Dans un royaume lointain d’Amina Richard

Comment est né ce livre et comment s’est passée la recherche d’un éditeur ?

Ce livre est inspiré de ma propre histoire. J’avais déjà écrit plusieurs nouvelles mais jamais de roman vraiment abouti. J’en ai écrit des petits paragraphes, des morceaux de textes épars. Je suis repartie de ces petits bouts. L’envie d’écrire était là depuis longtemps, mais je suis arrivée à un moment de ma vie personnelle où j’ai eu davantage de temps à consacrer à l’écriture et je me suis lancée. J’ai mis, relectures comprises, environ deux ans : une première version écrite au bout d’un an, puis plusieurs mois d’ajustements et de corrections.
Pour la petite histoire, j’ai été mise en contact avec un agent, relativement reconnu dans le métier. C’est par lui que je suis passée pour être éditée. C’est une pratique courante dans le monde anglo-saxon, et qui se développe de plus en plus en France, depuis peu dans le milieu éditorial. Les grosses maisons d’édition se retrouvent à faire beaucoup d’administratif et de marketing et l’apport de manuscrits finalisés proposés par un agent commence à être accepté.

Y a-t-il eu des modifications demandées par les éditions Stock ?

Assez peu finalement, car le texte était déjà très abouti. L’éditeur m’a seulement suggéré de faire réapparaître une nouvelle fois le personnage de la mère, j’ai trouvé qu’il avait raison, j’ai donc ajouté une scène vers la fin de l’ouvrage.

Qu’est-ce que la sortie du livre a changé dans ton quotidien ? Comment est-il accueilli par les lecteurs ?

Je fais de nombreuses rencontres dans des librairies, un peu partout en France. J’ai commencé dès le mois de mai dernier, avant la sortie du livre, et j’enchaîne de façon intensive depuis septembre, quasiment chaque week-end, à la demande des libraires, qui soutiennent bien le roman. Le roman a été présenté dans un article de la revue Page des Libraires, ce qui l’a bien mis en valeur lors de sa sortie. Je vais également dans les différents salons du livre, à la rencontre des lecteurs, en dédicace. Mes lecteurs n’ont pas de profil type : de l’adolescente attirée par le style graphique de la couverture, aux personnes qui connaissent bien l’Afrique. C’est assez étonnant ! Certains sont décontenancés par le style d’écriture, l’emploi de la 2e personne du singulier au début, mais relèvent souvent que les personnages sont très fouillés et qu’ils se sont identifiés à eux.

Peut-on dire qu’il s’agit d’une autobiographie ?

Le roman est inspiré de mon histoire, c’est vrai, mais le but n’était pas de raconter ma propre vie. C’était surtout d’écrire une œuvre littéraire et c’est ce matériau-là qui était disponible. Mon objectif premier était de produire un écrit littéraire et non une autobiographie, le fait que ce soit inspiré de faits réels est secondaire à mes yeux.

Pourquoi ce choix de l’absence de points ? Les virgules, omniprésentes, créent une écriture ample et rythmée. Comment l’as-tu travaillée ?

Les points sont présents seulement dans les dialogues et les citations, sinon je les ai volontairement supprimés. Je souhaitais que l’on soit pleinement dans le ressenti du personnage, à hauteur de son regard et dans sa respiration, que l’on puisse appréhender toute la violence qu’elle exprime au début. Les questions d’identité et de quête du père ne sont jamais finies, d’où le fait de ne pas mettre de points finaux. C’est une contrainte que j’aime bien, puisque les phrases sont écrites de manière à enfler, enfler, puis terminer par une chute, telle une vague qui monte. La syntaxe fait que l’on sent la structure de la phrase, mais enlever les points permet d’être davantage immergé dans le flux de pensée, pleinement dans la respiration du personnage. J’ai essayé malgré tout que ce soit fluide, en évitant la lourdeur des trop longues phrases. J’ai adapté la syntaxe à cette forme d’écriture particulière pour ne pas perdre le lecteur. J’avais déjà écrit quelques nouvelles de cette manière, je n’étais pas sûre que cette forme passe sur toute la longueur d’un roman. Le fait d’entrecouper de dialogues, d’extraits de contes permet de casser un peu cet effet de roulement, de ménager des pauses.

As-tu beaucoup retravaillé le texte ?

La trame du roman a été fixée dès le début, car je voulais adopter la structure d’un conte, avec un ordre chronologique : la situation initiale, la rencontre avec le père, etc.

Je retravaille beaucoup chaque paragraphe : je relis, je coupe, je réécris par paragraphe. Il y a eu trois versions du texte, je n’ai jamais rien enlevé, en revanche j’ai ajouté des choses à chaque fois. À aucun moment je n’ai changé toute la structure.

Les scènes de racisme ordinaires pendant l’enfance sont glaçantes. Souhaitais-tu dénoncer le racisme ou est-ce simplement la situation initiale de ton récit ?

Les scènes de racisme de l’enfance sont exacerbées par le fait de ne raconter que celles-ci. J’ai eu une enfance heureuse sinon. Je ne voulais pas faire un acte militant, ni dénoncer spécialement le racisme de façon générale, mais surtout que l’on soit à l’intérieur de cette petite fille, de son ressenti, de la violence qu’elle ressent et de la colère qui l’agite. Je l’ai écrit de façon heurtante, avec un ton tranchant, c’est ce que je voulais : que l’on ressente de l’intérieur, à hauteur du regard de l’enfant, cette violence. Il y a une opposition entre le ton ironique utilisé et la candeur des attentes de la petite fille. C’est la friction entre les deux qui engendre de la violence. L’utilisation de la 2e personne du singulier permet au lecteur d’être très concerné mais elle permet aussi de créer une grande distance analytique. Je voulais être dans la sphère du ressenti et non de l’intellect, du jugement ou de la dénonciation.

Tous les « Blancs » sont plus ou moins renvoyés dos à dos, même les enseignants qui sont montrés comme dégoulinants de bonne volonté. Est-ce toujours le cas selon toi ? Es-tu encore confrontée à ce genre de situations ?

C’est un texte qui a été construit dès le début pour donner à vivre cette violence. La violence sociale et raciale est toujours présente dans notre société. Je suis très intéressée par les luttes sur ce thème, mais ce n’est pas là-dessus que j’ai voulu écrire. Beaucoup de lecteurs me disent qu’ils se sentent concernés, d’un côté comme de l’autre. Pour moi, le racisme est indissociable de la question sociale. Je l’ai très peu subi personnellement, évoluant dans des milieux sociaux relativement privilégiés.

« La vie de chacun est un conte, que l’on peut déchiffrer comme un rêve. On a tous nos différences à porter, nos deuils à faire, une quête d’identité à mener. »

Cette quête du père que tu décris, puis la création de liens dans une fratrie peut parler à beaucoup de lecteurs différents, même dans un autre contexte, tout comme la question plus générale de l’identité. En as-tu eu conscience lors de l’écriture ? As-tu essayé de renforcer l’universalité de tes personnages ?

