Franquin, un prodigieux besoin de rire

La célébration du centenaire de la naissance de Franquin nous offre l’occasion de parcourir l’œuvre de ce maître du neuvième art, représentant emblématique de l’école de Marcinelle.
Un homme discret et modeste (comme un de ses personnages) qui toute sa vie resta fidèle à des valeurs humanistes. Un dessinateur qui s’adressa aux enfants avec un but : « L’éducatif, ce n’est pas de faire une biographie de Christophe Colomb, qui en somme était un sale esclavagiste et qui a provoqué une foule de saloperies. L’éducatif, c’est d’apporter le rire dans les familles où on ne rigole pas. »
Dans nos CDI, les collégiens secoués de spasmes silencieux à la lecture de Gaston Lagaffe ou les lycéens souriant à l’humour grinçant des « Idées noires » sont la preuve vivante que la mission qu’il s’est donnée est accomplie et qu’elle perdure par-delà les années.
Pour fêter cet anniversaire, en bonus, une playlist en hommage à Franquin.

Ces gens-là. Jacques Brel

André Franquin est né le 3 janvier 1924, à Etterbeek, commune voisine de Bruxelles. Sa mère fait trois fausses couches avant sa naissance. Lorsqu’il paraît, ses parents sont relativement âgés. Son père Albert, petit employé de banque, offre à sa famille une vie terne et austère. Avec une mère « lamentatoire » et un père de mauvaise humeur, faut vous dire qu’on ne rit pas chez ces gens là… André, sans frère ni sœur, ni cousins, trouve de la compagnie auprès des animaux qui peuplent la maison. Une tortue, un écureuil, des poules, des perruches, petit bestiaire que l’on retrouvera dans l’œuvre future. Le jeune garçon échappe à cette vie monotone en lisant des illustrés : Mickey, Robinson, Hop-Là. En lisant et surtout en dessinant. Dès son plus jeune âge, son trait suscite l’admiration de sa famille comme il le confie à Numa Sadoul :

Un oncle m’avait offert un de ces tableaux d’écolier, une planche noire supportée par un trépied. Il s’est fait que mon père a été frappé par un gribouillage que j’y avais inscrit, un dessin à la craie représentant un chien qui respirait une fleur. Mon père trouvait le dessin si beau qu’il est allé avec le tableau noir chez un ami photographe et qu’il l’a fait reproduire. Quand vous avez cinq ans et qu’on prend au sérieux votre œuvre au point d’en faire une photo, ça vous fait un certain effet.

André suit ses études dans la sévère école catholique Saint-Boniface d’Ixelles, école qui avait accueilli quelques années auparavant Hergé. Là, il ne rit pas beaucoup non plus. À la fin de ses humanités, son père, sans doute pour satisfaire des ambitions frustrées, souhaite qu’il devienne ingénieur (où ça ?) agronome (j’ai honte !). Grâce à une conspiration entre sa mère et des voisins, le jeune homme qui ne souhaite qu’une chose – dessiner – est inscrit en 1942 à l’école Saint-Luc pour y apprendre sérieusement le dessin. Dans cette institution d’art religieux, même s’il partage de bons moments avec ses camarades, André s’ennuie ferme et ne reste au final qu’un an. Quelque temps après la fermeture de l’établissement pour cause de bombardements, le dessinateur Eddy Paape (futur créateur de Jean Valhardi) recommande Franquin à la CBA (Compagnie belge d’actualités) un nouveau studio qui souhaite se lancer dans le dessin animé.

En septembre 1944, il est engagé comme animateur. Parmi ses collègues du studio, il rencontre Maurice De Bevere (Morris, dessinateur de Lucky Luke) et Pierre Culliford (Peyo, dessinateur des Schtroumpfs) avec lesquels il devient ami (pour la vie). Malheureusement, le rêve de dessin animé tourne court. Le patron de la CBA, soupçonné de collaboration avec les Allemands, est arrêté et le studio fermé.

L’Amérique, l’Amérique. Joe Dassin

Grâce à Morris, Franquin trouve du travail comme illustrateur aux éditions Dupuis, plus exactement dans les pages du Moustique, programme hebdomadaire de radio, d’humour et de détente. Il y rencontre Joseph Gillain (Jijé dessinateur des Aventures de Spirou) qui l’invite à venir travailler chez lui avec Morris et Will (Tif et Tondu). Jijé, leur aîné d’une dizaine d’années, déjà bien installé dans la profession, va jouer le rôle de maître auprès de ses jeunes recrues. Dans cet atelier, ils travaillent quotidiennement ensemble dans une ambiance familiale ponctuée de bons repas et de franches rigolades (enfin !). Submergé par le travail et voulant terminer son ambitieuse biographie de Don Bosco, Jijé confie à Franquin les Aventures de Spirou. Le jeune homme dessine, encore maladroitement, Fantasio et son tank, qui sera publié dans l’almanach Spirou de 1947.

Jijé, catholique convaincu, craignant une invasion soviétique et une troisième guerre mondiale, décide de s’exiler avec femme et enfants aux États-Unis. Il entraîne avec lui Franquin et Morris qui, eux, espèrent travailler pour Walt Disney. Ils débarquent à New York en 1948 et traversent les États-Unis dans une vieille Ford Huston. Le rêve de travailler pour Disney tombe rapidement à l’eau. À cette époque, le père de Mickey licencie plus qu’il n’embauche. La petite troupe, dont le visa est de courte durée, se réfugie au Mexique où elle réside durant quelques mois. Franquin, en pleine jeunesse, profite de cette escapade mexicaine pour faire la fiesta et s’abreuver de tequila avec son compère Morris. Ce qui ne l’empêche pas d’envoyer ses planches de Spirou par la poste. Au bout de quelque temps, il décide cependant de rentrer en Belgique où l’attend avec patience Liliane qu’il épouse en 1950. Morris reste encore un peu aux États-Unis, s’imprégnant des paysages qui lui serviront pour Lucky Luke.

Sur l’aventure mexicaine, on peut lire la bande dessinée Gringos Locos, scenario de Yann et dessin (magnifique ligne claire) d’Olivier Schwartz chez Dupuis. Yann, scénariste historique de Dupuis, s’est entretenu de nombreuses fois avec Franquin sur son voyage américain. Il s’est servi de ces conversations pour écrire son scenario. Après sa publication, les familles contestèrent sa version des faits, demandèrent un droit de réponse qui fut intégré à l’album. À lire, malgré tout.

Hotel California. Eagles
(ne pas oublier que Spirou est un groom)

Entre 1950 et 1969, Franquin va donc dessiner de nombreuses aventures de Spirou et Fantasio. Dans cette série, il peut aborder tous les genres : le polar avec La mauvaise tête (à condition, lui intime Charles Dupuis, de ne pas représenter d’armes à feu), l’espionnage avec Le Temple de Bouddha et l’aventure avec La Corne de Rhinocéros. Son Spirou va devenir la star de l’hebdomadaire qui porte son nom : il sera toujours plébiscité lors des référendums auprès des lecteurs du journal. Le dessinateur sent qu’une énorme responsabilité pèse sur ses épaules ou plutôt sur son crayon. Pour se soulager, il crée un atelier à Bruxelles, 15 avenue du Brésil, dans lequel travaillent les scénaristes Henri Gillain (le frère de Jijé), Rosy et Greg (le père d’Achille Talon) et les dessinateurs (pour les décors) Jidéhem et Will.

Franquin va créer des personnages qui deviendront rapidement iconiques. Pacôme Hégésippe Adélard Ladislas, comte de Champignac, savant fou, inventeur déjanté, grand amateur de champignons. Zorglub, autre savant dément mais du côté obscur de la force. Zantafio, cousin malfaisant de Fantasio. Seccotine, jeune journaliste se déplaçant en scooter, trop rare personnage féminin de la bande dessinée franco-belge. Enfin, le Marsupilami qui fait son apparition dans Spirou et les héritiers (1952). Cet animal légendaire, appartenant à la cryptologie, doit sa naissance à l’observation d’un contrôleur du tramway de Bruxelles qui devait faire dix choses à la fois. Le Marsupilami connaîtra un tel succès que le dessinateur en gardera les droits. On le retrouvera dans des séries parallèles et même en dessin animé.

En mai 1961, Franquin publie dans Spirou les premières planches de QRN sur Bretzelbourg, réquisitoire humoristique contre le militarisme. Empoisonné par l’inhalation d’un produit toxique, harassé par des années d’un travail de stakhanoviste, pressuré par des contraintes continuelles de livraison de ses dessins, il entre dans une profonde dépression. Dans la dernière planche qu’il livre, le sadique docteur Kilikil s’adresse d’une façon prémonitoire à Fantasio « Ze zont fos nerfs gu’il faut soigner ». Les lecteurs devront attendre avril 1963, pratiquement deux ans, pour connaître la fin de l’histoire. Durant toute cette période, l’artiste ne rit plus, il broie du noir.

En 1967, alors qu’il commence Panade à Champignac, Franquin sait que ce sera la dernière aventure de Spirou qu’il dessine. D’ailleurs l’histoire est si courte, trente sept planches, que pour sa sortie en album, il y ajoute Bravo les Brothers dans lequel Gaston Lagaffe offre à Fantasio un trio de chimpanzés qui vont ravager la rédaction. À tel point que Fantasio est obligé de prendre : « le tranquillisant que Franquin a oublié ici un jour » Magnifique preuve d’autodérision, s’il en est !

Dans Les aventures de Spirou et Fantasio, Franquin, grâce à un trait virtuose, impose son style : savant mélange de réalisme, de caricature et d’humour. Il excelle plus particulièrement dans les scènes d’action, de bagarre ou de poursuite.

Le dessinateur passe la main à Jean-Claude Fournier, dessinateur breton, qu’il a choisi et qui va proposer une vision plus poétique et écologique des aventures du célèbre groom.

Modeste et Pompon, pompon. Ludwig van Beethoven
(j’ai honte, heureusement il est sourd !)

En 1955, Franquin découvre que les éditions Dupuis lui ont dissimulé la réimpression d’un album de Spirou ainsi qu’un tirage supplémentaire de sept mille exemplaires d’un autre titre, ce qui représente pour le dessinateur un manque à gagner important. Lui qui en plus du succès de sa reprise de Spirou se décarcasse pour le journal, dessinant des bandeaux-titres de couverture, des culs-de-lampe, fournissant des illustrations de couverture pour les autres titres de Charles Dupuis, se sent trompé, pire, floué. Son attachement et sa fidélité à son éditeur paternaliste en prennent un coup. Il menace alors de le quitter avec perte et fracas. À la tête des éditions du Lombard et du journal Tintin, Raymond Leblanc, trop content de voler un auteur vedette à son concurrent, profite de l’occasion et ouvre grand sa porte à Franquin. Le dessinateur s’engage à fournir chaque semaine au journal une page gag de Modeste et Pompon. Il a choisi le nom de Modeste dans le calendrier et Pompon parce qu’elle porte des pompons dans les cheveux. Lorsqu’il rentre chez lui, après avoir signé son contrat, Liliane, son épouse, s’arrache les cheveux en constatant qu’il n’a rien négocié avec son nouvel éditeur, se contentant de recevoir ce que l’on donne à un débutant. Franquin n’a pas et n’aura jamais le sens des affaires.
Réconcilié avec Charles Dupuis qui a fait jouer les violons pour le récupérer, le dessinateur se voit contraint de livrer, en plus des deux planches hebdomadaires de Spirou, la page de Modeste et Pompon. Pour le seconder dans ce surplus de travail, Franquin s’associe à des scénaristes expérimentés tels Greg, Peyo et même René Goscinny, à qui il présente ainsi ses personnages : « Pompon est gentille, Modeste est un vantard sympa, mais question psychologie, il ne faut pas trop leur en demander ». Les autres personnages sont Félix, un ami représentant de commerce essayant de leur vendre des gadgets inutiles, les trois neveux de Félix, de petits diables sympathiques et deux voisins : l’un grincheux et l’autre casse-pied.

Dans cette série sur un jeune « couple » représentatif des classes moyennes, on découvre le goût du dessinateur pour le design inspiré de créateurs emblématiques de son époque. Ainsi le fauteuil « Lady » dessiné par le designer italien Marco Zanuso dans lequel Modeste lit son courrier ou son journal. Une série emblématique de la vie en banlieue durant les Trente Glorieuses, avec pour modèle l’« american way of life ».

En 1959, après 183 planches, Franquin, au bord du burn-out et du nervous breakdown, abandonne Modeste et Pompon à Dino Attanasio, heureux de se libérer ainsi d’une lourde charge.

Gaston y a l’téléfon qui son. Nino Ferrer

Dans le Spirou du 28 février 1957, un jeune homme entre timidement dans la rédaction, il est habillé avec élégance, nœud papillon, veste boutonnée, pantalon à pinces, chaussures de ville. On suit ses traces dans les marges du journal. Première apparition de Gaston.

Franquin a présenté au rédacteur en chef, le génial Yvan Delporte, l’idée d’un personnage de bande dessinée qui ne serait pas dans une bande dessinée. N’ayant rien à faire, il saboterait le journal par ses maladresses, par ses gaffes. Le rédacteur en chef, anarchiste et anticonformiste, saute avec joie sur cette idée saugrenue. Le mois d’après, Gaston a changé son élégante tenue pour un col roulé vert et un jean (les espadrilles viendront après), il fume tranquillement une cigarette (autres temps, autres mœurs !) tandis que Fantasio, le désignant, prévient ainsi les lecteurs :

« Attention depuis quelques semaines, un personnage bizarre erre dans les pages du journal. Nous ignorons tout de lui. Nous savons simplement qu’il s’appelle Gaston. Tenez-le à l’œil ! Il m’a l’air d’un drôle de type ! ».

Ce drôle de type multiplie les maladresses : il renverse de l’encre sur le concours de la semaine, place devant l’objectif son visage, obstruant ainsi un article ou lâche des souris dans le journal.

Un tel personnage qui ravit à la fois son créateur et les lecteurs ne pouvait rester indéfiniment limité aux marges de Spirou. Franquin trahit donc son idée originelle et l’intègre dans une série qui comprendra… 909 planches !

Le 15 décembre 1960, à la stupeur de ses jeunes lecteurs, Gaston est licencié par Monsieur Dupuis ! Il faut dire qu’il a introduit depuis plusieurs semaines une vache dans les locaux de la rédaction. Au bout de quelque temps, Fantasio lance un appel aux lecteurs : « Écrivez en masse, par milliers, écrivez à M Dupuis de reprendre Gaston. » L’appel est entendu, la rédaction reçoit plus de 7000 lettres, Gaston est réintégré. Franquin et Delporte se félicitent de leur mise en scène.

De 1957 à 1991, Gaston va assumer sa tâche première de saboter le bon fonctionnement de la rédaction par son goût du moindre effort, son éloge de la sieste, et par ses dangereuses inventions aux domaines d’application variées (cuisine expérimentale, chimie amusante, musique polyphonique). Il va également, au volant de sa Fiat 509, modèle 1925, rapidement semer la panique, aussi bien en ville, au grand dam de l’agent Longtarin, qu’à la campagne.

Parmi les personnages emblématiques de la série, outre Fantasio qui sera remplacé par Prunelle comme rédacteur en chef, on rencontre l’homme d’affaires Monsieur De Mesmaeker, victime d’un running gag l’empêchant de signer ses contrats, l’agent Longtarin dont l’idée fixe est de verbaliser Gaston, Mademoiselle Jeanne qui lui voue un amour platonique, Jules-de-chez-Smith-en-face, son ami du bureau d’en face, comme son nom l’indique et Joseph Boulier, caricature du comptable de Dupuis qui avait essayé d’escroquer Franquin. À ces personnages s’ajoutent un chat dingue et une mouette rieuse.

Gaston Lagaffe sert de porte-voix aux batailles que Franquin livre contre la bêtise humaine. Il part en guerre contre les parcmètres : « Tu paies pour rouler, tu paies pour t’arrêter ». Il s’oppose à Thierry Martens, nouveau rédacteur en chef de Spirou, qui publie des articles sur les maquettes d’avion nazis : « Je considère toute chose militaire comme épouvantablement stupide, démesurément absurde ». Un gag illustre cet antimilitarisme viscéral dans lequel Gaston désagrège un défilé militaire avec un sac de noix renversé. Par le biais de son personnage, le dessinateur soutient également des associations. Pour l’UNICEF, il crée un autocollant sur lequel Gaston tient dans ses bras un enfant africain décharné à qui il donne un biberon en forme de bombe, tout en déclarant : « Vous êtes certains que nous les aidons ? » Écologiste avant l’heure, il offre à Greenpeace une affiche intitulée Sauvons les baleines. Enfin, pour Amnesty International, il dessine une planche dans laquelle Gaston est frappé, électrocuté et torturé avant d’être déporté dans un camp de concentration.

En 2023, les éditions Dupuis, publient, contre la volonté d’Isabelle Franquin, la fille du dessinateur, Le retour de Lagaffe par Delaf, dessinateur canadien. Un album purement commercial dont on peut facilement se passer.

Back to black. Amy Winehouse
(avec modération si possible)

« Les Idées noires – déclarait Franquin – c’est Gaston tombé dans la suie. » Les premières Idées Noires paraissent dans le Trombone Illustré, cet ovni qui est venu dynamiter le magazine Spirou. À la fin des années 70, Delporte (qui n’est plus rédacteur en chef) et Franquin sont mécontents de la ligne éditoriale conduite par le rédacteur en chef trop conservateur à leurs yeux. Les deux amis arrivent à persuader Charles Dupuis (qui ne peut rien refuser à Franquin) d’intégrer à Spirou un supplément faussement clandestin agrafé au centre du journal. La rédaction est située dans un entresol dans la cour de l’immeuble Dupuis à Bruxelles. Malgré ses faibles moyens, Le Trombone illustré va accueillir de grands dessinateurs : Gotlib, Alexis, F’Murr, Rosinski et leur offrir un espace de liberté correspondant à l’évolution de la bande dessinée qui s’éloigne de l’enfance pour devenir adulte. C’est dans ce supplément que paraissent les premières Idées noires. L’expérience va durer seulement trente semaines, la cohabitation entre les deux journaux totalement opposés, l’un réac, l’autre anar, ne pouvant durer plus longtemps.

En 1977, Gotlib qui considère Franquin comme un de ses maîtres va accueillir les Idées noires dans les pages de Fluide Glacial, une revue qu’il a créée deux ans auparavant.

Contrairement à d’autres dessinateurs de sa génération, Franquin n’hésite pas à afficher ses convictions. S’il met en scène les peurs ancestrales de l’humanité (loup, foudre, monstre nocturne) il n’oublie pas des peurs bien plus contemporaines (pollution, capitalisme, nucléaire). Avec toujours comme ultime leçon : du pire, il faut toujours rire…

Ce dessinateur « engagé » va donc défendre de multiples causes à travers les Idées noires. L’antimilitarisme : un général convié par un marchand d’armes à prendre un cigare sur son bureau allume un obus antiaérien. La défense des animaux : une corrida dans laquelle le taureau a eu les deux oreilles et la « queue » du matador. L’anticléricalisme (se vengeant de sa jeunesse passée dans des institutions religieuses) : un prêtre apprenant que l’autocar rempli de pèlerins s’est écrasé au fond d’un précipice et que le petit chien de Madame Ramponneau a survécu s’écrie : « Un vrai miracle ». L’interdiction de la chasse : avec PANDAN-LAGL, la cartouche de sécurité pour lapins qui explose aux visages des chasseurs. L’abolition de la peine de mort : la sentence « Toute personne qui en tuera volontairement une autre aura la tête tranchée » s’appliquant à une succession infinie de bourreaux qui se guillotinent les uns après les autres.

Les Idées noires marquent une rupture technique dans l’œuvre de Franquin. Il s’inspire d’autres auteurs maîtres du noir et blanc comme Charles Elmer Martin, dessinateur du Saturday Evening Post ou du dessinateur italien Guido Buzzelli. La découverte du Rotring, stylo avec un réservoir d’encre, va le pousser dans un style à la fois plus fouillé et plus minutieux. Elles sont publiées en deux tomes en 1981 et 1984 chez Audie, la maison d’édition créée par Gotlib

Le 5 janvier 1997, Franquin n’a pas relié une corde entre un arbre et son cou, avant de se jeter en voiture dans la mer du haut d’une falaise afin que l’on dise à son enterrement :
« … je ne l’ai pas pris au sérieux quand il a parié qu’il mourrait pendu et noyé dans un accident de voiture… » (Idée noire n° 18).

Le 5 janvier 1997, il est mort bêtement d’un infarctus.
« Et ça ne l’a pas fait rire… »

 

Ressources 

Émissions de Radio

« Qu’est-ce que créer ? L’Art neuf de la bd » 4/5. QRN sur Bretzelburg de Franquin et Greg par François Schuiten. France Culture. Cours au Collège de France. Août 2023. 58 minutes.
Passionnante conférence du dessinateur des Citées Obscures. Visible également sur Youtube.

André Franquin (1924-1997) génial, modeste et discret. France Culture. Émission Toute une vie. Octobre 2014. 59 minutes.
Un portrait de l’artiste par José Louis Bocquet, journaliste et scénariste, Jean-Claude Menu, dessinateur et éditeur et Numa Sadoul, auteur d’Et Franquin créa Lagaffe.

Filmographie

Boujenah, Paul. Fais gaffe à Lagaffe. Société Nouvelle de Cinématographie (SNC), 1981, 85 minutes.
Nanar oubliable malgré la présence de Daniel Prévost dans le rôle de Prunelle.

Martin-Laval, Pierre-François. Gaston Lagaffe. Les Films du Premier ; Les Films du 24 ; UGC Images, 2018, 84 minutes.
Adaptation médiocre par un des Robin des bois.

Chabat, Alain. Sur la piste du Marsupilami. Pathe Distribut, 2012, 105 minutes.
Sans doute, le plus fidèle à l’esprit de Franquin. Mention spéciale à Lambert Wilson, dictateur sud-américain travesti en Céline Dion.

Musées/ Expositions

Maîtres de la BD européenne. BnF, 2000. Plusieurs planches sont consacrées à Franquin et à ses personnages. Exposition en ligne.
> http://expositions.bnf.fr/bd/index.htm

La BD à tous les étages. Centre Georges Pompidou, 29 mai au 4 novembre 2024.
Avec, entre autres, « Bande dessinée, 1964-2024 » une immersion exceptionnelle dans les multiples univers du neuvième art. Planches originales, dessins inédits, carnets de travail…
Avec notamment, pour le rire, des planches de Franquin, Gotlib, Bretécher, Catherine Meurisse…

Cité internationale de la bande dessinée et de l’image. Angoulême.
Elle propose un article très détaillé sur la BD
Gringos locos et les controverses qui ont accompagné sa sortie. Vous pourrez également consulter un dictionnaire de la BD, avec, par exemple, une entrée sur le « dessin vivant » à partir du personnage de Mademoiselle Jeanne.
> https://www.citebd.org/neuvieme-art/gringos-locos-la-legende-retournee
> https://www.citebd.org/neuvieme-art/dictionnaire

Le monde de Franquin. Cité des sciences et de l’Industrie, du 19 octobre 2004 au 31 août 2005. Le dossier de presse de cette exposition est téléchargeable :
> https://www.cite-sciences.fr/archives/francais/ala_cite/expo/tempo/franquin/divers/presse.html

Musée de la BD. Bruxelles
> https://www.cbbd.be/fr/accueil

Sitographie

Dupuis. Site de l’éditeur historique de Franquin.
> https://www.dupuis.com/

Franquin, Marsu productions. Site très complet sur la vie et l’œuvre du dessinateur.
> http://www.franquin.com/

Gaston Lagaffe. Éditions Dupuis : Site « officiel » de Gaston.
> https://www.gastonlagaffe.com/franquin.html

Franquin en 1971 : « Gaston est un grand travailleur ». INA, 2020, maj 2024. À l’occasion du centenaire de la naissance de Franquin et de l’édition par La Poste en 2024 d’un timbre représentant un autoportrait du dessinateur, l’INA propose de nombreuses vidéos sur celui-ci.
> https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/franquin-
bd-gaston-lagaffe

Dans les programmes

COLLEGE

Français, Cycle 3
Sixième : Culture littéraire et artistique : Littérature jeunesse, bande dessinée, notamment dans le cadre des thèmes suivants : « Héros/héroïnes et personnages ; Se confronter au merveilleux, à l’étrange ; Vivre des aventures ; Le monstre, aux limites de l’humain »
Bulletin officiel spécial n° 11 du 26 novembre 2015 modifié par Bulletin officiel n° 30 du 26-7-2018

Français, Cycle 4
Cinquième : Culture littéraire et artistique : « Héros/héroïnes et héroïsmes : On peut aussi exploiter des extraits de bandes dessinées »
Troisième : Culture littéraire et artistique « Dénoncer les travers de la société : on étudie des dessins de presse ou affiches, caricatures, albums de bande dessinée. » « Les caricatures sont-elles des insultes ou des dénonciations ? Lecture de dessins de presse ; dessins satiriques d’élèves sur l’actualité ou sur la vie du collège »
Bulletin officiel spécial n° 11 du 26 novembre 2015 modifié par Bulletin officiel n° 30 du 26-7-2018

Arts plastiques, Cycle 4
« Les genres hybrides ou éphémères apparus et développés aux XXe et XXIe siècles : bande dessinée » « la caricature »
Bulletin officiel spécial n° 11 du 26 novembre 2015 modifié par Bulletin officiel n° 30 du 26-7-2018

LYCEE

Français, Seconde
Le roman et le récit du XVIIIe siècle au XXIe siècle : « Pistes de prolongements artistiques et culturels, et de travail interdisciplinaire : bande dessinée, roman graphique »
BOEN spécial n° 1 du 22 janvier 2019

Programme de spécialité d’arts de première et terminale générales : arts plastiques et histoire des arts.
BOEN spécial n° 1 du 22 janvier 2019

Enseignement Moral et Civique, seconde – première – terminale
Dans le cadre des thèmes annuels des classes de :
• Seconde (également étudié en seconde professionnelle) : la liberté, les libertés
« découvrir la richesse et la variété des supports et des expressions »
« tolérance. Respect de la personne humaine. » « liberté d’expression » « L’engagement au regard des libertés » « Les enjeux éthiques : approches des grands débats contemporains »
• Première : la société
• Terminale : la démocratie
BOEN spécial n° 1 du 22 janvier 2019
• Terminale professionnelle : S’engager et débattre en démocratie autour des défis de
Société : « la liberté d’expression »
BOEN spécial n° 1 du 6 février 2020

 

Franquin © Dupuis

Les classiques en bande dessinée

Les classiques, caractérisés par leur pérennité, continuent de s’imposer par leur pertinence thématique et leur universalité narrative. Ces œuvres transcendent leur contexte original pour toucher des générations successives, abordant des valeurs humaines fondamentales tout en reflétant des préoccupations éthiques et esthétiques durables.
Comme le souligne le journaliste Christophe Averty dans un article du Monde : « On reconnaît les classiques à leur universalité : ils parlent à tous et traversent les âges sans prendre une ride. Les adaptations, au cinéma ou en bande dessinée, leur permettent de continuer à toucher de nouveaux publics1. »
Les genres de ces adaptations sont divers, incluant fables, contes, nouvelles et romans, couvrant une gamme de genres allant de l’aventure, comme dans Le Tour du monde en 80 jours, au fantastique, avec Dracula ou Le Horla, en passant par la poésie avec Le Petit Prince. Chaque adaptation offre une lecture renouvelée qui stimule ou provoque de nouvelles interactions et interprétations pour un dialogue fécond entre les textes. Elle permet aussi de redécouvrir des thèmes classiques sous un nouveau jour, de réévaluer des personnages à travers une perspective moderne, ou simplement de réactualiser une œuvre ancienne.

