Quelle école pour les surdoués ?

Daniel Moatti : Quels sont les signes, les indices, voire les manifestations permettant de reconnaître un enfant surdoué ? Cette reconnaissance est-elle fondamentale pour la suite de la scolarité de ce dernier ?
Kathleen Tamisier : Déceler le « surdouement » intellectuel d’un enfant revient à repérer tout un ensemble de signes ou d’indices. Des auteurs proposent des grilles permettant de dégager de nombreuses similitudes entre les enfants surdoués. Il nous faut toutefois rester extrêmement prudents et ne jamais oublier que le seul caractère commun à tous les surdoués est leur quotient intellectuel (QI) élevé, égal ou supérieur à 125, la moyenne se situant aux alentours de 100.
Issu d’une enquête sociologique, mon ouvrage démontre que les spécificités de l’enfant surdoué s’affirment au quotidien, dans sa scolarité, ses loisirs et ses centres d’intérêt. Il apparaît nettement une curiosité sans limite, un humour cinglant parfois très jeune, un intérêt certain pour la difficulté, une remise en question permanente du monde qui l’entoure, une extrême sensibilité, une solitude liée à ses sources d’intérêt (énergie nucléaire, chimie, pour un enfant de 8 ans…). Le surdoué possède un langage élaboré, une habileté linguistique et un usage de la lecture précoce. Très curieux, l’enfant précoce veut connaître le pourquoi de tout. Il n’aime pas la routine. Son plaisir semble résider dans l’innovation et profile une préférence pour la nouveauté. Et lorsqu’un sujet l’intéresse réellement, il fait preuve d’une mémoire assez importante. Il cherchera alors des réponses dans les livres et les médias, sans méthode de travail, refusant toute démarche méthodologique que l’on peut lui imposer.
De même, l’enfant précoce éprouve de grandes difficultés à s’intégrer dans un groupe d’enfants de son âge. L’enfant surdoué va préférer la compagnie des adultes, des personnes plus âgées que lui ou des autres surdoués.

Comment les enfants surdoués réagissent-ils dans une classe « lambda » ?
Premier constat, et pas des moindres : le surdoué réagit de manière assez violente par ennui face à un programme scolaire destiné aux enfants « normaux ». C’est l’uniformité pédagogique qui génère cet ennui. Les résultats de mon enquête tendent à prouver que le surdoué qui suit un rythme scolaire trop lent va s’ennuyer, rêvasser et rater un certain nombre d’informations importantes qu’il devrait tout de même recevoir. C’est ainsi que par inattention, il pourra obtenir des notes médiocres ou insuffisantes, commencer à douter de ses capacités, se croire incapable de réussir.
Les enfants surdoués, en général, rechignent devant les tâches répétitives et ont besoin d’être stimulés intellectuellement. Dans le cas précis où le rythme et la richesse de l’enseignement ne répondent pas à ce besoin, leurs réactions sont très variées. Ils peuvent ainsi adopter des conduites qualifiées de déviantes. En effet, certains enfants prennent la voie de l’agitation, perturbent la classe et entrent dans l’escalade (punitions, remarques, indiscipline), ce qui leur renvoie une image très dévalorisée d’eux-mêmes.
On peut estimer qu’il existe une inadéquation entre l’enfant surdoué et le système éducatif traditionnel. On peut mettre en avant un certain nombre d’arguments : « les classes sont faites par âge », alors qu’un « enfant surdoué est multi-âge ». L’école juge selon un critère qui ne leur ressemble pas : un bon élève est un élève sage (discipliné), attentif, qui excelle à apprendre par cœur ses leçons, ce pour quoi le surdoué a peu d’envie et rencontre beaucoup de difficultés. De plus, le surdoué attend de l’école qu’elle lui enseigne un maximum d’informations et les moyens d’y accéder ; son attente est conséquente. S’il ne trouve pas en classe ce qu’il est en droit d’obtenir, il peut devenir agité, difficile à supporter, porté par un fort sentiment de frustration.
L’échec scolaire apparaît alors comme le stade ultime de la désadaptation de l’enfant surdoué. Dans la grande majorité des cas, l’ennui conduit en effet l’enfant à l’échec scolaire ; cela peut paraître paradoxal, mais être un enfant surdoué ne conduit pas forcément à la réussite scolaire.