J’ai essayé de tendre vers l’universel, d’où le recours au conte. La vie de chacun est un conte, que l’on peut déchiffrer comme un rêve. On a tous des parcours comme ça. On a tous nos différences à porter, nos deuils à faire, les violences que l’on reçoit. Là, il se trouve que c’est le père, mais on a tous une quête d’identité à mener. Je voulais également montrer à chaque fois l’opposition entre les images d’Épinal que le personnage peut avoir sur l’Afrique, car elle a été élevée en France, et la réalité. Il y a toute une série d’oppositions et de dualités qui émergent : enfant/adulte ; Noirs/Blancs ; réalité/fantasme. Le père est à l’opposé des représentations stéréotypées du bon Noir jovial qu’on peut avoir, il a une personnalité austère, un niveau social élevé, cela génère de l’étonnement face à la réalité qui ne correspond pas aux clichés des Français sur les Africains. L’inversion des classes sociales entre la narratrice française et sa famille africaine fait partie de ce décalage entre stéréotypes attendus et réalité rencontrée.

Comment t’est venue l’idée de personnifier ton identité africaine sous les traits de ce personnage de petite fille, Ndiolé ?

Elle est venue assez vite, dans une première version elle était présente, puis je l’ai développée par la suite. J’avais l’idée dès la première page de rendre hommage à toute la littérature enfantine, j’ai passé mon enfance à écouter des histoires et on m’en racontait beaucoup. J’avais les albums du Père Castor, j’écoutais Le Petit Prince en vinyle. C’est dans toute cette littérature, à travers ces contes et leur langue, que la petite fille trouve son identité et se construit. C’était très important d’avoir ce personnage d’enfant qui est dans ses lectures-là et c’est par là que se fait la construction de sa personnalité.

On a tous « un enfant intérieur », même si c’est une expression que je n’aime pas beaucoup, popularisée dans le domaine du développement personnel, sans qu’on sache très bien ce qu’elle recouvre. Certains lecteurs me disent : « Oh moi, mon enfant intérieur aurait été copain avec le tien ». D’autres le sentent au contraire très éloignés du leur. Ndiolé, la petite fille imaginaire, représente en tout cas cette enfance qui continue obstinément à vivre en nous, pour le meilleur et pour le pire !

Y a-t-il un passage auquel tu es particulièrement attachée dans ton livre ?

Redevenir le souverain de sa propre vie : c’est l’idée importante du roman. Par l’écriture ou la création artistique, on peut aller se situer dans un royaume où l’on redevient vivant et l’on peut réécrire sa propre histoire. Le royaume du titre, je l’ai choisi car il est vraiment polysémique : ça peut être l’Afrique, l’enfance, le royaume des cieux, il y a aussi une interrogation sur un au-delà de l’identité. Il y a, par exemple, pas mal de passages au bord de la mer : l’idée est que, quand on est devant la mer, on est dans une forme d’expérience humaine qui va bien au-delà de toute identité, que l’on soit un homme préhistorique ou une femme du XXIe siècle. Le royaume du titre peut être aussi celui de l’écriture. La quête de l’identité est ultimement une quête de soi, universelle, tous les êtres humains font comme ils le peuvent avec elle.

Quel a été ton parcours professionnel ?

J’ai fait plusieurs métiers, j’ai passé le Capes à 40 ans. Avant, j’étais directrice éditoriale dans la communication. À l’origine, j’ai une maîtrise de Lettres, puis un DESS à l’INTD, l’Institut National des Techniques Documentaires. Ma situation familiale a fait que j’avais besoin d’un emploi proche de chez moi et avec des horaires fixes. J’avais envie d’être dans un rapport différent d’enseignement avec les élèves, dans une relation différente.

Dans le livre, tu vas de bibliothèques en bibliothèques au Sénégal ; quel était ton métier à ce moment-là ?

En deuxième année d’IUFM quand j’ai passé le Capes, on a eu l’occasion de faire un séjour à l’étranger pour observer un autre système scolaire et d’autres centres de documentation. Je voulais aussi que le livre soit physiquement tangible dans le roman, à travers la présence des bibliothèques. Le livre raconte une réappropriation de soi par l’écriture et la lecture, celles de l’enfance, du goût de la langue développé par la lecture. La dimension de l’écriture et du livre est importante, notamment à travers des extraits de contes, c’est ce qui nourrit le personnage.

Quelle professeure documentaliste es-tu en trois mots ?

Très heureuse en lycée ! J’ai passé 10 ans en collège REP à Nîmes, c’était passionnant et avec une équipe géniale, mais j’en suis sortie épuisée. Je préfère la relation aux élèves lycéens, qui sont plus autonomes. J’aime la diversité de ce métier : les résidences d’artistes, les concours d’écriture ou d’éloquence, la Nuit de la Lecture, etc. Il n’y a pas deux CDI identiques, ça dépend de l’établissement mais aussi des désirs du professeur documentaliste, on a toute latitude pour proposer tout ce qui nous fait plaisir. J’aime beaucoup cette liberté et cette autonomie. Le rapport avec des élèves « grands » me plaît : toutes les semaines je travaille sur les ateliers de préparation à Sciences Po Paris, avec des élèves motivés et volontaires, sur le dessin de presse, sur la revue de presse, etc., c’est passionnant d’échanger avec eux. L’année dernière nous avions un projet avec les sections STMG, où ils faisaient une simulation du fonctionnement des institutions européennes avec plusieurs lycées différents, ils devaient notamment amender des textes de lois. C’est un âge charnière où ils sont en prise avec l’actualité et la réalité contemporaine, ils deviennent de futurs citoyens et de jeunes adultes qui s’intègrent dans la société. Cet âge-là me va bien, j’aime cette forme d’accompagnement. On fait aussi tout cela en collège mais de façon différente.

L’incipit du roman est une magnifique ode à la lecture à haute voix, au plaisir enfantin mais aussi universel d’écouter des histoires. Quelle lectrice étais-tu, enfant ? As-tu des conseils en littérature jeunesse ?

J’ai beaucoup écouté de contes et de classiques, Peau d’âne, Tom Sawyer aussi, puis j’ai lu toutes les séries jeunesse de l’époque, Le Club des Cinq, L’étalon noir, etc.
Au CDI, j’essaie d’avoir une palette très large de lectures pour tous les profils d’élèves. On a réfléchi par exemple à l’achat de la série de dark romance à la mode, Captive de Sarah Rivens. Finalement, on l’a achetée car c’est déjà un plaisir de lecture. C’est toujours des arbitrages entre ce que les élèves attendent et ce que l’on a envie de leur faire découvrir et cela fait l’objet de discussions riches avec ma collègue. Par ailleurs, une classe de 2de vient de participer cette année au Goncourt des Lycéens : plusieurs ont réussi à lire les 15 romans, chacun s’est investi à la hauteur de ses possibilités. Même ceux qui ont un peu moins lu ont participé à des débats assez riches . Les amener à de telles lectures de littérature contemporaine est un bel objectif ! Avant de commencer, je me disais que c’était énorme et presque impossible de leur faire lire autant de livres en si peu de temps, mais finalement c’était très stimulant. Ils ont rencontré 9 auteurs, sur une journée, lors d’un regroupement de plusieurs lycées, avec des lectures d’extraits par les élèves et des échanges entre auteurs et lycéens.