Dépoussiérer les classiques

Ces ouvrages qui nous paraissent indispensables à transmettre sont parfois difficiles d’accès : le vocabulaire trop soutenu, l’emploi des temps du passé trop suranné ou encore la narration trop lente en détournent les lecteurs potentiels.
Grâce au 9e art, il est possible de faire découvrir de manière plus facile certaines œuvres et d’éviter qu’elles prennent la poussière sur les rayonnages du CDI.
La bande dessinée, mêlant textes et images, permet donc de transmettre ces récits intemporels, facilitant l’entrée dans la lecture en encourageant les lecteurs à passer des images aux mots, à parcourir l’adaptation avant de se tourner vers l’original.
Il s’agit, ni plus ni moins que de fournir aux lecteurs ce que Maylis de Kerangal, interviewée par Le Monde, appelle un « tremplin ». « Ces textes m’ont ponctuellement accompagnée sous différentes formes, m’offrant comme un tremplin vers la langue classique2 », se souvient-elle.
Ainsi en est-il de l’ensemble des récits médiévaux connus sous le nom Le Roman de Renart. C’est avec plaisir que l’on suit les aventures du facétieux goupil, rusé et beau parleur, qui joue des tours pendables à Isengrin le loup, son rival de toujours. Cette fable de la littérature médiévale se prête bien à la bande dessinée car les histoires sont courtes, vivantes et pleines d’humour. Ici, le contexte du Moyen-Âge est présent, avec les décors et les costumes ainsi que la religion, et les dialogues sont adaptés afin d’être compréhensibles par un jeune public. Cette lecture vive, au graphisme dynamique et moderne, peut se prolonger par celle d’extraits de la farce elle-même.
D’autres adaptations seront utilisées de la même manière, par exemple Les Enfants du Capitaine Grant de Jules Verne, par Alexis Nesme. On y lit les aventures en mer et sur terre de Mary, 16 ans, et de son frère Robert, 12 ans, à la recherche de leur père disparu, le capitaine Grant. Ils vont voyager de l’Amérique du Sud jusqu’en Australie et en Nouvelle-Zélande. Cette bande dessinée réussit la gageure de transposer un roman de presque 1000 pages en un volume de 152 pages. On coupe donc à travers les descriptions en longueur de la faune et de la flore, et on passe sur les leçons d’histoire qui, bien qu’intéressantes, risquent fort d’en ennuyer plus d’un. Quant au dessin, il est extrêmement fin et les planches sont magnifiques, se rapprochant de la technique de la gravure. Les personnages transcrits en animaux anthropomorphes peuvent en dérouter certains, mais ils sont, par ce moyen, caractérisés de manière rapide.
Toujours pour les 11-15 ans, les romans autobiographiques de Marcel Pagnol, de La Gloire de mon père au Temps des Amours, en quatre BD sont une réussite. Sous la supervision de Nicolas Pagnol, celles-ci se veulent respectueuses du texte initial qui est dense, tout en faisant la part belle aux images de la Provence du début du XXe siècle, avec une très belle palette de couleurs dans les tons de jaune, ocre, vert et bleu ciel.

Au plus près des programmes

Nombre de bandes dessinées s’intègrent parfaitement aux programmes de français et donnent la possibilité d’explorer des œuvres et leurs contextes historiques, de découvrir des auteurs ou encore de s’initier à un genre littéraire. Beaucoup pourront être lues dans le cadre du cycle 3, comme Le Petit prince d’Antoine de Saint-Exupéry adapté par Joann Sfar. On y retrouve donc ce petit garçon qui s’aventure sur six planètes, à cause d’une rose cruelle et le développement de son amitié avec un aviateur en panne dans le désert du Sahara.
Autre adaptation à proposer aux élèves de 6e dans le cadre de la séquence sur les monstres, Sacrées sorcières de Roald Dahl, avec les dessins pleins d’humour de Pénélope Bagieu : on retrouve avec jubilation, sous son crayon acéré, l’histoire de ces sorcières difficiles à repérer et qui n’ont qu’un seul but : faire disparaître les enfants qu’elles haïssent !
Le fantastique, aussi, regorge de pépites : La Rivière à l’envers de Jean-Claude Mourlevat, adapté par Djet. Tomek, un adolescent de 13 ans, tient une épicerie dans son village. Une mystérieuse jeune fille, Hannah, entre un jour dans son magasin et lui demande s’il vend de l’eau de la Rivière Qjar, « l’eau qui empêche de mourir, vous ne le saviez pas ? ». Après le départ de Hannah, Tomek décide de partir à sa recherche, un voyage qui lui fera traverser des lieux magiques et rencontrer des personnages extraordinaires. Dans la deuxième partie, on suit Hannah à la recherche de cette rivière magique pour sauver sa passerine. Les dessins de Djet sont précis et lumineux, le découpage est original et dynamique, autant d’éléments qui invitent les lecteurs à s’immerger dans cette histoire merveilleuse pour un beau moment de lecture. Par ses planches oniriques, cet ouvrage offre aux lecteurs des possibilités narratives qui diffèrent du roman, modifiant la structure originale sans l’appauvrir pour autant.
Autre récit littéraire fantastique souvent lu en classe, Le Horla de Guy de Maupassant fait l’objet d’une belle interprétation par Guillaume Sorel. Le personnage central vit au bord de la Seine, lorsqu’il voit passer un trois-mâts brésilien. À la suite de cette vision, des événements étranges se produisent et le narrateur a l’impression d’être habité par un être maléfique qu’il surnomme le Horla. Le dessin à l’aquarelle joue avec brio sur la lumière et les ombres. De page en page, la descente aux enfers du héros, pris de folie, nous envoûte. Une BD difficile à lâcher qui devrait séduire les plus récalcitrants.
Les Misérables de Victor Hugo sont à ranger dans la séquence sur la fiction pour interroger le réel en classe de 4e. Les plus réticents à cette lecture-fleuve (3000 pages en Folio, 324 pages dans le texte abrégé à L’École des Loisirs) seront tentés par le manga de Sun Neko Lee ou par la BD de Maxe L’Hermenier, Siamh, et Lokky. L’action se déroule en France de la bataille de Waterloo (1815) aux émeutes de juin 1832. Hugo nous narre la vie de Jean Valjean, de sa sortie du bagne à sa mort. La BD de Maxe L’Hermenier retranscrit le contexte de l’époque, la misère dans laquelle vivent les personnages, les injustices et la violence de ces vies. Une belle réussite, fidèle à l’histoire, mais originale dans ses illustrations très détaillées et parfois très fortes.
Au cycle 4, les propositions ne manquent pas : La ferme des animaux de Georges Orwell adapté par Maxe L’Hermenier pour le texte et Thomas Labourot pour le dessin, introduit de manière intéressante l’ouvrage de Georges Orwell et sa dénonciation de la montée des totalitarismes en Europe. Dans ce récit, les animaux d’une ferme se rebellent contre leur fermier et décident d’instaurer l’autogestion mais bientôt cette utopie dégénère. Les illustrations toutes en rondeur peuvent surprendre face au texte et aux actions souvent violentes, mais le dessinateur sait aussi transcrire le caractère impitoyable du cochon Napoléon et de ses chiens de garde. Le scénario est fidèle au roman, mis à part la disparition de l’hymne « Bêtes d’Angleterre », et favorise le questionnement des lecteurs quel que soit leur âge.
Dans la veine naturaliste du XIXe siècle, les élèves découvriront le trait acéré d’Agnès Maupré qui adapte Au bonheur des dames d’Émile Zola. Qu’on se souvienne : Denise, une jeune femme provinciale, arrive à Paris après la mort de son père. Elle souhaite rejoindre le magasin de vêtements de son oncle, mais celui-ci ne peut l’embaucher à cause de la concurrence d’un nouveau grand magasin, le susnommé « Au bonheur des dames », dirigé par un certain Octave Mouret. Par besoin, elle y devient vendeuse et un amour naît entre elle et son patron. Au détour des pages, on observe la naissance de la société de consommation, les conditions de vie et le statut des femmes. Toute une époque se dévoile devant nous. Le dessin est parfois proche de la caricature (on pense à Honoré Daumier et autres caricaturistes du XIXe pour montrer les aspects négatifs de cette période révélés par le roman). Agnès Maupré fait aussi une large place au mouvement dans ses dessins, rendant la lecture très dynamique. Un album à conseiller aux élèves de 3e comme de 2de.
Les bons lecteurs se plongeront dans La Princesse de Clèves de Mme de La Fayette, par Catel et Claire Bouilhac, aux illustrations simples de couleurs douces focalisées sur les personnages, pour une histoire d’amour qui a traversé les siècles. En effet, l’héroïne, Mademoiselle de Chartres, une jeune fille de 16 ans arrive à la cour du roi Henri II pour être présentée et trouver un bon parti. Elle se marie avec le prince de Clèves qu’elle n’aime pas. Peu de temps après, elle tombe amoureuse du duc de Nemours, un amour illégitime qui la conduira à se retirer au couvent, après la mort de son mari. Les lecteurs y retrouvent le contexte politique et social de l’époque ainsi que les idéaux des courants précieux et jansénistes du roman de Mme de Lafayette.

Multiples adaptations pour une lecture comparative

Les élèves peuvent lire les multiples adaptations récentes du Voyage au centre de la terre : pour les férus de mangas, on ne peut que conseiller celle en 4 tomes chez Pika de Norihiko Kurazono aux illustrations surannées, adaptées au contexte de l’histoire. Le travail sur les textures et les ombres est très soigné et la BD plutôt fidèle au texte : on y suit les péripéties d’Axel et de son oncle le professeur Lidenbrock, géologue et minéralogiste. Celui-ci, ayant déchiffré dans un vieux manuscrit un cryptogramme révélant qu’on peut atteindre le centre de la terre en empruntant la cheminée d’un volcan islandais éteint, s’embarque dans cette aventure avec son neveu. L’adaptation du même roman par le talentueux artiste italien Matteo Berton est un véritable régal. Imprimé en quatre couleurs Pantone qui collent au récit, les illustrations bénéficient de mises en pages variées et dynamiques, parfois très minutieuses avec la liste détaillée des fournitures emportées pour le voyage, parfois pleines de vie avec le mouvement des eaux ou encore la réfraction de la lumière par la roche. Enfin, la version de Patrice Le Sourd donne vie aux héros sous une forme animalière (des lapins cette fois !). Les dessins aux couleurs sépia sont délicats et la mise en page assez traditionnelle. En revanche, avec deux volumes de 48 pages, le texte est forcément bien tronqué.

Comme dans l’exemple ci-dessus, les classiques, souvent libres de droits, font l’objet de multiples possibilités. Nombre d’auteurs s’en emparent avec plaisir. Les raisons en sont la nostalgie d’une lecture d’enfance, la volonté de moderniser une œuvre aux valeurs toujours d’actualité, l’envie de donner sa propre perception du récit… « Car un texte n’est jamais un objet mort : il est capable de se réactiver à l’infini grâce aux sensibilités, aux imaginaires et aux différentes formes qu’on lui donne », rappelle Maylis de Kerangal3.
Ainsi, certaines histoires devenues des mythes modernes ne cessent d’être adaptées et réadaptées, telles Dracula, Frankenstein ou encore Ulysse. Au cinéma, Dracula, par exemple, a fait l’objet de plus d’une centaine de films, fidèles ou libres, de séries, de parodies, etc. Idem en bande dessinée avec près de 100 versions, toutes n’étant pas de très bonne qualité. Mais une adaptation récente, celle de Georges Bess, a fait beaucoup parler d’elle et à raison car l’auteur a su rendre honneur au mythe gothique de Dracula : tout en noir et blanc pour rendre l’ambiance encore plus sinistre, supprimant la structure épistolaire du récit d’origine, ce roman graphique raconte l’histoire d’un clerc de notaire, Jonathan Harker, envoyé par son employeur en Transylvanie pour conclure une affaire immobilière avec le comte Dracula. Mais, retenu prisonnier par la créature démoniaque, il est vampirisé par trois femmes qui l’empêchent de s’enfuir. Pendant ce temps-là, Dracula voyage jusqu’à Whitby en Angleterre où il séduit Mina Murray, la fiancée de Jonathan Harker et vampirise l’amie de celle-ci, Lucy Westenra. S’il s’éloigne très peu de l’histoire, George Bess excelle dans la composition des pages : gros plans d’un visage pour le magnifier, page de paysage d’un noir lugubre, multiples vignettes se bousculant pour mieux suggérer le mouvement … Cette bande dessinée offre un terrain unique pour explorer comment le langage visuel et le texte interagissent pour créer du sens. Le style de dessin, la palette de couleurs et la composition des planches jouent un rôle tout aussi important que le texte pour la narration de l’histoire. L’artiste a choisi d’utiliser des couleurs sombres et des lignes oppressantes pour refléter l’atmosphère d’angoisse et de terreur, ajoutant ainsi une couche d’interprétation au texte.
On retrouve le même artiste pour l’adaptation de Frankenstein, encore un mythe monstrueux incontournable. Le roman épistolaire de Mary Shelley raconte la création, par un jeune savant nommé Victor Frankenstein, d’un être assemblé à partir de chair morte. Horrifié par sa créature, le savant abandonne le monstre mais celui-ci se vengera. Comme dans le récit initial, Bess garde la forme de récits emboîtés. On retrouve ces mises en page dynamiques, moins surchargées que dans Dracula. Le fort encrage noir laisse place à une variation de nuances de gris pour plus d’ambiguïté.
On pourra se tourner vers une autre version récente de l’œuvre, celle de Marion Mousse chez Delcourt qui diffère esthétiquement de la précédente. L’illustration est plus ronde, la composition plus classique mais la version n’en est pas moins excellente. On est dans un autre univers artistique, moins gothique et moins fantastique mais tout aussi prenant.

Les mangas, nouvelle passerelle vers des textes difficiles

Les adaptations d’œuvres classiques en manga ne doivent pas être mises de côté. Elles ouvrent en effet plus facilement les portes vers certains genres littéraires délaissés, en proposant des ouvrages visuellement plus attractifs.
Par exemple, pour une première approche du théâtre shakespearien, pourquoi ne pas se tourner vers eux ? L’adaptation de Roméo et Juliette de Shakespeare par Megumi Isakawa offre une nouvelle perspective sur cette tragédie emblématique, rendant l’intrigue et les émotions des personnages plus accessibles à ceux qui pourraient trouver le texte original intimidant.
Dans le même esprit, Hamlet en manga capte l’essence de la pièce tout en simplifiant certains de ses aspects plus complexes, facilitant la compréhension des thèmes profonds de l’œuvre. Cette approche visuelle peut aider les lecteurs à saisir plus rapidement les dynamiques de pouvoir, la trahison, et le conflit interne, pivot central de cette tragédie.
La bande dessinée Arsène Lupin par Takashi Morita, qui s’inspire des romans de Maurice Leblanc, illustre parfaitement la manière dont l’adaptation de la littérature classique en manga peut revitaliser et rendre accessible des genres littéraires spécifiques, comme le roman policier, à un public jeune qui pourrait les percevoir comme désuets. Cette version de l’œuvre de Leblanc transforme Arsène Lupin en un personnage qui opère dans un cadre visuel dynamique, rendant les intrigues immédiatement captivantes. Le format manga, connu pour son rythme rapide et ses visuels attrayants, permet de surmonter les barrières que peut représenter la prose du XIXe siècle, en rendant l’histoire plus accessible. Les illustrations permettent de mettre en scène des éléments clés tels que les indices, les expressions des personnages et les scènes d’action, qui sont cruciaux pour le développement de l’intrigue et l’engagement du lecteur. Le récit dans ce tome 1 incorpore des éléments de mystère, d’espionnage et de romance, typiques des aventures de Lupin.
Les aventures d’Alice au pays des Merveilles, adaptées par Junko Tamura et publiées chez Nobi Nobi !, permettent aux élèves de s’immerger dans cet univers littéraire classique par le biais de ce médium visuel et narratif qu’ils connaissent et affectionnent. Alice, en proie à l’ennui auprès de sa sœur dans le jardin familial, est soudainement captivée par la vision d’un lapin blanc pressé qui consulte sa montre à gousset. Cette scène incite Alice à suivre le lapin, la menant à chuter dans un terrier pour le moins inhabituel. L’adaptation manga respecte la trame originale du récit de Lewis Carroll, tout en intégrant des épisodes moins familiers tels que le quadrille des homards ou l’épisode Cochon et poivre, enrichissant ainsi l’expérience de lecture. En préservant les éléments essentiels de l’histoire originale tout en les présentant dans un format plaisant, cette adaptation encourage non seulement la compréhension textuelle mais aussi la réflexion sur les thèmes universels de ce classique : le passage de l’enfance à l’âge adulte ; la logique et l’irrationalité qui reflètent les complexités et parfois l’absurdité du monde réel ; les changements physiques et psychologiques des adolescents, la rébellion contre l’autorité, etc. Autant de sujets qui contribuent à la portée intemporelle et universelle d’Alice au Pays des Merveilles, permettant au récit de résonner avec des lecteurs de différentes cultures et générations.
Les élèves ont aussi à leur disposition Les voyages de Gulliver de Jonathan Swift adaptés par Kiyokazu. Qu’on se souvienne : Lemuel Gulliver, chirurgien de marine, se retrouve à la suite d’un naufrage à Lilliput, une île où les hommes ne mesurent pas plus de 15 cm de haut. Il tente de réconcilier les habitants avec ceux de l’île voisine de Blefuscu, les motifs de leur guerre sans merci étant le côté par lequel il faut casser la coquille d’un œuf. Ensuite, il entreprend un deuxième voyage et se retrouve à Brobdingnag où il rencontre des géants. L’adaptation en manga a du succès, mais la satire sociale y est atténuée avec des dessins manquant d’originalité.
C’est d’ailleurs le principal reproche que l’on peut faire à cette collection qui a le mérite d’attirer les lecteurs de mangas vers les classiques. Leur promotion peut donc être considérée comme une stratégie pédagogique efficace pour stimuler l’imagination des élèves et les inviter à explorer ces œuvres littéraires. Cette approche ne se limite pas à la simple lecture ; elle engage les élèves dans une interaction profonde avec le texte, facilite leur immersion culturelle et leur compréhension plus profonde des nuances littéraires.

 

 

Rencontre avec un auteur de bande dessinée atypique : Benoit Vidal

Deux classes du lycée Washington-Touchard du Mans (3e PrépaPro et 2de Pro) participant au prix BD Une Case en Plus ont travaillé autour du titre Gaston en Normandie et posent leurs questions à l’auteur, Benoit Vidal (cf. annexe 1). Ce titre retenu dans la sélection du prix 2022-2023 présente un réel intérêt pédagogique par son contenu comme par sa forme. En effet, outre qu’il aborde la question de la mémoire de la Seconde Guerre mondiale en croisant des souvenirs de témoins directs, avec des allers-retours passé/présent, il propose une mise en récit originale, alliant roman-photo et bande dessinée. 

 

Un parcours atypique

Pourquoi et comment avez-vous décidé d’être auteur ?

J’ai publié Gaston en Normandie en mai 2022, chez FLBLB. J’avais publié, chez le même éditeur, Pauline à Paris qui est sorti en 2015. Et j’ai aussi coscénarisé une autre bande dessinée, plus traditionnelle, qui est publiée chez Glénat1. Entre mes deux albums, j’ai fait un documentaire en bande dessinée chez un autre éditeur2.
Mais auteur, ce n’est pas mon métier principal. Je suis enseignant-chercheur. J’ai été prof en lycée, j’ai passé une thèse de doctorat et j’ai un poste de maître de conférences à l’université. J’ai donc plusieurs casquettes : enseignant, chercheur et auteur de roman-photo ou de roman graphique. Quand on est enseignant-chercheur, on publie des articles de recherche ou des manuels scolaires. J’ai donc publié beaucoup de choses !
Alors, pourquoi ai-je décidé de devenir auteur, et précisément auteur de roman graphique ? Eh bien, parce que cela me faisait plaisir ! Parce que j’en avais envie, ce n’était pas une contrainte. J’avais déjà un métier et des revenus par ailleurs.

Comment avez-vous eu envie de faire de la bande dessinée ?

Quand j’avais votre âge, je lisais beaucoup de bandes dessinées. Au collège, on faisait des fanzines. À l’origine, ça veut dire magazines de fans. Ce sont de petites revues qu’on réalise soi-même, qui ne sont pas faites de façon professionnelle, qui ne sont pas éditées. Demain, vous prenez une feuille A3, vous la pliez, et vous faites des articles et des dessins que vous réalisez vous-mêmes. Vous en faites cinquante exemplaires que vous distribuez autour de vous ou même que vous vendez. Il y en a plein qui existent ainsi partout, des millions ! Moi, j’ai fait cela avec des copains quand j’étais collégien, puis lycéen et aussi étudiant à la fac. Raconter des histoires, c’est quelque chose qui me tenait vraiment à cœur. Quand j’étais ado, mon rêve, c’était de devenir auteur de bande dessinée.

La découverte du roman-photo

Couverture du magazine FLBLB, n° 14, 2003.

Il y a autre chose d’important dont je voudrais vous parler, c’est de ma relation à ma grand-mère Joséphine. Quand j’ai eu 22/23 ans, j’ai commencé à enregistrer mes grand-mères avec un enregistreur et des cassettes. Je les faisais parler : comment elles avaient vécu leur enfance, leurs parents, leurs grands-parents, des histoires personnelles et familiales. Et puis, un jour, à Angoulême, dans les années 2000, je tombe sur des jeunes qui avaient créé un magazine intitulé FLBLB, un nom imprononçable ! (Ils venaient de l’école des Beaux-Arts de Poitiers et ils créeront ensuite les éditions FLBLB.).
Vous voyez là le numéro 14 qui n’est composé que de romans-photos. Moi, je ne connaissais pas trop le roman-photo. J’en avais lu dans Fluide Glacial, un journal de BD humoristique important à l’époque, qui publiait toujours deux pages de roman-photo dont l’auteur était Léandri. Je savais que le roman-photo existait mais je ne connaissais pas vraiment. Vous voyez cette image ? Deux pigeons qui discutent. C’est simple : on a une photo de pigeons, on met des bulles et on les fait parler. C’est ça, la magie de la bande dessinée ! Vous pouvez faire parler n’importe qui, n’importe quoi, même des objets ! C’est une construction mentale. On dit que la bande dessinée, c’est un art séquentiel. On ne voit pas l’image bouger, les images sont fixes. C’est le cerveau qui reconstruit, et on imagine ce qui s’est passé entre les deux images.
Je découvre dans ce fameux magazine FLBLB n° 14 un récit qui se proclame roman photobiographique (remarquez le jeu de mot), une sorte d’autobiographie réalisée par Grégory Jarry. Je n’avais jamais vu cela, je trouvais ça très étrange. Entre temps, je comprends que FLBLB fait de la bande dessinée et que ce numéro 14 n’était qu’un numéro spécial sur le roman-photo. J’étais déçu ! Mais ensuite, voilà un autre livre de FLBLB qui m’a donné le déclic. Il s’intitule Les Maquisards du Poirier. C’est un livre qui a été réalisé avec les enfants d’une école primaire et des auteurs de FLBLB. Le projet, c’était que les enfants aillent voir les personnes âgées de leur village, les fassent parler de leur vie et de comment elles avaient vécu la Seconde Guerre mondiale. Ils les ont enregistrées et photographiées. Ils ont mis les textes dans les bulles. Ce n’était pas très sophistiqué comme procédé et les photos ne sont pas très jolies ! Je me suis dit alors : « J’aime bien la BD, j’aurais bien aimé en faire, mais bon, je ne suis pas dessinateur et c’est un rêve qui ne s’est pas réalisé. Cette histoire en photos me donne des idées ».

Couverture de Les maquisards du Poirier. Grégory Jarry. FLBLB, 2007.

