
Le deuxième chapitre évoque la fusion entre la technique et la domination, ainsi que l’interpénétration de la rationalité et de l’oppression. Il faut donc révolutionner la science et la technique pour démanteler une domination de classe. Pour ce faire, l’humanité devrait promouvoir « une Résurrection de la nature déchue. » Habermas parle ici d’un retour ou d’un appel à la mystique juive et protestante. Comment renoncer à notre technique au profit d’une autre qui serait qualitativement différente ? Pour cela, il faudrait communiquer réellement avec la nature et ne plus la considérer comme un objet, mais comme un Autre. « Quoi qu’il en soit, une Nature sortant ainsi de son sommeil ne saurait remplacer les réalisations de la technique qui sont indispensables dans leur genre. L’alternative proposée à la technique existante, c’est-à-dire le projet de la nature comme partenaire et non plus comme objet, renvoie à l’alternative d’une autre structure d’action. »
« Au niveau d’une intersubjectivité encore incomplète, nous pouvons prêter aux animaux et aux plantes, même aux pierres, une certaine subjectivité et communiquer avec la nature au lieu de la travailler sans la moindre communication. » Cette approche globale des interactions entre l’homme et la nature a certainement inspiré les plus belles pages du célèbre astronome Hubert Reeves qui décrit les beautés de la nature et de l’espace avec des accents prophétiques et poétiques, et estime qu’entre l’inanimé et le vivant il n’y a qu’une différence organisationnelle8.
Habermas, toujours en référence à Herbert Marcuse et à son ouvrage de référence, L’homme unidimensionnel9, rejette la tentation de « l’innocence » politique des forces productives comme celle du « péché originel » du progrès scientifique. C’est pourquoi l’auteur propose de reprendre le concept soutenant que la double fonction du progrès scientifique et technique est à la fois productive et idéologique.
Travail et interaction
Le troisième chapitre étudie les couples de concepts permettant d’appréhender les changements institutionnels dans les sociétés. C’est un examen des propositions de Talcott Edger Parsons :
affectivity ≠ affective neutrality
particularism ≠ universalism
ascription ≠ achievement
aiffuseness ≠ specificity
Habermas estime que cette approche est subjective, ces couples ne rendant pas vraiment compte des changements des attitudes dominantes lors du passage d’une société traditionnelle à une société moderne. Pour mieux comprendre ces changements, l’auteur pense que la distinction entre « travail et interaction » est un bon point de départ. L’auteur définit le travail comme une activité instrumentale ou un choix rationnel, parfois comme la combinaison des deux. Les règles techniques fondées sur un savoir empirique s’imposent à l’activité instrumentale. C’est une activité rationnelle.
Les interactions médiatisées par des symboles participent à une activité communicationnelle conforme à des normes en vigueur comprises par les sujets. Le non-respect de ces règles est sanctionné par l’échec. En effet, les normes sont intériorisées et permettent une action conforme aux attentes sociales.
L’analyse permet une distinction entre le cadre institutionnel d’une société et les sous-systèmes afférents. Ainsi, il est possible de reformuler le concept de
« rationalisation. »
La fin des sociétés traditionnelles
Le quatrième chapitre identifie en premier lieu la société traditionnelle qui diffère des sociétés primitives par un pouvoir central, par une division en classes sociales et économiques et enfin par une vision globale du monde légitimant la domination et s’appuyant sur une technique développée et la division du travail qui permettent une surproduction.
Par ailleurs, la stabilité et des innovations restreintes caractérisent la société traditionnelle où la productivité limitée légitime les institutions dominantes. Dès lors, le pouvoir institutionnel domine les forces productives. Toutefois le capitalisme ébranle cette prééminence du pouvoir institutionnel. Par la croissance économique continue, l’industrialisation, les activités rationnelles remettent en cause les visions mythiques et religieuses du monde. Les sociétés engagées dans un processus de modernisation répondent de la sorte aux problèmes de l’humanité comme la vie en collectivité et la destinée individuelle. Les thèmes en sont la justice, la liberté, la violence, l’oppression, la misère et la mort. Cette confrontation signifie la fin de la légitimation de la domination traditionnelle et donc des sociétés traditionnelles. La domination ne descend plus du Ciel, mais s’établit grâce au système social où l’échange de marchandises et le marché obligent ceux qui en sont dépourvus à vendre leur force de travail. Les institutions de la société moderne sont plus économiques que politiques. Les légitimations traditionnelles de la domination sont non seulement fragilisées, mais remplacées par des revendications à caractère scientifique. La science moderne assume un rôle spécifique qui, depuis Galilée, propose un système de références méthodologique et un savoir techniquement utilisable.
De la dépolitisation des masses
Le cinquième chapitre commence par une étude de l’interprétation marxiste des rapports de production. Marx remettait en cause l’illusion de la liberté donnée par le libre contrat de travail faisant apparaître en plein jour la violence sociale du travail salarié. Marcuse en déduit que depuis la fin du XIXe siècle deux tendances s’imposent : d’une part l’accroissement des activités interventionnistes de l’État, et d’autre part, une interdépendance de la recherche et de la technique qui fait que la science représente la force productive la plus importante. Selon Habermas, Marcuse permet de comprendre pourquoi la science et la technique assument la fonction de légitimation de la domination. Puisque les formes de domination des sociétés pré-bourgeoises (religions, traditions, obéissance sans discussion) cèdent la place à l’émancipation bourgeoise avec le suffrage universel, l’idéologie du libre-échange cède apparemment la place à un programme de remplacement où l’État compense les dysfonctionnements du libre-échange par la stabilité, l’assurance de la sécurité sur le plan social, du bien-être et de la promotion individuelle11. C’est le prix à payer pour que les masses soient fidélisées. Il faut donc que ces dernières se dépolitisent, Habermas revisitant Marcuse, soutient que la science et la technique tiennent un rôle primordial dans cette dépolitisation des masses.
