Au mieux, parler d’addiction aux écrans de la jeunesse des pays développés crée la polémique, défraye les chroniques journalistiques, mais n’est pas réellement pris au sérieux par nombre de spécialistes. En France, Le Monde a consacré de nombreux articles aux usages et mésusages d’Internet par les adolescents. Souvent une forme d’angélisme technologique parant le numérique de grandes vertus est servie aux lecteurs comme en témoigne « Le Monde, Culture et Idées » de mai 2014 présentant un dossier « Les ados à découvert »4 avec des titres et contenus très rassurants :
• « L’utilisation d’Internet par les adolescents, c’est l’exercice d’un contre-pouvoir » ;
• « La capacité de ne montrer de soi que ce qu’ils ont envie d’exposer » ;
• « Les jeux vidéo apparaissent comme une autre façon de jouer et les risques restent cantonnés à une très petite minorité. »
La journaliste Katia Vilarasau dans le Fémina magazine du Figaro d’août 2008 déculpabilise les parents qui achètent des jeux vidéo à leurs enfants. En effet, citant divers spécialistes, elle précise que ces jeux favorisent la socialisation, subliment les pulsions agressives, développent l’intelligence5. Le quotidien gratuit 20 minutes, relatant des recherches menées par Lawrence Kutner et Cheryl K. Olson de la Harvard Medical School Center for Mental Health and Media, reprend cette hypothèse tout en mettant en garde les parents, non contre l’abus des jeux vidéo, mais contre les risques de non-socialisation des enfants qui n’y jouent pas6. En réalité, les journalistes ne font que reprendre les avis d’experts ayant leurs entrées médiatiques. Plus de trois ans après la parution de son ouvrage consacré aux jeux vidéo, Qui a peur des jeux vidéo ?7, Serge Tisseron, psychiatre et écrivain, affirmait que les parents ne devaient pas paniquer devant la violence des jeux en ligne et que l’addiction était un phénomène très rare8. De son côté, la sociologue Sylvie Octobre, commentant une étude du National Literacy Trust démontrant la chute de la lecture chez les jeunes Anglais, soutient que les adolescents ne lisent plus car ils utilisent abondamment Internet, mais elle limite le sérieux de la situation en expliquant qu’ils développeraient d’autres compétences9. Par ailleurs, Patricia Greenfield, dans la prestigieuse revue Réseau, affirmait que les jeux vidéo étaient un bon moyen de socialisation cognitive10.
Mais les inquiétudes des parents et des enseignants devant la multiplication d’effets collatéraux dus aux mésusages juvéniles d’Internet et les conséquences tant sur les résultats scolaires, dont la baisse spectaculaire apparaît sous la forme d’un terrible recul de notre pays dans les enquêtes internationales PISA11, que sur des comportements devenus peu sociaux, ont suscité la prise en charge médicale de la cyberaddiction juvénile. La multiplication de centres d’accueil spécialisés depuis 2006, date d’ouverture du premier centre de soin à Marmottan sous la responsabilité du docteur Véléa12 et d’un autre à l’hôpital Cochin, à la maison des adolescents, dite « Maison de Solenn », par le docteur Vachey, prouve que le concept de cyberdépendance ou de cyberaddiction, longtemps nié, devient une réalité médicale admise. Les écrans numériques dans leur ensemble dévorent en effet le temps de nos enfants. Toutefois, la sous-estimation constante de ces faits entraîne la paralysie des politiques publiques.
