Pour Michel Melot, dans La sagesse du bibliothécaire, à l’instar du marin qui aime se perdre dans l’immensité des océans, le bibliothécaire rechercherait l’ivresse de vivre parmi des milliers de livres, partagé entre l’orgueil de l’expertise de son conseil pour en avoir lu beaucoup et la modestie de savoir qu’il ne pourra jamais lire tous les livres. Pensez donc, on peut estimer que chaque année plus d’un million de nouveaux livres sont publiés !
Vous l’avez compris, pour ce numéro anniversaire, nous vous proposons la mise en abyme des bibliothèques dans les livres de nos bibliothèques. Or les bibliothèques ne se ressemblent pas à travers le monde : alors qu’en France elles se distinguent par leur politique d’animation culturelle, elles proposent dans les pays anglo-saxons de multiples services palliant l’insuffisance de nombreuses administrations, en particulier dans le social. Démocratiques, les bibliothèques sont tolérantes en se refusant au maximum à la censure, c’est pourquoi elles ne survivent pas aux dictatures… Aussi nous interrogerons-nous sur les multiples représentations du bibliothécaire et des bibliothèques qui sont données en littérature.
Une vision peu attrayante du métier
Hélas, au premier abord, force est de constater que la profession reste peu évoquée, car réputée peu sexy. Ainsi, dans les scènes se déroulant à la bibliothèque dans Les yeux de Leïla, avec le catalogue papier de l’époque, Tito campe un personnage cliché de la bibliothécaire à lunettes d’un certain âge. De même, notre collègue Pauline Delabroy-Allard, autrice du roman Ça s’appelle Sarah, choisit de ne pas mentionner le métier méconnu et embarrassant de sa protagoniste, pourtant à l’évidence le nôtre. Autre exemple en proie aux désordres amoureux, silhouette fragile mais d’une volonté à toute épreuve, vêtue de couleurs fades, la bibliothécaire est représentée, dans le roman Le mec de la tombe d’à côté de Katarina Mazetti2, comme sortant d’études universitaires avec un salaire bas proportionnellement, dotée d’une vaste culture générale et débordant de projets pour ses usagers et la ville. Or ce n’est pas à la bibliothèque mais au cimetière que Désirée fait la connaissance de Benny, agriculteur célibataire, en se recueillant sur la tombe de son mari.
La gent masculine n’est pas en reste dans Le Grand amour du bibliothécaire… Drôle de bibliothécaire en effet que celui du village de Tire-la-Chevillette : Fulbert est tellement maniaque qu’il préfère épousseter des étagères vides, et garder enchaîné, pour être consulté sur place, le seul livre dont il a fait l’acquisition, pour ne pas avoir à en racheter un s’il venait à être volé ! Aussi entasse-t-il les billets que lui donne le maire, sans en dépenser un seul, ce qui ne laisse pas d’intéresser trois brigands. Seul l’amour pour une jolie lectrice va faire sauter les verrous de ce célibataire névrosé. Un court récit hilarant ! À l’opposé, dans son Etrange Bibliothèque, Haruki Murakami imagine un inquiétant bibliothécaire qui emprisonne un jeune lecteur dans une geôle située tout au fond d’un labyrinthe…
Enfin, choisir de devenir bibliothécaire, ne serait-ce pas embrasser une carrière par défaut, celle d’un écrivain qui n’a jamais su passer à l’acte ? C’est à cette vocation manquée que Gudule associe sa bibliothécaire dans son roman jeunesse éponyme : le narrateur y fait la connaissance d’une jeune voisine dont il tombe amoureux, qui n’est autre que le personnage autobiographique d’une bibliothécaire qui aura consacré sa vie à chercher le livre lui permettant de devenir écrivain. Il aide la jeune fille dans cette quête, et, ce faisant, ils entrent réellement dans les histoires des livres qu’ils consultent.
Des bibliothèques labyrinthes qui s’avèrent des refuges
Ce concept est plus ou moins repris dans La Bibliothèque de minuit de Matt Haig, où la narratrice entre dans la vie que lui offre chacun des livres qu’elle choisit. En effet, quand Norah Seeds se suicide, elle se retrouve à son grand étonnement dans une bibliothèque où elle se réfugiait plus jeune. La bibliothécaire, qui semble être l’alliée qu’elle avait eue au collège, lui apprend que chacun de ces livres, aux couvertures identiques, lui permet, dès qu’elle en entame la lecture, d’essayer l’une des vies qu’elle aurait eue si elle avait fait un choix différent à un moment donné de sa vie. Mais si les décisions peuvent sembler meilleures, elles entraînent aussi d’autres conséquences qui lui échappent complètement, comme la mort de sa meilleure amie, de sa mère, etc. Parmi toutes les vies possibles qui s’ouvrent ou se sont fermées suivant ses choix, quelle est celle qui la rendra la plus heureuse ?