Une démarche personnelle

J’avais les histoires enregistrées de ma grand-mère et je me suis dit : « Je vais faire la même chose. Je vais la prendre en photo et mettre ce qu’elle me raconte dans des bulles. ». C’est comme ça que j’ai commencé à faire mes premières pages ! La première histoire faisait trois pages. Des amis m’ont dit : « Ah ! tu devrais en faire d’autres. ». Je les ai publiées sur un blog3. À la fin, j’ai réalisé quatre-vingts pages. Puis je les ai autoéditées : j’ai imprimé trois cents exemplaires de ce livre (Le débarquement et le platane) que j’ai vendu autour de moi, à ma famille et mes amis. L’année d’après, je retourne à Angoulême et je montre tout ça à FLBLB. Ils ne sont pas intéressés, mais ils m’encouragent à continuer et à revenir les voir ! Progressivement, dans mon travail, je me suis mis à ajouter des images d’archives pour illustrer ce que racontait la personne, procédé que vous avez remarqué dans Gaston en Normandie. Ça, c’est nouveau, je crois que je suis la seule personne au monde à faire ça ! C’est comme un documentaire que vous voyez à la télévision ; vous avez une personne interviewée et vous voyez des images, des extraits de films en rapport avec son propos. C’est la même chose, mais sur papier ! Voilà comment je suis devenu auteur de bande dessinée.

Pourquoi enregistrez-vous votre famille ?

Pour une raison principale qui peut être partagée par tous : connaître un peu mieux sa famille, savoir comment on vivait autrefois. Mais tout le monde ne va pas jusqu’à enregistrer. C’est dommage, car quand les gens partent, disparaissent, on se dit « mince, je ne me rappelle pas très bien ce que telle personne m’avait dit ». J’ai donc voulu garder une trace de la mémoire familiale avec des enregistrements. Et c’est comme ça que j’ai appris à poser des questions. Quand on pose une question, il faut savoir ensuite se taire. Ce n’est pas facile de se taire ! Écouter, laisser des blancs, jusqu’à ce que la personne aille au bout de ce qu’elle veut dire ou reparte sur autre chose. Au début, je posais trop de questions et je coupais la parole !

 

Roman-photo ou bande dessinée ?

La bande dessinée mêle dessins et textes, alors que vous, à la place des dessins, ce sont des photos. Est-ce que c’est original comme procédé ?

Le Journal illustré, n° 36, 4 septembre 1886, p. 284-285.

En fait, le roman-photo, ce n’est pas très original ! Voici un exemple de roman-photo qui date de 1896. C’est un reportage photographique : Paul Nadar va interroger Chevreul, un académicien qui avait 100 ans, comme ma grand-mère ! On y voit même Félix Nadar, pris en photo par son propre fils. Vous voyez ce genre existe depuis longtemps mais il ne s’est pas développé !
Dans les années 60-70, il y a eu beaucoup de romans-photos, c’était alors un genre très particulier, publié dans les magazines féminins, souvent des romances à l’eau de rose, cantonné à un style très particulier. C’est passé de mode dans les années 80 bien que le magazine Nous Deux existe toujours. C’est un des plus grands tirages de la presse française. Donc, en fait, ce n’est pas si original comme moyen d’expression !
Mais moi, je raconte une histoire avec une succession d’images de natures différentes. Quelle que soit la nature des images, pour faire un roman graphique, il faut que les images conduisent la narration.

Comment avez-vous procédé pour trouver les photos illustrant Gaston en Normandie ?

J’ai utilisé beaucoup de photos d’archives pour Pauline à Paris. Pour Gaston en Normandie, c’est plus ciblé comme thème. Donc, j’ai surtout utilisé les collections des services des armées américaine et anglaise. Certaines sont libres de droit mais on doit quand même les référencer. J’ai aussi utilisé des photos militaires allemandes. Je cherche sur Internet. Parfois, ce sont des photos d’anciens magazines que je scanne. Sur le site Photosnormandie4, des images ont été mises à disposition pour que les gens identifient éventuellement des personnes ou fassent des commentaires. J’ai découvert comme cela des photos où j’ai retrouvé mon grand-père !
Pour le reste, je prends des photos, j’ai acheté un appareil avec un grand angle. Au départ, je cadrais de trop près ma grand-mère et après, je ne savais pas où mettre ma bulle ! Du coup, j’ai par la suite fait des photos en grand angle, ce qui me permet après de zoomer comme j’en ai envie ! La qualité est suffisamment bonne, car les cases ne sont pas très grandes. Je prends ainsi les parties qui m’intéressent ! Par exemple, quand mon père est en short, je ne trouve pas cela élégant, alors je m’arrange pour le cacher ! Quand je photographie mon père, je ne fais pas de belles photos car ce n’est pas le plus important, c’est le témoignage qui est important. Je ne suis pas photographe ; je collecte la mémoire et je raconte des histoires. En bande dessinée, le beau dessin détourne souvent de l’histoire, il faut que le dessin soit au service de la narration. C’est la même chose ici avec la photo.

Comment procédez-vous après ?

Une fois le texte enregistré, il faut le retranscrire et c’est très long ! Parmi les photos, j’essaie de prendre l’expression qui correspond le mieux à ce que dit mon père. Quand j’ai pris cette photo-là de Gaston, croyez-vous que ce soit le texte qu’il disait ? Pas forcément et même probablement pas ! C’est vrai que c’est une forme de manipulation… Une fois que c’est retranscrit et que j’ai sélectionné les photos, je fais un montage. On peut utiliser un logiciel professionnel comme In design. Moi j’utilise Scribus qui est gratuit et qui me suffit pour organiser mes images et mon texte.

Gaston en Normandie, p. 62, case 4 – Droits de reproduction réservés © B. Vidal et FLBLB

Le rapport à l’intimité familiale

Pourquoi avoir choisi le Débarque­ment comme thème central ?

Je ne l’ai pas vraiment choisi… Mais un peu quand même ! Parmi les souvenirs de ma grand-mère, le Débarquement était un des moments les plus forts pour elle, mais aussi parce que la petite histoire (l’histoire familiale) croise la grande Histoire (celle qu’on apprend dans les livres d’école). Sur le Débarquement, quand j’étais ado, j’en ai vu des photos, des films et lu des bandes dessinées ! C’était un sujet très souvent traité. Et voilà que ma grand-mère me racontait des choses que j’avais vues au cinéma ! D’ailleurs, au départ, les premières histoires que j’ai faites sur mon blog, c’était autour du Débarquement. Je pensais que ça plairait aux gens parce que c’est un sujet dont ils ont déjà entendu parler et qui pourrait les toucher. Si je n’avais fait que collecter des témoignages du Débarquement, cela aurait pu intéresser les historiens mais qui d’autre ? Je pense qu’il faut ajouter des choses plus personnelles. C’est ce que je fais dans Gaston en Normandie : je veux parler de ma relation avec ma grand-mère et de la façon dont j’interprète ce qu’elle me raconte. Et j’en viens à parler de choses plus personnelles et plus intimes.

Gaston en Normandie, p. 15 – Droits de reproduction réservés © B. Vidal et FLBLB

Votre père a-t-il été traumatisé par la guerre ?

Quand on l’entend raconter, on n’a pas l’impression qu’il ait été traumatisé. On a l’impression d’un souvenir extraordinaire pour lui. Après, cela ne veut pas dire qu’il n’a pas eu de très grandes peurs ou des angoisses. Dans le livre, vous avez vu que dans ma famille, à Bayeux, personne n’est mort et rien n’a été détruit. À Caen, dans les villes autour, vous avez vu combien les gens ont souffert de la guerre : des morts, des blessés, des maisons détruites. Alors évidemment au moment même, quand on le vit, on ne sait de quoi sera fait demain et si on va s’en sortir. Et effectivement, avant que le front ne se déplace, pendant plusieurs mois, il va y avoir des combats dans la région. Ma grand-mère était très angoissée, elle avait quarante-cinq ans, quatre enfants et elle était enceinte. Tous les jours, avec son mari, ils avaient peur. Mon père raconte tout ça avec un certain recul, comme un enfant qui a vécu un moment extraordinaire. Mais il faut comprendre qu’il est né en 36 et il a trois ou quatre ans quand la guerre débute. Il n’a pas de souvenir d’avant la guerre.
Toute son enfance, entre trois et sept ans, s’est déroulée sous l’occupation militaire allemande. Il n’y avait pas de jouets, pas de cinéma et pas de télévision. Interdiction d’écouter la radio. La nourriture était rationnée, on produisait des biens qui ne servaient alors qu’à l’armée ou à l’économie allemande. Je n’ai aucune photo de mes grands-parents à cette époque car il était quasiment impossible de trouver des pellicules photos dans les magasins. Donc, mon père, enfant, n’a jamais connu le monde sans guerre. Tout d’un coup, du jour au lendemain, le 7 juin au matin, les Anglais rentrent dans Bayeux. Il n’y a pas eu de bataille dans la ville. Les gens sont heureux. Mon père ne voit que cette joie. Même s’il va aussi voir les blessés arriver des villes avoisinantes, il voit surtout de très jeunes soldats – dix-sept ou dix-huit ans – qui arrivent avec des motos, des chewing-gums et du chocolat que mon père n’a jamais mangé ! Il apprend à démonter des mitraillettes… Mais je pense qu’il est partagé entre deux extrêmes car il sait aussi que beaucoup de gens ont souffert.

Du côté de l’édition de bande dessinée

Avez-vous été aidé ou avez-vous fait ce livre tout seul ?

J’ai envie de dire, oui, je l’ai tout fait tout seul… Mais en fait on ne fait pas tout, tout seul ! Je me suis fait relire par des proches, des gens de ma famille et en fonction de ces retours-là, j’ai beaucoup modifié. Une chose que je n’ai pas faite, c’est la couverture ! C’est l’éditeur qui l’a réalisée ainsi que les pages ouvrant les chapitres. FLBLB est une petite entreprise qui publie une dizaine de livres par an, ils sont quatre salariés. Un des salariés est infographiste : il sait faire des couvertures, des photomontages. C’est lui qui a réalisé cette couverture pour Gaston en Normandie. On décide ensemble : je lui propose des choses et lui aussi. On a hésité entre plusieurs couvertures. Sur celle-là, vous avez vu, il reprend une photo de l’album, la colorise tout en la recadrant pour cacher la tête du général de Gaulle, c’est un parti pris original et je la trouve très réussie.

Combien d’exemplaires avez-vous vendu de Gaston en Normandie ?

En tant qu’auteur, je ne suis pas au fait tous les jours des ventes. Je dois demander à mon éditeur et lui aussi, il a toujours une marge d’erreur. Les livres sont chez les libraires mais peuvent être en stock. C’est donc le diffuseur qui donne les chiffres. Tous les ans, je reçois un relevé qui me dit combien j’ai vendu de livres. C’est à partir de cela que sont calculés mes droits d’auteur. L’an dernier, les ventes de Pauline à Paris avaient dépassé les 2000 exemplaires. On doit être autour de 2300 aujourd’hui. Pour Gaston en Normandie, entre 1000 et 2000. Mais il faut savoir que, dans le monde de l’édition, c’est généralement au cours de la première année de publication que les ventes sont élevées. Récemment, j’ai reçu un prix intitulé Cases d’Histoire. Je peux espérer que ça augmentera les ventes !

Combien gagne un auteur pour chaque livre vendu ?

Ce livre-là est vendu 20 euros. Ce n’est pas cher par rapport à une bande dessinée en couleur, de 160 pages, qui va coûter plutôt 25 ou 30 euros. Un manga, de format plus réduit, en noir et blanc, c’est entre 6 et 7 euros. Un album traditionnel cartonné, c’est plutôt 12-13 euros. L’auteur va avoir environ 10 % des 20 euros, c’est-à-dire entre 1 et 2 euros. S’il vend 1000 livres, combien gagne l’auteur ? Entre 1000 et 2000 euros. Si vous y avez travaillé pendant un mois, ça va ! Mais si vous avez travaillé pendant 5 ans… Vous comprenez que pour gagner beaucoup, eh bien, il faut beaucoup vendre ! C’est le cas de quelques titres comme Astérix ou Thorgal qui sont vendus à des dizaines, voire centaines de milliers d’exemplaires. On ne gagne pas d’argent en fonction de son travail, mais en fonction du succès de son livre. Un tout petit nombre d’auteurs gagne beaucoup d’argent et de très nombreux autres ne gagnent pas leur vie comme auteurs et font un autre métier en parallèle. Pour vivre honorablement, il faut pouvoir vendre 20 000 exemplaires par an. Or, vendre 5000 exemplaires, c’est déjà beaucoup. C’est déjà un succès éditorial mais c’est à peine suffisant pour en vivre ! Il n’y a que 200 ou 300 auteurs de bande dessinée en France et en Belgique qui peuvent vivre de ce métier et ils ne représentent que 5% des auteurs de bande dessinée. L’immense majorité n’en vit pas, ils ont donc un métier à côté qui leur permet de vivre et éventuellement de continuer la bande dessinée.

Quelles difficultés avez-vous rencontrées pour publier cette bande dessinée ?

J’ai rencontré des difficultés de plusieurs ordres. J’ai fait huit versions différentes de cette histoire – dont une fin différente que vous pouvez lire sur mon blog5. J’ai envoyé la quatrième version à FLBLB. Comme Pauline à Paris a bien marché – c’est le roman-photo qui se vend le mieux chez cet éditeur – je savais que j’avais de fortes chances qu’ils acceptent de publier ce livre. C’est déjà bien d’avoir un éditeur ! Il y avait aussi des contraintes techniques. J’ai utilisé de nombreuses images : les miennes mais aussi 500 à 1000 images d’archives que j’ai prises ailleurs. Sont-elles libres de droit ? Ai-je le droit de les utiliser ? Il a fallu que j’effectue les recherches et cela m’a pris plusieurs mois. Une autre contrainte très forte : vais-je oser enregistrer mon père ? Le photographier ? Car je sais qu’il n’aime pas être photographié.

De tous vos livres, quel est votre préféré ?

Je les aime tous ! J’avais de très bons retours sur Pauline à Paris alors j’avais peur de ne pas avoir le même retour positif sur Gaston en Normandie… J’avais peur de lasser, mais les retours sont très bons, en fait !

Avez-vous des projets ?

J’en ai, mais c’est un peu vague. J’y réfléchis ! Je n’ai rien commencé. Je suis dans une phase où je m’interroge…

 

 

 

Annexe 1

Déroulé pédagogique
Gaston en Normandie

L’objectif global de cette étude de Gaston en Normandie s’inscrit dans le dispositif Une Case en Plus dont le but est d’appréhender la richesse de la bande dessinée et ce, sous toutes ses facettes : en tant qu’objet éditorial, objet de savoirs, source de plaisirs de lectures et surtout en tant que langage spécifique. Proposer une étude approfondie d’une bande dessinée en classe, c’est envisager un travail sur la bande dessinée et non pas seulement avec la bande dessinée.

Cette séquence autour de l’album Gaston en Normandie a été conçue et réalisée en co-animation avec une professeure de lettres-histoire du lycée professionnel, pour une classe de 3e PrépaPro, composée de 16 élèves, globalement faibles lecteurs et peu accoutumés à la lecture de bande dessinée, et pour une classe de 2de Pro.

Dans le cadre du projet Une Case en Plus, les élèves ont bénéficié de plusieurs séances autour de la bande dessinée où ils ont manipulé des albums. Ils ont été ainsi amenés à identifier les différents acteurs d’une bande dessinée et à décrypter des images (rallye bd, énigmes/jeux autour des albums de la sélection). Ils n’ont pas lu Gaston en Normandie avant la première séance. Ils rencontrent l’auteur en cours d’année, à l’issue des quatre premières séances.

1. Découverte de l’album Gaston en Normandie

À partir d’un questionnaire proposant une analyse minutieuse de la couverture (image et paratexte) et de la 4e de couverture (photomontage, résumé), complété par une visite sur le site de l’éditeur, les élèves découvrent l’auteur Benoit Vidal et l’éditeur FLBLB puis émettent des hypothèses autour de l’album. La lecture guidée de la page 27 leur permet d’affiner les intentions de l’auteur (croiser les souvenirs de Joséphine et Gaston autour du Débarquement) et de préciser les liens familiaux entre les trois personnes.

Objectif : amener les élèves à réaliser que Gaston en Normandie est une bande dessinée basée sur la collecte de témoignages familiaux et une bande dessinée sur le Débarquement en Normandie.

2. Prendre conscience des spécificités de ce récit : entre bande dessinée et reportage-photo

En analysant les planches 44 et 45, les élèves sont amenés à préciser la nature des images présentes dans ces deux planches : photos venant de sources diverses (photos personnelles, photos de guerre, reproduction de peintures, de tapisseries, d’illustrations populaires ou savantes…). Ayant accès à la liste des sources iconographiques citées par l’auteur, ils prennent conscience de la richesse et de la diversité des photomontages et de la nécessité légale de la citation des sources à laquelle est confronté l’auteur.

Objectif : amener les élèves à comprendre la distinction entre roman-photo et bande dessinée, réaliser que ce titre qui emprunte aux deux genres compose une œuvre hybride et singulière.

3. Le Débarquement à travers Gaston en Normandie

À partir d’un questionnaire autour des pages 14, 18, 31-32, 55 et 85, les élèves confrontent les témoignages de Gaston et Joséphine aux événements historiques (les bombardements et le Débarquement en Normandie).

Objectif : comprendre le contexte historique des témoignages mis en scène par Benoît Vidal.

4. Les civils dans la guerre à travers Gaston en Normandie

À partir d’un questionnaire autour des pages 15-17, 30, 32-33, 38-39, 40-41, 22-23, 46-54 et 77-83, les élèves travaillent sur le thème Les civils dans la guerre, selon trois axes proposés par l’album : Partir ou rester ?, Soigner et accueillir, Les enfants dans la guerre.

Objectif : comprendre l’importance historique des témoignages tout en prenant conscience de leur subjectivité, de la différence entre témoignage et histoire.

5. Rencontre avec l’auteur

Préparation de la rencontre avec l’auteur : mot d’accueil adressé par deux élèves à l’auteur, organisation des questions par thèmes et ordre des questions. Organisation d’un goûter de fin de rencontre. Lors de la rencontre, prise de notes par une des classes.

Objectif : marquer un temps fort avec la rencontre physique de l’auteur, mieux appréhender les enjeux et les choix narratifs et graphiques de l’auteur, valoriser le travail collectif mené en classe.

6. Création graphique

Chaque élève compose une planche à « la manière de Benoit Vidal » à l’aide du logiciel BDnF1.
Thème imposé : raconter un souvenir d’enfance en utilisant des images de natures et d’origines diverses.
Contraintes : sur une planche de 9 cases de taille régulière, l’élève auteur se mettra en scène (trois photos au moins du présent), les autres images peuvent être des photographies personnelles de leur enfance ou, au choix, créées, trouvées, détournées (mais libres de droit). Les élèves devront présenter la liste des références iconographiques de leur planche.

Objectifs : en créant une narration en images basée sur la photographie ou l’illustration, prendre conscience du procédé du roman-photo et du langage spécifique de cette narration. S’initier à un outil numérique spécialisé. Être sensibilisé aux droits à l’image.

Toutes les séances (questionnaire/correction) ci-dessus sont téléchargeables via le site Le Dock (http://ledockbd.blogspot.com) qui mutualise les séances réalisées dans le cadre Une Case en Plus.

 

1. BDnF : outil de création numérique gratuit mis au point par la BnF permettant de créer des récits mêlant textes et images. https://bdnf.bnf.

 

 

Une rencontre intimiste, Nadia Nakhlé autrice de « Les oiseaux ne se retournent pas »

Trois classes professionnelles du Lycée Touchard-Washington ont accueilli Nadia Nakhlé, autrice de Les oiseaux ne se retournent pas, en janvier 2021, au Mans1. Cette rencontre s’inscrivait dans le cadre d’un projet sur la bande dessinée, Une Case en Plus (cf. encadré 1). L’autrice a expliqué aux élèves son parcours, son ambition de raconter l’exil des enfants et, à travers différents supports, la violence à laquelle ils sont confrontés. Elle a présenté ses sources d’inspiration, de l’histoire familiale aux témoignages sur le terrain. La lecture de son roman graphique a donné lieu à un travail d’analyse de l’œuvre, d’écriture poétique et de production plastique autour de la calligraphie arabe2.

Un récit sur l’exil et l’espoir

« Nous souffrons d’un mal incurable qui s’appelle l’espoir. » Cette citation de Mahmoud Darwich, figure emblématique de la poésie palestinienne, ouvre le récit. Elle y introduit ce thème central de l’espoir qui, contre vents et marées, porte l’héroïne dans son périple.
Dans un pays du Moyen-Orient (jamais nommé) ravagé par la guerre, une orpheline de 12 ans, Amel, est poussée par ses grands-parents à l’exil. Elle change d’identité et devient Nina. Dans ce voyage vers l’inconnu, elle est prise en charge par une famille. Mais à la frontière, elle se retrouve seule dans un camp de réfugiés. Elle y rencontre Bacem, déserteur et joueur de oud. Ils se lient d’amitié. Bacem écrit pour elle un poème (dont le premier vers donne son titre au récit). Il lui apprend à jouer du oud et promet qu’ils resteront ensemble. Mais lors de la traversée vers les côtes européennes sur une mer agitée, l’embarcation clandestine prend l’eau, et le précieux instrument tombe. Amel plonge pour le récupérer. Elle évite la noyade… mais l’instrument est brisé et Bacem disparaît. Guidée par des oiseaux qui lui parlent dans ses rêves depuis le début du récit, Amel continue son chemin, seule, vers la France.

Un récit décliné sous trois formes

L’originalité de ce récit repose sur la triple forme sous laquelle il a été envisagé par l’autrice, dès son origine : une bande dessinée, un spectacle (un concert associant musiciens, comédiens récitants et projections animées) et un film d’animation : « les différentes formes du projet se complètent3 ». Cette déclinaison est liée au parcours personnel de Nadia Nakhlé : en effet, celle-ci a débuté dans le cinéma d’animation et la mise en scène de spectacle. « Je me suis formée dans un studio de cinéma d’animation. Je prenais des cours en parallèle de dessin, de sculpture tout en travaillant. Je n’ai pas fait un cursus classique avec une école d’art » […] « Le dessin, la musique et le cinéma d’animation sont pour moi les plus appropriés pour dénoncer avec pudeur les atrocités de la guerre, comme celles des camps de réfugiés, mais aussi pour exprimer l’espoir et l’imaginaire d’un enfant4 ».
Lors de l’écriture, elle travaille énormément avec le compositeur de la musique du spectacle, Mohamed Abozekry, joueur de oud. « Je lui envoyais des textes, il m’envoyait sa musique, un jeu de pingpong permanent ». La musique a une place essentielle dans le récit, puisqu’un des personnages principaux est un joueur de oud. Et l’instrument lui-même a un rôle dramatique : la jeune Amel est initiée à son jeu, elle manque de mourir pour le repêcher. Jeune adulte, elle va devenir musicienne et exprimer sa rage de vivre par la musique. « C’était donc essentiel pour moi qu’il existe un spectacle musical… J’ai eu naturellement envie de faire exister cette musique ».
Nadia Nakhlé met en scène le récit avec sa compagnie Traces & Signes. Le spectacle, soutenu par une résidence à Stéréolux (Nantes), est présenté pour la première fois le 27 janvier 2020, avant de partir en tournée dans toute la France5. « Tout est millimétré dans ce travail pour que tous les éléments, qu’ils soient musical, visuel ou sonore, se répondent ».
L’album, paru en mars 2020 aux éditions Delcourt, est la première bande dessinée de Nadia Nakhlé. Bien qu’elle ait toujours dessiné, depuis l’enfance, elle n’a pas choisi de faire des études artistiques après l’obtention de son baccalauréat. « Le dessin n’était pas très bien vu dans ma famille. J’ai donc fait des études de droit car j’avais des rêves de justice ». C’est donc avec une certaine appréhension liée à son inexpérience qu’elle s’est lancée dans la réalisation de l›album en 2016. « Je suis une personne qui doute tout le temps en termes de création. J’avais beaucoup d’appréhension et de pression. J’avais l’impression de ne pas avoir droit à l’erreur, avec le poids de ma famille qui était tout à fait contre mon choix de carrière artistique ».
La bande dessinée recevra finalement un très bon accueil critique. Elle est récompensée par de nombreux prix. Réimprimée plusieurs fois et vendue à plus de 15 000 exemplaires, c’est une belle réussite pour cette jeune autrice. « Ce qui m’a le plus touchée, ce sont les réactions de [jeunes] lecteurs de vos âges qui m’envoyaient des messages via Instagram. Je trouvais intéressant d’avoir des retours de lecteurs de cet âge et aussi de réfugiés qui étaient heureux qu’on parle de leur histoire ».
L’autrice souligne qu’une fois le livre fini, elle a éprouvé un sentiment d’inachevé et d’incomplétude. À présent, elle est heureuse qu’il ne lui appartienne plus et qu’il passe de mains en mains. « Quand je le réouvre à présent, c’est comme si je le redécouvrais. Le temps passe, on oublie ce qu’on a créé. Le livre vit sa vie sans moi. Et il va avoir une autre vie à travers le spectacle et le film d’animation ».

Spectacle « Les oiseaux ne se retournent pas » : https://lc-saint-louis.loire-atlantique.e-lyco.fr/actualites/p-e-a-c-les-oiseaux-ne-se-retournent-pas-4/

Sensibiliser à un sujet d’actualité : la situation des enfants qui fuient leur pays en guerre

« Le roman graphique m’est apparu comme la forme idéale pour porter un récit à la fois intimiste et universel6. »
Nadia Nakhlé opte délibérément pour une histoire intemporelle et universelle aux allures de conte : lieux, durées et dates ne sont pas précisés. Ce flou permet au lecteur de s’immerger dans le récit. La narration à la première personne favorise l’empathie avec le personnage principal.
Aux élèves qui lui demandent si le récit se passait en Syrie, elle répond : « Cela pourrait être la Syrie, la Palestine, le Liban, l’Afghanistan… Je ne voulais pas entrer dans un conflit politique, c’est pour cela que je ne cite pas de nom de pays. Je voulais plutôt donner une dimension universelle à cette histoire, je veux parler à la fois de la douleur de l’exil, et de l’espoir de ces enfants ».
Avec ce récit, Nadia Nakhlé souhaite sensibiliser le lecteur à un sujet d’actualité : la situation des enfants qui fuient leur pays en guerre et qui arrivent seuls dans le pays d’immigration. « Au moins un quart des personnes cherchant refuge en Europe sont des enfants, et des milliers d’entre eux sont des enfants isolés ».
Elle dénonce les abus et les violences qui s’exercent sur ces enfants et plus particulièrement sur les filles, proies faciles pour le proxénétisme. À travers le parcours d’Amel, son intention est de montrer qu’il existe un avenir possible pour ces enfants réfugiés. Amel signifie « espoir » en arabe, précise-t-elle.
L’autrice souligne que l’enfance est le thème central de ses créations ; elle rappelle que Les Oiseaux ne se retournent pas s’ouvre sur une citation de Saint-Exupéry : « Je suis de mon enfance comme d’un pays », une pensée dont elle se sent proche. Elle tente de représenter ce moment de l’existence dans toute sa complexité et toute sa créativité. La bande dessinée, par le pouvoir des images, permet d’évoquer l’imaginaire des enfants.
Elle est indignée par le sort des enfants réfugiés qui vivent dehors, dans les rues en France. Elle rappelle que notre pays a signé une convention des droits de l’enfant, qu’à ce titre, il se doit de protéger les enfants, mais que cette protection est bien en dessous des nécessités de la situation actuelle. Elle ajoute qu’elle est proche de deux associations : La Cimade (association de solidarité et de soutien aux migrants) et Amnesty International, toutes deux partenaires du projet Les oiseaux ne se retournent pas.