Progrès scientifique
Le sixième chapitre montre la tendance d’un capitalisme avancé à imposer la scientifisation de la technique pour accroître la productivité du travail. Le développement technique interagit avec les progrès des sciences modernes. La recherche industrielle à grande échelle est couplée avec la recherche scientifique et les commandes de l’État favorisent les progrès scientifiques dans le domaine militaire. Le progrès scientifique devient en lui-même une source indépendante de plus-value. Le progrès autonome de la science et de la technique devient la variable la plus importante de la croissance économique. Dès lors, une illusion apparaît et prend force, celle d’une dynamique immanente du progrès produisant des contraintes objectives auxquelles le politique doit répondre. Habermas pense que c’est une véritable idéologie et qu’ainsi la science et la technique permettent de légitimer le pouvoir d’une véritable technocratie.
Le marxisme et ses limites
Le septième chapitre met en exergue les limites théoriques du marxisme car, selon Jürgen Habermas, les concepts de lutte de classe et d’idéologie perdent une partie substantielle de leur pertinence. L’État bloque les conflits de classe par des gratifications compensatrices. Dès lors, des conflits sociaux peuvent apparaître, s’ils ne remettent pas directement en cause le système établi. Le conflit latent des intérêts de classe s’estompe apparemment au profit de conflits périphériques, mais cela ne signifie nullement que les antagonismes de classes disparaissent. Toutefois, l’idéologie dominante fétichise la science et la technique, affectant l’intérêt « émancipatoire » de l’espèce dans son ensemble (toutes classes sociales et individus confondus), donnant naissance à une conscience technocratique légitimant la dépolitisation des masses par le pouvoir de disposer techniquement des choses.
L’adaptation à son milieu
Le huitième chapitre reprend l’argumentation développée par l’auteur remettant en cause certaines approches marxistes. Selon Habermas, et contrairement à ce que Marx avançait, les forces productives ne déclenchent pas systématiquement des mouvements d’émancipation. Certes, l’espèce humaine sait comment adapter culturellement son milieu à ses besoins par l’asservissement des forces de la nature comme le souligne Marx dans le Manifeste communiste. Mais cet asservissement risque, selon Jürgen Habermas de se retourner contre les individus par des progrès scientifiques futurs permettant :
- le contrôle du comportement et la modification de la personnalité ;
- la surveillance des organisations et des individus ;
- des techniques d’éducation plus sûres et de propagandes affectant le comportement ;
- l’application deprocédés électroniques à la communication directe avec le cerveau ;
- l’élaboration d’une nouvelle pharmacopée contrôlant la fatigue, l’humeur, les perceptions et l’imagination ;
- des possibilités plus grandes pour changer le sexe des individus ;
- le contrôle génétique de la constitution de base des individus.
Habermas pose le principe d’une augmentation du pouvoir de disposer techniquement des forces naturelles. À son avis, l’accroissement de la production et de l’exploitation de la nature ne participe pas obligatoirement à une « vie bonne. » Cette approche des objectifs et de la finalité de notre société pose un questionnement essentiel. Toutefois, l’auteur pense que le capitalisme avancé refuse toute communication autour de ce type de question.
La révolte étudiante
Le neuvième et dernier chapitre aborde le problème de la remise en question de l’idéologie technocratique implicite. Habermas note une contradiction inhérente au système par l’opposition entre « ce que nous voulons avoir pour vivre et comment nous aimerions vivre. » Dans cette perspective, Habermas étudie la révolte étudiante12 et constate que les étudiants militants pensent moins à la réussite sociale (carrière, famille) qu’à des objectifs communs. Ces étudiants venus de milieux privilégiés, de familles aimantes et compréhensives, libérés des contraintes économiques et qui ont bénéficié de pédagogies ouvertes, posent des questions fondamentales :
- Pourquoi, en dépit du développement technologique, les individus doivent-ils subir la tyrannie du travail professionnel ?
- Pourquoi maintenir une pression constante sur les individus par la concurrence et la recherche de performances ?
Habermas voit dans ce questionnement et ces protestations une possible remise en cause de l’idéologie technocratique sapant ainsi la légitimation du capitalisme avancé.
Pour conclure, nous devons nous souvenir que ce texte a été écrit en 1967-1968, en pleine période d’ébullition intellectuelle, sociale et durant les longues révoltes étudiantes qui ont secoué durablement le monde occidental. Il n’en reste pas moins que ce texte remet en cause le mode de développement « scientifique » de notre société.
Cependant, les dangers d’une science travaillant sur l’humain et le problème des avancées scientifiques et technologiques pouvant porter atteinte à l’humanité ont bien été vus et pressentis par Habermas. Aujourd’hui, le transhumanisme, l’homme augmenté, le décryptage du génome, le changement de genre, la biogénétique, la miniaturisation constante de la connectique12 autorisent un contrôle permanent de l’homme de sa naissance à sa mort en passant par son travail et ses loisirs. L’auteur avait aussi ressenti cette nécessité d’un dialogue constant de l’humanité avec la Nature. D’autres auteurs et chercheurs ont également participé à cette ouverture philosophique, voire existentielle et écologique, vers la nature, de Gregory Bateson13 au Franco-Américain René Dubos14, à Edgar Morin15 ou plus récemment
Dominique Lestel16.