Toute une carrière n’a pas suffi à la bibliothécaire de Gudule pour trouver le livre qui lui aurait ouvert la voie de l’écriture, toute une para-existence dans une bibliothèque-purgatoire ne suffirait pas non plus à Norah pour expérimenter chacune de ses vies possibles, et cela pour une bonne raison, selon Jorge Luis Borges, c’est que la littérature n’est autre qu’une forêt en perpétuelle croissance, ou mieux, une sorte de labyrinthe vivant. Labyrinthes donc, mais surtout refuges pour de nombreux lecteurs et lectrices qui viennent y trouver un peu de sérénité et de réconfort, loin du tumulte de la vie et des autres.
Dans Kafka sur le rivage de Haruki Murakami, le jeune Kafka Tamura fugue à cause de la terrible prédiction de son père, et trouve refuge dans une belle bibliothèque privée. Un roman hypnotique, absolument étrange et fabuleux, aux bibliothèques conçues comme des havres de paix, mais dont les bibliothécaires semblent n’avoir pour fonction que d’ouvrir et de fermer les portes…
Après avoir été dans un premier temps un refuge contre le harcèlement, la bibliothèque devient le théâtre de la transformation de Eliott qui parvient à affronter son bourreau dans le truculent roman jeunesse Eliott et la bibliothèque fabuleuse de Pascaline Nolot. Eliott, en effet, court à perdre haleine pour échapper à la terrible Charlie de l’école et à ses deux sbires jumeaux. Il s’endort dans une salle, à l’abri des regards, et, à son réveil, un chat donne l’alerte en parlant, des rats mécaniques le capturent et le bibliothécaire tatoué, musclé et rocker le plus cool de l’univers se révèle être le directeur de la Brigade des Rats de la Bibliothèque. Accusé d’espionnage, Eliott est alors condamné à remplir plusieurs missions spéciales extrêmement dangereuses. Et si l’accomplissement de ces missions donnait à Eliott suffisamment confiance en lui pour ne plus être victime de harcèlement ? Quelques bonnes trouvailles, comme l’armée des rats mécaniques poussant des chariots de livres abîmés, font de ce court roman un agréable moment de lecture, drôle et original.
Des bibliothécaires médiateurs du livre
Même si les bibliothèques sont souvent perçues comme des refuges éventuels par nos lecteurs et les auteurs, elles sont heureusement animées dans quelques livres par le professionnalisme de bibliothécaires ou des professeurs documentalistes passeurs de lecture.
Ainsi, même s’il n’est qu’un personnage secondaire dans le roman Scintillation de John Burnside, le bibliothécaire fou du nom de John, lecteur maladivement frénétique et fumeur de joints, joue un rôle de mentor auprès du narrateur Léonard.
Le Vampire du CDI de Susie Morgenstern, l’un des rares à nous mettre à l’honneur, reste incontournable. Jean-Charles Victor, jeune lauréat du CAPES de documentation, arrive à sa première affectation, dans un collège alsacien. C’est drôle et léger, et tellement réaliste malgré l’exagération de certains aspects que l’on s’y reconnaît sans peine : le principal qui ne connaît pas notre fonction, qu’il juge superflue – il y en a ! – versus le professeur documentaliste, cette personne un peu farfelue qui rivalise d’idées pour faire lire les élèves.
Le maître des livres d’Umiharu Shinohara séduira des lycéens fans de mangas et de littérature. Honteux de ne pas réussir aussi bien que son père, Myamoto s’abrutit au travail pour ne pas avoir à rendre visite à ses parents. Un soir, déjà passablement ivre après avoir fêté la fin d’année avec ses collègues, il découvre par hasard une bibliothèque pour enfants encore ouverte, « La rose trémière ». Le bibliothécaire, Mikoshiba, qui n’a pas la langue dans sa poche, l’accueille vertement avant de lui demander de l’aider à ranger les livres. Myamoto tombe alors sur le conte La montre musicale de Nankichi Niimi, qui le renvoie à la montre que son père lui a donnée et qu’il estime ne pas mériter. Étonné de la coïncidence avec sa propre vie, il interroge Mikoshiba qui lui répond : « Ce n’est pas toi qui choisis les livres mais les livres qui te choisissent ». Dès lors, Myamoto devient un habitué de la bibliothèque où il fait la connaissance des autres bibliothécaires et des usagers. Le Maître des livres invite à considérer la lecture comme vecteur de transformation d’autrui. Il permet de redécouvrir les classiques de la littérature internationale. Les débats entre les protagonistes nous offrent une belle vision des métiers du livre, qui fait chaud au cœur. On a parfois envie d’afficher ces passages en les agrandissant sur nos murs ! Une série très atypique, qui nous montre l’exemple d’une bibliothèque privée au Japon ouverte au public.