Pourrais-tu nous citer trois livres marquants dans ta vie de lectrice ?

Un de mes premiers chocs de lecture en 2de, c’était Le roi des Aulnes de Michel Tournier, j’avais été marquée par le foisonnement de l’imaginaire. Je pourrais citer Julien Gracq également, car j’ai fait porter ma maîtrise de Lettres sur ses romans, mais ses ouvrages critiques m’ont aussi beaucoup intéressée : Préférences, Lettrines, En lisant en écrivant, dont les réminiscences ont marqué mon écriture, encore actuellement. J’ai plein de titres en tête de littérature contemporaine surtout depuis que je suis en lycée où je me suis remise à en lire de façon plus conséquente : Certaines n’avaient jamais vu la mer de Julie Otsuka ; Ce qu’il faut de nuit de Laurent Petitmangin ; Règne animal de Jean-Baptiste Del Amo ; Nom de Constance Debré.

As-tu d’autres projets à venir ?

Je reste sur l’écriture, c’est vraiment la forme d’expression artistique que j’ai choisie. Je me remettrai à ma table et à ma discipline d’écriture quotidienne dès que j’aurai terminé ma série de rencontres en librairie, en 2023.

 

Quelle place pour les autrices dans la bande dessinée ?

Une situation difficile des autrices dans le marché actuel

Le marché de la bande dessinée connaît un très grand essor depuis la fin des années 1990 et le début des années 2000, qui se traduit par une augmentation du nombre de titres produits et vendus et par un élargissement du lectorat, vers plus de mixité. Mais la situation des autrices n’en reste pas moins difficile d’un point de vue économique comme en termes de reconnaissance. Le marché reste en effet dominé par les hommes du côté de la création comme de l’édition.

Invisibilisées

Les autrices de bande dessinée sont présentes dans tous les pays du monde et dans chaque grand segment de la bande dessinée, que ce soit dans le comics, la bande dessinée franco-belge ou le manga (où les autrices sont aussi nombreuses que les auteurs). Certaines sont reconnues internationalement (Rumiko Takahashi, sacrée Grand Prix d’Angoulême en 2019, Marjane Satrapi, Pénélope Bagieu) et personne ne peut remettre en cause la capacité ou la légitimité des femmes à créer de la bande dessinée. Pourtant, partout le même constat s’impose : elles souffrent d’invisibilisation. «Les femmes sont présentes et très productrices, mais peu présentes parmi les artistes honorés et reconnus», affirme Chantal Montellier (Motais de Narbonne, 2016).

Peu nombreuses

Depuis les années 2000, les femmes représentent environ 12 % des auteurs de bande dessinée francophone, contre 6 % dans les années 1990 (selon les différents rapports de l’Association des critiques et journalistes de bande dessinée -ACBD- qui prennent en compte les auteur.rice.s qui ont signé au minimum trois publications et qui possèdent un contrat en cours). Le rapport de 2016 compte précisément 12,8 % d’autrices professionnelles, soit 182 scénaristes et/ou dessinatrices, auxquelles s’ajoutent 85 coloristes. Ce chiffre peut être comparé avec les résultats du rapport d’enquête publié par les États Généraux de la BD en 2016. Cette enquête menée auprès de 1500 auteurs, professionnels et amateurs, révèle une part accrue des autrices : 27 % dont la grande majorité a moins de 40 ans (56 %), avec une moyenne d’âge autour de 34 ans. Ce chiffre montre l’attrait des femmes pour la création de la bande dessinée, mais aussi le fait que très peu vivent réellement de cette activité.
Si la proportion des femmes présentes dans le milieu de la bande dessinée a progressé depuis 30 ans, leur nombre aurait aujourd’hui tendance à stagner, voire à baisser. Un état de fait à mettre probablement en relation avec divers phénomènes liés au marché de la bande dessinée (surproduction) tout autant qu’à leur sexe. Le manque de visibilité, de reconnaissance, la rémunération très faible des autrices n’incitent pas celles-ci à se lancer dans la profession.
La présence des autrices dans le monde de la bande dessinée reste donc faible. D’autant plus lorsque l’on compare leur situation dans la littérature de jeunesse (où elles sont environ deux tiers) ou la littérature générale (environ un quart). Si les femmes sont majoritaires dans les écoles d’art ou spécialisées en bande dessinée, il est probable que pour elles, le marché de la bande dessinée est plus difficile à pénétrer que celui de l’illustration et n’est ni assez rentable ni assez légitimant.

Mal rémunérées

Le marché de la bande dessinée est prospère et en hausse constante depuis une décennie, en termes de production comme de ventes. En 2020, la BD, en 3e position du marché du livre, représente 510 M€ de CA (en progression constante), 53 millions d’albums vendus, 8 millions d’acheteurs… Mais si tous les indicateurs du secteur sont à la hausse, les auteurs, eux, sont en crise.
Les États Généraux de la BD (2016) ont en effet révélé l’immense précarité des auteur.rice.s : 67 % des autrices vivent en dessous du Smic (contre 53 % des auteurs) ; 50 % vivent en dessous du seuil de pauvreté (33 % pour les hommes). Bien que le marché de la bande dessinée se porte bien et jouisse d’une belle image de marque auprès du grand public, la réalité sociale des auteurs est bien moins florissante : faiblesse des revenus qui les oblige à avoir bien souvent un emploi parallèle, absence de protection sociale, temps de travail titanesque… «Alors qu’il n’y a jamais eu autant d’albums dans les rayons, un prolétariat de la bande dessinée semble s’être formé au fil des années.» (Auteur de BD, un métier de plus en plus précaire, Frédéric Potet, Le Monde, 26/01/2016). Les raisons sont nombreuses : diminution des droits d’auteurs, hausse des prélèvements obligatoires dans les métiers artistiques, baisse des ventes au titre. Les femmes, comme dans bien d’autres métiers, sont plus durement touchées que les hommes.

Empêchées

Les œuvres des autrices bénéficient de moins de promotion que celles des auteurs. Les chiffres des États Généraux de la BD montrent qu’en moyenne, les femmes sont moins exposées que les hommes (52 % à n’avoir eu droit à aucune exposition depuis trois ans, contre 44 %, chez les hommes), qu’elles bénéficient de moins de promotion presse (36 % contre 23 %) ou de marketing (79 % contre 63 %). Même des artistes reconnues bénéficient de moins d’intérêt que leurs homologues masculins : «Claire Bretécher a accordé moins d’entretiens dans des médias spécialisés ou non spécialisés que la plupart des auteurs célèbres.» (https://www.franceculture.fr/personne-claire-bretecher. Jessica Kohn).
Dans Plafond de verre, mode d’emploi, Audrey Alwett et Dimat décryptent les mécanismes du plafond de verre – préjugés de comportements ou d’organisation qui empêchent les femmes d’accéder à de hautes responsabilités – en illustrant le témoignage d’une créatrice de bande dessinée. Les autrices sont moins invitées dans les festivals, font moins de dédicace, sont oubliées des sélections ou des prix. Rappelons le scandale d’Angoulême 2016 où sur la présélection pour le Grand Prix, soit trente pressentis, aucun nom de femme ne figurait. Cette année, au 48e Festival d’Angoulême 2021, sur 61 participants, elles sont 16 autrices en lice. Malgré ce net progrès, ce n’est pas encore la parité… Personnellement, en 10 ans, en tant que « journaliste bd », j’ai interviewé 132 auteurs lors de rencontres publiques. Combien étaient des femmes ?… Quatre…
Ce sont les éditeurs ou les libraires qui décident des campagnes de promotion, de leur organisation et des personnes à mettre en avant. Et il s’avère que ce sont des professions majoritairement masculines. Si l’on trouve des femmes dans les maisons d’édition (aux ressources humaines, dans la comptabilité, le conseil éditorial, les relations presse), elles ne sont que très peu à des postes de décision.