Page 23, Les oiseaux ne se retournent pas© Delcourt, 2020

 

Un travail de recherche documentaire et d’enquête sur le terrain

La première source d’inspiration de Nadia Nakhlé a été son histoire familiale. Son père d’origine libanaise fuit le Liban en guerre et arrive en France assez jeune. Sa mère d’origine argentine fait partie d’une famille d’exilés. « Dans ma famille, la guerre est très présente. En allant au Liban, je voyais les traces de la guerre. Mais c’est en vieillissant que j’ai ressenti le besoin de parler de ce sujet. Ce livre est un écho de l’actualité et de ma vie familiale ».

Nadia Nakhlé montre quelques clichés qui ont servi de documentation. Les élèves reconnaissent dans la photo d’une rue en ruine de Homs une des premières planches de l’album. « Mon père est d’origine libanaise mais est né à Homs en Syrie. En voyant les images de cette ville détruite par les bombardements, j’ai été bouleversée. D’où ce désir de faire passer cette mémoire, mais surtout de transmettre l’espoir de ceux qui tentent d’échapper à cette guerre7 ». « Enfant, quand j›allais au Liban, j’étais fascinée par cette capacité de ma famille à ne jamais sombrer dans le chagrin, ne jamais se morfondre, ne jamais s›apitoyer sur son sort, mais toujours avancer, tracer sa route, même entre les bombes8 ».

Page 9, Les Oiseaux ne se retournent pas © Delcourt, 2020

De 2016 à 2018, pour pouvoir parler de son sujet avec précision et véracité, Nadia mène un travail de recherche documentaire et d’enquête sur le terrain. « Je suis allée dans un camp de réfugiés palestiniens au Liban. En France, je suis allée à Grande-Synthe et dans la jungle de Calais. Il y avait beaucoup d’enfants errants après le démantèlement du camp. Ils essayaient de passer en Angleterre mais ils étaient sans cesse rattrapés ».
Nadia s’inspire de ce qu’elle a vu, rapportant des scènes (la distribution de nourriture dans le camp) ou croquant des décors. Elle recueille des témoignages, en particulier de petites filles.
« Ce n’est pas évident, car elles se cachent. Mais en tant que femme, c’était plus simple de parler… On ne parle jamais des filles quand on parle de l’exil bien qu’il y en ait énormément. Elles sont souvent embrigadées dans des réseaux de prostitution, c’est souvent très compliqué pour elles car elles sont des proies très faciles… On estime que les enfants au cours de l’exil ont été au moins violés sept fois ».
Nadia précise s’être inspirée d’une jeune érythréenne qu’elle a rencontrée pour plusieurs séquences concernant Amel.
Ces témoignages sont douloureux, mais, en même temps, derrière cette douleur, il y a toujours l’espoir de l’enfance : « Toutes ces petites filles que j’ai rencontrées avaient une volonté d’apprendre, un désir énorme d’aller à l’école, de vivre une vie normale ».
Ce sujet de l’exil et des mineurs isolés est compliqué et difficile à aborder et sa proximité avec l’actualité en fait un sujet à vif. « J’ai essayé de l’aborder avec pudeur sans rentrer dans l’atrocité de la guerre, et la violence comme dans les médias… J’ai voulu mettre de la poésie dans ce projet sans nier les souffrances de la guerre et sans dénigrer la réalité ». La recherche de cet équilibre imprègne tout l’album.

Page 125, Les oiseaux ne se retournent pas © Delcourt, 2020

Un récit onirique et poétique : esthétique et techniques

Dès son feuilletage, l’album impressionne par sa mise en page originale et son esthétique : un style épuré, des teintes sombres, rehaussées de quelques touches de couleurs ; des fonds noirs, ornementés dans les marges de motifs floraux, d’envolées d’oiseaux, d’enluminures ; des images sur lesquelles s’entrelacent textes poétiques, voix off et calligraphie. Des techniques graphiques variées s’entremêlent (gravure, peinture, dessin). Pleines pages ou cases flottantes donnent lieu à des variétés de parcours de lecture. Interrogée sur ses techniques et ses sources d’inspiration esthétique, l’autrice répond aux élèves en s’appuyant sur des exemples d’images projetées.
Nadia Nakhlé explique que son récit fait référence à une œuvre poétique persane intitulée La Conférence des Oiseaux (parfois traduite par Le Cantique des oiseaux). Cette œuvre publiée en 1177 est attribuée à Farîd al-Dîn Attâr, un poète soufi persan. Ce récit initiatique et mystique raconte l’histoire de 30 000 oiseaux partis à la recherche du Symorgh, leur roi (ou reine car il n’y a pas de genre dans cette langue). Guidés par la huppe fasciée, messagère des âmes, qui connaît les secrets des mondes invisibles, les oiseaux affrontent des épreuves symbolisées par sept vallées : Amour, Connaissance, Dénuement…. À la fin du voyage, les oiseaux rescapés découvrent que le Symorgh n’est autre que le reflet d’eux-mêmes. Cette histoire initiatique est à mettre en parallèle avec celle d’Amel qui, au cours des sept chapitres qui composent le livre, doit affronter ses peurs et se mettre en quête de sa propre identité. « Je voulais nourrir mon récit de cette mythologie de contes et légendes d’Orient ».
L’autrice projette aux élèves plusieurs miniatures persanes : « il y a comme une actualité de ces dessins malgré leur âge. Je m’en suis inspirée pour créer le monde imaginaire des oiseaux dans lequel l’enfant se réfugie ». Elle se réfère également à l’art de l’estampe japonaise, en particulier Ito Jakuchu, grand amateur d’oiseaux9.
Questionnée sur ses lectures, Nadia Nakhlé confie qu’elle s’est mise tardivement à la lecture, préférant dessiner. Si elle lit des essais et des romans, ses préférences vont à la poésie, au rap et au slam, c’est une écriture imagée qui lui convient. Les citations qui figurent en tête de chaque chapitre sont pour l’autrice des moyens de rendre hommage à des poètes qui ont connu l’exil (Marmoud Darwich, Khalil Gibran) tout en proposant des clés d’entrée au lecteur.
« Je fais beaucoup de gravures sur cuivre, certaines planches s’inspirent de cette technique ». Nadia Nakhlé explicite le procédé de l’eau forte (l’image est creusée sur une plaque de métal à l’aide d’un acide), qui permet de mettre en valeur des détails et de procurer une connotation intimiste. Si le noir est sa couleur préférée, Nadia Nakhlé confirme avoir « choisi de mettre une couleur en avant en fonction de chaque chapitre et d’accorder une fonction symbolique à la couleur tout en jouant avec les contrastes que procurent les fonds noirs ». La focalisation à partir de certaines touches de couleurs permet de valoriser le point de vue de l’enfant, de montrer les objets qui sont importants à ses yeux. « Le cerf-volant rouge de l’enfant symbolise ainsi la terre natale et la guerre. La couleur bleue du foulard d’Aida qui fuit une dictature est associée à l’espoir ; le sac à dos jaune est associé aux souvenirs… ». Nadia Nakhlé ajoute que tous les détails ont un sens symbolique.
L’autrice précise les différentes étapes de réalisation de son album qui font appel à un ensemble de techniques mixtes. Le story board est écrit et/ou dessiné sous forme de croquis, sur papier. Le dessin est ensuite retravaillé sur papier et sur écran. La tablette Wacom dont le stylet est sensible à une grande variété de pressions permet de créer des pinceaux et des crayons au rendu naturel. « La numérisation intervient surtout pour l’étape de colorisation » […] « Sur le papier, j’utilise lavis, encre et crayon ». Le format d’origine est plus important que celui de l’album, il permet de développer un grand niveau de détails sur le dessin qui sera ensuite réduit à l’impression.

Page 58, Les oiseaux ne se retournent pas © Delcourt, 2020

Projets passés et à venir

Nadia Nakhlé évoque le clip de Zebda, intitulé Comme un guitariste chilien, en hommage à Victor Jara, chanteur-compositeur-guitariste, assassiné sous la dictature de Pinochet, qu’elle a coréalisé (avec Xavier Perez). Elle a conçu les images d’animation et les effets visuels qui illustrent le texte de Kateb Yacine, Poussières de Juillet, soutenu par l’instrumental La Partida de Victor Jara. On y retrouve les thèmes chers à l’autrice (enfance, déracinement, guerre) et son style graphique. Le clip a été regardé par une classe, pour préparer la rencontre10.
L’autrice présente sa seconde bande dessinée, parue en septembre 2021, intitulée Zaza Bizar. Le récit existait auparavant sous la forme d’un spectacle qui jouait sur l’interaction entre les dessins et le jeu des comédiens. Élisa, surnommée Zaza Bizar par les enfants de son école, souffre de troubles du langage (dysphasie). Elle s’enferme dans le silence et développe son propre langage, celui de son imaginaire, propre à l’affranchir du monde réel. Au fil des pages de son journal intime, Zaza nous livre son quotidien, ses peurs, l’incompréhension des adultes, les moqueries des élèves, mais aussi ses joies et ses rêves11. « Dès la création du spectacle, j’avais en tête cette forme d’un journal intime dessiné12 », souligne Nadia Nakhlé qui prépare une nouvelle bande dessinée pour 2023 qui s’intitulera Les Notes rouges, et où la musique occupera également une place essentielle.
Pour le film d’animation de Les oiseaux ne se retournent pas, il est prévu que le storyboard soit fini en mars 2022 et qu’une équipe travaille à la réalisation du film pendant un an et demi pour une sortie prévue en 2025. Nadia Nakhlé décrit les différents métiers qui composent une équipe qui peut compter jusque 300 personnes et qui engage des énormes budgets, contrairement à la bande dessinée.

 

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Une case en plus

Une Case en Plus est un prix BD inter-établissements, créé en 2008, initié et piloté par un groupe de professeurs documentalistes de la Sarthe. Il s’adresse aux élèves de 3e, 2de de lycée général et professionnel et 1re de lycée professionnel du département (une dizaine d’établissements chaque année).

Objectifs :
• Améliorer les pratiques de lecture des jeunes : être lecteur, être capable d’évaluer sa lecture, être critique, créer à partir de sa lecture ;
• Promouvoir la bande dessinée en milieu scolaire : lancer une dynamique pour favoriser la mise en place de séquences pédagogiques autour de la bande dessinée avec les enseignants de disciplines diverses ;
• Mutualiser les séquences pédagogiques mises en place via un blog (Le Dock).

 

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Déroulé pédagogique Les oiseaux ne se retournent pas

Cette séquence autour de l’album Les Oiseaux ne se retournent pas s’inscrit dans le cadre d’un dispositif intitulé Une Case En Plus, créé par un groupe de professeurs documentalistes de la Sarthe (cf. encadré 1). Elle a été conçue et réalisée en coanimation avec une professeure de lettres-histoire du lycée professionnel, pour une classe de 3e prépa-métiers, composée de 16 élèves, globalement faibles lecteurs et peu accoutumés à la lecture de bande dessinée (hormis deux élèves). Dans le cadre du projet Une Case en Plus, les élèves ont bénéficié de plusieurs séances autour de la bande dessinée où ils ont manipulé des albums. Ils ont été ainsi amenés à identifier les différents acteurs d’une bande dessinée et à décrypter des images (rallye bd, énigmes/jeux autour des albums de la sélection). Très peu d’élèves ont lu l’album avant la séance.

Découverte de l’album par le prologue (2 h)

La couverture puis les planches qui composent le prologue (p. 7 à 16) sont projetées aux élèves. Le cours est dialogué, des questions leur sont posées sur chaque planche. L’objectif de cette première séance est de donner des clés pour repérer et analyser les spécificités de la narration et du graphisme de Nadia Nakhlé. Avec l’idée que lors les séances ultérieures, les élèves s’approprieront ces outils.
Au-delà de la description de la scène montrée (qui fait quoi ? quand ? où ?), il s’agit d’être attentif au découpage des planches (agencement – pleine page, double planche – présence ou absence des cadres aux cases, présence d’ornements), à la mise en scène des images (cadrages, points de vue, plans), aux textes (nature des textes, voix off, dialogue, commentaire narratif, forme et format des caractères typographiques), aux couleurs (leur rôle, l’assignation d’une couleur à un objet). Un temps est pris pour noter les informations dans un tableau proposé, le tout permettant de nourrir l’écriture d’une synthèse collective.
Les élèves prennent conscience très rapidement que l’histoire n’est pas racontée de façon chronologique. Elle se déroule comme dans un rêve ou un souvenir, par association ou contraste d’images et/ou de motifs. La mise en scène est onirique et métaphorique, basée sur des oppositions (hommes en armes/enfant, avions/cerf-volant) et des répétitions textuelles ou graphiques. Le prologue introduit le personnage narrateur de la petite fille, Amel, et les thèmes de la guerre et de l’exil. La thématique des oiseaux traitée de façon réaliste et symbolique, est également présente. L’ambiance sombre et triste est accentuée par les fonds noirs et la répétition de motifs graphiques.

Page 13, Les oiseaux ne se retournent pas © Delcourt, 2020

Analyse de la bande dessinée (2 h)

En classe, les élèves lisent en binôme et analysent la suite du récit (chapitre 1, p. 17 à 48). Un document sous forme de questions et tableaux à compléter guide leur lecture et leur analyse. Il s’agira de faire un résumé du chapitre, de s’interroger sur la citation mise en exergue, de relever les couleurs en évaluant leur rôle esthétique et symbolique, de relever la nature des différents textes, d’apprécier le graphisme des personnages mis en scène (particularités du dessin et effets sur le lecteur). Tous les points travaillés dans la séance précédente sont réinvestis. La conclusion est orientée vers des hypothèses de lecture. Cette étude, axée sur la mise en scène élaborée par l’autrice, se traduit par une attention minutieuse à porter aux détails narratifs et graphiques. Elle peut paraître fastidieuse et longue, mais elle nous semble essentielle pour apprendre à mener une analyse correcte et argumentée des planches. Au vu de leurs réactions, il semble que les élèves prennent conscience de l’importance des détails que recèlent les dessins et du pouvoir de suggestion des images.
Nous avions prévu d’organiser la suite de la lecture sous forme de classe puzzle (dispositif pédagogique particulier1), ce qui aurait permis de diviser la classe en quatre groupes. Chaque groupe travaille sur des chapitres différents du livre, puis mutualise leurs études. Mais pressés par le temps, et la rencontre avec l’autrice se rapprochant, nous nous sommes concentrés sur la préparation de cette rencontre, sous la forme d’une interview collective puis de sa restitution. Lors de la rencontre, Nadia Nakhlé a d’abord proposé de montrer, sous forme de diaporama, la façon dont elle travaille, puis, elle s’est prêtée au jeu des questions/réponses. Les élèves ont ensuite présenté à leur tour leur travail de création graphique, inspiré de son œuvre.

Création graphique (2 h)

L’album présente de nombreux poèmes aux ornementations décoratives très riches, autour du motif des oiseaux et de la musique, la plupart s’inspirent d’une œuvre poétique persane du 12e siècle de Farid-Ud Dîn-Attar, Le langage des oiseaux (parfois traduit par Le Cantique des oiseaux). Ce poème initiatique et mystique, entrecoupé de contes et d’anecdotes, est considéré comme un des ouvrages majeurs de la littérature persane. Il a été illustré par des enlumineurs et traduit dans de nombreuses langues. Nous avons donc proposé aux élèves de rédiger à leur tour de courts poèmes, en s’inspirant d’une image de leur choix extraite de l’album.
Un intervenant (professeur d’arabe) est venu animer un atelier de calligraphie arabe. Il a présenté les différents styles calligraphiques arabes, en insistant sur l’aspect figuratif que peut revêtir la calligraphie. En réalisant des entrelacs avec des mots écrits ou en utilisant la micrographie, les calligraphes parviennent à produire des images figuratives, un art qui rappelle le calligramme. Puis les élèves ont découvert quelques lettres arabes et ont écrit leur prénom (avec un modèle préparé par l’intervenant). Certains ont tenté de composer une lettrine calligraphiée pour la première lettre de leur poème. Celui-ci a ensuite été écrit en couleur argent ou doré, sur une carte noire. En vis-à-vis, figure l’image extraite de l’album. Toutes les doubles cartes réalisées par chaque élève ont été reliées ensemble pour fabriquer un recueil sous la forme d’un livre accordéon. Ce travail est présenté à l’autrice et chaque élève lit son texte. Touchée par cette production, elle prend en photo ces travaux qui s’inspirent de son album. L’ensemble sera présenté dans l’exposition finale, regroupant tous les travaux d’élèves d’Une Case en Plus.

Point de vue de l’enseignante de lettres-histoire impliquée dans le projet

« D’un premier abord, le volume du roman graphique Les oiseaux ne se retournent pas peut faire craindre une certaine répulsion chez des élèves peu lecteurs, voire en difficultés, comme ceux de 3e prépa-métiers.
Mais accompagnés pour entrer dans l’œuvre, ils franchissent le pas et se surprennent eux-mêmes à prendre plaisir au récit textuel et iconographique, à la richesse de ses détails et à son pouvoir onirique. Son caractère elliptique et sa dimension symbolique ménagent les lecteurs les plus sensibles et respectent leur degré de maturité en offrant différents niveaux de lecture. Sa dimension esthétique et son ancrage dans l’Orient aiguisent la curiosité des élèves et se prêtent à toutes sortes d’explorations culturelles et de réalisations en classe, que la variable temps peut venir alors limiter.
Une œuvre multiforme, qui peut inspirer de grands projets pédagogiques, sans compter une participation éventuelle de sa jeune autrice, attentive à éveiller une sensibilité artistique, mais aussi une conscience du monde dans lequel les élèves grandissent. »

(Hélène Delmotte, enseignante en lettres-histoire)

 

Page 138, Les Oiseaux ne se retournent pas © Delcourt, 2020

 

 

Quelle place pour les autrices dans la bande dessinée ?

Une situation difficile des autrices dans le marché actuel

Le marché de la bande dessinée connaît un très grand essor depuis la fin des années 1990 et le début des années 2000, qui se traduit par une augmentation du nombre de titres produits et vendus et par un élargissement du lectorat, vers plus de mixité. Mais la situation des autrices n’en reste pas moins difficile d’un point de vue économique comme en termes de reconnaissance. Le marché reste en effet dominé par les hommes du côté de la création comme de l’édition.

Invisibilisées

Les autrices de bande dessinée sont présentes dans tous les pays du monde et dans chaque grand segment de la bande dessinée, que ce soit dans le comics, la bande dessinée franco-belge ou le manga (où les autrices sont aussi nombreuses que les auteurs). Certaines sont reconnues internationalement (Rumiko Takahashi, sacrée Grand Prix d’Angoulême en 2019, Marjane Satrapi, Pénélope Bagieu) et personne ne peut remettre en cause la capacité ou la légitimité des femmes à créer de la bande dessinée. Pourtant, partout le même constat s’impose : elles souffrent d’invisibilisation. «Les femmes sont présentes et très productrices, mais peu présentes parmi les artistes honorés et reconnus», affirme Chantal Montellier (Motais de Narbonne, 2016).

Peu nombreuses

Depuis les années 2000, les femmes représentent environ 12 % des auteurs de bande dessinée francophone, contre 6 % dans les années 1990 (selon les différents rapports de l’Association des critiques et journalistes de bande dessinée -ACBD- qui prennent en compte les auteur.rice.s qui ont signé au minimum trois publications et qui possèdent un contrat en cours). Le rapport de 2016 compte précisément 12,8 % d’autrices professionnelles, soit 182 scénaristes et/ou dessinatrices, auxquelles s’ajoutent 85 coloristes. Ce chiffre peut être comparé avec les résultats du rapport d’enquête publié par les États Généraux de la BD en 2016. Cette enquête menée auprès de 1500 auteurs, professionnels et amateurs, révèle une part accrue des autrices : 27 % dont la grande majorité a moins de 40 ans (56 %), avec une moyenne d’âge autour de 34 ans. Ce chiffre montre l’attrait des femmes pour la création de la bande dessinée, mais aussi le fait que très peu vivent réellement de cette activité.
Si la proportion des femmes présentes dans le milieu de la bande dessinée a progressé depuis 30 ans, leur nombre aurait aujourd’hui tendance à stagner, voire à baisser. Un état de fait à mettre probablement en relation avec divers phénomènes liés au marché de la bande dessinée (surproduction) tout autant qu’à leur sexe. Le manque de visibilité, de reconnaissance, la rémunération très faible des autrices n’incitent pas celles-ci à se lancer dans la profession.
La présence des autrices dans le monde de la bande dessinée reste donc faible. D’autant plus lorsque l’on compare leur situation dans la littérature de jeunesse (où elles sont environ deux tiers) ou la littérature générale (environ un quart). Si les femmes sont majoritaires dans les écoles d’art ou spécialisées en bande dessinée, il est probable que pour elles, le marché de la bande dessinée est plus difficile à pénétrer que celui de l’illustration et n’est ni assez rentable ni assez légitimant.

Mal rémunérées

Le marché de la bande dessinée est prospère et en hausse constante depuis une décennie, en termes de production comme de ventes. En 2020, la BD, en 3e position du marché du livre, représente 510 M€ de CA (en progression constante), 53 millions d’albums vendus, 8 millions d’acheteurs… Mais si tous les indicateurs du secteur sont à la hausse, les auteurs, eux, sont en crise.
Les États Généraux de la BD (2016) ont en effet révélé l’immense précarité des auteur.rice.s : 67 % des autrices vivent en dessous du Smic (contre 53 % des auteurs) ; 50 % vivent en dessous du seuil de pauvreté (33 % pour les hommes). Bien que le marché de la bande dessinée se porte bien et jouisse d’une belle image de marque auprès du grand public, la réalité sociale des auteurs est bien moins florissante : faiblesse des revenus qui les oblige à avoir bien souvent un emploi parallèle, absence de protection sociale, temps de travail titanesque… «Alors qu’il n’y a jamais eu autant d’albums dans les rayons, un prolétariat de la bande dessinée semble s’être formé au fil des années.» (Auteur de BD, un métier de plus en plus précaire, Frédéric Potet, Le Monde, 26/01/2016). Les raisons sont nombreuses : diminution des droits d’auteurs, hausse des prélèvements obligatoires dans les métiers artistiques, baisse des ventes au titre. Les femmes, comme dans bien d’autres métiers, sont plus durement touchées que les hommes.

Empêchées

Les œuvres des autrices bénéficient de moins de promotion que celles des auteurs. Les chiffres des États Généraux de la BD montrent qu’en moyenne, les femmes sont moins exposées que les hommes (52 % à n’avoir eu droit à aucune exposition depuis trois ans, contre 44 %, chez les hommes), qu’elles bénéficient de moins de promotion presse (36 % contre 23 %) ou de marketing (79 % contre 63 %). Même des artistes reconnues bénéficient de moins d’intérêt que leurs homologues masculins : «Claire Bretécher a accordé moins d’entretiens dans des médias spécialisés ou non spécialisés que la plupart des auteurs célèbres.» (https://www.franceculture.fr/personne-claire-bretecher. Jessica Kohn).
Dans Plafond de verre, mode d’emploi, Audrey Alwett et Dimat décryptent les mécanismes du plafond de verre – préjugés de comportements ou d’organisation qui empêchent les femmes d’accéder à de hautes responsabilités – en illustrant le témoignage d’une créatrice de bande dessinée. Les autrices sont moins invitées dans les festivals, font moins de dédicace, sont oubliées des sélections ou des prix. Rappelons le scandale d’Angoulême 2016 où sur la présélection pour le Grand Prix, soit trente pressentis, aucun nom de femme ne figurait. Cette année, au 48e Festival d’Angoulême 2021, sur 61 participants, elles sont 16 autrices en lice. Malgré ce net progrès, ce n’est pas encore la parité… Personnellement, en 10 ans, en tant que « journaliste bd », j’ai interviewé 132 auteurs lors de rencontres publiques. Combien étaient des femmes ?… Quatre…
Ce sont les éditeurs ou les libraires qui décident des campagnes de promotion, de leur organisation et des personnes à mettre en avant. Et il s’avère que ce sont des professions majoritairement masculines. Si l’on trouve des femmes dans les maisons d’édition (aux ressources humaines, dans la comptabilité, le conseil éditorial, les relations presse), elles ne sont que très peu à des postes de décision.

En lutte

© Montellier, Chantal – Association Artémisia.

Conscientes de cet état de fait, dès 2007, un premier collectif de femmes voit le jour : Artémisia, dont le nom est un hommage à l’artiste italienne du XVIIe siècle, Artemisia Gentileschi. Créée à l’initiative de Chantal Montellier, Jeanne Puchol (autrices de bande dessinée) et Marie-Jo Bonnet (historienne, spécialiste de l’histoire des femmes), cette association décerne des prix à des albums scénarisés et/ou dessinés par des femmes. « Tous les ans, le jury récompense une femme auteure de bande dessinée, pour saluer son œuvre, l’encourager, rendre le travail des femmes dans la bande dessinée plus visible, lutter contre la discrimination passive, contre les multiples plafonds de verre qui continuent de limiter la percée des auteures, des dessinatrices, des scénaristes, des créatrices, de leur art, leur créativité, leur génie. » (http://www.assoartemisia.fr/notre-combat). Mixte depuis 2010, le jury décerne ses prix (six à présent), le 9 janvier, jour anniversaire de la naissance de Simone de Beauvoir.