La cyberdépendance, une approche médicalisée
Effectivement, la question reste ouverte : la cyberaddiction est-elle une addiction au même titre que les addictions avec des substances comme l’alcool, le tabac, les drogues ? Dès le début, ce débat passionné a été généré par les craintes affichées des éducateurs (professeurs et parents) désemparés par une distanciation des liens familiaux et des résultats scolaires en chute libre. Comment admettre et prouver que la dépendance aux jeux vidéo mérite d’être reconnue au même titre que les autres addictions ? La dépendance ne s’arrête plus aux domaines avérés et facilement circonscrits de l’alcool, du tabac et des drogues. Si la vocation et le magnifique travail de Claude Olivenstein13 auprès des drogués ont connu la renommée, la reconnaissance d’une dépendance sans produits était bien plus délicate et difficile à faire admettre au sein du corps médical. Cependant, c’est parmi les médecins et les psychothérapeutes que cette reconnaissance a pris forme. L’évocation d’une addiction sans produit est reconnue à la suite de l’apparition de signes et de symptômes Toutefois, les travaux d’Aviel Goodman repris, en France, par Isabelle Varescon Professeur de psychologie à l’Université de Paris V et auteur de plusieurs ouvrages14, 15 permettent de mieux cerner les caractéristiques de cette maladie. Certes, il est question de jeux, mais de nos jours les jeunes joueurs agissent essentiellement dans le monde virtuel. En 1990, le célèbre psychiatre américain, Aviel Goodman est le premier à déceler, décrire et diagnostiquer de façon scientifique la cyberdépendance aux jeux vidéo selon les quatre critères suivants :
• le jeune cyberdépendant se trouve dans l’impossibilité de résister aux impulsions et à l’attrait du jeu ce qui entraîne la répétition du comportement addictif ;
• il ressent une sensation croissante de joie et de tension à l’approche du jeu ;
• son plaisir et son bien-être se renforcent durant la durée du jeu ;
• et enfin, il perd le contrôle de soi ce qui l’empêche de s’arrêter de jouer dans les limites du raisonnable.
Isabelle Varescon complète cet ensemble par des indices et symptômes supplémentaires. Le jeune addict reste constamment préoccupé par le jeu, de façon obsessionnelle, même en dehors des périodes consacrées aux jeux vidéo. Le jeune joueur, en dépit des meilleures résolutions, ne peut s’arrêter de jouer après un temps fixé. Il tente vainement de réduire, de contrôler et d’abandonner le jeu, mais le comportement devient compulsif. Le temps consacré aux jeux vidéo réduit sa vie sociale, familiale, scolaire et professionnelle. Tout en ayant conscience des enjeux et des perturbations sociales, financières, psychologiques ainsi que de la possible dégradation de son état de santé, le joueur est obligé de jouer plus intensivement pour obtenir un plaisir constant et son comportement s’altère gravement. Cette altération s’accompagne d’agitation ainsi que d’irritation rejaillissant sur son entourage immédiat. L’ensemble de ces symptômes dure plusieurs mois16.
Dans une enquête menée auprès d’adolescents, de préadolescents et de leurs parents, Pascal Lardellier et moi-même avons recueilli de précieux témoignages, parfois poignants, parfois amusants qui confirment tant l’étendue de la cyberaddiction que ses conséquences « déstructurantes » et déstabilisatrices sur le jeune impliqué et sur son propre entourage familial, amical, scolaire, voire sportif17. En effet, l’un des jeunes témoins interrogés expliquait que, non seulement il avait facilement accès à des jeux en ligne réservés aux adultes, mais qu’il avait été aussi sanctionné par ses parents et par l’équipe éducative de son collège à cause de son comportement de plus en plus agressif en classe, surtout à l’encontre des filles, y compris de sa sœur. Cet enfant (12/13 ans) connu auparavant pour son calme, sa pondération, son amour du sport reconnaissait que sous l’influence de jeux violents, il changeait d’attitude vis-à-vis de son environnement social, amical et familial. Abandonnant son sport favori, il admettait qu’il lui était impossible de se contrôler. Ses parents avouaient leur désarroi. Autre exemple plus amusant : à la suite d’une situation semblable qui durait depuis près de huit ans, un adolescent plus âgé (16 ans) a brutalement délaissé les jeux vidéo. Jusqu’alors, rien n’avait pu le convaincre, ni les discussions avec ses parents, avec ses grandes sœurs, avec les enseignants, mais l’arrivée d’une jeune fille bien réelle dans sa vie et un choix douloureux à faire « tu restes avec tes jeux ou tu es avec moi » l’ont finalement déterminé à agir, à s’amender et à en finir avec les écrans. Dernier point intéressant de notre enquête, les filles aussi naviguent et prennent part à cet univers virtuel et violent. Certes, elles sont moins nombreuses, mais elles sont bien présentes.