En lutte

© Montellier, Chantal – Association Artémisia.

Conscientes de cet état de fait, dès 2007, un premier collectif de femmes voit le jour : Artémisia, dont le nom est un hommage à l’artiste italienne du XVIIe siècle, Artemisia Gentileschi. Créée à l’initiative de Chantal Montellier, Jeanne Puchol (autrices de bande dessinée) et Marie-Jo Bonnet (historienne, spécialiste de l’histoire des femmes), cette association décerne des prix à des albums scénarisés et/ou dessinés par des femmes. « Tous les ans, le jury récompense une femme auteure de bande dessinée, pour saluer son œuvre, l’encourager, rendre le travail des femmes dans la bande dessinée plus visible, lutter contre la discrimination passive, contre les multiples plafonds de verre qui continuent de limiter la percée des auteures, des dessinatrices, des scénaristes, des créatrices, de leur art, leur créativité, leur génie. » (http://www.assoartemisia.fr/notre-combat). Mixte depuis 2010, le jury décerne ses prix (six à présent), le 9 janvier, jour anniversaire de la naissance de Simone de Beauvoir.

Le combat contre le sexisme dans la bande dessinée prend une tournure particulière en 2015. Julie Maroh (Le Bleu est une couleur chaude) est contactée par le Centre Belge de la Bande Dessinée pour participer à une exposition collective intitulée «La BD des filles». L’autrice explique alors à l’institution à quel point ce projet est accablant et misogyne. Elle alerte par email 70 autrices de bande dessinée. Le Collectif des créatrices de bande dessinée contre le sexisme est créé, ainsi que l’établissement d’une charte (Berg, 2019). Elle sera signée par 250 autrices. À travers leur charte, ces autrices entendent dénoncer un marketing genré et une approche sexuée de leurs travaux ; elles revendiquent l’égalité de traitement entre hommes et femmes dans la bande dessinée. Elles soulignent ainsi qu’il n’y a pas une bande dessinée féminine mais des bandes dessinées faites par des femmes, de la même façon qu’il n’y a pas un éternel féminin mais des femmes. L’art n’a pas de genre. «Puisque la bande dessinée masculine n’a jamais été attestée ni délimitée, il est rabaissant pour les femmes auteures d’être particularisées comme créant une bande dessinée féminine.» (https://bdegalite.org/).
Elles font entendre leur voix au Festival d’Angoulême 2016 (où aucun nom de femme n’est retenu pour la présélection du Grand Prix). La polémique débouche sur la création d’un comité de concertation chargé par le ministère de la Culture de revoir l’organisation du festival. Par ailleurs, elles continuent à dénoncer sur leur site web les stéréotypes de genre présents dans la bande dessinée.

Un milieu traditionnellement fermé aux autrices

Pourquoi la place accordée aux femmes dans la bande dessinée est-elle si restreinte ? Que ce soit pour ses personnages mis en scène, ses thématiques déployées ou ses auteurs phares, le monde de la bande dessinée a souvent été estampillé «domaine masculin». C’est juste que la bande dessinée a été longtemps pratiquée par des hommes en direction d’un public masculin. « Faite par de vieux petits garçons pour de jeunes petits garçons » a affirmé le scénariste Pierre Christin, qui désigne ainsi la bande dessinée comme un club fermé, un entre-soi masculin. Mais ce constat est sociétal et non pas inhérent au genre. Les femmes n’ont pas décidé massivement de ne pas être autrices de bandes dessinées, pas plus que la bande dessinée serait un médium «naturellement» masculin. Leur arrivée tardive dans ce milieu corrobore simplement l’affirmation de Jean-Christophe Menu : la bande dessinée est un art « en retard » et qui ne s’est ouvert aux autrices que récemment.

Les magazines pour filles

Au début du XXe siècle, les périodiques destinés à la jeunesse instaurent un cloisonnement entre filles et garçons. Les magazines pour filles (La Semaine de Suzette, Lisette…) qui présentent plutôt des textes illustrés que de la bande dessinée permettent néanmoins à des autrices de se faire un nom. C’est le cas de Jeanne Spallarossa, rédactrice en chef de La Semaine de Suzette qui crée en 1905 le personnage de Bécassine, dessiné par Pinchon. Sous les pseudonymes de Jacqueline Rivière ou Tante Jacqueline, elle devient ainsi la première scénariste de bande dessinée française. Bécassine sera reprise par de nombreux auteurs, ce qui n’empêchera pas son autrice de sombrer dans l’oubli.
Au moins 7 % des auteurs de bande dessinée étaient des femmes après la Seconde Guerre mondiale, dont certaines avaient même commencé à travailler dans les années 1930. Mais le fait que leurs travaux n’ont jamais été publiés sous forme d’albums ou de recueils a favorisé leur oubli, voire leur mise à l’écart de l’histoire de la bande dessinée. D’autres facteurs, comme le manque de légitimité culturelle des magazines pour enfants ou la solitude inhérente au métier de dessinateur qui ne favorise pas la construction d’un réseau social fédérateur, ont participé à un processus d’invisibilisation des femmes dans la bande dessinée (Kohn, 2017).

«Des petites mains»

Les femmes qui travaillent dans le milieu de la bande dessinée franco-belge des années 1950 et 1960 sont majoritairement coloristes ou illustratrices de magazines, des tâches considérées à l’époque comme subalternes ou d’assistance.
Le métier de coloriste qui consiste à mettre en couleurs le dessin au trait et à créer des effets de lumière et d’ombre requiert pourtant des compétences artistiques et techniques très pointues. Mais cette activité a longtemps été perçue comme un travail d’exécutant. Souvent compagnes de dessinateurs, les coloristes sont la plupart du temps restées dans leur ombre. On sait néanmoins que certaines coloristes assistaient bien plus que par la mise en couleurs leurs époux. Malgré la création en 2009 de l’Association des Coloristes de bande dessinée, leur statut reste toujours flou. Sont-elles créatrices, co-autrices ou simples collaboratrices ?