Le combat contre le sexisme dans la bande dessinée prend une tournure particulière en 2015. Julie Maroh (Le Bleu est une couleur chaude) est contactée par le Centre Belge de la Bande Dessinée pour participer à une exposition collective intitulée «La BD des filles». L’autrice explique alors à l’institution à quel point ce projet est accablant et misogyne. Elle alerte par email 70 autrices de bande dessinée. Le Collectif des créatrices de bande dessinée contre le sexisme est créé, ainsi que l’établissement d’une charte (Berg, 2019). Elle sera signée par 250 autrices. À travers leur charte, ces autrices entendent dénoncer un marketing genré et une approche sexuée de leurs travaux ; elles revendiquent l’égalité de traitement entre hommes et femmes dans la bande dessinée. Elles soulignent ainsi qu’il n’y a pas une bande dessinée féminine mais des bandes dessinées faites par des femmes, de la même façon qu’il n’y a pas un éternel féminin mais des femmes. L’art n’a pas de genre. «Puisque la bande dessinée masculine n’a jamais été attestée ni délimitée, il est rabaissant pour les femmes auteures d’être particularisées comme créant une bande dessinée féminine.» (https://bdegalite.org/).
Elles font entendre leur voix au Festival d’Angoulême 2016 (où aucun nom de femme n’est retenu pour la présélection du Grand Prix). La polémique débouche sur la création d’un comité de concertation chargé par le ministère de la Culture de revoir l’organisation du festival. Par ailleurs, elles continuent à dénoncer sur leur site web les stéréotypes de genre présents dans la bande dessinée.

Un milieu traditionnellement fermé aux autrices

Pourquoi la place accordée aux femmes dans la bande dessinée est-elle si restreinte ? Que ce soit pour ses personnages mis en scène, ses thématiques déployées ou ses auteurs phares, le monde de la bande dessinée a souvent été estampillé «domaine masculin». C’est juste que la bande dessinée a été longtemps pratiquée par des hommes en direction d’un public masculin. « Faite par de vieux petits garçons pour de jeunes petits garçons » a affirmé le scénariste Pierre Christin, qui désigne ainsi la bande dessinée comme un club fermé, un entre-soi masculin. Mais ce constat est sociétal et non pas inhérent au genre. Les femmes n’ont pas décidé massivement de ne pas être autrices de bandes dessinées, pas plus que la bande dessinée serait un médium «naturellement» masculin. Leur arrivée tardive dans ce milieu corrobore simplement l’affirmation de Jean-Christophe Menu : la bande dessinée est un art « en retard » et qui ne s’est ouvert aux autrices que récemment.

Les magazines pour filles

Au début du XXe siècle, les périodiques destinés à la jeunesse instaurent un cloisonnement entre filles et garçons. Les magazines pour filles (La Semaine de Suzette, Lisette…) qui présentent plutôt des textes illustrés que de la bande dessinée permettent néanmoins à des autrices de se faire un nom. C’est le cas de Jeanne Spallarossa, rédactrice en chef de La Semaine de Suzette qui crée en 1905 le personnage de Bécassine, dessiné par Pinchon. Sous les pseudonymes de Jacqueline Rivière ou Tante Jacqueline, elle devient ainsi la première scénariste de bande dessinée française. Bécassine sera reprise par de nombreux auteurs, ce qui n’empêchera pas son autrice de sombrer dans l’oubli.
Au moins 7 % des auteurs de bande dessinée étaient des femmes après la Seconde Guerre mondiale, dont certaines avaient même commencé à travailler dans les années 1930. Mais le fait que leurs travaux n’ont jamais été publiés sous forme d’albums ou de recueils a favorisé leur oubli, voire leur mise à l’écart de l’histoire de la bande dessinée. D’autres facteurs, comme le manque de légitimité culturelle des magazines pour enfants ou la solitude inhérente au métier de dessinateur qui ne favorise pas la construction d’un réseau social fédérateur, ont participé à un processus d’invisibilisation des femmes dans la bande dessinée (Kohn, 2017).

«Des petites mains»

Les femmes qui travaillent dans le milieu de la bande dessinée franco-belge des années 1950 et 1960 sont majoritairement coloristes ou illustratrices de magazines, des tâches considérées à l’époque comme subalternes ou d’assistance.
Le métier de coloriste qui consiste à mettre en couleurs le dessin au trait et à créer des effets de lumière et d’ombre requiert pourtant des compétences artistiques et techniques très pointues. Mais cette activité a longtemps été perçue comme un travail d’exécutant. Souvent compagnes de dessinateurs, les coloristes sont la plupart du temps restées dans leur ombre. On sait néanmoins que certaines coloristes assistaient bien plus que par la mise en couleurs leurs époux. Malgré la création en 2009 de l’Association des Coloristes de bande dessinée, leur statut reste toujours flou. Sont-elles créatrices, co-autrices ou simples collaboratrices ?

Illustratrices pour la jeunesse

Les femmes ont investi plus facilement le monde de l’illustration pour la jeunesse que la bande dessinée. Elles avaient travaillé pour les magazines pour jeunes filles, y avaient illustré des récits, elles se sont tournées vers l’illustration d’albums jeunesse. Elles sont actuellement environ 65 % à être autrices d’albums jeunesse.
Cette assignation des créatrices au monde de l’illustration et de la jeunesse a induit l’idée que les femmes ont un dessin souple aux formes douces et des univers colorés, supposément adapté à un public enfantin. Ces idées stéréotypées sur un style graphique «féminin» ont perduré longtemps dans le milieu de la bande dessinée. Où de même certains genres sont implicitement assignés aux femmes (vie quotidienne, intimité) comme d’autres leur sont refusés (heroïc fantasy, aventure, polar).

Les années 70 : des pionnières isolées…

À partir des années 60/70, des autrices comme Claire Brétecher, Chantal Montellier, Florence Cestac, Annie Goetzinger investissent la bande dessinée et font figure de pionnières. Le fait qu’elles s’adressent majoritairement à un public adulte contribue probablement à leur reconnaissance.
Claire Bretécher participe en effet à la création de l’Echo des savanes en 1972, un magazine «réservé aux adultes» qui se libère de toute censure et s’affranchit des contraintes éditoriales en cours. Tout au long de ses albums, depuis les années 1970 jusqu’aux années 2000, elle pointe avec un humour féroce les travers de ses contemporains tout en accompagnant l’évolution des mœurs de la société française, abordant la libération sexuelle, l’homosexualité, la parentalité, le clonage, la PMA, la psychanalyse… Sa série Les Frustrés, prépubliée dans le Nouvel Observateur, lui a attiré un public qui dépassait le strict cadre de l’amateur.rice de bande dessinée et a probablement joué dans son statut d’icône (« Notre-Dame de la BD », selon l’expression de Blutch, Libération, 11/12/2020).
Chantal Montellier n’a jamais caché que, pour elle, la bande dessinée « était une arme politique surtout ». Ses œuvres dénoncent les mécanismes d’oppression et d’aliénation de l’être humain et plus particulièrement des femmes à travers des récits d’anticipation, du polar politique, des enquêtes fictionnalisées ou des reportages, des genres de récits considérés comme masculins. Son engagement artistique, politique et féministe lui a sans doute coûté la reconnaissance du grand public, mais son œuvre, reflet d’un combat sans concession, présente un aspect émancipateur et une originalité graphique incontestables.
Avec des œuvres (ô combien différentes mais néanmoins) marquées par l’ironie critique et la satire sociale, Claire Bretécher et Chantal Montellier ont figuré parmi les rares figures emblématiques de la bande dessinée féminine. Mais, avec leurs homologues de l’époque, elles restent isolées. «Lorsque j’ai démarré début 70, nous n’étions pas plus de 2 ou 3, Claire Bretécher, Nicole Claveloux qui venait de l’édition pour enfants, Annie Goetzinger… Dans le dessin de presse politique, j’étais la seule et faisais figure de pionnière, “privilège” qui se paie cher» (cf. Motais de Narbonne, 2016).

… et des autrices en mouvement(s)

Dans la mouvance émancipatrice des années 60-70 et de la contre-culture, des mouvements aux États-Unis, au Japon et en France réunissent des autrices qui se fédèrent contre le sexisme dans la bande dessinée et revendiquent une place dans ce marché qui leur est fermé.
Aux États-Unis, apparaît le comix qui, avec son X, s’affirme comme une alternative au comics grand public. Malgré son caractère avant-gardiste, cette production demeure empreinte de misogynie. Les magazines de «women’s comix» fleurissent alors : It Ain’t Me, Babe, Tits & Clits (Tétons et clitos), Wimmen’s Comix, entièrement réalisés par des femmes. Ils offrent un espace d’expression libérateur aux créatrices, véritable creuset d’influence pour l’édition indépendante et de nombreuses autrices à travers le monde. Des grands noms y feront leurs preuves : Trina Robbins, Aline Kominsky, Joyce Farmer…
Ces comix féministes américains incitent les autrices françaises à créer un magazine féminin Ah ! Nana (1976). S’il est réalisé entièrement par des femmes, le magazine invite néanmoins un auteur masculin à chaque numéro (Tardi, Moebius, Chaland…) inversant ainsi la proportion qui a cours dans les publications contemporaines. Il reflète les préoccupations féministes de l’époque : la maternité, le plaisir féminin, la domination masculine, les violences faites aux femmes (notamment sexuelles), la prostitution. Il aborde aussi des sujets interdits comme l’inceste ou l’homosexualité. Une liberté de ton et de parole qui lui vaudra les foudres de la censure. Après neuf numéros, Ah ! Nana est frappé d’une interdiction de vente aux mineurs en août 1978, puis censuré pour pornographie. Ces sanctions entraînent la disparition du titre. Alors que paradoxalement, la bande dessinée de l’époque emprunte volontiers à la pornographie et au machisme, le contenu éditorial de la revue, parce qu’il est proposé par des femmes, choque. Les autrices qui voulaient briser des tabous sont mises à l’index. En France, la plupart d’entre elles retournent à la bande dessinée pour enfants ou disparaissent complètement.

Une entrée des autrices par les marges

Fin des années 1990, début des années 2000, une nouvelle génération d’autrices émerge. Si celles-ci conquièrent petit à petit, discrètement, les segments traditionnels de la bande dessinée autrefois réservés aux hommes (aventure, western, SF, fantastique, polar, histoire), elles se font surtout remarquer en investissant les tendances novatrices qui traversent la bande dessinée contemporaine et accèdent ainsi à un peu plus de visibilité et de reconnaissance publique.

Le récit autobiographique

La fin des années 90 est marquée par le courant de la bande dessinée alternative qui apporte une bouffée d’oxygène à la création. Une nouvelle façon de concevoir la bande dessinée émerge, en termes d’édition (format et pagination se diversifient), de narration (des scénarios intimistes ou engagés), de genres (le reportage, l’essai ou l’autobiographie). Une révolution de la bande dessinée portée par des éditeurs indépendants dans laquelle les autrices trouvent leur place.
C’est surtout dans le récit autobiographique encore balbutiant en bande dessinée que les autrices vont s’illustrer. Exploré par le comix underground dès les années 70, débuté en France dans les années 80, le récit autobiographique en bande dessinée va s’épanouir dans l’édition indépendante des années 90. Entre autoreprésentation et autodérision, le récit du Moi, centré sur la vie intérieure et le rapport au corps, invente une nouvelle grammaire visuelle, fondée sur la métaphorisation des émotions. Les autrices s’emparent de ce genre avec succès et entremêlent vie intime et mise en perspective politique, historique ou sociologique. Le succès inattendu de Persepolis de Marjane Satrapi provoque un effet de stimulation auprès des autrices et d’amplification médiatique du «phénomène autobiographique» dans la bande dessinée. Premier best-seller de l’Association dont le succès critique est confirmé par l’attribution de deux prix à Angoulême et la sortie d’un film d’animation, ce récit propulse la bande dessinée alternative au premier plan et inspire de nombreuses autrices (comme Zeina Abiracheb ou Amruta Patil).
Cet intérêt des autrices pour le récit autobiographique n’est pas limité à la France. De tous les coins du monde, elles investissent ce genre : Alison Bechdel (Fun Home, 2006), Uli Lust (Trop n’est pas assez, 2007), Karlien De Villiers (Ma mère était une très belle femme, 2007), Rosalind B. Penfold (Dans les sables mouvants, 2007), Debbie Drechsler (Daddy’s girl, 1996), Julie Doucet (Journal, 2004), Dominique Goblet (Faire semblant, c’est mentir, 2007).
Implicitement ou explicitement, l’autobiographie féminine propose une réflexion sur le fait d’être une femme. Le genre permet d’explorer le rapport au corps, à la sexualité, aux relations familiales d’un point de vue singulier. Et d’interroger des questions liées à la construction de l’identité, notamment à propos du genre.
Par le biais du témoignage, les autrices dénoncent les injustices auxquelles le sexisme les expose : viol conjugal, violence sexuelle, violence familiale y sont décrits de multiples façons, allant du réalisme au métaphorique. Une critique de la société patriarcale émerge de ces autobiographies féminines. Leurs points de vue sur le sexisme systémique en cours dans la société interrogent la place attribuée aux femmes et amènent une autre façon de regarder la société.
Dans une étude consacrée à deux autrices (Julie Doucet et Dominique Goblet), Laurence Brogniez souligne que le genre autobiographique permet une forme de liberté et d’expérimentation narratives et graphiques, «une forme ouverte à des audaces, sur le plan de la forme et du contenu, qui, dans d’autres genres plus codés et contraints, pourraient être reçus avec réserve» (Brogniez, 2010). L’autobiographie dessinée en tant qu’elle favorise l’affirmation de la subjectivité permet d’innover et d’élaborer un style graphique singulier et libre.
À cette époque, le récit autobiographique porté par l’édition alternative va connaître un certain succès sinon auprès du grand public du moins d’un large cercle d’amateurs de bande dessinée. Et ce succès dont les «gros» éditeurs se sont désormais emparés s’amplifie et ne se dément toujours pas. Le récit du Moi aux pratiques multiples (autofiction, récit de voyage, journal intime, témoignage) et aux thèmes divers (enfance, Histoire, amour, vie professionnelle…) est ainsi devenu un des genres majeurs de la bande dessinée de ces vingt dernières années. Cette reconnaissance a donné une visibilité aux œuvres féminines qui ont participé à son développement et une forme de légitimité des autrices pour conquérir leur place dans le monde du 9e Art.

Le blog dessiné

Dans les années 2000, le phénomène des blogs dessinés permet également à toute une génération de se faire connaître. Conçu comme un journal de bord, quotidien et intime, il incite les autrices à se livrer, souvent sur un ton humoristique qui fait la part belle à la caricature et à l’autodérision. Ce nouveau mode de publication, à la fois immédiat, régulier et interactif, favorise les récits courts servis par un graphisme proche de l’esquisse ou du croquis. La légèreté y est de mise, dans le ton comme dans les anecdotes mises en scène. Le blog sert de rampe de lancement à un certain nombre d’autrices, parfois déjà connues dans la publicité et l’illustration de presse (Margaux Motin dans Muteen, Pénélope Bagieu dans Femina) qui goûtent au succès hors de l’édition traditionnelle de bande dessinée.
C’est ainsi qu’en 2007, Pénélope Bagieu est révélée par son blog Ma vie est tout à fait fascinante. Elle met en scène une sorte d’alter ego Pénélope Joliecœur qui incarne une jeune parisienne apprêtée, férue de shopping et souvent submergée de travail. Puis pour le magazine Femina, l’autrice réalise Joséphine, le récit d’une trentenaire fleur bleue, gaffeuse et complexée, qui espère rencontrer l’homme idéal. Ces chroniques du quotidien teintées d’autodérision séduisent le public des blogs comme celui des magazines dits féminins et ouvrent la porte de l’édition papier à Pénélope Bagieu.
Des autrices (Margaux Motin, Anne Guillard, Aude Picault, Eva Rollin, Diglee, Nathalie Jomard…) sont publiées alors, sous l’appellation « bd girly », inventée par les éditeurs. L’expression dérive du succès de la chick litt américaine (= littérature de poulettes) dont Le Journal de Bridget Jones est l’archétype. L’expression est dévalorisante car elle souligne la frivolité de ces récits où dominent, malgré l’autodérision, le culte des apparences et l’emprise de la société de consommation. Cette étiquette marketing pour promouvoir une bande dessinée « faite par des femmes à destination des femmes » pose problème. Entre revendication au droit des femmes à parler d’elles-mêmes et second degré mettant en scène des « filles » superficielles et narcissiques, la « bd girly » favorise souvent la reproduction des clichés sexistes dont elle prétend s’affranchir.
Conscientes de cette ambiguïté, ces autrices reconnaissent avoir surfé sur la vague « girly » pour exister et trouver une place dans un marché qui ne leur en laissait guère d’autre. Depuis, certaines poursuivent une carrière dans l’édition de bande dessinée et se sont écartées de cette catégorisation piège (Olivier, 2016).

À la fin des années 2000, les autrices sont plus nombreuses et plus visibles que durant la décennie précédente grâce à ces deux phénomènes qui ont marqué l’histoire de la bande dessinée : l’édition alternative et le blog dessiné. En passant par des moyens de publication parallèles, les autrices ont réussi à pénétrer le marché de l’édition papier de la bande dessinée.
«Parce que les autrices étaient devenues beaucoup plus nombreuses, avaient enfin des espaces de création, (…) il y eut des initiatives pour mettre en lumière cette évolution, pour l’accélérer, comme la littérature universitaire ou journalistique sur la création au féminin ou sur la représentation des femmes dans la bande dessinée.» (Ciment, 2017).
La connotation péjorative que revêt l’étiquette « girly » favorise une prise de conscience chez les jeunes autrices. Leur discours sur la vie quotidienne – la leur et celle des autres femmes – confrontée à des normes et des discriminations sexistes, évolue. Les préjugés sur la bande dessinée créée par les femmes, leur manque de représentation et de valorisation, amènent certaines d’entre elles à exprimer leur indignation, à dénoncer les inégalités de genre et à politiser leurs positions. Une bande dessinée féministe va pouvoir émerger sous différentes formes dans la décennie suivante.
Autre fait important de cette période charnière pour la bande dessinée féminine, c’est l’apparition d’un lectorat féminin. Encore ténu, il est lié à l’épanouissement de la bande dessinée autobiographique, mais aussi au shôjo et au josei manga dont l’offre éditoriale est particulièrement florissante en France à cette époque. De nombreux libraires ont vu pour la première fois dans leurs librairies (spécialisées en bande dessinée), de façon régulière, des jeunes filles et des femmes. Dans les statistiques récentes, c’est le genre catégorisé «roman graphique» dans lequel se trouvent classées biographies et autobiographies qui attire le plus le lectorat féminin (CNL, 2020). Il y a bien une sorte de corrélation entre l’émergence d’une création féminine et l’existence d’un lectorat féminin de bande dessinée. De même qu’il faut probablement avoir été lectrice de bande dessinée pour avoir envie de devenir autrice. Dans ce sens, la partition sexuée de l’édition manga a bien eu pour conséquence et avantage de donner une place importante aux autrices japonaises et ainsi d’enrichir ce segment éditorial.

In penelope-jolicoeur.com © Bagieu, Pénélope, 2009.

Des féminismes en marche

Une valorisation des parcours de femmes

• Femmes réelles
À la suite du mouvement autobiographique, le courant biographique consacré aux portraits de femmes réelles, célèbres ou inconnues, prend son essor au milieu des années 2000 pour s’épanouir actuellement. Des collections dédiées aux parcours de femmes voient le jour chez les alternatifs comme chez les grands éditeurs (Grands destins de femmes, en 2011 chez Naïve, Reines de sang chez Glénat, Pionnières chez Soleil) et se déclinent aussi bien sous forme de fictions que de documentaires. Certains ouvrages sont des commandes confiées à des spécialistes (hommes ou femmes). Mais pour de nombreuses autrices, la valorisation de parcours féminins est l’expression d’une démarche militante, une réponse à l’invisibilité des femmes dans la société.
On peut citer Catel qui se révèle comme une biographie engagée. Elle s’est en effet spécialisée avec le scénariste José-Louis Bocquet dans les biographies de femmes qui ont marqué les mouvements féministes : Olympe de Gouges, Joséphine Baker, Kiki de Montparnasse, Benoîte Groult. Ces albums denses, au trait élégant, dressent le portrait de femmes qui ont su défier les conventions de leur temps et s’inscrire dans une lutte sociale et idéologique. En 2019, Catel, avec Claire Bouilhac, adapte un roman de Madame de La Fayette, La Princesse de Clèves, une héroïne qui affirme sa volonté de s’affranchir du joug masculin et des normes sociales du monde dans lequel elle évolue.
Pénélope Bagieu rencontre avec sa série Culottées un grand succès médiatique. Elle propose, sur le mode humoristique, une galerie de portraits, couvrant des époques et des lieux divers. Publié chaque semaine sur un blog hébergé par Le Monde, le récit de ces femmes fortes, audacieuses et souvent méconnues rencontre un si grand succès qu’il est adapté en série animée. Publiée aux États-Unis, la série est récompensée en 2019 par le prestigieux prix Eisner.
Aux côtés de ces biopics aux formes très variées, se développent des titres mettant en valeur des femmes liées par des combats collectifs et féministes, passés ou contemporains (Journal d’une Femen, Jujitsuffragettes, Le Manifeste des 343, Communardes ! Radium girls…). Des titres encore isolés, qui ne représentent pas vraiment une tendance éditoriale, mais qui n’existaient pas ou peu dans la décennie précédente, signe d’une évolution récente. Ces albums transmettent en partie l’héritage des féministes aux lecteur.rice.s et redonnent une place aux femmes (anonymes ou célèbres) dans l’Histoire dont elles ont été souvent effacées.

• Héroïnes de fiction
À côté de ces albums consacrés à des personnalités réelles ou à des mouvements féministes, se développent des récits récents de fiction, destinés à un public jeunesse comme adulte, où les autrices mettent en valeur des héroïnes fortes et inspirantes.
Plusieurs adaptations de romans jeunesse (souvent issus du catalogue École des Loisirs) dévoilent des parcours émancipateurs de jeunes filles. Situés dans l’Angleterre du 19e siècle (Miss Charity de Marie Aude Murail, dessiné par Anne Montel, scénarisé par Loïc Clément), dans l’Amérique du début du 20e siècle (Calpurnia, de Jacqueline Kelly, adapté par Daphné Collignon) ou contemporaine (Speak, de Laurie Halse Anderson adapté par Emily Caroll) ou encore dans la France occupée (La Guerre de Catherine, de Julia Billet adapté par Claire Chauvel), ces titres témoignent chez les autrices d’une volonté de promouvoir en bande dessinée des jeunes héroïnes valorisées par leurs combats dans des sociétés discriminantes et répressives.
Sont aussi publiées des œuvres à destination d’un public adolescent ou adulte, où originalité graphique et narrative sont remarquables. Dans Saison des Roses, Chloe Vary met en scène Barbara, une lycéenne, capitaine d’une équipe de foot féminin d’une banlieue parisienne (fictive) qui se bat farouchement pour maintenir son équipe dans un club qui favorise l’équipe masculine. Soutenu par un découpage énergique et une colorisation au feutre, le récit nous parle d’amitié, de sexisme, d’amour, de famille, de rapports entre adolescents et adultes (Prix Artémisia de l’émancipation et Fauve Prix du Public 2020).
Dans Betty Boob, Julie Rocheleau et Véro Cazot mettent en scène une héroïne qui malgré toutes les pertes qu’elle subit (un sein suite à un cancer, un compagnon atterré par la situation et un emploi qu’elle ne peut plus exercer) va se reconstruire de façon inattendue. Une bande dessinée bouillonnante de fantaisie graphique, muette et totalement expressive (Prix BD Fnac, 2018).
Avec Bitch Planet, Kelly Sue De Connick réalise une dystopie d’une force critique surprenante. Dans un monde, inspiré du nôtre, dominé par les hommes, qui imposent des normes, physiques, morales et comportementales aux femmes, celles qui refusent de s’y plier sont décrétées « non-conformes ». Elles sont expédiées dans une prison en orbite au-dessus de la Terre, surnommé « Bitch Planet » où on leur tatoue les lettres NC sur la peau à leur arrivée. Ces femmes ont en commun d’être racisées et stigmatisées dans cette société… mais ce peut être aussi une épouse qui ne «convient» plus et dont le mari souhaite se débarrasser. Plusieurs d’entre elles se rebellent, s’organisent et tentent de s’échapper. Avec ces héroïnes emblématiques, ce comics prend en compte le sexisme et le racisme et représente dans une certaine mesure les intersections de ces oppressions. L’album comporte des fausses publicités avec des injonctions imposées aux femmes proches de la réalité, décapantes par leur humour cynique. Un dossier fourni et documenté présente en annexe les mouvements féministes américains. Cet album de l’autrice qui travaille pour Marvel (sur des séries comme Avengers ou Spiderman) n’a pas été très bien accueilli par son public masculin mais il semble qu’elle ait trouvé un public fan qui va jusqu’à se tatouer NC sur le corps…
Qu’ils mettent en scène des récits de femmes réelles ou des luttes d’héroïnes de fiction, ces albums participent en même temps à la constitution d’une histoire des femmes à travers des destins émancipateurs, des femmes qui ont tenté (et parfois réussi) à échapper aux normes imposées. Ensemble, ils construisent une réflexion sur les pressions et oppressions que les femmes subissent et sur les dangers qui les menacent quand elles veulent y échapper ou les combattre. Ils proposent des modèles inspirants et stimulants pour les lecteur.rices. C’est en cela que l’on peut dire qu’ils ont une dimension, voire une ambition féministe.