Des écrans « chronophages » face à la vraie vie
Ce n’est pas un hasard si les premiers à soulever et à identifier le problème de la cyberaddiction ont été les enseignants et les parents. Les premiers ont ressenti peu à peu une sorte de désintérêt de plus en plus grand de la part des élèves pour les activités scolaires. Le proviseur du lycée professionnel Léonard de Vinci à Nantes avoue que la confiscation d’un portable en classe, ne serait-ce que pour une heure, peut très vite dégénérer en confrontation violente entre professeurs et élèves18. Les parents voient leurs enfants s’enfermant de plus en plus souvent dans leur chambre, reliés au monde par l’intermédiaire des écrans (l’hikikomori au Japon). Jean-Luc Vénisse, Professeur de médecine et chef du service d’addictologie du Centre hospitalier de Nantes, considère que les parents ont bien du mal à imposer des limites aux usages constants des outils technologiques de communication et qu’ils se trouvent démunis face à un phénomène récent19. Enfin le Monde Magazine a consacré un dossier intitulé « Ados accros, parents à cran face aux écrans.20 » Toutes les observations concordent, une grande partie de la jeunesse se construit et s’identifie à travers les usages et les mésusages du numérique connecté comme l’affirme Nicolas Oliveri auteur d’un ouvrage comparant les comportements numériques respectifs du jeune Français et de son homologue Japonais, l’otaku21. Danièle Manesse et Danièle Cogis, chercheuses à l’Institut national de la recherche pédagogique, suggèrent que l’usage immodéré des textos (SMS) déconstruit l’orthographe et freine son apprentissage. Pour beaucoup la vraie vie est sur le Net, sur les réseaux sociaux et les jeux massivement collectifs avec l’emploi d’avatars comme dans le Grand Theft Auto ainsi que le soutient le chercheur québécois, Jean-Paul Lafrance, dans son dernier ouvrage La Civilisation du clic.22
Le sommeil fuit, le temps passé devant les écrans devient très inquiétant, car nous avons à faire à un phénomène de masse. Catherine Vincent reconnaît que, d’après une enquête réalisée en 2009 dans notre pays par TNS Sofres, 90 % des jeunes de 12 à 17 ans possèdent un téléphone portable muni d’un appareil photo numérique, 86 % d’entre eux envoient des photos avec leur téléphone, 74 % échangent également des vidéos23. Puis reprenant à son compte une autre étude du Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Crédoc) de 2012, la journaliste signale que 80 % des adolescents fréquentent un réseau social, 92 % d’entre eux naviguent sur Facebook et autres réseaux, déposant textes, photos intimes, vidéos, musiques pour 74 % d’entre eux24. Ces chiffres expliquent et corroborent les recherches de l’universitaire italienne Enrica Funini auprès d’adolescents italiens de 12 à 14 ans qui passent en moyenne 6 h 30 pour les garçons et 5 h 40 pour les filles devant leurs écrans, ordiphones25 (smartphones), ordinateurs et télévisions. L’utilisation constante de l’ordinateur, l’usage immodéré des messageries instantanées et des jeux en ligne sont des activités « chronophages ».
En 2005, les enseignants français s’inquiétaient en constatant que les adolescents « sont complètement absorbés [par le Net] comme on peut l’être par une drogue ». Didier Amran, professeur au lycée Rodin à Paris, consultant ses élèves sur leurs emplois du temps remarqua que ces derniers passaient plus de 24 heures hebdomadaires sur leurs écrans d’ordinateur26. En 2014, donc très récemment, d’après une enquête menée dans deux collèges de la région parisienne par le réseau « Morphée », 54 % des collégiens utilisent leur téléphone portable durant la nuit. Ils le cachent sous leur oreiller et le mettent sur alerte/vibreur, de façon à être réveillés par une alarme silencieuse, que les parents n’entendent pas, et pouvoir répondre instantanément à leurs amis. Les nuits sont plus courtes, deux heures de sommeil perdues en vingt ans27.