Illustratrices pour la jeunesse

Les femmes ont investi plus facilement le monde de l’illustration pour la jeunesse que la bande dessinée. Elles avaient travaillé pour les magazines pour jeunes filles, y avaient illustré des récits, elles se sont tournées vers l’illustration d’albums jeunesse. Elles sont actuellement environ 65 % à être autrices d’albums jeunesse.
Cette assignation des créatrices au monde de l’illustration et de la jeunesse a induit l’idée que les femmes ont un dessin souple aux formes douces et des univers colorés, supposément adapté à un public enfantin. Ces idées stéréotypées sur un style graphique «féminin» ont perduré longtemps dans le milieu de la bande dessinée. Où de même certains genres sont implicitement assignés aux femmes (vie quotidienne, intimité) comme d’autres leur sont refusés (heroïc fantasy, aventure, polar).

Les années 70 : des pionnières isolées…

À partir des années 60/70, des autrices comme Claire Brétecher, Chantal Montellier, Florence Cestac, Annie Goetzinger investissent la bande dessinée et font figure de pionnières. Le fait qu’elles s’adressent majoritairement à un public adulte contribue probablement à leur reconnaissance.
Claire Bretécher participe en effet à la création de l’Echo des savanes en 1972, un magazine «réservé aux adultes» qui se libère de toute censure et s’affranchit des contraintes éditoriales en cours. Tout au long de ses albums, depuis les années 1970 jusqu’aux années 2000, elle pointe avec un humour féroce les travers de ses contemporains tout en accompagnant l’évolution des mœurs de la société française, abordant la libération sexuelle, l’homosexualité, la parentalité, le clonage, la PMA, la psychanalyse… Sa série Les Frustrés, prépubliée dans le Nouvel Observateur, lui a attiré un public qui dépassait le strict cadre de l’amateur.rice de bande dessinée et a probablement joué dans son statut d’icône (« Notre-Dame de la BD », selon l’expression de Blutch, Libération, 11/12/2020).
Chantal Montellier n’a jamais caché que, pour elle, la bande dessinée « était une arme politique surtout ». Ses œuvres dénoncent les mécanismes d’oppression et d’aliénation de l’être humain et plus particulièrement des femmes à travers des récits d’anticipation, du polar politique, des enquêtes fictionnalisées ou des reportages, des genres de récits considérés comme masculins. Son engagement artistique, politique et féministe lui a sans doute coûté la reconnaissance du grand public, mais son œuvre, reflet d’un combat sans concession, présente un aspect émancipateur et une originalité graphique incontestables.
Avec des œuvres (ô combien différentes mais néanmoins) marquées par l’ironie critique et la satire sociale, Claire Bretécher et Chantal Montellier ont figuré parmi les rares figures emblématiques de la bande dessinée féminine. Mais, avec leurs homologues de l’époque, elles restent isolées. «Lorsque j’ai démarré début 70, nous n’étions pas plus de 2 ou 3, Claire Bretécher, Nicole Claveloux qui venait de l’édition pour enfants, Annie Goetzinger… Dans le dessin de presse politique, j’étais la seule et faisais figure de pionnière, “privilège” qui se paie cher» (cf. Motais de Narbonne, 2016).

… et des autrices en mouvement(s)

Dans la mouvance émancipatrice des années 60-70 et de la contre-culture, des mouvements aux États-Unis, au Japon et en France réunissent des autrices qui se fédèrent contre le sexisme dans la bande dessinée et revendiquent une place dans ce marché qui leur est fermé.
Aux États-Unis, apparaît le comix qui, avec son X, s’affirme comme une alternative au comics grand public. Malgré son caractère avant-gardiste, cette production demeure empreinte de misogynie. Les magazines de «women’s comix» fleurissent alors : It Ain’t Me, Babe, Tits & Clits (Tétons et clitos), Wimmen’s Comix, entièrement réalisés par des femmes. Ils offrent un espace d’expression libérateur aux créatrices, véritable creuset d’influence pour l’édition indépendante et de nombreuses autrices à travers le monde. Des grands noms y feront leurs preuves : Trina Robbins, Aline Kominsky, Joyce Farmer…
Ces comix féministes américains incitent les autrices françaises à créer un magazine féminin Ah ! Nana (1976). S’il est réalisé entièrement par des femmes, le magazine invite néanmoins un auteur masculin à chaque numéro (Tardi, Moebius, Chaland…) inversant ainsi la proportion qui a cours dans les publications contemporaines. Il reflète les préoccupations féministes de l’époque : la maternité, le plaisir féminin, la domination masculine, les violences faites aux femmes (notamment sexuelles), la prostitution. Il aborde aussi des sujets interdits comme l’inceste ou l’homosexualité. Une liberté de ton et de parole qui lui vaudra les foudres de la censure. Après neuf numéros, Ah ! Nana est frappé d’une interdiction de vente aux mineurs en août 1978, puis censuré pour pornographie. Ces sanctions entraînent la disparition du titre. Alors que paradoxalement, la bande dessinée de l’époque emprunte volontiers à la pornographie et au machisme, le contenu éditorial de la revue, parce qu’il est proposé par des femmes, choque. Les autrices qui voulaient briser des tabous sont mises à l’index. En France, la plupart d’entre elles retournent à la bande dessinée pour enfants ou disparaissent complètement.

Une entrée des autrices par les marges

Fin des années 1990, début des années 2000, une nouvelle génération d’autrices émerge. Si celles-ci conquièrent petit à petit, discrètement, les segments traditionnels de la bande dessinée autrefois réservés aux hommes (aventure, western, SF, fantastique, polar, histoire), elles se font surtout remarquer en investissant les tendances novatrices qui traversent la bande dessinée contemporaine et accèdent ainsi à un peu plus de visibilité et de reconnaissance publique.