La bibliothèque, enjeu politique, et des bibliothécaires censeurs
La lecture comme vecteur d’émancipation, d’éveil au sens critique… Voilà qui n’est pas du goût des dictateurs, aussi les bibliothèques ont-elles longtemps été et sont-elles toujours des enjeux de pouvoir. Et la vision poussiéreuse d’un bibliothécaire gardien des livres va de pair avec une vision politique de l’accès aux livres, et donc au savoir. Les bibliothécaires s’érigent alors en censeurs et cherchent à maintenir les autres dans l’ignorance, en leur imposant de fausses vérités.
Umberto Eco en a fait le sujet du Nom de la rose, un roman policier médiéval se déroulant en 1327, dans une abbaye bénédictine : ancien inquisiteur, le franciscain Guillaume de Baskerville, secondé par le narrateur Adso de Melk, enquête sur les assassinats de moines en rapport avec une bibliothèque dont l’accès leur est interdit, et dont les salles octogonales, construites dans un véritable labyrinthe parsemé de leurres et de pièges, rappellent la Bibliothèque de Babel imaginée par Borgès. Sa méthode de classement qui correspond à l’ordre chronologique d’arrivée des manuscrits dans l’inventaire, est donc connue du seul bibliothécaire.
On retrouve l’idée de cette soif de connaissances des bibliothécaires, allant jusqu’à son contrôle, dans la série jeunesse en quatre tomes Alcatraz contre les effroyables bibliothécaires de Brandon Sanderson. Alcatraz Smedry ne cesse de changer de parents adoptifs. À ses treize ans, il reçoit un curieux colis à son nom contenant un sac de sable, et la visite de son grand-père jusqu’alors inconnu. Ce dernier lui apprend que le fait de casser tout ce qu’il touche depuis sa naissance est un talent propre à sa famille et qu’il doit sauver le monde des infâmes bibliothécaires aux lunettes en écaille ! Là encore, les bibliothécaires détiennent le pouvoir, car ils possèdent l’information, le savoir, et ce sont même eux qui créent des fake news !
Hélas, plus sérieusement, Didier Daeninckx, dans son polar Ethique en toc, évoque l’infiltration dans les bibliothèques universitaires de personnes d’extrême droite : « Celui qui dit l’histoire contrôle le présent et agit sur l’avenir » (p. 83). Il lie les spécialités scabreuses d’hommes de pouvoir avec la montée en puissance de thèses négationnistes. Ici deux volontés s’opposent : celle d’une marée humaine qui tente de sauver des flammes, puis de l’eau, les livres de la Bibliothèque et partant, tout un pan de l’Histoire, et d’autre part celle d’hommes de l’ombre qui cherchent, ce faisant, à gommer des faits historiques pour réécrire l’Histoire.
Les bibliothèques, un enjeu de pouvoir aussi vieux qu’elles… Dans Livres en feu, Lucien X. Polastron dresse l’historique des bibliothèques incendiées, dévastées parce que enjeux de pouvoir, à commencer par celle d’Alexandrie. Un incendie qui rappelle l’incipit de Fahrenheit 451, ce roman-phare de Ray Bradbury, datant de 1953, une dystopie qui nous projette dans une société qui a condamné la lecture et les livres. Les résistants forment à eux tous une bibliothèque, chacun ayant mémorisé un livre ou une partie de livre : un espoir demeure, faisant songer au proverbe africain « Un vieillard qui meurt, c’est une bibliothèque qui brûle. »
Une vision militante
Heureusement, les bibliothèques peuvent aussi renaître de leurs cendres par la seule volonté d’une poignée de personnes. On retrouve cette vision militante de livres rares à conserver coûte que coûte dans La Bibliomule de Cordoue, la dernière bande dessinée de Wilfrid Lupano, avec Léonard Chemineau au dessin. À Cordoue, le bibliothécaire Tarid et la copiste Lubna, tous les deux esclaves, risquent leur vie pour sauver de l’autodafé les livres de la deuxième plus importante bibliothèque du monde. Ils dérobent la mule d’un ancien disciple de Tarid, voleur d’un livre de valeur venu se racheter une conduite, qu’ils assomment. Le lendemain, Lubna sauve Marwann de la noyade infligée par les gardes du vizir et ils rattrapent Tarid parti avec la mule récalcitrante, croulant sous le poids des livres… Le scénariste imagine ici, à partir d’un probable autodafé des livres de la prestigieuse bibliothèque de Cordoue, au moment du retour à l’obscurantisme religieux, deux esclaves et un voleur risquant leur vie pour sauver des livres originaux des flammes. Un chouette coup de cœur.