Une promotion de la pensée féministe

Depuis 2010, des autrices, souvent présentes sur les réseaux sociaux, transforment la bande dessinée en un moyen d’expression pédagogique et militant des luttes féministes (Emma, Mirion Malle, Marine Spaak, Lili Sohn).
Ces autrices abordent la bande dessinée documentaire sous forme d’essais, chroniques, témoignages, que l’on peut qualifier de didactiques ou pédagogiques, comme si elles éprouvaient la nécessité de mettre leur art au service de l’information sur le féminisme. Elles ont souvent recours à l’humour qu’elles utilisent comme une arme antisexiste. Le second degré, l’ironie ou la dérision, permettent de pointer l’injustice et l’absurdité de certaines situations.
Sur son blog débuté en 2011, Mirion Malle analyse la représentation des femmes dans la société et les médias, montrant l’influence de la culture populaire dans la permanence des clichés sexistes, racistes et lgbtphobes. Ses planches seront publiées en 2016 sous le titre Commando Culotte, les dessous du genre et de la pop culture chez Ankama. Avec La ligue des super féministes publié en 2019, Mirion Malle s’adresse à un jeune lectorat. Elle démonte avec simplicité, pédagogie et humour les mécanismes sexistes à l’œuvre dans notre société. Elle y clarifie dans de courts chapitres des notions comme le genre, l’identité sexuelle, le consentement, l’intersectionnalité… Le livre mêle des exemples concrets et quotidiens du sexisme, des analyses d’objets de la pop culture et rend accessible des outils comme le test de Bechdel (qui vise à mettre en évidence la sous-représentation de personnages féminins dans une œuvre de fiction) ou des notions comme l’écriture inclusive.
En 2017, Emma développe dans son blog dessiné (Emmaclit, sous-titré Politique, trucs pour réfléchir et intermèdes ludiques) la notion de charge mentale qui pèse sur les femmes. Sa bande dessinée Fallait demander est partagée plus de 200 000 fois sur Facebook à peine un mois après sa publication et citée par un grand nombre de médias. Forte de son succès, Emma publie cinq bandes dessinées documentaires. Sous forme de courts chapitres, elle définit des concepts sociologiques, analyse l’image de la femme véhiculée par les médias et la publicité, dénonce les discriminations au travail, l’inégal partage des tâches domestiques au sein des couples hétérosexuels, les maltraitances gynécologiques, la culture du viol et le sexisme bienveillant. Elle aborde également des thèmes d’actualité : les mouvements sociaux, la réforme du Code du travail, les violences policières, le racisme, la transition écologique. Cet «autre regard» (titre générique de plusieurs de ses ouvrages) qui dévoile des mécanismes intériorisés par chacun amène lectrices et lecteurs à s’interroger sur leurs propres comportements et à réfléchir à de nouvelles positions, individuelles ou collectives. «Il y a une oppression qui nous relie toutes. Si on tape dessus ensemble, au lieu de galérer chacune dans notre coin, on sera libérées». Emma privilégie la pédagogie à l’esthétisme : ses dessins simples, voire schématiques sont au service d’une argumentation claire et bien documentée. «On n’achète pas mes livres parce qu’ils sont beaux, mais parce qu’ils sont parlants» (AFP, 2017).

Un autre regard T2, Emma © Massot, 2017.

Difficile de parler de féminisme en bande dessinée sans citer Liv Stromquist, pionnière en la matière. Née en 1978, elle fait partie d’un vaste mouvement de féminisation de la bande dessinée suédoise, reflet de l’avant-gardisme du pays en matière d’égalité des sexes. Très populaire dans son pays où elle publie depuis 2005, ses bandes dessinées connaissent aujourd’hui une audience internationale. Ses albums se présentent comme des essais politiques et féministes, à la fois documentés et humoristiques (cinq titres disponibles en France). «De mon côté, j’en avais marre de l’autofiction qui se résumait pour les dessinatrices à de l’autoflagellation. Je me disais qu’on pouvait être drôle tout en attaquant frontalement les structures du pouvoir et les mécanismes de domination». Elle analyse les stéréotypes de genre (Les sentiments du Prince Charles, 2012), déboulonne les fausses idées concernant le sexe féminin (L’Origine du monde, 2016), explique les racines du patriarcat (I’m every woman, 2018), dénonce les ravages du néolibéralisme (Grandeur et décadence, 2017) et dissèque les comportements amoureux à l’ère du capitalisme et de l’individualisme (La Rose la plus rouge s’épanouit, 2019).
L’autrice surprend par la clarté de ses analyses autant que par des parallèles inattendus croisant anecdotes issues de la pop culture et théories sociologiques. Son dessin au trait jeté et brouillon côtoie des photos de magazines et des reproductions d’œuvres d’art détournées. Sa verve mordante et son humour cinglant ont participé à sa réputation et contribué à son succès.

Amorcée au début des années 2000, une évolution indiscutable est en cours dans le monde de la bande dessinée, qui donne un peu plus de place aux autrices. 2000 marque la naissance d’un nouveau siècle, et c’est aussi la date à laquelle, pour la première fois, une autrice, Florence Cestac reçoit le Grand Prix de la ville d’Angoulême qui récompense l’ensemble de son œuvre. On pourrait souligner aussi qu’en 45 ans, elle est la seule autrice à avoir obtenu ce prix (équivalent d’un césar ou d’un oscar pour le 9e Art) jusqu’à ce que Rumiko Takahashi l’obtienne à son tour en 2019. On voit que l’évolution est lente. Mais on peut penser que désormais la parole des femmes comme leurs productions artistiques sont en cours de réhabilitation et de revisibilisation dans la société. Une nouvelle génération d’autrices que les anciennes ne renieraient pas construisent et éclairent la société par leurs visions singulières, diverses et résolument féministes. Ce faisant, elles œuvrent à donner un espace et une place à l’imaginaire des femmes dans notre société.

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Aux quatre coins du monde

La situation contemporaine des autrices au Japon, au Royaume-Uni, en Suède et aux États-Unis (abordée dans l’exposition Autrices de bande dessinée, des pionnières aux contemporaines), ne peut être ici développée (faute de place). On pourra se reporter au n° 283 d’Intercdi, où dans l’article intitulé Le shôjo, un manga que pour les filles ? est abordé le rôle décisif et novateur des autrices japonaises dans le renouvellement graphique et thématique du manga des années 70, qui ont transformé le shôjo manga en une puissante tribune féministe.
Pour apporter également un éclairage international, on retrouve sur Internet de nombreuses traces de l’exposition Comix Creatrix : 100 Women Making Comics qui s’est déroulée à la House of Illustration de Londres, en 2016, sous la direction d’Olivia Ahmad et Paul Gravett. Avec pour objectif de mettre en valeur les œuvres de 100 autrices de bande dessinée, de toute nationalité, depuis les pionnières de la caricature du 18e siècle aux romans graphiques d’aujourd’hui. Une vidéo (Comix Creatrix : Artist perspectives, 29 minutes) composée d’interviewes (de Catherine Anyango, Rachel House, Posy Simmonds, Brigit Deacon, Kripa Joshi, Nicola Lane, Kate Evans, Hannah Berry) et d’images de leurs œuvres donne un aperçu de cette incroyable diversité et vitalité des autrices de bande dessinée dans le monde. (https://https://www.youtube.com/watch?v=BUWd2_xPmRo)

 

Le PREAC BD d’Angoulême

Depuis l’année scolaire 2002-2003, Angoulême accueille un Pôle de Ressources en Éducation Artistique et Culturelle bande dessinée, ou PREAC BD. Chaque année, en prélude au Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême, se tient un séminaire qui propose d’explorer le potentiel pédagogique du 9e Art pris dans toute sa diversité. Co-organisée par l’Atelier Canopé 16 – La Couronne, la Cité Internationale de la Bande Dessinée et de l’Image, le Festival international de la Bande Dessinée, et la DAAC du Rectorat de Poitiers, cette formation gratuite est ouverte à tous les enseignants – premier et second degrés –, de toutes les disciplines, ainsi qu’aux bibliothécaires et aux médiateurs culturels au sens large. Elle poursuit plusieurs objectifs :
– conforter la présence du 9e art et son usage dans la pédagogie au sein des établissements scolaires ;
– apporter des ressources documentaires aux enseignants ;
– accompagner les projets dans les établissements et réfléchir aux enjeux de la bande dessinée dans le parcours des élèves.

Céline Buyse, stagiaire, professeur d’Histoire Géographie de Lycée y trouve une grande richesse pour sa pratique professionnelle :
« Participer à ce séminaire, c’est d’abord venir me nourrir en venant écouter des spécialistes, sur des sujets pointus et qui nous présentent des tours d’horizon aussi exhaustifs que passionnants sur un thème donné. (…)
C’est aussi l’occasion de me pencher sur des genres vers lesquels je n’irai pas spontanément, comme le manga, qui m’était une culture totalement étrangère, ou presque. Cela nous permet à nous Occidentaux – et à nous, professeurs d’Histoire – de nous rappeler qu’il n’y a pas une seule lecture des événements, et que certaines planches d’auteurs japonais, coréens ou autres, peuvent offrir des points de vue et des grilles d’analyse très intéressants à présenter à nos élèves, lors de TD, ou même pour illustrer un cours. »
L’organisation et l’animation du séminaire sont assurées depuis 2009 par Laurent Lessous qui a succédé à Didier Quella-Guyot. En 18 éditions, ces deux critiques du 9e Art ont réussi, en s’appuyant sur des thématiques renouvelées chaque année, à proposer une large gamme d’approches d’un médium longtemps méprisé dans le monde de l’éducation. Pourtant, ils ont montré que tous les genres, des plus populaires – thriller, humour ou science-fiction – à ceux proposant une réflexion plus poussée à leurs lecteurs – récits historiques, de reportage ou à visée citoyenne – peuvent être abordés de manière pédagogique.
Les séminaires sont aussi l’occasion de rencontrer des auteurs reconnus lors de tables-rondes animées. Lewis Trondheim, Joann Sfar, Etienne Davodeau, Kris, Edmond Baudouin, Zeina Abirached, Emmanuel Guibert, Florence Cestac, Jean Dytar, Derf Backderf, Antonio Altarriba, Thierry Murat, Bruno Loth et beaucoup d’autres ont été invités à discuter avec les stagiaires pour expliciter leur travail d’auteur.
Céline Buyse se souvient notamment de « David Prudhomme et Jean Dytar qui (les) avaient régalé d’une présentation fleuve de leurs travaux respectifs avec des photos de planches en cours de travail, de techniques pour raconter une histoire dans un lieu finalement unique – la grande salle de La Vision de Bacchus, en maquette ! ou de leurs sources d’inspiration (tableaux, statuettes, etc.). Comprendre le cheminement de leur travail, le temps long de l’écriture du scénario, de la mise en page, les problèmes éthiques ou parfois liés au droit d’auteur dans le cas d’adaptation de romans en bande dessinée, permet d’avoir une vision beaucoup plus globale et d’appréhender aussi différemment les choses. »
Cette formation gratuite, ouverte à tous, connaît un succès grandissant. Claire Richet, professeur documentaliste en Lycée professionnel, est une fidèle de ce rendez-vous annuel qu’elle qualifie volontiers de « bonheur renouvelé », et même de « chance dans un contexte de formation continue peu varié ».
Pour que tous les stagiaires puissent participer efficacement aux ateliers de pratique, une sélection a été mise en place. Les organisateurs limitent ainsi à une centaine le nombre de stagiaires. Pour concourir au prochain séminaire en janvier 2020, sur le thème de la bande dessinée d’aventure, il faudra vous inscrire et envoyer une lettre de motivation à l’automne 2019. Un lien de préinscription devrait être mis en place à cette période sur le site Canopé 16.

Le cas Sikoryak

La caractéristique de la parodie, c’est d’évoquer une œuvre existante tout en présentant des différences perceptibles et de manifester humour ou raillerie. Une parodie est donc une œuvre originale qui en imite une autre : elle engage une relation critique à l’objet parodié, lui faisant subir certaines transformations dans un esprit ludique ou satirique, avec l’intention d’amuser, et pas nécessairement de moquer ou dénigrer l’œuvre originale ; de nombreuses parodies sont des hommages rendus à des œuvres dont on reconnaît l’importance.
Dans le détournement, qui peut apparaître comme l’un des moyens de la parodie, dans la bande dessinée, le procédé consiste en un jeu de décontextualisation et d’hybridation d’images ou de planches existantes, pas forcément redessinées, mais sorties de leur contexte initial, détournées de leur intention ou de leur public d’origine.
En plus d’être ludique, la parodie en bande dessinée s’avère souvent pédagogique. En proposant un regard décalé, l’exercice de la parodie invite le lecteur à une lecture ou relecture des œuvres. Par les choix qu’ils font, la sélection dessine un corpus des œuvres référentielles, essentielles, celles qu’il faut connaître ou qui ont marqué l’histoire de la bande dessinée.

Robert Sikoryak est un auteur américain atypique dont l’essentiel de l’œuvre se concentre sur d’étonnantes expérimentations que l’on peut qualifier de parodiques. Il redessine en utilisant le même style graphique que l’œuvre parodiée, dans un exercice proche du pastiche ou du détournement, mais en ajoutant une dimension ludique et critique et en s’imposant d’autres contraintes, ce qui aboutit à des formes de bande dessinée inédites.

Dostoyevsky Comics planche P. 51

 

 

Masterpiece Comics

Ancien membre de l’équipe éditoriale de Raw, la prestigieuse revue d’Art Spiegelman et de Françoise Mouly, Robet Sikoryak est dessinateur pour le New Yorker et publie chez Drawn & Quarterly. Masterpiece Comics est le seul album de cet auteur publié en France par les éditions Vertige graphic, en 2012. Les planches réunies dont la production s’est échelonnée sur 20 ans (1989-2009) ne sont peut-être pas vraiment des parodies, mais relèvent d’une expérience étrange et originale entre littérature et bande dessinée, qu’on pourrait nommer hybridation ou interfécondité.
Sur la couverture française est mentionnée en titre secondaire La bande dessinée prend d’assaut la littérature alors que le sous-titre original en anglais (where classics and cartoons collide) signifie plutôt « entrer en collision ». Il faut plutôt y voir une confrontation voire une alliance. En tout cas, il ne s’agit pas d’une simple adaptation de classiques de la littérature, même doublée d’une intention ironique. Loin de réaliser un exercice de style « à la manière de », Sikoryak organise une association délibérée. Il va orchestrer un croisement entre une grande œuvre du patrimoine littéraire mondial et un comics, en recherchant une analogie entre la bande dessinée choisie et le texte littéraire. R. Sykoryak ne se contente pas de plaquer une œuvre sur une autre, il cherche des interactions profondes ou des passerelles symboliques entre des grands personnages littéraires et des héros de bande dessinée. Ce qui permettra au lecteur de chercher à identifier les points de convergence, d’enquêter afin de découvrir où se situe le travail de greffe de l’auteur.
Observons deux de ces récits.
Avec Dostoyevsky comics, qui rappelle le mythique Detective comics où paraît pour la première fois Batman, Sikoryak revisite Crime et Châtiment dans un récit de onze pages. Dans BD Zoom en 2012, Cecil MacKinley relevait que « le fait de prendre la nature profondément torturée de Batman pour la plonger dans le contexte moralement anxiogène de Crime et châtiment constitue une équation passionnante, cela questionne le personnage de Bob Kane avec ironie, en immergeant la fausse naïveté des bandes du Golden Age dans une trame littéraire tragique et classique, jetant des ponts entre cette littérature reconnue et un genre injustement méprisé ». Et effectivement, entre Raskolnikov et Batman, une affinité existe, mise en valeur par R. Sikoryak. Raskolnikov, ancien étudiant qui vit dans la solitude et la pauvreté, assassine une vieille prêteuse sur gage pour lui voler son argent. Or si l’on se concentre sur la justification de son acte par l’auteur russe, Raskolnikov en devient un prétendant à la surhumanité : « Les hommes ordinaires doivent vivre dans l’obéissance et n’ont pas le droit de transgresser la loi […] Les individus extraordinaires, eux, ont le droit de commettre tous les crimes et de violer toutes les lois pour cette raison qu’ils sont extraordinaires ». On n’est pas loin de la définition du super-héros, et le choix par Sykoryak de Batman dont l’âme sombre et les motivations douteuses ont souvent été exposées révèle ses fondements dans la planche de la page 51 ci-jointe. Raskolnikov et Batman s’imaginent au-dessus de la loi, en tout cas, ils sont prêts à la transgresser. Et ils estiment qu’il est juste d’employer des mesures extraordinairement cruelles pour lutter contre ce qu’ils considèrent être injustes.
Observons également sur cette planche une case décentrée où apparaît le visage grimaçant de la vieille femme, victime du crime de Raskol, qui vient le hanter en permanence. Elle apparait ici sous l’apparence du Joker, le super vilain, perpétuel adversaire de Batman ! Le costume du super-héros est montré comme un travestissement qui facilite le meurtre. Ici, à peine Raskol l’a-t-il enfilé qu’il trucide la vieille femme. Lorsqu’à la fin, il enlève son masque, et retire son costume de chauve-souris, il redevient un homme libre, libéré de son mensonge et de son crime.

Sikoryak travaille au plus près du style des auteurs cités : « Dans le cas de ma version de Crime et Châtiment de Dostoïevski, j’ai réuni un grand nombre de rééditions de Batman des années 50 pour pouvoir m’imprégner de leurs techniques de narration, de composition et de dessin. Pour cet exemple, je me suis tout particulièrement inspiré du style de Dick Sprang que je considère comme l’artiste le plus important de l’époque sur cette série. J’ai fait des photocopies de certaines de ses cases. Je les ai remontées, puis collées en fonction de leurs spécificités pour les rassembler ensuite dans un classeur : cela m’a servi de référence pour la conception de mes planches. En parallèle, j’ai dégagé les grandes lignes du roman pour les adapter aux contraintes narratives de la bande dessinée. Je pousse le vice jusqu’à imiter le lettrage des Batman de l’époque. Ce qui prime, c’est de respecter les intentions des deux œuvres : le style du comics et la trame du roman1. »
Observons une seconde rencontre proposée dans Masterpiece Comics, cette fois-ci entre Superman, de Siegel et Shuster, et L’Étranger d’Albert Camus. Le récit est condensé en huit couvertures d’Action Camus qui caricaturent les couvertures d’Action Comics, magazine qui publiait Superman. Ici, si le principe de l’hybridation est le même que précédemment, l’adaptation se double d’une contrainte, celle de la réduction.
Cette rencontre a priori improbable est pourtant assez judicieuse. Tout d’abord, les fausses couvertures, tout en reprenant les problématiques du roman, sont en accord avec Superman et ce que sous-entend sa présence sur notre planète : la solitude, l’abandon, l’absurdité et une forme de condamnation de la société : « J’ai toujours éprouvé un grand plaisir à jouer avec les similitudes et les disparités entre les personnages des comics et ceux des œuvres littéraires. Dans ce cas précis, les deux protagonistes, Meursault et Superman, sont des orphelins et des sortes de marginaux2 ».
Superman, envoyé dans l’espace par ces parents avant que leur planète natale ne disparaisse, est un émigré sur Terre, obligé de cacher sa vraie nature, coincé dans une double vie et une double identité. Le fils de Krypton devient ainsi aisément L’Étranger, semblable à Meursault, un personnage en marge de la société qui, à l’enterrement de sa mère, ne se comporte pas comme l’exigent les codes sociaux : il ne pleure pas et ne manifeste pas le moindre chagrin, alors que le soleil « insoutenable » et la chaleur lui paraissent le plus menaçants et désagréables pendant les obsèques. Tous les éléments de cette scène sont très bien rendus par Sykoriak qui plante un Superman, désinvolte et fumeur au milieu du cimetière. L’incipit de Camus, une des phrases les plus célèbres de la littérature, « Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas » est scindé en deux, entre le titre de l’épisode et la question posée en direct par Superman.
Dans ces huit couvertures, on retrouve l’articulation du roman autour de trois événements importants : l’enterrement de la mère au début, le meurtre de l’Arabe au milieu et la condamnation à la fin. Dans les deux premiers événements, le soleil a une symbolique marquée, étroitement liée à la souffrance et à la mort, parfaitement mis en valeur ici par Sikoryak. Dans la bande dessinée, on se souvient de l’influence du soleil sur Superman : une partie de ses pouvoirs lui viennent de cette planète dont il absorbe les radiations…
L’éventail des styles abordés par Sikoryak est impressionnant. Il fait montre d’une capacité extraordinaire à se glisser dans le style de chacun des dessinateurs choisis. Il ne s’est pas engagé dans un seul genre de littérature ou de comics. Il va piocher dans toute l’histoire de la bande dessinée américaine, depuis le début du xxe siècle avec Little Nemo jusqu’aux Garfield ou Peanuts plus récents, en passant par les comics des années 50 et 60, pour les marier avec Voltaire, Kafka, Emily Bronte, Oscar Wilde, Goethe… Ce qu’agence Sikoryak, c’est une « inadaptation » délibérée. Mais, comme le souligne Loleck, « cette inadaptation est mesurée : car une analogie existe, de sorte qu’une forme de complicité s’articule entre l’œuvre littéraire choisie et le registre graphique dans lequel elle se trouve déplacée3. »
Entre pastiche, caricature, parodie, mise en relation, adaptation, ces hybridations manigancées par l’artiste, par-delà leur caractère parfois saugrenu, disent une vérité de chacune des deux sources ainsi « mixées ». Il y a bien quelque chose d’irrévérencieux et de réjouissant dans l’hybridation – le fait que Raskolnikov se transforme en Batman – mais il y a aussi ce travail de convergence, ce jeu de miroirs qui s’instaure entre ces récits croisés de sorte que Dostoievsky revèle une vérité sur Batman, Oscar Wilde sur Little Nemo, ou Kafka sur Charlie Brown. Dans une interview, Sikoryak précise : « j’essaie de choisir des œuvres qui ont eu un impact culturel, qui appartiennent à notre conscience culturelle collective. J’aime l’idée de trouver une connexion entre deux univers qui appartiennent clairement à des pôles opposés, en termes d’intentions et de publics et j’espère trouver suffisamment de parallèles entre leurs intrigues ou personnages pour en tirer profit4 »
On voit bien qu’un des objectifs de Sikoryak est de casser des clichés quant aux représentations qu’on se fait de la littérature ou de la bande dessinée et de créer des passerelles entre elles, montrer qu’il y a des traces de l’un dans l’autre à travers des problématiques communes. Au final, rend-il la littérature plus proche aux amateurs de bande dessinée et/ou rend-il la bande dessinée plus intéressante aux yeux des amateurs de littérature ? Probable qu’il parvienne plus à séduire les amateurs de bande dessinée, car le background en matière d’histoire de la bande dessinée se révèle plus important pour apprécier le jeu qu’il propose que le background en termes de littérature.

The Unquotable Trump

« Que pensez-vous du “waterboarding” [une forme de torture simulant la noyade] ? Je l’apprécie beaucoup. Je crois qu’elle n’est pas assez sévère. »

Plus récemment, en 2017, Sikoryak a publié The Unquotable Trump, une satire du Président américain à travers le détournement de couvertures de magazines ou d’albums de bandes dessinées emblématiques. Sikoryak s’est ici imposé une contrainte : n’utiliser que les mots prononcés par Trump lors d’événements publics ou d’interviews, sans procéder à aucune modification de termes.
Ce titre, The Unquotable Trump, est une référence à tiroirs ! En effet, il fait directement référence à The Uncredible Hulk, son titre et évidemment ce personnage particulièrement monstrueux, ce Dr Jekyll et M. Hyde de la bande dessinée, incapable de contrôler sa colère et ses métamorphoses. Mais le titre s’amuse également de la contrainte de la citation que s’est imposée Sikoryal puisque The Unquotable Trump pourrait être traduit par « l’Incitable Trump », on a presque envie de dire « celui dont on ne peut pas citer les propos » tant ils sont choquants, et dont le procédé choisi révèle toute la provocation  !
Sykoryak met en scène des batailles épiques entre super-héros et super-vilains qui constituent d’après lui un contexte particulièrement adéquat à la mise en scène de Trump : « Je pense qu’une partie de la raison pour laquelle cela fonctionne si bien est que les bandes dessinées sont souvent très tranchées lorsqu’elles décrivent le bien et le mal. Et parfois, leur vision du monde est très simpliste, tout comme les déclarations de Trump. Je pense que la bande dessinée peut être assez subtile et nuancée, mais pour cette série, je joue définitivement avec les stéréotypes de la bande dessinée5. »
Trump se trouve ainsi intégré dans des couvertures mythiques de la bande dessinée américaine, caricaturé en Hulk ou super-vilain. Le fait d’être transporté dans l’univers de la fiction déréalise le président américain, il n’est plus qu’un personnage de papier affublé des tares des personnages qu’il représente. Cette mise en scène attire l’attention du lecteur sur les mots de Trump. Des déclarations d’ailleurs souvent prononcées plutôt qu’écrites. En les sortant de leur contexte et en les écrivant comme un texte de personnage, l’auteur met ces déclarations à distance, les exhibe, les expose, les donne à relire. L’extravagance ou la violence des propos de Trump ressurgissent dans toute leur crudité, comme mis à neuf par cette expérience. La parodie de Sikoryak dévoile ici son esprit satirique. Cette mise en scène s’avère également jubilatoire pour un amateur de comics qui pourra chercher à identifier l’auteur, le style, le genre, l’époque à laquelle fait référence Sikoryak, et surtout le point de convergence entre le texte de Trump et l’œuvre sélectionnée. C’est donc à la fois un jeu de référence sur la bande dessinée et la parodie d’un homme politique, dont le but est de discréditer.