Comment les enseignants perçoivent-ils ce phénomène récent ? En effet, ce sujet n’est évoqué en milieu scolaire que depuis deux décennies.
Tout au long de la rédaction de cet ouvrage, je me suis intéressée sans complaisance au rôle des professeurs face aux enfants surdoués, et plus précisément à la difficile reconnaissance du surdoué par un corps enseignant parfois sceptique. Les enseignants jouent pourtant un rôle majeur dans l’intégration et le bien-être du surdoué au sein de leurs écoles et leurs classes.
Il faut rappeler le niveau d’engagement très relatif de la France dans la prise en charge des enfants surdoués. Des expériences sont menées, mais il s’agit d’initiatives locales, sans aucune position officielle. Il apparaît que les préoccupations d’un État qui souhaite repérer, de manière précoce, les enfants dotés d’un fort potentiel pour préparer la relève de ses élites intellectuelles, n’induisent pas les mêmes dispositifs que la volonté de donner à chaque élève toutes les chances d’exploiter pleinement ses potentialités et de l’aider à surmonter ses difficultés.
Dans notre pays, le manque de structures et d’accompagnement scolaire des enfants surdoués laisse les enseignants en plein désarroi. Le système éducatif prévoit l’encadrement d’un certain nombre d’enfants en situation marginale, mais il méconnaît trop souvent le surdoué.

Faut-il nécessairement créer des structures scolaires spécifiques dédiées à ces enfants ?
Le système scolaire classique ne semble pas du tout adapté aux besoins de l’enfant surdoué. La grande majorité des parents enquêtés pensent que l’école est une « véritable galère pour les surdoués », et qu’il faudrait des écoles spécifiques avec des loisirs réguliers adaptés.
La quasi-majorité des parents déplore l’inaptitude de l’enseignement traditionnel à assurer le bon développement du potentiel des enfants surdoués, dans la mesure où il distribue un savoir standardisé, routinier et conventionnel, lequel ne semble pas aider les jeunes surdoués. Les parents dénoncent le système, comme le fit Albert Einstein des années auparavant. Le théoricien de la relativité avait lui aussi dénoncé avec une grande vigueur le rôle néfaste de l’enseignement traditionnel, qu’il accusait d’être un frein à la création spontanée et d’étouffer la curiosité pour la recherche.

Que deviennent-ils dix ans après la sortie du système scolaire ? Pouvez-vous nous décrire rapidement quelques parcours de vie ?
C’est un constat terrible, mais sortant du système scolaire, les surdoués s’évanouissent dans la nature. On perd leur trace, et leur échec d’insertion est souvent patent. Non reconnus, non insérés, non valorisés et surtout « sous-utilisés » par la société, ils rentrent dans le rang, sauf à développer un talent particulier (art, création…) qui sera reconnu… ou non. Cet échec n’est pas le leur ; il est institutionnel, social, et politique même.