Le récit autobiographique

La fin des années 90 est marquée par le courant de la bande dessinée alternative qui apporte une bouffée d’oxygène à la création. Une nouvelle façon de concevoir la bande dessinée émerge, en termes d’édition (format et pagination se diversifient), de narration (des scénarios intimistes ou engagés), de genres (le reportage, l’essai ou l’autobiographie). Une révolution de la bande dessinée portée par des éditeurs indépendants dans laquelle les autrices trouvent leur place.
C’est surtout dans le récit autobiographique encore balbutiant en bande dessinée que les autrices vont s’illustrer. Exploré par le comix underground dès les années 70, débuté en France dans les années 80, le récit autobiographique en bande dessinée va s’épanouir dans l’édition indépendante des années 90. Entre autoreprésentation et autodérision, le récit du Moi, centré sur la vie intérieure et le rapport au corps, invente une nouvelle grammaire visuelle, fondée sur la métaphorisation des émotions. Les autrices s’emparent de ce genre avec succès et entremêlent vie intime et mise en perspective politique, historique ou sociologique. Le succès inattendu de Persepolis de Marjane Satrapi provoque un effet de stimulation auprès des autrices et d’amplification médiatique du «phénomène autobiographique» dans la bande dessinée. Premier best-seller de l’Association dont le succès critique est confirmé par l’attribution de deux prix à Angoulême et la sortie d’un film d’animation, ce récit propulse la bande dessinée alternative au premier plan et inspire de nombreuses autrices (comme Zeina Abiracheb ou Amruta Patil).
Cet intérêt des autrices pour le récit autobiographique n’est pas limité à la France. De tous les coins du monde, elles investissent ce genre : Alison Bechdel (Fun Home, 2006), Uli Lust (Trop n’est pas assez, 2007), Karlien De Villiers (Ma mère était une très belle femme, 2007), Rosalind B. Penfold (Dans les sables mouvants, 2007), Debbie Drechsler (Daddy’s girl, 1996), Julie Doucet (Journal, 2004), Dominique Goblet (Faire semblant, c’est mentir, 2007).
Implicitement ou explicitement, l’autobiographie féminine propose une réflexion sur le fait d’être une femme. Le genre permet d’explorer le rapport au corps, à la sexualité, aux relations familiales d’un point de vue singulier. Et d’interroger des questions liées à la construction de l’identité, notamment à propos du genre.
Par le biais du témoignage, les autrices dénoncent les injustices auxquelles le sexisme les expose : viol conjugal, violence sexuelle, violence familiale y sont décrits de multiples façons, allant du réalisme au métaphorique. Une critique de la société patriarcale émerge de ces autobiographies féminines. Leurs points de vue sur le sexisme systémique en cours dans la société interrogent la place attribuée aux femmes et amènent une autre façon de regarder la société.
Dans une étude consacrée à deux autrices (Julie Doucet et Dominique Goblet), Laurence Brogniez souligne que le genre autobiographique permet une forme de liberté et d’expérimentation narratives et graphiques, «une forme ouverte à des audaces, sur le plan de la forme et du contenu, qui, dans d’autres genres plus codés et contraints, pourraient être reçus avec réserve» (Brogniez, 2010). L’autobiographie dessinée en tant qu’elle favorise l’affirmation de la subjectivité permet d’innover et d’élaborer un style graphique singulier et libre.
À cette époque, le récit autobiographique porté par l’édition alternative va connaître un certain succès sinon auprès du grand public du moins d’un large cercle d’amateurs de bande dessinée. Et ce succès dont les «gros» éditeurs se sont désormais emparés s’amplifie et ne se dément toujours pas. Le récit du Moi aux pratiques multiples (autofiction, récit de voyage, journal intime, témoignage) et aux thèmes divers (enfance, Histoire, amour, vie professionnelle…) est ainsi devenu un des genres majeurs de la bande dessinée de ces vingt dernières années. Cette reconnaissance a donné une visibilité aux œuvres féminines qui ont participé à son développement et une forme de légitimité des autrices pour conquérir leur place dans le monde du 9e Art.

Le blog dessiné

Dans les années 2000, le phénomène des blogs dessinés permet également à toute une génération de se faire connaître. Conçu comme un journal de bord, quotidien et intime, il incite les autrices à se livrer, souvent sur un ton humoristique qui fait la part belle à la caricature et à l’autodérision. Ce nouveau mode de publication, à la fois immédiat, régulier et interactif, favorise les récits courts servis par un graphisme proche de l’esquisse ou du croquis. La légèreté y est de mise, dans le ton comme dans les anecdotes mises en scène. Le blog sert de rampe de lancement à un certain nombre d’autrices, parfois déjà connues dans la publicité et l’illustration de presse (Margaux Motin dans Muteen, Pénélope Bagieu dans Femina) qui goûtent au succès hors de l’édition traditionnelle de bande dessinée.
C’est ainsi qu’en 2007, Pénélope Bagieu est révélée par son blog Ma vie est tout à fait fascinante. Elle met en scène une sorte d’alter ego Pénélope Joliecœur qui incarne une jeune parisienne apprêtée, férue de shopping et souvent submergée de travail. Puis pour le magazine Femina, l’autrice réalise Joséphine, le récit d’une trentenaire fleur bleue, gaffeuse et complexée, qui espère rencontrer l’homme idéal. Ces chroniques du quotidien teintées d’autodérision séduisent le public des blogs comme celui des magazines dits féminins et ouvrent la porte de l’édition papier à Pénélope Bagieu.
Des autrices (Margaux Motin, Anne Guillard, Aude Picault, Eva Rollin, Diglee, Nathalie Jomard…) sont publiées alors, sous l’appellation « bd girly », inventée par les éditeurs. L’expression dérive du succès de la chick litt américaine (= littérature de poulettes) dont Le Journal de Bridget Jones est l’archétype. L’expression est dévalorisante car elle souligne la frivolité de ces récits où dominent, malgré l’autodérision, le culte des apparences et l’emprise de la société de consommation. Cette étiquette marketing pour promouvoir une bande dessinée « faite par des femmes à destination des femmes » pose problème. Entre revendication au droit des femmes à parler d’elles-mêmes et second degré mettant en scène des « filles » superficielles et narcissiques, la « bd girly » favorise souvent la reproduction des clichés sexistes dont elle prétend s’affranchir.
Conscientes de cette ambiguïté, ces autrices reconnaissent avoir surfé sur la vague « girly » pour exister et trouver une place dans un marché qui ne leur en laissait guère d’autre. Depuis, certaines poursuivent une carrière dans l’édition de bande dessinée et se sont écartées de cette catégorisation piège (Olivier, 2016).

À la fin des années 2000, les autrices sont plus nombreuses et plus visibles que durant la décennie précédente grâce à ces deux phénomènes qui ont marqué l’histoire de la bande dessinée : l’édition alternative et le blog dessiné. En passant par des moyens de publication parallèles, les autrices ont réussi à pénétrer le marché de l’édition papier de la bande dessinée.
«Parce que les autrices étaient devenues beaucoup plus nombreuses, avaient enfin des espaces de création, (…) il y eut des initiatives pour mettre en lumière cette évolution, pour l’accélérer, comme la littérature universitaire ou journalistique sur la création au féminin ou sur la représentation des femmes dans la bande dessinée.» (Ciment, 2017).
La connotation péjorative que revêt l’étiquette « girly » favorise une prise de conscience chez les jeunes autrices. Leur discours sur la vie quotidienne – la leur et celle des autres femmes – confrontée à des normes et des discriminations sexistes, évolue. Les préjugés sur la bande dessinée créée par les femmes, leur manque de représentation et de valorisation, amènent certaines d’entre elles à exprimer leur indignation, à dénoncer les inégalités de genre et à politiser leurs positions. Une bande dessinée féministe va pouvoir émerger sous différentes formes dans la décennie suivante.
Autre fait important de cette période charnière pour la bande dessinée féminine, c’est l’apparition d’un lectorat féminin. Encore ténu, il est lié à l’épanouissement de la bande dessinée autobiographique, mais aussi au shôjo et au josei manga dont l’offre éditoriale est particulièrement florissante en France à cette époque. De nombreux libraires ont vu pour la première fois dans leurs librairies (spécialisées en bande dessinée), de façon régulière, des jeunes filles et des femmes. Dans les statistiques récentes, c’est le genre catégorisé «roman graphique» dans lequel se trouvent classées biographies et autobiographies qui attire le plus le lectorat féminin (CNL, 2020). Il y a bien une sorte de corrélation entre l’émergence d’une création féminine et l’existence d’un lectorat féminin de bande dessinée. De même qu’il faut probablement avoir été lectrice de bande dessinée pour avoir envie de devenir autrice. Dans ce sens, la partition sexuée de l’édition manga a bien eu pour conséquence et avantage de donner une place importante aux autrices japonaises et ainsi d’enrichir ce segment éditorial.