« Nous allons tellement gagner que vous allez être fatigués de gagner et vous allez venir vers moi et me dire: «S’il vous plaît, nous ne pouvons plus gagner ! »

Terms and Conditions,
The Graphic novel

Autre projet assez incroyable de Sikoryak : la mise en bande dessinée d’un document particulièrement illisible, à savoir les conditions générales d’utilisation d’Itunes d’Apple, un document de 20 000 mots qu’aucun utilisateur ne lit et que pourtant tous valident en cliquant sur le bouton « Accepter ». Ce texte est un document juridique qui engage l’utilisateur et protège surtout la société éditrice. Le seul à l’avoir lu entièrement est peut-être Robert Sikoryak qui l’a adapté en bande dessinée (publié chez Drawn and Quaterly en mars 2017, pas encore traduit en français). « Je me suis dit que les conditions générales d’iTunes feraient une bande dessinée très improbable. J’ai adoré l’idée d’adapter dans son intégralité un texte dont tout le monde a entendu parler, mais que très peu de gens ont réellement lu. » Et il ajoute « C’est quelque chose que les conditions d’utilisation ont en commun avec de nombreux classiques de la littérature ».
Ce projet aura demandé plusieurs années ; le résultat tient en 94 pages. Chaque page est réalisée d’après une planche de bande dessinée existante, redessinée dans le style de l’artiste original, avec une représentation de Steve Jobs qui prend la place et le style graphique du personnage d’origine. Les dialogues et les commentaires narratifs sont la retranscription exacte et intégrale des conditions contractuelles iTunes d’Apple. « En choisissant un texte sans narration, cela signifiait que je pouvais utiliser les scénarios des bandes dessinées que je parodiais pour créer un drame, du suspense ou de l’humour6 ».
Steve Jobs déambule dans ces univers multiples, allant de Little Nemo aux X Men. Steve Jobs a l’avantage de parler à tout le monde : sa tenue, lunettes et pull noir col roulé, est un uniforme parfait pour un personnage de bande dessinée, parce que forte visuellement et donc reconnaissable facilement. Aucune autre personnalité du monde du numérique n’égale son statut iconique. « Si j’avais utilisé les conditions d’utilisation de Facebook ou Amazon, par exemple, je n’aurais pas eu un personnage principal avec le même impact » révèle lui-même Sikoryak.
Le contraste est assez saisissant entre la neutralité du texte et certaines pages connues ou représentatives du style d’un auteur : celle de Steve Jobs en pleine recherche des Cigares du Pharaon par exemple. Ou discutant avec les protagonistes dubitatifs de Persepolis. Sikoryak précise : « J’ai vraiment essayé de représenter les différents types de bande dessinée : il y a des artistes européens et japonais, des auteurs indépendants et d’autres plus traditionnels, des auteurs édités sur papier et d’autres sur le web, des auteurs de roman graphique et des artistes publiés dans les journaux du début du xxe siècle… Je dois avoir passé autant de temps à choisir les artistes et à trouver des pages qu’à les dessiner ! »
Ce qui ressort de cette juxtaposition de planches, c’est qu’il n’y a pas de hiérarchie à l’intérieur de l’album, des auteurs à privilégier au détriment d’autres. Pour Sikoryak, il n’y a pas de barrières ni d’échelons. Le lecteur est convié à une représentation générale et éclectique de la bande dessinée, loin de tout sectarisme. Évidemment, le lecteur le plus aguerri s’amusera à reconnaître telle ou telle planche et en tirera du plaisir. Pour les autres, cela ne sera peut-être qu’une invitation à la découverte graphique ou une promenade dans l’histoire de la bande dessinée.

Terms & Conditions

Sykoriak ne cherche pas, comme dans les travaux précédents, à faire émerger des associations entre le texte et les planches choisies, mais cela ne signifie pas qu’on ne peut pas en trouver ! Comme dans une planche tirée du travail de Kate Beaton où un paysan médiéval demande une jeune fille en mariage. La proposition de mariage (un peu forcé) de Jobs n’est qu’une suite d’injonctions qui répète you agre, you agree / vous etes d’accord… Difficile de ne pas tisser de liens ! Sur une autre planche se produit un télescopage assez réussi et humoristique. Steve Jobs embrasse Jean Grey (connue en France sous le nom de Strange girl ou Marvel girl) juste avant qu’elle ne meure dans la Saga de Phénix noir (un récit des X-Men des années 70, écrit par Chris Claremont et John Byrne). Pendant qu’il l’embrasse, il lui chuchote passionnément à l’oreille : « Ceux qui recevront des cadeaux doivent avoir un équipement et des paramètres de contrôle parental compatibles pour utiliser certains de ces cadeaux. » par sa mise en scène, Sikoryak parvient à conférer à cette phrase un contenu quasi érotique !
Un critique américain a souligné : « le produit fini est remarquable pour plusieurs raisons : le texte reste tout à fait inaccessible, même transposé dans cette excitante tradition visuelle de bandes dessinées. Ce qui montre que délibérément ou pas, Apple a fait de vous un serf asservi à un seigneur dont vous ne parlez pas la langue. » Sikoryak met ainsi en évidence le langage sibyllin des documents de ce type où tout est fait pour que l’utilisateur ne comprenne rien de ce qui lui est énoncé, et qui ne sert en fait qu’à protéger les sociétés. Il affirme pourtant qu’avec ce projet, il ne cherche pas à devenir un ennemi d’Apple mais bel et bien d’expérimenter et de jouer avec cette forme d’adaptation.

Le travail de Sikoryak qui s’exerce dans l’aire du pastiche, de la référence détournée et de la parodie est tout à fait atypique. Entre ses adaptations littéraires qui sont plutôt des hybridations, ses mises en scène de Trump qui sont effectuées sous contrainte textuelle et iconique et son dernier travail qui est de l’ordre de l’exercice de style, du détournement et du pastiche, difficile de catégoriser cet auteur et d’étiqueter son travail. Il y a bien chez lui quelque chose d’oubapien qui relève du ludique, de l’expérimentation, du plaisir de la transgression et de l’emprunt de voies inexplorées par la bande dessinée.

Terms & Conditions : Sikoryak reprend ici une planche culte de Will Eisner qui avait intégré le titre du Spirit dans la forme architecturale du building, et qui avait utilisé le cadre de l’ascenseur pour figurer les premières cases.

 

 

Hugo Pratt à l’horizon

Rendez-vous est pris pour une visite guidée destinée à la presse, en présence d’Hélène Lafont-Couturier, directrice du musée, Patrizia Zanotti, ancienne coloriste de Pratt et directrice de l’association Cong, en charge de la valorisation de son œuvre, Michel Pierre, commissaire invité, spécialiste de Pratt, Yoann Cormier, chef de projet au sein du musée, Gilles Mugnier, scénographe, et Tiphaine Massari, graphiste.
En guise de préambule, une première salle expose des planches originales et quelques éléments clés sur la vie de Hugo Pratt : l’influence de ses voyages sur ses œuvres, celle d’autres auteurs de bandes dessinées, notamment l’américain Milton Caniff, et du cinéma. Car si son personnage principal, Corto Maltese, est très présent dans cette exposition, il est bien question de l’œuvre de Hugo Pratt dans son ensemble. Celui-ci a eu une vie mouvementée qui l’a mené tout autour du monde : Abyssinie italienne (actuelle Éthiopie), Argentine, Brésil, Océanie, Canada. Il voyage par goût, par passion, tantôt dilettante, tantôt ethnographe, notamment en Amérique du Nord. Il tirera de ces voyages les aventures de Corto Maltese, mêlant dans son œuvre inspiration du réel et représentation fantasmée d’un aventurier dans un monde à la poésie cruelle.

Corto Maltese – Fable de Venise (1977) © Cong S.A. Suisse D.R.
© photo B. Stofleth, musée des Confluences

Michel Pierre donne quelques éléments de compréhension, notamment sur la manipulation de l’ironie nous expliquant comment Pratt s’amuse avec les clichés de l’exotisme, de l’aventurier du bout du monde, des femmes asiatiques mystérieuses. Lui-même jouait de son personnage de baroudeur, racontant différentes versions de ses voyages suivants ses interlocuteurs. Il attire notamment notre attention sur l’intérieur de la maison de Corto Maltese à Hong Kong, dans le salon de laquelle trône un magnifique piano à queue, objet peu courant pour un marin baroudeur et solitaire.
Puis, avant d’entrer dans la salle principale, Yoann Cormier nous avertit que l’exposition ne suit pas un parcours, mais qu’elle est une mise en scène de l’œuvre de Pratt. En pénétrant dans l’espace, nous comprenons immédiatement ce qu’il veut dire… L’exposition se déploie dans une seule immense salle, assez sombre et très haute de plafond. Des planches originales sont accrochées le long des murs, mais c’est bien les agrandissements spectaculaires de certains extraits qui attirent l’attention. À proximité de ces agrandissements se trouvent les objets représentés, placés dans des vitrines. La plupart de ces objets sont issus des collections du musée. Nous déambulons ainsi au milieu de ces boîtes, qui parfois, par un jeu de lumière et de rétro-éclairage, nous révèlent leur trésor. Sur l’une de ces boîtes, le dessin d’un chef de tribu, le visage menaçant et entouré d’une parure qui semble constituée d’os et de cuir. Soudain, la lumière s’allume à l’intérieur de la boîte et apparaît en surimpression une véritable coiffe, qui encadre le visage du personnage dessiné ! On apprend ainsi qu’il s’agit d’une coiffe de la vallée de l’Omo, en Éthiopie, effectivement constituée de cuir, d’os et de dents de phacochère. Est-ce la réalité qui inspire la bande dessinée, ou la fiction qui (re)donne vie à cette parure de chef, qui ne serait sinon qu’une pièce de musée, exposée telle un animal mort ?

Corto Maltese – La Ballade de la mer salée (1967) © Cong S.A. Suisse. D. R.
Masque (20e siècle – Papouasie-Nouvelle Guinée, région du Sepik) Collection Claudine Gay et Gilles Sournies © Photo O. Garcin – Musée des Confluences

Patrizia Zanotti nous indique que c’est la première fois qu’une exposition de bande dessinée est ainsi scénographiée, faisant dialoguer les dessins avec les objets, introduisant la troisième dimension dans un univers intrinsèquement à deux dimensions. Nous évoluons littéralement dans la BD, côtoyant et pouvant presque toucher les éléments iconiques de l’univers de Corto Maltese, notamment le scaphandrier et la marionnette, présents de manière diffuse et récurrente dans ses aventures… Seuls les initiés, dont je ne suis pas, savent l’importance de ces artefacts. Mais maintenant, grâce à cette visite, je sais tout ! Cette anecdote pour rassurer ceux et celles qui ne connaissent pas particulièrement l’œuvre de Pratt : il s’agit bien de mettre en lumière le dialogue entre objets réels et appropriation artistique.
Au fond de la salle, nous pénétrons dans un immense cylindre de tissu et nous voilà au cœur d’une lanterne magique. Assis sur des coussins au centre, nous regardons les dessins s’envoler sur la paroi, à côté des silhouettes projetées, comme plongés dans un rêve prattien où se mêlent monstres, Raspoutine, étoiles et masques lointains.
Émerveillée, les mains moites et la voix chevrotante, je m’approche
de Patrizia Zanotti :

« - C’est incroyable cette collection ! C’est magnifique de voir comme ça, en vrai, les œuvres représentées dans les BD.
– Oui, il faut considérer ça comme un retour aux sources ! Ce qui est intéressant, c’est que Hugo Pratt avait fait ce travail de recherche, par des voyages ou des visites, pour dessiner fidèlement ces objets. Et tant d’années après, nous faisons le chemin inverse, celui de retrouver les objets qui ont servi de modèle. Il s’agit de faire prendre conscience du travail d’investigation et de recherche, qui était beaucoup plus long et compliqué avant Internet ! »

Corto Maltese – Têtes et champignons (1970) © Cong S.A. Suisse. D. R.
Coiffe (20e siècle – Éthiopie, vallée de l’Omo, population mursi) Don d’Antoine de Galbert. Musée des Confluences © Photo Olivier Garcin – Musée des Confluences

Une dernière petite salle présente une partie de l’œuvre de Pratt publiée dans des magazines de BD, ou les magazines dont il s’est inspiré, en face d’un étonnant trombinoscope de tous les personnages rencontrés au fil des aventures de Corto Maltese. C’est le moment des questions-réponses, posées par les différents journalistes présents :
Q : cette exposition peut-elle amener des publics plus jeunes, qui ne connaissent pas nécessairement Hugo Pratt ou Corto Maltese ?
Yoann Cormier : cette exposition est conçue pour être familiale, les enfants peuvent aussi être fascinés par les objets du bout du monde.
Michel Pierre : Corto Maltese est un mythe qui dépasse la BD. Sans l’avoir lu, on le retrouve partout, dans des publicités de parfum, des nom de bars, même en Guyane où son image décore le bol pour payer le passeur qui fait traverser le Maroni !
Q : Corto Maltese prend quand même beaucoup de place dans cette exposition…
Patrizia Zanotti : Corto Maltese représente effectivement une grande partie de l’œuvre de Pratt, c’est notamment celle qu’il a à la fois écrite et dessinée.
Q : les BD de Hugo Pratt sont en noir et blanc, comment se fait la rencontre avec la couleur ?
Patrizia Zanotti : Pratt dessinait toujours en noir et blanc : l’exposition essaye de garder la philosophie de ce choix, et propose en contrepoint de mettre en valeur la couleur à travers les objets. On trouve une exception, c’est le travail d’aquarelle qu’il a fait pour les représentations des Indiens d’Amérique du Nord [dont Pratt était devenu un grand connaisseur, notamment toute la période des guerres indiennes en Virginie Occidentale N.D.L.R.].
Une dernière halte pour profiter de cette invitation feutrée au voyage, et c’est le retour dans le grand couloir clair du premier étage du musée.

© Hélène Zaremba
Petit masque (20e siècle – Papouasie-Nouvelle-Guinée, région d’Angoram) Musée du quai Branly- Jacques Chirac

Pistes pédagogiques

Projets menés par le professeur documentaliste seul

Dans le cadre d’un AP ou d’un club lecture, vous pouvez explorer les pistes suivantes :

Travail autour de la bande dessinée (collège)
Qu’est-ce qu’une BD ? Comment représente-t-elle le monde ? Quel peut être son degré de réalisme ? Ici, cette question prend tout son sens, car Hugo Pratt utilise des éléments très réalistes qu’il inclut dans une fiction, aux accents quasi oniriques. On peut ainsi comparer des BD type fantasy, aux univers complètement imaginaires, avec des BD très réalistes, voire documentaires.
Réalisations :
Exposition au CDI présentant différents types de BD sous l’angle de réaliste / pas réaliste / crédible / imaginaire.
Recréer l’univers d’un auteur en mettant en regard des planches de la BD avec des objets de la vie quotidienne.
Ce travail répond aux attentes du domaine 5 du socle commun : « Organisations et représentations du monde : il exprime à l’écrit et à l’oral ce qu’il ressent face à une œuvre littéraire ou artistique ; il étaye ses analyses et les jugements qu’il porte sur l’œuvre ; il formule des hypothèses sur ses significations et en propose une interprétation en s’appuyant notamment sur ses aspects formels et esthétiques. Il justifie ses intentions et ses choix expressifs, en s’appuyant sur quelques notions d’analyse des œuvres. Il s’approprie, de façon directe ou indirecte, notamment dans le cadre de sorties scolaires culturelles, des œuvres littéraires et artistiques appartenant au patrimoine national et mondial comme à la création contemporaine. »

Le travail de collecte de documents (lycée)
Dans le cadre des TPE cette proposition vise à sensibiliser les élèves au travail de collecte de documents : où trouver des documents fiables et comment les exploiter pour ne pas faire de paraphrase mais bien une création nouvelle. Le TPE n’est pas un exposé, mais bien un travail de recherche personnel problématisé, et doit donc générer une réflexion originale à partir de recherches.
Réalisation : étudier la collecte de documents et d’informations par Hugo Pratt et voir comment il se les réapproprie pour créer son œuvre. Transposer la méthodologie au travail personnel de chaque groupe d’élèves.
Ce travail répond aux attentes du domaine 2 du socle commun : « les méthodes et outils pour apprendre : ces compétences requièrent l’usage de tous les outils théoriques et pratiques à sa disposition, la fréquentation des bibliothèques et centres de documentation, la capacité à utiliser de manière pertinente les technologies numériques pour faire des recherches, accéder à l’information, la hiérarchiser et produire soi-même des contenus. »

Travail transdisciplinaire, EPI

Cultures du monde (documentation, histoire-géographie)
Hugo Pratt était un grand voyageur et s’est beaucoup inspiré de sa propre expérience pour raconter les aventures de Corto Maltese. Il a ainsi donné une représentation du monde ; au tour des élèves de donner la leur, en s’appuyant sur leurs recherches, et sur le travail effectué en cours d’Histoire-géographie sur les activités humaines autour du monde.
Ce travail répond aux attentes du domaine 5 du socle commun : « Organisations et représentations du monde : l’élève se repère dans l’espace à différentes échelles, il comprend les grands espaces physiques et humains et les principales caractéristiques géographiques de la Terre, du continent européen et du territoire national : organisation et localisations, ensembles régionaux, outre-mer. Il sait situer un lieu ou un ensemble géographique en utilisant des cartes, en les comparant et en produisant lui-même des représentations graphiques. »

Le récit d’aventure (documentation, français)
Le récit d’aventure est au programme du cycle 3, notamment en 6e. Un album de Corto Maltese peut être compris dans le corpus d’étude, et l’exposition permettra de faire un prolongement au travail effectué en classe.
Réalisation : co-construction et/ ou co-animation de la séance autour de Hugo Pratt et Corto Maltese. Co-organisation de la sortie des élèves à l’exposition, présentation d’albums au CDI.
Ce travail répond aux attentes du domaine 1 du socle commun : « des langages pour penser et communiquer : il découvre le plaisir de lire. L’élève s’exprime à l’écrit pour raconter, décrire, expliquer ou argumenter de façon claire et organisée. Lorsque c’est nécessaire, il reprend ses écrits pour rechercher la formulation qui convient le mieux et préciser ses intentions et sa pensée. Il utilise à bon escient les principales règles grammaticales et orthographiques. Il emploie à l’écrit comme à l’oral un vocabulaire juste et précis. »

Corto Maltese – La Ballade de la mer salée (1967) © Cong S.A. Suisse. D. R.

René Goscinny, au-delà du rire

Du 27 septembre 2017 au 4 mars 2018, le Musée d’Art et d’Histoire du judaïsme (MAHJ) présente une exposition consacrée à René Goscinny. « Comment, Goscinny, vous êtes juif ? » pourrait-on lui demander comme Louis de Funès à son chauffeur Salomon dans Rabbi Jacob. En effet, rien dans son œuvre ne laisse transparaître sa judaïté. Comme le remarque Paul Salmona, le directeur du MAHJ, « ce qui frappe précisément chez Goscinny c’est l’écart entre les origines, l’enfance, la jeunesse – profondément marquées par le cosmopolitisme juif et une existence véritablement diasporique – et une œuvre parfaitement laïque, emblématique de la France des Trente Glorieuses (…) Cette exposition retrace le parcours de celui dont l’œuvre est devenue universelle avec 500 000 000 exemplaires de livres et d’albums vendus dans le monde, traduits en 150 langues. » En voici quelques étapes…

Les mésaventures du petit René (1926-43)

René Goscinny est né à Paris, en 1926. Son père Stanislas, venu de Pologne, et sa mère Anna Beresniak, venue d’Ukraine, se marient en 1919. Stanislas Goscinny a rejoint la France, à la suite de son frère, pour terminer ses études de chimie ; Anna est la fille d’Abraham Beresniak, fondateur dans la capitale, avec son fils Léon, d’une imprimerie capable d’éditer en yiddish, hébreu, russe, polonais… (Le nom d’Astérix serait-il un hommage typographique à ce grand-père imprimeur ?) En 1928, la famille Goscinny s’installe à Buenos Aires. Son père polyglotte (il parle huit langues) a été envoyé en Argentine par la Jewish Colonization Association pour accueillir les juifs originaires d’Europe orientale. René suit ses études au Colegio francés où l’on enseigne la culture française classique. Dès août 1940, son père adhère au comité De Gaulle créé par un groupe de Français de Buenos Aires. À partir de 1941, René se lance dans la caricature : il croque dans ses carnets Mussolini, Hitler et Staline. La même année, à Paris, l’imprimerie Beresniak est aryanisée, c’est-à-dire confiée à un Français ayant prouvé qu’il n’est pas juif. En 1942, Léon et ses deux frères sont dénoncés, arrêtés par la police allemande, déportés et assassinés à Auschwitz. En décembre 1943, à quelques jours d’intervalle, René obtient son baccalauréat tandis que son père décède d’une hémorragie cérébrale, laissant sa famille dans une certaine précarité.

Ils sont fous ces Américains (1944-1951)

En 1944, pour aider sa mère qui a trouvé un emploi de secrétaire, René Goscinny travaille chez un comptable dans une fabrique de pneus puis comme dessinateur dans une agence de publicité. L’année suivante, ils partent à New York retrouver un frère d’Anna. Au cours des années qui suivent, entrecoupées par son service militaire, René cherche du travail comme dessinateur chez les éditeurs, dans les journaux ou les agences de presse. Durant cette période, il rencontre Harvey Kurtzman qui l’introduit dans un studio où des dessinateurs produisent des comics à la chaîne. Ce même Harvey Kurtzman qui, quelques années plus tard, révolutionne la bande dessinée américaine en créant le mythique magazine Mad. Basé sur la parodie, ce magazine influencera des générations de dessinateurs français de Pilote à Fluide glacial. En attendant, Harvey Kurtzman fait travailler son ami français comme illustrateur de livres pour enfants. Il dessinera quatre albums. En 1949, dans le Connecticut, Goscinny rencontre Jijé, dessinateur belge de Spirou et de Jerry Spring. En pleine Guerre froide, Jijé, inquiet de l’avancée du communisme et craignant un conflit mondial atomique, s’est installé aux États-Unis après un périple mémorable jusqu’au Mexique en compagnie de Franquin et Morris. On lira à ce sujet Gringos Locos de Yan et Schwartz chez Dupuis qui retrace cette traversée des États-Unis des trois dessinateurs dans une vieille Ford Hudson ! C’est donc grâce à Jijé que les futurs auteurs de Lucky Luke feront connaissance et pourront partager leur admiration pour John Ford. C’est également grâce à Jijé que René Goscinny rencontre Georges Troisfontaines, directeur de l’agence World Press qui travaille avec l’éditeur Dupuis. En 1951, Goscinny prend le bateau pour l’Europe et se rend dans les locaux de cette agence. Sur les conseils de Jean-Michel Charlier, futur auteur de Blueberry, il est engagé par Troisfontaines.

L’homme qui écrit plus vite que son ombre (1951-1958)

Couverture de l’édition originale, 1961 © éditions Albert René / Goscinny-Uderzo

Dans les bureaux de la World Press, Goscinny fait la connaissance d’Uderzo. Les deux hommes, l’un issu de la diaspora juive et l’autre de l’immigration italienne, sympathisent immédiatement et créent Oumpah-Pah, les aventures humoristiques d’un jeune indien de la tribu des Pieds plats. Leur bande dessinée, refusée par Spirou et les agences de presses américaines, ne sera publiée que des années plus tard dans le journal Tintin. Toujours dans les bureaux de la World Press, en 1954, Goscinny rencontre le jeune dessinateur Sempé, âgé d’une vingtaine d’années. Ensemble ils proposent une première version des Aventures du Petit Nicolas en bande dessinée au journal belge Moustique (ces planches sont rééditées pour la première fois cette année). Pour l’anecdote, Sempé trouva le nom de son personnage en voyant une publicité pour le célèbre marchand de vins sur un autobus ! À la demande du rédacteur en chef de Sud-Ouest, les aventures du Petit Nicolas et de sa chouette bande de copains seront publiées chaque semaine, le dimanche, sous la forme que nous connaissons, durant six ans avant de rejoindre Pilote. À cette époque, Goscinny, engagé par le journal Tintin, abandonne le dessin et travaille uniquement comme scénariste. Sa machine à écrire, une Royal Keystone visible à l’exposition, crépite jour et nuit pour fournir du grain à moudre à une dizaine de dessinateurs. Il écrit entre autres la série Spaghetti pour Attanasio, Strapontin pour Beck, un épisode de Jerry Spring pour Jijé, quelques gags pour Modeste et Pompon de Franquin… En 1956, Goscinny commence sa collaboration avec Morris qui jusque-là écrivait seul les scénarios de Lucky Luke. Des rails sur la prairie paraît dans Spirou et, à la fin de l’album, pour la première fois Lucky Luke s’éloigne vers le soleil couchant en fredonnant « I’m a poor lonesome cowboy… » En 1958, Morris qui se mord les doigts d’avoir tué les frères Dalton dans Hors-la-Loi demande à Goscinny de les ressusciter, ce qu’il fait dans Les Cousins Dalton où apparaissent ceux qu’il appellera « les quatre chevaliers de la bêtise : Joe, William, Jack et Averell ».

Jean-Jacques Sempé, Dessin pour Le Petit Nicolas fait du sport, 2014 © IMAV éditions / Goscinny–Sempé

Pilote, mâtin quel journal ! (1959-1973)

En 1959, Goscinny, Charlier, Uderzo et deux autres associés, lancent Pilote, le grand magazine illustré des jeunes. Le premier numéro contient les premières planches d’Astérix le Gaulois, imaginées en deux heures dans le HLM de Bobigny où Uderzo habitait. Auparavant les deux amis avaient eu l’idée d’adapter Le Roman de Renart, mais un projet concurrent les en empêcha. Astérix, lisible au deuxième degré par les parents, sort la bande dessinée du monde de l’enfance. La série devient un fait de société et s’affiche à la une de L’Express. Le journal Pilote représente, lui, une véritable révolution dans la presse jeunesse en associant bande dessinée et sujet d’actualité. Par des choix éclectiques et novateurs, cet hebdomadaire marquera l’histoire de la bande dessinée française. Dans ce premier numéro, on trouve des reportages sur la conquête spatiale, l’ascension de l’Everest et des conseils du footballeur Raymond Kopa, mais également Barbe Rouge et Les Aventures de Tanguy et Laverdure. Goscinny et Charlier devenus rédacteurs en chef recentreront le journal sur la bande dessinée. Ils ouvriront leurs portes à une nouvelle génération d’auteurs : Giraud, Cabu, Gotlib, Brétecher, Gébé, Reiser. René Goscinny possède le talent de repérer de jeunes auteurs dont il pressent le talent même si leur univers lui est incompréhensible. Il est capable d’aller contre ses goûts. Ainsi, lui, le petit juif au costume toujours impeccable accueillera Philippe Druillet, fils d’un collaborateur notoire, porteur de cuir et de bagues à tête de mort. En 1962, avec Tabary, il crée Les Aventures du calife Haroun el Poussah, d’abord pour le magazine Record puis pour Pilote sous le titre d’Iznogoud. En mai 1968, à la suite des événements, Goscinny est convoqué dans un café par une vingtaine de dessinateurs du journal, dont Giraud, Mandryka, Gotlib, Bretécher et Druillet, qui entendent faire évoluer leur statut. Il sortira de ce « procès quasi stalinien » profondément blessé et refusera à partir de ce moment de traiter directement avec les dessinateurs qu’il avait introduit dans le journal. En 1974, il quitte Pilote.