En 2006, vous aviez déjà consacré un premier ouvrage à ces enfants (Les Enfants surdoués sont-ils condamnés à réussir ?) ; dix ans plus tard, vous revenez à ce sujet ; pourquoi ?
Mon premier ouvrage abordait les problématiques liées à l’enfant surdoué. Dix ans plus tard, ce second opus ouvre la réflexion sur les familles qui vivent au quotidien avec un enfant surdoué. Mon ambition a été de conduire une recherche spécifiquement sociologique du « surdouement » intellectuel, alors que ce domaine est plutôt le champ de prédilection de la psychologie. Ce travail, qui s’en démarque sans renier l’indéniable apport des approches psychologisantes, espère en ce sens être innovant. En tout cas, j’ai entrepris une démarche d’interprétation proprement sociologique dans la construction de l’objet, la problématisation et les méthodologies utilisées.
Ce travail s’est attaché à décrire précisément les processus sociaux par lesquels le « surdouement » intellectuel d’un individu est reconnu socialement, ainsi que les conséquences de cette reconnaissance sociale au sein de la sphère familiale. J’ai examiné les étapes et les tournants des parcours des parents dont l’enfant a été diagnostiqué comme surdoué, ainsi que leurs stratégies pour faire face à ce phénomène. Nous avons vu que les familles disposent de certaines compétences parentales dont ils vont se servir à bon escient pour permettre à l’enfant de s’épanouir et d’utiliser son potentiel intellectuel. L’étude a permis de montrer que la parentalité et la compétence parentale, loin d’être des données naturelles, résultent d’une construction, d’élaborations psychiques passant par des phases précises et repérables, qui requièrent un certain nombre de paramètres. Car devenir parents d’un enfant surdoué nécessite la mise en perspective d’un « travail » spécifique, qui peut, dans le meilleur des cas, aboutir à une expertise.
À partir des récits de vie des familles et de nombreux entretiens, j’ai analysé le processus que constitue l’activité de parents d’un enfant surdoué dans sa dimension temporelle. Ainsi, contrairement au cliché qui voudrait que tout lui réussisse, l’enfant surdoué se comporte souvent comme un cancre, une ancre tirant l’ensemble du navire familial vers le fond. Et c’est bien de naufrage, ou de galère, dont on peut parler pour certaines familles où l’enfant surdoué accapare à lui seul 80 % de l’attention et du temps de ses parents, au détriment de ses frères et sœurs.
Il ressort de ces parcours de vie l’évidente difficulté que représente la scolarité de l’enfant surdoué pour les parents. Notre société manque de structures scolaires, parascolaires et sociales adaptées à ces enfants « hors normes ». D’emblée, on peut noter un parallèle entre le « surdoué » et le « handicapé ». Que l’on soit doté d’un quotient intellectuel élevé ou, au contraire, que l’on soit relégué au bas de l’échelle, il en résulte, dans les deux cas, une difficulté à trouver sa place et à s’y sentir bien. Lorsque l’on n’entre pas dans un cadre préétabli et que les cursus, les besoins et les envies s’éloignent des données dites « traditionnelles », il devient difficile de trouver un équilibre. Les « scolaires politiquement corrects » semblent bénéficier de plus d’avantages. Certains surdoués semblent même résignés à ne pas faire de « vagues », à vouloir se « fondre dans le moule ». L’objectif étant de rester dans les élèves moyens pour ne pas être remarqué.
Percevant très rapidement les limites du pouvoir de l’Éducation nationale et du « savoir » de ceux qui rejettent l’idée même de don, les parents choisissent de collaborer avec ceux qui, tout en apportant leurs compétences, savent les comprendre. Il s’agit, par exemple, de certains psychologues, ou plus vraisemblablement d’autres parents d’enfants surdoués « passés par là ». Les parents apprennent leur nouveau rôle de parents d’enfants surdoués, qui se mobilisent, qui n’hésitent pas à déménager, à élaborer des stratégies.
Contre tout préjugé inclinant au fatalisme sociologique, les parents de milieux populaires s’intéressent autant que les autres à la scolarité de leurs enfants. Le simple fait d’avoir un enfant surdoué change la donne de départ. Certes, ils se distinguent par leurs manières spécifiques de pratiquer le suivi scolaire. Et le sentiment de rencontrer de réelles difficultés à faire face est très présent. Toutefois, les familles défavorisées comptant un surdoué jouent le jeu de l’alliance avec les enseignants et tentent de faire « bouger » les choses. Ces familles nous sont apparues pleines d’espoir, vigilantes, s’efforçant d’assurer à la maison une certaine continuité avec le travail de classe, allant souvent jusqu’à recourir à des stratégies « post-scolaires » permettant à l’enfant « d’obtenir sa nourriture intellectuelle ».

In fine, l’analyse a permis de montrer que les familles se battent pour trois enjeux.
Tout d’abord, elles désirent que soit donnée la priorité à la reconnaissance et au développement de l’enfant surdoué en tant que personne à part entière : privilégier la personne, cela veut dire la protéger de jugements hâtifs et biaisés, de préjugés qui contribuent à fabriquer le processus d’exclusion. Il s’agit alors pour les parents que soient contextualisées les évaluations dont l’enfant va être l’objet, que soient relativisées les exigences strictement scolaires de standardisation, de notation. Cette centration sur l’enfant surdoué suppose également que soient prises en compte les compétences et les possibilités réelles de celui-ci, et pas seulement ses déficiences. Cette attention privilégiée portée à l’enfant conduit même certains parents à se rendre plus attentifs au bien-être général de l’enfant, plutôt qu’à ses seules notes comme indicateurs de progrès.
Ensuite, ils veulent susciter l’implication des enseignants et, au-delà, de tous ceux qui peuvent contribuer à la réussite et au « mieux-être » de l’enfant : ils vont chercher par tous les moyens à obtenir l’attention et l’aide nécessaires à leur démarche.
Enfin, ils souhaitent obtenir la reconnaissance de leurs propres compétences, en tant que parents. En effet, ces parents doivent s’engager dans un processus complexe d’acquisition et de démonstration de leurs compétences, notamment auprès des enseignants. Les familles affirment ainsi la légitimité d’un droit de regard sur l’éducation d’un enfant qui n’est pas la propriété de l’institution. Les professionnels connaissent bien l’ambivalence de cette exigence : parfois, les parents attendent de l’institution et de ses professionnels une toute puissance réparatrice, et parfois, ils reprochent à ces mêmes professionnels leur omnipotence vécue comme intolérable.

J’espère que mon livre, qui fourmille de témoignages, d’anecdotes et d’analyses empiriques permettra aux parents, enseignants, éducateurs, de saisir cette question du « surdouement » dans sa fascinante complexité.