Sauver les livres papier, non pas du feu, mais du tout numérique, c’est la mission d’Argus dans le roman jeunesse de science-fiction La guerre des livres d’Alain Grousset. Nommé maître-conservateur par l’Empereur, Argus a entrepris la conservation de milliards de documents, menacés par l’hypertechnologie, le tout numérique. Il accueille sur sa planète-livres, Libel, un réfugié ennemi, Shadi, jeune pilote de la Sécession, lequel comprend peu à peu la passion qui anime les bouquinistes, relieurs, traducteurs, imprimeurs à l’ancienne… Dans cet agréable récit d’aventures space opera, l’auteur rappelle combien le toucher, la matérialité physique des livres papier restent importants dans une civilisation technologique qui aurait tendance à vouloir les faire totalement disparaître au profit de « l’hyperéseau » et des seuls livres numériques.
Sauver les livres de la censure constitue le combat mené dans la série manga Library wars de Kiiro Yumi : dans un futur alternatif, le gouvernement japonais juge néfastes certaines lectures et décide de les censurer au moyen d’un comité d’amélioration des médias. Mais les bibliothécaires défendent parfois au prix de leur vie leurs livres, revues et journaux : ils finissent par faire voter la loi de sauvegarde des bibliothèques, et créent, pour assurer leur protection, un corps paramilitaire…
Sauver les livres, c’est aussi sauver notre part d’humanité sous la dictature, en pleine guerre ou dans un univers carcéral, nous élever à une meilleure conscience de soi, des autres et du monde. C’est la leçon que nous donnent des résistants syriens. Delphine Minoui nous en apporte le témoignage dans un essai captivant, Les passeurs de livres de Daraya : une bibliothèque secrète en Syrie. À l’âge de 21 ans, Ahmad, en ouvrant un ouvrage de psychologie en langue anglaise trouvé dans une maison, a le sentiment d’ouvrir la porte du savoir et de s’échapper de la routine du conflit. Il est parcouru du même frisson de liberté que lors de sa première manifestation contre Bachar-al-Assad. Commence alors une collecte dans les maisons abandonnées, une véritable chasse aux livres. Un projet de bibliothèque publique voit le jour, alors que sous Assad, Daraya n’en a jamais eue. Cet ouvrage passionnant retrace une foi inébranlable dans les livres, « ces armes d’instruction massive qui font trembler les tyrans ».
C’est également la leçon que nous donne Edita Adlerova dans La Bibliothécaire d’Auschwitz d’Antonio Iturbe, un roman tiré de la véritable histoire de cette tchèque courageuse âgée de 14 ans, recrutée par monsieur Fredy Hirsch pour une mission bien particulière au bloc 31 du camp d’Auschwitz : devenir la bibliothécaire clandestine attitrée du quartier des enfants.
Terminons par la série manga en cours Magus of the library de Izumi Mitsu, chez Ki-oon, qui dès l’incipit annonce : « Protéger les livres c’est tout simplement protéger le monde ! ». Foin du cliché de la vieille bibliothécaire au chignon et aux lunettes, tant au contraire ces belles filles intelligentes, les Kahunas, y sont admirées comme des super-héroïnes, en particulier par Shio. Grand lecteur et bibliophile, ce garçon métis aux « vilaines » oreilles pointues se réfugie dans la lecture clandestine face au harcèlement raciste des garçons de son âge et à l’interdiction du directeur faite aux « pauvres » de fréquenter la bibliothèque du village, par peur du vol. Quand des Kahunas sont envoyées par la bibliothèque centrale d’Afshak dans son village et lui laissent un livre, la vie de Shio Fumis bascule : il veut passer le très exigeant concours de bibliothécaire, souvent réservé à une élite intellectuelle féminine, pour, comme elle, avoir pour mission suprême de protéger et réparer les livres. Sept ans plus tard, Shio part pour la capitale des livres, rencontre d’autres postulants passionnés, et passe les épreuves. Les meilleurs pourront choisir leur affectation… Magus of the Library est un bel hommage rendu au métier de bibliothécaire vu comme une espèce de mage, tout en distillant dans ces aventures une histoire du patrimoine écrit, des réalités de terrain et des détails de conservation. Un manga coup de cœur, évoquant la vocation de bibliothécaire, l’amour des livres, et la volonté de démocratiser la lecture et la culture pour les ouvrir à tous.
Parions que, dans cette lancée, une meilleure représentation sera faite de notre belle profession. Et « comme la plupart des amours, l’amour des bibliothèques s’apprend » phrase de l’érudit Alberto Manguel, extraite de La Bibliothèque la nuit (Avant-propos, p.17.) dont on ne saurait que trop conseiller la lecture et qui explore de manière érudite, en partant de la sienne, les problématiques inhérentes aux bibliothèques.