De l’utopie à la mise en œuvre

Les dernières années ont vu fleurir de nombreuses publications de fond et de méthode exposant et préconisant les approches participatives et collaboratives notamment dans le champ de la construction des savoirs et des compétences. À un tel point qu’une approche sociale des intelligences collectives et participatives est devenue prioritaire chez les acteurs de l’école, des apprentissages, plus largement de la formation. Mais dans quelle mesure ces approches ne sont-elles pas porteuses d’idéologies et d’utopies, voire d’idéaux partiellement en phase avec la réalité de l’organisation actuelle des apprentissages et des savoirs ? Comment en tant que professeurs documentalistes mettre en œuvre des pratiques participatives en information-documentation sans succomber aux sirènes de ladite innovation pédagogique, parfois complices d’une approche non critique de l’information ?

Éléments définitoires des pratiques collaboratives et participatives

Bien que par définition les activités documentaires soient fortement instrumentées, il n’en demeure pas moins que ces vingt dernières années, progressivement depuis le paradigme de l’Approche orientée usagers (Le Coadic, 1997), une place de plus en plus conséquente est accordée aux usagers, en tant qu’individus sachant progressivement s’organiser et diffuser entre eux un ensemble d’informations et de données au bénéfice d’un grand nombre en lien avec des communautés. Une part de cette organisation collective du travail se fait sans forme de prescription si ce n’est la seule volonté des acteurs de participer à un projet commun au nom d’un collectif d’appartenance, contournant régulièrement les règles et normes fixées par les instances de la formation. Par intelligences collectives et/ou collaboratives, nous entendons des modes d’organisation, de gouvernance et de considération des autres permettant à un individu, usager ou professionnel, d’organiser son activité dans un collectif d’acteurs, accepté par tous, où chacun contribue à la fourniture d’informations à tous. Nombre de travaux révèlent la richesse de l’intelligence des individus, intelligences multiples qui sont pourtant malmenées par les modes managériaux, économiques, et les formes d’exclusion sociale par le chômage. D’où la nécessité absolue d’une coordination « en temps réel » des intelligences. Ne pas reconnaître l’intelligence des autres, c’est finalement exercer sur eux humiliation, ressentiment, et partant une forme de violence.
Or l’intelligence collective ne s’instaure qu’avec une culture forte, des technologies cognitives performantes, des langues et des idées en circulation sociale. En soi, elle ne peut se décréter. Un des postulats documentaires serait qu’avec l’essor des techniques et des méthodes collectives de travail et de partage, nous augmenterions la granularité et la finesse des analyses et du traitement de l’information, luttant dès lors contre les phénomènes antérieurs de massification des connaissances et de l’information, comme l’énonce Pierre Lévy dès la fin des années 1990. Cependant, la question fondamentale de la construction de connaissance est de savoir qui a autorité et possibilité de fixer de nouvelles règles du jeu participatif social incitant à produire collectivement pour un bien commun, sans gaspiller compétence ou toute qualité humaine reconnue. Avec l’idée de fond que le groupe nourrit les apprentissages du sujet et qu’un individu ne peut apprendre seul.
Pionnière de la recherche et de l’enseignement des technologies éducatives, Geneviève Jacquinot alerte d’ailleurs sur la prétendue capacité d’autodidaxie des individus (Jacquinot, 1993). En matière d’apprentissages informationnels, il ne suffit pas d’avoir accès à des ressources mutualisées, ou d’avoir des compétences technologiques pour accéder aisément à l’information et en faire connaissance. S’auto-former, s’engager dans un processus informationnel intentionnel et participer à un processus partagé supposent de détenir une compétence sociale particulièrement discriminante qui englobe la capacité à se comporter de manière constructive dans un groupe, à coopérer et à communiquer, mais aussi à assumer des responsabilités. Cette capacité à participer à des collectifs s’apprend comme maintes autres compétences à caractère scolaire, professionnel, etc.