In penelope-jolicoeur.com © Bagieu, Pénélope, 2009.

Des féminismes en marche

Une valorisation des parcours de femmes

• Femmes réelles
À la suite du mouvement autobiographique, le courant biographique consacré aux portraits de femmes réelles, célèbres ou inconnues, prend son essor au milieu des années 2000 pour s’épanouir actuellement. Des collections dédiées aux parcours de femmes voient le jour chez les alternatifs comme chez les grands éditeurs (Grands destins de femmes, en 2011 chez Naïve, Reines de sang chez Glénat, Pionnières chez Soleil) et se déclinent aussi bien sous forme de fictions que de documentaires. Certains ouvrages sont des commandes confiées à des spécialistes (hommes ou femmes). Mais pour de nombreuses autrices, la valorisation de parcours féminins est l’expression d’une démarche militante, une réponse à l’invisibilité des femmes dans la société.
On peut citer Catel qui se révèle comme une biographie engagée. Elle s’est en effet spécialisée avec le scénariste José-Louis Bocquet dans les biographies de femmes qui ont marqué les mouvements féministes : Olympe de Gouges, Joséphine Baker, Kiki de Montparnasse, Benoîte Groult. Ces albums denses, au trait élégant, dressent le portrait de femmes qui ont su défier les conventions de leur temps et s’inscrire dans une lutte sociale et idéologique. En 2019, Catel, avec Claire Bouilhac, adapte un roman de Madame de La Fayette, La Princesse de Clèves, une héroïne qui affirme sa volonté de s’affranchir du joug masculin et des normes sociales du monde dans lequel elle évolue.
Pénélope Bagieu rencontre avec sa série Culottées un grand succès médiatique. Elle propose, sur le mode humoristique, une galerie de portraits, couvrant des époques et des lieux divers. Publié chaque semaine sur un blog hébergé par Le Monde, le récit de ces femmes fortes, audacieuses et souvent méconnues rencontre un si grand succès qu’il est adapté en série animée. Publiée aux États-Unis, la série est récompensée en 2019 par le prestigieux prix Eisner.
Aux côtés de ces biopics aux formes très variées, se développent des titres mettant en valeur des femmes liées par des combats collectifs et féministes, passés ou contemporains (Journal d’une Femen, Jujitsuffragettes, Le Manifeste des 343, Communardes ! Radium girls…). Des titres encore isolés, qui ne représentent pas vraiment une tendance éditoriale, mais qui n’existaient pas ou peu dans la décennie précédente, signe d’une évolution récente. Ces albums transmettent en partie l’héritage des féministes aux lecteur.rice.s et redonnent une place aux femmes (anonymes ou célèbres) dans l’Histoire dont elles ont été souvent effacées.

• Héroïnes de fiction
À côté de ces albums consacrés à des personnalités réelles ou à des mouvements féministes, se développent des récits récents de fiction, destinés à un public jeunesse comme adulte, où les autrices mettent en valeur des héroïnes fortes et inspirantes.
Plusieurs adaptations de romans jeunesse (souvent issus du catalogue École des Loisirs) dévoilent des parcours émancipateurs de jeunes filles. Situés dans l’Angleterre du 19e siècle (Miss Charity de Marie Aude Murail, dessiné par Anne Montel, scénarisé par Loïc Clément), dans l’Amérique du début du 20e siècle (Calpurnia, de Jacqueline Kelly, adapté par Daphné Collignon) ou contemporaine (Speak, de Laurie Halse Anderson adapté par Emily Caroll) ou encore dans la France occupée (La Guerre de Catherine, de Julia Billet adapté par Claire Chauvel), ces titres témoignent chez les autrices d’une volonté de promouvoir en bande dessinée des jeunes héroïnes valorisées par leurs combats dans des sociétés discriminantes et répressives.
Sont aussi publiées des œuvres à destination d’un public adolescent ou adulte, où originalité graphique et narrative sont remarquables. Dans Saison des Roses, Chloe Vary met en scène Barbara, une lycéenne, capitaine d’une équipe de foot féminin d’une banlieue parisienne (fictive) qui se bat farouchement pour maintenir son équipe dans un club qui favorise l’équipe masculine. Soutenu par un découpage énergique et une colorisation au feutre, le récit nous parle d’amitié, de sexisme, d’amour, de famille, de rapports entre adolescents et adultes (Prix Artémisia de l’émancipation et Fauve Prix du Public 2020).
Dans Betty Boob, Julie Rocheleau et Véro Cazot mettent en scène une héroïne qui malgré toutes les pertes qu’elle subit (un sein suite à un cancer, un compagnon atterré par la situation et un emploi qu’elle ne peut plus exercer) va se reconstruire de façon inattendue. Une bande dessinée bouillonnante de fantaisie graphique, muette et totalement expressive (Prix BD Fnac, 2018).
Avec Bitch Planet, Kelly Sue De Connick réalise une dystopie d’une force critique surprenante. Dans un monde, inspiré du nôtre, dominé par les hommes, qui imposent des normes, physiques, morales et comportementales aux femmes, celles qui refusent de s’y plier sont décrétées « non-conformes ». Elles sont expédiées dans une prison en orbite au-dessus de la Terre, surnommé « Bitch Planet » où on leur tatoue les lettres NC sur la peau à leur arrivée. Ces femmes ont en commun d’être racisées et stigmatisées dans cette société… mais ce peut être aussi une épouse qui ne «convient» plus et dont le mari souhaite se débarrasser. Plusieurs d’entre elles se rebellent, s’organisent et tentent de s’échapper. Avec ces héroïnes emblématiques, ce comics prend en compte le sexisme et le racisme et représente dans une certaine mesure les intersections de ces oppressions. L’album comporte des fausses publicités avec des injonctions imposées aux femmes proches de la réalité, décapantes par leur humour cynique. Un dossier fourni et documenté présente en annexe les mouvements féministes américains. Cet album de l’autrice qui travaille pour Marvel (sur des séries comme Avengers ou Spiderman) n’a pas été très bien accueilli par son public masculin mais il semble qu’elle ait trouvé un public fan qui va jusqu’à se tatouer NC sur le corps…
Qu’ils mettent en scène des récits de femmes réelles ou des luttes d’héroïnes de fiction, ces albums participent en même temps à la constitution d’une histoire des femmes à travers des destins émancipateurs, des femmes qui ont tenté (et parfois réussi) à échapper aux normes imposées. Ensemble, ils construisent une réflexion sur les pressions et oppressions que les femmes subissent et sur les dangers qui les menacent quand elles veulent y échapper ou les combattre. Ils proposent des modèles inspirants et stimulants pour les lecteur.rices. C’est en cela que l’on peut dire qu’ils ont une dimension, voire une ambition féministe.