Les échanges massifs via Internet aujourd’hui quantifiés montrent combien la vie actuelle dépend du Réseau des réseaux. Chaque jour, 118 milliards de courriels28 sont transportés par le Net, soit 82 millions de mails par minute ; toujours par minute, 20700 blogs s’affichent, 13400 nouveaux sites apparaissent, 208000 photographies sont postées et 24030 téléchargées, 2,3 millions de requêtes transitent par Google, 1,7 million de contenus sont partagés sur Facebook et 278000 gazouillis sur Twitter. La très grande majorité des échanges sur les réseaux sociaux est l’œuvre de la jeunesse. Le poids des activités numériques des préadolescents et des adolescents est énorme.
Une sous-estimation constante et la paralysie des politiques publiques
Ce phénomène de masse touche aussi le plus jeune âge, les premières navigations sur le Net s’effectuent en effet vers six ans avec l’accompagnement des parents, les premiers pas en solitaire ont lieu vers huit ans. Cependant, le manque de réaction des pouvoirs publics face à une situation plus qu’alarmante ne s’explique que par une véritable paralysie gouvernementale et administrative. La question du « pourquoi » de cette situation mérite d’être posée.
En réalité, il existe au sein de l’élite politique, pédagogique et économique un ensemble de raisons qui entraîne une sous-évaluation des dangers liés aux usages et mésusages intensifs d’Internet par notre jeunesse. Le poids de l’imaginaire numérique, la facilité communicationnelle que permet la distribution d’outils numériques par les élus, et l’importance du secteur économique, autorisent un essai de réponse à l’interrogation posée ci-dessus. Le poids de l’imaginaire numérique issu de la science-fiction américaine (Isaac Asimov, David Bischoff) marque la naissance du « Digital Native » ou de « l’enfant de l’ère numérique » utilisant les outils numériques bien mieux que les adultes, parents ou enseignants.
Isaac Asimov, biochimiste américain, spécialiste des fonctions cérébrales dont l’ouvrage The Human Brain, its capacities and functions édité en 1963 a été traduit en France et publié en 1965 sous le titre Le Cerveau29 est devenu l’un des plus grands auteurs de science-fiction. Tout naturellement, il a conceptualisé, en 1950, « le cerveau positronique » que nous appellerions aujourd’hui « le cerveau électronique ». Tous ses romans de science-fiction ayant trait aux robots suivent un schéma bien précis lié aux trois lois fondamentales de la robotique :
• Première loi : Un robot ne peut porter atteinte à un être humain, ni, restant passif, laisser cet être humain exposé au danger ;
• Deuxième loi : Un robot doit obéir aux ordres donnés par les êtres humains, sauf si de tels ordres sont en contradiction avec la première loi ;
• Troisième loi : Un robot doit protéger son existence dans la mesure où cette protection n’est pas en contradiction avec la première loi.
Dès lors l’humanité est protégée, les robots ne pouvant pas lui nuire. Bien au contraire, ils aident et éduquent les humains30. Un autre auteur américain d’anticipation permet de lier les concepts de cerveaux électroniques et de la grande supériorité des jeunes dans leur utilisation. En effet, David Bischoff, publie en 1983, War Games. Réussite littéraire, puis succès cinématographique et commercial avec la vente de jeux vidéo, ce livre met en scène le jeune David Lightman. Héros de dix-sept ans, ce jeune homme est un « hacker », un pirate de l’informatique qui domine si bien les ordinateurs et les réseaux qu’à partir d’un ordinateur de son collège, il pénètre dans le réseau de la défense nationale des États-Unis et croyant jouer avec un esprit électronique, déclenche les mécanismes de protection des USA. À la veille d’un affrontement nucléaire entre la Russie soviétique et les États-Unis, David, surdoué de l’informatique, bloque le conflit naissant en dépit de l’incapacité d’adultes, scientifiques ou militaires, ne comprenant pas les mécanismes de la pensée du réseau électronique de la défense des USA. Enfin reconnu par ses professeurs, il devient l’enseignant d’informatique et de jeux électroniques de son collège31 ; accessoirement, il entraîne dans cette aventure la jeune Jennifer et l’on devine la fin. Apparaît dans cet ouvrage un nouveau schéma, celui de l’enfant né à l’époque des ordinateurs. Cette coexistence depuis la tendre enfance avec les cerveaux électroniques lui permet de les dominer facilement là où les adultes se montrent incapables de compréhension. C’est donc à l’enfant d’expliquer aux adultes la manière d’agir et d’interagir avec les machines communicantes
Ce qui aurait pu se limiter à un grand succès de librairie va avoir un impact inattendu sur des scientifiques qui vont reprendre et développer le concept d’une supériorité innée des jeunes utilisateurs d’outils numériques connectés.