Walt Goscinny (1974-1977)

Du 4 octobre 2017 au 4 mars 2018, la Cinémathèque française rend également hommage à René Goscinny dans une exposition : Goscinny et le cinéma. Astérix, Lucky Luke et Cie. Du film Le Tracassin (1961) d’Alex Joffé dans lequel il écrit quelques gags pour Bourvil, en passant par Le Viager (1972) dont il est le scénariste jusqu’à La Ballade des Dalton (1978), l’œuvre audiovisuelle de René Goscinny se révèle particulièrement riche et protéiforme.
C’est Marcel Gotlib qui, connaissant son admiration pour le créateur de Blanche Neige et les Sept nains, lui donna cet affectueux surnom : Walt Goscinny. En effet, le panthéon cinématographique du père du Petit Nicolas est composé en premier lieu de Disney (pour lui le sommet de la perfection), puis de Laurel et Hardy (préfiguration du duo Astérix et Obélix) et de Buster Keaton. À propos de ce dernier, Goscinny racontait : « quand j’étais gosse et que j’avais de bonnes notes, mon père, pour me récompenser, m’emmenait voir Keaton. Et quand je n’étais pas sage, pour m’encourager, il m’emmenait encore voir Keaton. » Il faut ajouter une admiration sans borne pour le cinéma de John Ford et en particulier de « sa trilogie de la cavalerie » : Fort Apache, La Charge héroïque, Rio Grande. Admiration partagée avec Morris et qui nourrira Lucky Luke.
En avril 1974, le plus important studio de dessin animé de France et sans doute d’Europe ouvre ses portes : Les studios Idéfix. À sa tête, trois hommes : Georges Dargaud, Albert Uderzo et René Goscinny. Les deux auteurs qui n’ont pas apprécié l’adaptation, faite dans leur dos, d’Astérix le Gaulois (1967), entendent bien reprendre les rênes en mains. Ils embauchent à l’année (ce qui sera une erreur) une armée d’anciens collaborateurs de Georges Grimaud et s’installent dans de luxueux locaux. L’idée du premier film des studios vient d’Uderzo qui propose de transposer les douze travaux d’Hercule. Pierre Tchernia participe activement à l’écriture du scenario. Goscinny demande à la Chambre de commerce et d’industrie de Paris de créer une section cinéma d’animation en garantissant aux futurs étudiants du travail aux studios Idéfix. Cette section deviendra l’École de l’image Les Gobelins, aujourd’hui mondialement reconnue. Les 12 Travaux d’Astérix sortent en 1976 et connaissent un vif succès avec 9 millions de spectateurs. Durant de longs mois, le studio, faute de travail, tourne au ralenti jusqu’à la mise en chantier du prochain film : La Ballade des Dalton. Nourri de référence au western classique, le film rend également hommage à la comédie musicale américaine dans une légendaire scène de rêve due à l’absorption par les Dalton de champignons hallucinogènes. René Goscinny ne verra pas le film achevé. Faute d’activité et véritable gouffre financier, les studios Idéfix fermeront après ces deux films.

Le 5 novembre 1977, René Goscinny décède d’une crise cardiaque, chez son cardiologue après un test d’effort sur un vélo d’appartement. Son seul gag pas drôle ! Il avait 51 ans.
En 1978, le père du petit gaulois vif et teigneux reçoit, à titre posthume, un César d’honneur !

Autoportrait à la table à dessins, 1948 © Anne Goscinny / Institut René Goscinny.

Aborder la migration par la bande dessinée

Aborder la question migratoire par l’image permet de répondre à trois grandes questions :
Comment intéresser les élèves à l’actualité ? Comment les aider à développer des capacités d’analyse critique des images, plus particulièrement des images dessinées ? La bande dessinée de reportage est-elle un support attractif et efficace ?
Cela permet par ailleurs de mobiliser de nombreux points aux programmes et de mettre en œuvre de multiples compétences du socle commun. C’est ainsi que plusieurs actions menées par et avec les élèves du lycée professionnel Émile Zola d’Aix-en-Provence ont pu voir le jour autour de cette thématique au cours de mon année de stage, en 2016-2017.

Les programmes

Avant même de se lancer dans la construction effective d’activités pédagogiques, il était intéressant de se pencher sur les programmes de la 3e à la Terminale dans les disciplines de l’enseignement général : français, histoire/géographie et éducation morale et civique.
J’ai ainsi relevé tous les points d’entrée possibles concernant soit l’étude de l’image, soit la question migratoire.

En classe de 3e préparation professionnelle

Français : lire et comprendre des images fixes ou mobiles variées […] en fondant sa lecture sur quelques outils d’analyse simples.
Histoire : enjeux et conflits dans le monde après 1989 (nature des rivalités et des conflits dans le monde contemporain).
Géographie : l’Union européenne, un nouveau territoire de référence et d’appartenance ; la France et l’Europe dans le monde.

En classe de 2de

Français : la construction de l’information ; l’image.
Éducation morale et civique : égalité, différences, discrimination.
Géographie : les inégalités Nord / Sud.

En classe de 1re

Français : les philosophes des Lumières et le combat contre les injustices, la notion d’Humanisme ;
Géographie : les flux migratoires, les migrations internationales Nord / Sud.

En classe de Terminale

Français : identité, diversité (l’autre / la différence) ; différence de culture (doit-on renoncer à sa culture ?) ; transmission (qu’est-ce que je transmets de ma culture ?).
Géographie : l’Union Européenne et ses frontières ; l’espace Schengen.

Les compétences

Les compétences transversales, tirées du socle commun

• Des langages pour penser et communiquer : comprendre, s’exprimer en utilisant la langue française à l’oral et à l’écrit.
• Les méthodes et outils pour apprendre : coopération et réalisation de projets ; médias, démarches de recherche et de traitement de l’information (rôle de l’image).
• La formation de la personne et du citoyen : expression de la sensibilité et des opinions, respect des autres (lutter contre les préjugés et les stéréotypes, faire preuve d’empathie et de bienveillance).

Les compétences propres à l’éducation morale et civique

• Exercer sa citoyenneté dans la République française et l’Union européenne.
• Les enjeux moraux et civiques de la société de l’information (éthique, sens critique, travail en équipe).

Les compétences concernant l’éducation aux médias et à l’information

• Prélever l’information.
• Communiquer, échanger.
• Décrypter l’image, son langage, les émotions qu’elle suscite.
• Développer son esprit critique.
• S’informer, se documenter.

Bien que toutes ces compétences soient à développer par l’ensemble de l’équipe pédagogique, elles sont à mettre en perspective avec celles propres au professeur documentaliste, inscrites dans le Référentiel de compétences des enseignants de juillet 2013, où l’EMI représente la première de ses missions.

Les compétences propres au professeur documentaliste

Pour le professeur documentaliste, ce projet s’appuie en particulier sur la compétence D1 concernant la maîtrise des connaissances et des compétences propres à l’éducation aux médias et à l’information, et plus particulièrement :
• faciliter et mettre en œuvre des travaux disciplinaires ou interdisciplinaires qui font appel à la recherche et à la maîtrise de l’information ;
• accompagner la production d’un travail personnel d’un élève ou d’un groupe d’élèves et les aider dans leur accès à l’autonomie.

La compétence D4 mentionne également que le professeur documentaliste contribue à l’ouverture de l’établissement scolaire sur son environnement éducatif, culturel, ce qu’aborder une question de société et d’actualité permet tout particulièrement.

Nous ne pouvons ainsi que constater la transversalité d’un tel projet, riche, trouvant des portes d’entrée dans les programmes de chaque niveau et permettant de développer un grand nombre de compétences.

jungle © Un an à Calais, Loup Blaster. D. R.

Les activités pédagogiques

L’ensemble des activités proposées s’attache ainsi au traitement de la question migratoire, sujet très présent dans les médias, mais toutes ne convoquent pas l’image, car je souhaitais également explorer des approches plus directes et sensibles. Ainsi, avec un panel de propositions variées, les collègues de discipline peuvent choisir de s’impliquer dans celle qui leur conviendra le mieux. Par ailleurs, proposer du « clef en main » était une manière personnelle de palier au statut de stagiaire : il est parfois un peu long de développer des liens et des collaborations au sein d’une équipe, et construire un projet proposant de travailler autour de la bande dessinée et de la thématique des migrants me tenait tout particulièrement à cœur ; ce fut donc la solution choisie pour mobiliser le plus de personnes possible. Au final, trois professeurs de lettres/histoire/géographie se sont joints au professeur documentaliste pour faire vivre ce projet qui a débuté en janvier.

Tour d’horizon

Documentaire : Australie, la solution Pacifique
Ce documentaire, proposé par la plateforme Spicee et mêlant images vidéo et images animées, traite de la solution envisagée par le gouvernement australien face à l’arrivée des migrants : il les envoie sur de petites îles du Pacifique à des milliers de kilomètres de son territoire. La partie en images animées, réalisée par Lukas Schrank, a été primée au festival international de Melbourne en 2015. Elle met en relief le témoignage d’un réfugié à l’intérieur du camp de Manaus, d’où les journalistes sont exclus. Étude, avec une classe de Terminale, du choix du réalisateur de mélanger les deux genres d’images, et de la force qui se dégage ainsi du récit.

Exposition Un an à Calais
Cette exposition est un reportage dessiné de l’artiste Loup Blaster sur la situation des migrants à Calais. Un travail en amont a permis aux élèves d’être des acteurs pleinement impliqués comme commissaires de l’exposition, de découvrir les panneaux, de préparer des cartels, d’organiser l’accrochage, le vernissage, pour une visite guidée proposée à une classe de Terminale.

Panneau de l’exposition Un an à Calais © Loup Blaster. D. R.

Correspondance
Une correspondance est proposée avec des migrants volontaires du Centre d’accueil et d’orientation de Briançon (05). Une approche plus directe, concrète et sensible d’aborder ces chemins de vie.

Jeu Parcours de migrants
Il semblait intéressant et complémentaire d’inviter des acteurs informés sur la question migratoire et engagés aux côtés des demandeurs d’asile sur le territoire d’Aix-en-Provence. C’est l’objectif de l’intervention de la Cimade-Aix, autour d’un jeu qui permet de découvrir les raisons des migrations : de la demande de visa accordée ou non, à l’arrivée dans le pays d’accueil, il faut passer par la préfecture, l’Office français pour les réfugiés et apatrides (OFPRA), déposer une demande d’asile, qui sera acceptée ou refusée.

BD et migration : un parcours de lecture
• Sélection de bandes dessinées sur le thème de l’immigration, issue du fonds du CDI (cf. encadré).
• Étude de la bande dessinée L’Étrange de Jérôme Ruillier, avec une présentation de l’auteur et de son univers (retrouvez l’analyse de ce titre paru aux éditions L’Agrume dans le Cahier des livres du n°267 d’Intercdi, p. 51) : aborder la lecture d’image par des activités de manipulation pour reconstituer le scénario de planches, par exemple. Puis, si possible, organiser une rencontre avec l’auteur-illustrateur pour échanger autour de l’autre, de la différence, thèmes qui lui sont chers et qu’il développe dans ses œuvres. Un dossier a été déposé auprès de la DAAC, suite à l’appel à projets pour le « Soutien à la structuration du parcours artistique et culturel de l’élève ».

Une revue d’actualité dessinée : Groom
L’opportunité s’est présentée de travailler avec la classe de 3e prépa-professionnelle. Or nous ne disposions que d’une seule séance et la bande dessinée de Jérôme Ruillier semblait trop complexe pour être abordée avec eux en si peu de temps. J’ai donc choisi d’étudier deux planches tirées de la revue d’actualité dessinée Groom, qui présentait dans son numéro 3 un dossier sur les migrants. Les revues qui traitent entièrement d’actualité par la bande dessinée se sont développées ces dernières années, notamment avec l’arrivée il y a deux ans de La Revue dessinée, puis de sa petite sœur Topo pour les moins de 20 ans, et enfin Groom, l’équivalent pour les collégiens.

Zoom sur deux activités

Deux séances abordaient plus précisément le traitement de la question migratoire par l’image.

Exposition Un an à Calais de Loup Blaster
Cette exposition a été gracieusement mise à notre disposition par l’association Tous migrants de Briançon (05). Une convention a été signée avec l’établissement, incluant treize panneaux et un inventaire. Il était important que les élèves s’approprient l’exposition et s’impliquent pleinement dans le projet, en d’autres termes qu’ils soient acteurs de leur apprentissage. C’est ainsi une classe de 1re gestion-administration qui a joué les commissaires d’exposition.
Cinq séances de 2h ont été nécessaires, de la présentation du projet à la visite organisée pour une classe de Terminale. Elles se sont toutes déroulées au CDI, quatre avec le professeur de lettres/histoire, et une en présence des professeurs d’arts plastiques (1h) et d’anglais (1h).

Séance 1 – Présentation du projet
Introduction sur la notion d’actualité, et sur la manière dont s’informent les élèves, leurs connaissances du sujet des migrants, sous forme de brainstorming au tableau. Puis présentation du contexte de réalisation de l’exposition, de l’artiste Loup Blaster et première découverte des panneaux.

Séances 2 et 3 – Recherches et lecture d’images
Projection de « La jungle de Calais en 1 min » afin de remettre en contexte le projet et le travail du jour.
• Les recherches : le vocabulaire difficile et spécifique (exil, xénophobie, immigrants, réfugiés…) est relevé pour être explicité ; puis production de cartels, textes courts disposés à côté des panneaux d’exposition qui en mentionnent le titre ou précisent le sens d’un terme, ainsi que les noms des pays afin d’en réaliser les fiches d’identité (Soudan, Libye, Érythrée…).
• Lecture d’images dessinées : les élèves commencent l’exploration des panneaux dans leurs spécificités, les observent, les décrivent et les interprètent. Ils se succèdent par deux, présentent un panneau pour dire, dans un premier temps, ce qu’ils voient, c’est-à-dire proposer une description objective sans interprétation. C’est ce qu’on appelle la dénotation. Ils énumèrent toutes leurs observations, le décor, les personnages, les couleurs,
le montage…
Puis ils abordent la connotation, une interprétation de l’implicite, de ce que l’image leur suggère : le jeu des émotions, les impressions, les couleurs qui se dégagent de chaque panneau, ce que l’auteur donne à voir, ses intentions : les difficultés de vie, les doutes mais aussi la culture, le partage, l’espoir.
La présence du professeur d’arts est très appréciée, car il apporte son expertise en faisant des liens avec des notions abordées en cours, notamment sur la subjectivité de l’artiste, qui utilise le « je » comme pour un journal intime ou un journal de bord.

Séance 4 – Préparation J-7
Le travail est réparti entre quatre groupes pour finaliser la préparation. Les élèves sont libres de choisir leur atelier :
– l’accrochage de l’exposition sur les grilles du CDI ;
– la réalisation des invitations (sous Word) pour l’équipe de direction et la classe de Terminale GAA, ainsi que des affiches (sous Piktochart) pour communiquer les dates de l’exposition au sein de la cité scolaire ;
– la finalisation et l’installation des cartels et des fiches d’identité des pays ;
– l’écriture du fil conducteur de la visite.

Séance 5 – Jour J
– installation du buffet ;
– répétition du fil conducteur ;
– installation d’un arbre à mots, afin de recueillir un sentiment, une émotion, une image pour définir ce que les visiteurs retiennent de l’exposition ;
– accueil et visite de la classe de Terminale GAA.

Évaluation envisagée
Les critères sont l’investissement personnel que chaque élève mobilisera au service d’un projet collectif, la capacité à coopérer, à s’organiser dans le travail de groupe et à communiquer aussi bien à l’écrit dans les productions attendues qu’à l’oral lors des visites guidées. Toutes les productions seront évaluées sur le respect des critères de forme et de fond indiqués dans les consignes.

Bilan
La séance sur la lecture des panneaux a présenté des difficultés pour au moins deux raisons. L’ouverture du CDI, occasionnant une gêne mutuelle pour les élèves qui viennent sur leur temps libre comme pour la classe qui est dérangée par les va-et-vient incessants. D’autre part, deux heures sur l’interprétation des panneaux demandent une attention soutenue, or la capacité de concentration des élèves est faible. Cela souligne un point de vigilance à retenir dans l’organisation des tâches ; je pouvais tout à fait leur proposer en deuxième heure de finaliser les cartels et les fiches d’identité des pays.
L’intérêt de proposer à cette classe d’être commissaire d’exposition était de les intéresser à une question d’actualité bien sûr, et aussi de leur apprendre à s’investir et collaborer au profit d’un projet de groupe, projet qu’ils ont baptisé « Partir d’où l’on vient » afin de se l’approprier. Suivre une classe sur plusieurs séances était porteur, pour eux comme pour moi ; j’ai ainsi pu mieux les connaître, observer la manière dont ils s’engageaient et s’impliquaient dans le projet. Les échanges étaient nombreux, certes pas toujours en relation avec nos objectifs et il nous a fallu régulièrement les ramener à la tâche demandée, dans un brouhaha constant mais révélateur d’un enthousiasme et d’une énergie positive bien que parfois débordante. Bien sûr il aura fallu recadrer, mais ils ont participé à toutes les tâches, l’accrochage, la mise en place du buffet, de l’arbre à mots.
Cette action a été valorisante pour ces élèves du lycée professionnel qui souffrent d’un manque de reconnaissance par rapport à leurs camarades du lycée général. L’accueil des Terminales s’est fait avec professionnalisme, en présence du proviseur adjoint. Pour l’occasion, ils s’étaient entendus sur le port d’une chemise blanche et d’un pantalon sombre : ils étaient tous très élégants.
Il est difficile de mesurer précisément l’impact que cette exposition sous forme de bande dessinée de reportage a pu avoir en termes d’acquis. Mais il semble que leur attitude lors de la visite guidée peut être un indicateur. Ils se sont exprimés avec clarté, alors que la répétition avait été plus laborieuse ; ils ont peu consulté leurs notes, ce qui laisse supposer qu’ils ont mémorisé, donc intégré certaines notions et définitions spécifiques.

BD d’actualité : Sawa pas être facile

Il semblait pertinent de tester une approche de l’actualité par le biais d’une revue dessinée. Le n°3 de Groom propose un dossier sur les migrants, et notamment deux planches sur le parcours de jeunes Érythréens fuyant la dictature et le service militaire obligatoire pour traverser le Soudan et la Libye avant de s’embarquer sur la Méditerranée. Tout cela non sans une pointe d’humour, malgré la situation dramatique sous-jacente. Une distanciation que permet le dessin par rapport à une photo, plus réaliste et qui peut choquer.
Déroulement de la séance
La classe de 3e prépa-professionnelle est divisée en deux groupes. Le premier est venu au CDI, la séance a été difficile : en effet, le CDI doit rester ouvert (c’est une exigence de la direction), et il est difficile de mener à bien une séance dans ces conditions. On peut s’en accommoder, mais rarement s’en satisfaire… Je me suis donc déplacée dans une salle de classe pour la séance avec le second groupe.
Après une introduction et une présentation du contexte de la séance, les élèves forment des binômes auxquels sont distribuées deux planches de bande dessinée, découpées en bandes et qu’il leur faut reconstituer. Nous vérifions ensemble le scénario, retraçant le parcours des deux personnages, grâce aux mêmes planches imprimées au format A3 qu’ils viennent disposer au tableau, validées après échanges et discussions.
Puis ils sont interrogés : de quoi parle cette histoire, où se déroule-t-elle, afin de recueillir leurs premières impressions avant de les confirmer ou non par les réponses au questionnaire distribué dans un deuxième temps (retrouvez la fiche élève sur notre site www.intercdi.org).
Les élèves colorient sur une carte d’Afrique de l’Est le pays d’origine des deux personnages et nomment le continent afin de situer le contexte géographique, puis répondent aux différentes questions pour affiner leur compréhension de l’histoire.
Nous corrigeons ensemble le questionnaire avant de faire un bilan sur les éléments à retenir et de donner un titre personnel à la bande dessinée. Cette dernière activité me permet de vérifier l’acquisition par les élèves du contenu de la séance.

Deuxième planche de la bande dessinée Sawa pas être facile © Groom n°3 / Dupuis D. R.

Bilan
La séance avec le premier groupe a largement été perturbée par le contexte d’ouverture du CDI et par les allées et venues des élèves qui viennent réviser, et n’a ainsi pas permis d’aiguiser l’intérêt des élèves.
La séance avec le second groupe s’est en revanche déroulée avec beaucoup d’échanges, d’intérêt et de questions. Ceci pour plusieurs raisons : les élèves étaient moins nombreux, présentés par leur professeur comme appliqués et investis ; l’environnement clos de la salle de classe ; une meilleure contextualisation de ma part avec une introduction sur la Semaine de la presse, la manière dont les élèves s’informent, s’intéressent à l’actualité ; un changement de mon mode d’animation, fondé uniquement sur l’interaction.
Nous partons de la vision initiale des élèves sur les migrants : des gens sans papiers, qui viennent d’autres pays, qui sont pauvres. Nous verrons leur représentation s’élargir en fin de séance.
Plus de temps a été accordé à la reconstitution du scénario, favorisant les échanges sur sa compréhension. En quelques mots, ils expriment ce qu’ils ont compris du parcours des deux personnages.
Puis nous avons exploré ensemble le questionnaire, alors que le premier groupe y avait répondu individuellement, abordant les spécificités du genre de la bande dessinée plus en détail, guidés par des questions plus directives : comment peut-on comprendre ce récit alors qu’il n’y a pas de bulles ? Comment les émotions sont-elles évoquées ? Quel est le ressort comique de la dernière bande ?
Enfin, il leur est demandé de résumer en une phrase l’essentiel de cette histoire. Dans leurs propositions, ils associent finalement bien les causes de la migration et ses conséquences, c’est-à-dire la fuite et la mise en danger : on est en danger dans son propre pays, donc on fuit  ; mais en fuyant on se met également en danger. Nous observons ainsi une bonne compréhension et restitution du phénomène migratoire.
Cette expérience était très riche : les suivre dans leurs questionnements, les voir étudier l’image en profondeur, cherchant les signes qui font sens pour un bon enchaînement du scénario : les expressions des visages, les décors des différentes situations, les couleurs (nuit / jour), les émotions exprimées par les personnages… Autant d’indices qui leur ont permis de déduire, interpréter, construire, et surtout échanger, collaborer, discuter.
La reconstitution du scénario a bien fait appel aux trois composantes spécifiques de la bande dessinée (textuelle, iconique et plastique) que les élèves ont effectivement convoquées et utilisées pour résoudre cette situation problème.
Cette séance a ainsi atteint ses objectifs, au regard des trois critères fixés pour l’évaluation : la participation orale, l’écoute et le respect de la parole de l’autre ; la prise de notes dans le support ; la reconstitution du scénario réussie. Toutefois, une deuxième séance aurait été la bienvenue afin de réinvestir les acquis, consolider et enrichir cette exploration de la question migratoire en bande dessinée.

Propositions

Cette expérience d’aborder l’actualité par la bande dessinée est vraiment riche et gagnerait bien entendu à être affinée et approfondie. Elle n’est ici qu’une première expérience avec tout ce qu’elle comporte d’imperfections, de tatonnements, d’incertitudes mais aussi d’explorations, de belles découvertes et d’échanges.
L’envisager dans le Parcours d’éducation artistique et culturelle (PEAC) de l’élève serait une bonne opportunité de lui donner un peu plus de légitimité. Il semble qu’à bien des égards le projet autour de la bande dessinée présenté ici réponde aux exigences du PEAC. Nous avons trouvé des appuis dans le socle commun de connaissances, de compétences et de culture, ainsi que dans les programmes ; le PEAC prend corps dans les enseignements, autour de projets et de partenariats avec des acteurs et institutions de la vie artistique et culturelle (DRAAC, DAAC, musées, association, artistes, auteur…), ce que nous avons modestement mis en place avec la participation à l’appel à projet de la DAAC. Nous regrettons que notre dossier n’ait pas été sélectionné, il aurait permis la rencontre avec l’auteur-illustrateur Jérôme Ruillier. Néanmoins les élèves ont rencontré une œuvre, l’exposition, s’en appropriant les codes pour apprendre à exprimer des émotions, développer un jugement critique, un vocabulaire spécifique.
Un véritable partenariat avec le professeur d’arts plastiques nous permettrait d’investir la pratique de différentes techniques d’expression, en s’inscrivant dans une démarche de création et de réflexion, en construisant par exemple une carte en collage représentant le parcours de migrants.
Un autre prolongement possible serait d’inscrire ce projet dans le Parcours citoyen de l’élève. Car en choisissant d’explorer la question migratoire, c’est bien un enjeu citoyen qui se dessine : déconstruire les idées reçues, désamorcer les peurs et développer les compétences psycho-sociales de l’élève : l’empathie, la sensibilité, le vivre ensemble et l’ouverture sur le monde. L’occasion pour les élèves d’exercer un engagement citoyen au sein de l’établissement en organisant, pendant l’exposition, une journée d’actions et de sensibilisation à l’intention de leurs camarades.