Une promotion de la pensée féministe

Depuis 2010, des autrices, souvent présentes sur les réseaux sociaux, transforment la bande dessinée en un moyen d’expression pédagogique et militant des luttes féministes (Emma, Mirion Malle, Marine Spaak, Lili Sohn).
Ces autrices abordent la bande dessinée documentaire sous forme d’essais, chroniques, témoignages, que l’on peut qualifier de didactiques ou pédagogiques, comme si elles éprouvaient la nécessité de mettre leur art au service de l’information sur le féminisme. Elles ont souvent recours à l’humour qu’elles utilisent comme une arme antisexiste. Le second degré, l’ironie ou la dérision, permettent de pointer l’injustice et l’absurdité de certaines situations.
Sur son blog débuté en 2011, Mirion Malle analyse la représentation des femmes dans la société et les médias, montrant l’influence de la culture populaire dans la permanence des clichés sexistes, racistes et lgbtphobes. Ses planches seront publiées en 2016 sous le titre Commando Culotte, les dessous du genre et de la pop culture chez Ankama. Avec La ligue des super féministes publié en 2019, Mirion Malle s’adresse à un jeune lectorat. Elle démonte avec simplicité, pédagogie et humour les mécanismes sexistes à l’œuvre dans notre société. Elle y clarifie dans de courts chapitres des notions comme le genre, l’identité sexuelle, le consentement, l’intersectionnalité… Le livre mêle des exemples concrets et quotidiens du sexisme, des analyses d’objets de la pop culture et rend accessible des outils comme le test de Bechdel (qui vise à mettre en évidence la sous-représentation de personnages féminins dans une œuvre de fiction) ou des notions comme l’écriture inclusive.
En 2017, Emma développe dans son blog dessiné (Emmaclit, sous-titré Politique, trucs pour réfléchir et intermèdes ludiques) la notion de charge mentale qui pèse sur les femmes. Sa bande dessinée Fallait demander est partagée plus de 200 000 fois sur Facebook à peine un mois après sa publication et citée par un grand nombre de médias. Forte de son succès, Emma publie cinq bandes dessinées documentaires. Sous forme de courts chapitres, elle définit des concepts sociologiques, analyse l’image de la femme véhiculée par les médias et la publicité, dénonce les discriminations au travail, l’inégal partage des tâches domestiques au sein des couples hétérosexuels, les maltraitances gynécologiques, la culture du viol et le sexisme bienveillant. Elle aborde également des thèmes d’actualité : les mouvements sociaux, la réforme du Code du travail, les violences policières, le racisme, la transition écologique. Cet «autre regard» (titre générique de plusieurs de ses ouvrages) qui dévoile des mécanismes intériorisés par chacun amène lectrices et lecteurs à s’interroger sur leurs propres comportements et à réfléchir à de nouvelles positions, individuelles ou collectives. «Il y a une oppression qui nous relie toutes. Si on tape dessus ensemble, au lieu de galérer chacune dans notre coin, on sera libérées». Emma privilégie la pédagogie à l’esthétisme : ses dessins simples, voire schématiques sont au service d’une argumentation claire et bien documentée. «On n’achète pas mes livres parce qu’ils sont beaux, mais parce qu’ils sont parlants» (AFP, 2017).

Un autre regard T2, Emma © Massot, 2017.

Difficile de parler de féminisme en bande dessinée sans citer Liv Stromquist, pionnière en la matière. Née en 1978, elle fait partie d’un vaste mouvement de féminisation de la bande dessinée suédoise, reflet de l’avant-gardisme du pays en matière d’égalité des sexes. Très populaire dans son pays où elle publie depuis 2005, ses bandes dessinées connaissent aujourd’hui une audience internationale. Ses albums se présentent comme des essais politiques et féministes, à la fois documentés et humoristiques (cinq titres disponibles en France). «De mon côté, j’en avais marre de l’autofiction qui se résumait pour les dessinatrices à de l’autoflagellation. Je me disais qu’on pouvait être drôle tout en attaquant frontalement les structures du pouvoir et les mécanismes de domination». Elle analyse les stéréotypes de genre (Les sentiments du Prince Charles, 2012), déboulonne les fausses idées concernant le sexe féminin (L’Origine du monde, 2016), explique les racines du patriarcat (I’m every woman, 2018), dénonce les ravages du néolibéralisme (Grandeur et décadence, 2017) et dissèque les comportements amoureux à l’ère du capitalisme et de l’individualisme (La Rose la plus rouge s’épanouit, 2019).
L’autrice surprend par la clarté de ses analyses autant que par des parallèles inattendus croisant anecdotes issues de la pop culture et théories sociologiques. Son dessin au trait jeté et brouillon côtoie des photos de magazines et des reproductions d’œuvres d’art détournées. Sa verve mordante et son humour cinglant ont participé à sa réputation et contribué à son succès.

Amorcée au début des années 2000, une évolution indiscutable est en cours dans le monde de la bande dessinée, qui donne un peu plus de place aux autrices. 2000 marque la naissance d’un nouveau siècle, et c’est aussi la date à laquelle, pour la première fois, une autrice, Florence Cestac reçoit le Grand Prix de la ville d’Angoulême qui récompense l’ensemble de son œuvre. On pourrait souligner aussi qu’en 45 ans, elle est la seule autrice à avoir obtenu ce prix (équivalent d’un césar ou d’un oscar pour le 9e Art) jusqu’à ce que Rumiko Takahashi l’obtienne à son tour en 2019. On voit que l’évolution est lente. Mais on peut penser que désormais la parole des femmes comme leurs productions artistiques sont en cours de réhabilitation et de revisibilisation dans la société. Une nouvelle génération d’autrices que les anciennes ne renieraient pas construisent et éclairent la société par leurs visions singulières, diverses et résolument féministes. Ce faisant, elles œuvrent à donner un espace et une place à l’imaginaire des femmes dans notre société.

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Aux quatre coins du monde

La situation contemporaine des autrices au Japon, au Royaume-Uni, en Suède et aux États-Unis (abordée dans l’exposition Autrices de bande dessinée, des pionnières aux contemporaines), ne peut être ici développée (faute de place). On pourra se reporter au n° 283 d’Intercdi, où dans l’article intitulé Le shôjo, un manga que pour les filles ? est abordé le rôle décisif et novateur des autrices japonaises dans le renouvellement graphique et thématique du manga des années 70, qui ont transformé le shôjo manga en une puissante tribune féministe.
Pour apporter également un éclairage international, on retrouve sur Internet de nombreuses traces de l’exposition Comix Creatrix : 100 Women Making Comics qui s’est déroulée à la House of Illustration de Londres, en 2016, sous la direction d’Olivia Ahmad et Paul Gravett. Avec pour objectif de mettre en valeur les œuvres de 100 autrices de bande dessinée, de toute nationalité, depuis les pionnières de la caricature du 18e siècle aux romans graphiques d’aujourd’hui. Une vidéo (Comix Creatrix : Artist perspectives, 29 minutes) composée d’interviewes (de Catherine Anyango, Rachel House, Posy Simmonds, Brigit Deacon, Kripa Joshi, Nicola Lane, Kate Evans, Hannah Berry) et d’images de leurs œuvres donne un aperçu de cette incroyable diversité et vitalité des autrices de bande dessinée dans le monde. (https://https://www.youtube.com/watch?v=BUWd2_xPmRo)