Les premières expériences réelles mettant en relation les écoliers, les enseignants et les ordinateurs ont eu lieu, ce n’est pas une surprise, aux États-Unis. L’un des premiers comptes rendus provient de Seymour Papert, mathématicien au laboratoire d’intelligence artificielle du Massachusetts Institue of Technology sous la forme d’un ouvrage dense et complexe Mindstorms children, computer and powerfull ideas édité en 1980. La version française, publiée un an plus tard, porte le titre de Jaillissement de l’esprit, ordinateurs et apprentissage32. La première de couverture de ce livre affiche une image destinée à frapper les esprits. Une petite fille en chemisier rouge travaille devant un ordinateur. Cependant, et c’est ce qui fait la force de cette illustration, l’écran de l’ordinateur est baigné d’une douce lueur bleutée et envoie vers le visage, les yeux et le cerveau de la jeune écolière des lettres, des chiffres et des schémas de couleur jaune nimbés dans une apaisante tache verte. Plusieurs messages restent liés à cette image :
• L’enfant est attentive ;
• Son visage reste serein ;
• Les couleurs émanant de l’ordinateur, le bleu pâle, le jaune pâle et le vert pâle légèrement fluorescents marquent la douceur.
L’enfant, grâce à l’ordinateur devient le bâtisseur de ses propres structures intellectuelles en accumulant un vaste savoir par une communication aisée et agréable avec la machine. Apprendre devient une source de plaisir à l’inverse de l’enseignement scolaire traditionnel qui s’appuie sur la contrainte33.
Un autre auteur anglo-saxon suscite notre attention, Marc Prensky, consultant en éducation proposa en 2001 un nouveau concept, celui de « l’ère numérique » et de ses composants humains.
L’humanité se répartit en deux groupes inégaux, les natifs de l’ère numérique (Digital natives) et les immigrés de l’ère numérique (Digital immigrants)34. Les natifs de l’ère numérique sont nés après 1990, avec l’Internet branché à leur domicile comme dans leurs écoles. En fait, Marc Prensky développe le schéma proposé 21 ans auparavant par David Bischoff, celui de ces enfants accompagnés depuis leur naissance par les technologies de l’information et de la communication. Ils les dominent complètement et se jouent des difficultés d’accès aux sites ou des problèmes posés par l’utilisation des outils numériques. Comprenant les bienfaits du travail en réseau, ils réagissent très rapidement aux informations reçues en passant d’un système à l’autre. Les immigrants de l’ère numérique sont essentiellement les enseignants qui sont nés bien avant l’avènement de l’ère numérique et qui doivent apprendre à travailler avec Internet et les outils informatiques qui leur sont peu familiers, d’où un retard vis-à-vis de leurs élèves qui peuvent ainsi se sentir très nettement supérieurs à leurs maîtres. Les natifs de l’ère numérique devenant les tuteurs des immigrants renversent les rapports entre professeurs et élèves.
Aussi incroyable que cela paraisse, ce concept de « digital natives ou natifs de l’ère numérique » a influencé durant une décennie entière l’ensemble des politiques éducatives du monde occidental. La France, en particulier ses élites, a cédé au mythe du jeune apprenant facilement grâce à l’informatique connectée et devenant le tuteur numérique de ses parents comme de ses enseignants. Dans un rapport parlementaire, le sénateur David Assouline, soutient que « les jeunes sont le fer de lance de la révolution numérique » et qu’ils se servent mieux des outils numériques que les adultes35. Les hauts fonctionnaires ne sont pas en reste, Guy Pouzard en 200036, Jean-Louis Durpaire et Guy Menant37, depuis, ont œuvré en tant qu’Inspecteurs généraux pour que le système scolaire s’empare du numérique.