Le rapport à l’information : quelques intentions clefs

Accompagner puis former à la culture participative de l’information revient a minima à considérer quatre volets de la dimension informationnelle : tendre vers un renforcement de l’autonomie du sujet, organiser et s’intégrer à la dimension collective du travail, construire une citoyenneté informationnelle avec des valeurs humanistes clefs, et enfin analyser son agir informationnel. Pierre Lévy prend soin d’indiquer toute la difficulté à engager un collectif humain dans une aventure où chaque individu prendra plaisir « à imaginer, à explorer, à construire ensemble des milieux sensibles ». Le rapport de l’individu à une sorte de confiance dans un collectif humain, n’est pas aisé et immédiat. À l’heure où tout le monde manque de temps, paradoxalement Pierre Lévy indique que l’engagement dans un processus collectif nécessitera forcément du temps, le « temps d’impliquer les personnes, de tisser des liens, de faire apparaître les objets, les paysages communs… et d’y revenir » (Lévy, 1997).
De fait, Jérôme Dinet (2012), par exemple, avoue dans son travail réflexif que malgré un affichage voire des discours sur le collaboratif, nombre d’activités de recherche d’information présentent souvent une faible interaction collaborative entre les membres ainsi que des processus d’apprentissage pauvres entre les individus observés. En matière d’usages d’information se pose ainsi la question de l’utilité avérée d’un travail collaboratif au-delà des discours, des idéaux voire des utopies affichées. Les individus impliqués dans le travail collaboratif peuvent avoir le sentiment de consommer un temps inutilement passé à la gestion et la régulation du travail au sein du groupe d’appartenance, et d’engager un coût cognitif lourd pour des résultats de recherche, de sélection et d’appropriation de l’information relativement faibles.
De son côté, Nabil Ben Abdallah (2012) considère l’émergence de pratiques collaboratives, et mesure l’intérêt de considérer la recherche collaborative d’information ; il s’agit alors pour un groupe de personnes de considérer leurs activités pour « rechercher, récupérer, et utiliser des informations », le sens du partage et de l’organisation de l’activité. Cette recherche d’information oblige « à l’exigence d’un certain niveau d’entente et de compréhension partagée » (Hertzum, 2008). La collaboration et l’intelligence collective ne s’imposent pas, ne se décrètent pas. Elles nécessitent un accompagnement et des modalités de mise en œuvre anticipés, notamment par l’enseignant dans notre cas. Sans sentiment d’un intérêt commun (notion de « common ground »), la collaboration a peu de chance de réussir, rappelle Nabil Ben Abdallah. Ainsi, à l’heure où de nombreux dispositifs sont mis à disposition des enseignants et de leurs élèves/étudiants, certes la technique peut faciliter la vitesse, la quantité de traitement, la lisibilité et le design des ressources, mais elle ne remplacera pas la volonté individuelle et la conviction de chaque apprenant à s’inscrire dans un projet participatif et émancipateur.

Et le professeur documentaliste dans tout ça ?

Les articles publiés par des auteurs praticiens ou penseurs depuis l’essor du Web 2.0 font majoritairement la part belle à l’image d’un professionnel de la documentation qui apparaît comme un initiateur voire un promoteur actif de l’intelligence collective, dans l’organisation mais aussi plus largement dans la société. Il n’en reste pas moins que le professeur documentaliste reste encore fortement tributaire de l’organisation du temps et des espaces scolaires ainsi que du soutien des autres disciplines pour tout apprentissage en lien avec le travail participatif. Les questions socialement et scientifiquement vives, les projets (ÉMI, éducation à…), les controverses, sont autant de leviers à une culture participative ambitieuse. Comme suggéré par François Bourdoncle (2010), avec un Internet devenu tel un vaste « nuage » hétérogène dans lequel nous sommes tous immergés, plus ou moins aveuglement, le professeur documentaliste peut avoir vocation à coordonner un retour à l’organisation sociale et à la régulation des activités pédagogiques par les approches collaboratives et participatives.
L’observation de séances pédagogiques in situ ou telles que présentées en ligne par des professeurs documentalistes ne manque pas d’interroger le regard que l’on porte sur les outils collaboratifs et plus largement les injonctions à la participation et à la collaboration. En effet, il serait vain de penser que mettre les élèves en situation dite de collaboration ferait d’eux des usagers de l’information dotés de compétences sociales et informationnelles immanentes. Plus encore, l’injonction à participer à l’ère numérique n’est pas innocente : le « capitalisme informationnel » (Proulx et al., 2014) regorge de ces comportements consistant à fournir des données, captées et monétisées, comportements que les professeurs documentalistes ont précisément à cœur bien souvent de déconstruire. Dès lors, le choix des outils utilisés pour mobiliser les élèves autour de projets participatifs ou collaboratifs est loin d’être anodin, et il est fondamental que les enseignants documentalistes, porteurs d’une culture informationnelle référée à des concepts en information-communication (Couzinet, 2008), y soient tout à fait vigilants. Citons pour exemple le recours de plus en plus banalisé en contexte scolaire à des plateformes relevant des industries marchandes du web, sans que pour autant une déconstruction et une analyse critique en soient effectuées. La contradiction est alors de mise entre des idéaux d’émancipation sociale et intellectuelle, traversant les discours des enseignants documentalistes, et la participation à un marché de l’information et un modèle de société opposés (Cordier, 2018).

 

En conclusion, vouloir une école au service du collectif, même si l’enthousiasme social est là, nécessite forcément des coûts d’organisation et économique de structuration, où organisation, temporalité, nouveaux espaces doivent être interrogés et réajustés. L’utopie serait de penser que des modalités spontanées d’organisation collective d’une intelligence informationnelle, sans aucune forme d’organisation et de régulation sociale, pourraient voir le jour en se greffant naturellement aux pratiques d’information factuelles. Par conséquent, il ne s’agit plus pour les professionnels de communiquer de façon descendante aux usagers potentiels ou de décréter un passage au participatif, mais bien de considérer ces derniers au cœur du processus de communication vu comme un processus d’interactions horizontales. La culture informationnelle de la participation interroge profondément le pouvoir d’agir des individus, et la conscience de faire potentiellement partie d’un collectif, en se sentant capable d’agir par et sur ce collectif, et par conséquent sur le monde lui-même, par la production, le croisement, la confrontation de contenus d’information. Ainsi, revendiquer la culture de la participation revient à défendre un projet collectif militant mettant au cœur des apprentissages l’individu, avec ses forces, ses lacunes et ses représentations du paysage informationnel.