Devant les bienfaits annoncés, les élus locaux ont massivement investi dans le numérique éducatif, les départements et les régions ont été à la pointe de ces investissements, équipant des salles entières d’ordinateurs en réseaux connectés à Internet, distribuant généreusement tableaux blancs numériques aux enseignants, ordinateurs portables, clefs USB et tablettes numériques aux élèves. À chacune de ces distributions, les élus posent devant le photographe avec l’enseignant devant des élèves attentivement penchés sur les écrans d’ordinateurs ou de tablettes. Ces images sont bien présentes sur les sites officiels des Conseils régionaux ou départementaux38. Le cadre scolaire se prête bien à cette communication autocélébrante analysée par Raphaël Drai39 qui conjugue la pédagogie, la sagacité des élus et les technologies de l’information et de la communication au service des enfants.
Cependant les résultats scolaires des élèves français entrent dans un cycle de baisse constante depuis 1987 (enquêtes PISA), année de l’introduction massive des ordinateurs et des consoles de jeux dans les chambres des enfants. Or la corrélation entre la cyberaddiction et la chute drastique des résultats scolaires n’est jamais abordée dans les discours publics des responsables politiques et pédagogiques. Voici un début de réponse : après avoir tant investi financièrement dans les technologies numériques, il reste bien difficile d’avouer que l’on a fait fausse route afin de revenir à des approches plus raisonnables et plus réalistes. Faire comprendre qu’Internet n’est pas neutre et que les enfants et adolescents peuvent en être victimes n’est pas simple. Catherine Blaya, explique dans un ouvrage récent que 40 % des élèves ont été victimes de cyberharcèlement40. Un exemple bien connu illustre ce propos : le happy slapping, qui consiste à filmer et à poster sur le Net la violente agression par gifles d’un élève choisi au hasard, mobilise les équipes de la vie scolaire dans nos collèges41.
Pourtant les Américains et les Anglais ont admis leurs erreurs taillant dans les dépenses du numérique éducatif. Ils mettent en œuvre une forte politique de prévention42. En France, nous ne sommes qu’au début d’une prise de conscience43.
La paralysie des pouvoirs publics transparaît au travers d’une sous-estimation systématique des dangers des usages juvéniles de l’Internet, par des annonces contradictoires comme les déclarations prévoyant une révolution pédagogique à l’apparition de chaque nouvel outil numérique et par l’éparpillement de mesures préventives diverses telle l’ouverture par le Ministère de l’Éducation nationale d’un site dédié au cyberharcèlement avec des numéros téléphoniques d’appels d’urgence44. Actuellement, vouloir vérifier ces usages numériques juvéniles et le temps passé par les adolescents devant les écrans en menant des enquêtes dans les collèges relève d’une mission très complexe rendue difficile par l’accumulation d’obstacles administratifs. Comment peut-on expliquer ce refus d’analyse, ce rejet des alertes et la stigmatisation des lanceurs d’alertes ? Au-delà des mythes, une autre réponse possible est à rechercher dans le développement du secteur de l’économie numérique.
En effet, Éric Besson, Secrétaire d’État au développement de la France numérique a lancé un ambitieux plan en 2008 : « La France numérique 2012 »45. Le secteur des jeux vidéo occupait une place de choix dans les prévisions, il s’avère sept ans plus tard que c’est l’une des rares réussites économiques françaises. La France est devenue le deuxième producteur au monde de jeux vidéo, le premier pays consommateur d’Europe. Il est hors de question pour les gouvernants et les élus de remettre en cause une industrie nationale qui génère 3 milliards d’€ de bénéfices, 60000 emplois et dont 80 % de la production part à l’exportation46. En fait, le couronnement du plan d’Éric Besson « la France numérique 2012 » a un coût sociétal, la cyberdépendance des jeunes et le désarroi des éducateurs, parents et enseignants, face à la réactivité minimum des pouvoirs publics.