Les professeur.e.s documentalistes sont un maillon essentiel de la chaîne du livre. Notre rôle de passeur est au cœur du métier et en fait la richesse. Certain.e.s d’entre nous souhaitent également être en amont de cette chaîne en devenant écrivain.e. Nous les avions rencontré.e.s dans un précédent numéro (InterCDI 262-63). Sandrine Leturcq, quant à elle, est non seulement professeure documentaliste et autrice, mais également depuis peu éditrice. Elle nous fait part de cette passionnante aventure.
Sandrine Leturcq, en 2018, vous avez décidé de créer une maison d’édition à vocation nationale. Quelle singularité éditoriale voulez-vous développer ?
Notre maison d’édition a été créée en février 2018 sous la forme d’une association autour d’une idée commune, la volonté de promouvoir la création, l’échange et la rencontre littéraires et artistiques. Elle accompagne en amont ses auteurs, souvent en émergence.
Et en aval elle voulait se rendre visible dans des espaces où on ne la voit pas habituellement, et favoriser ainsi une approche populaire en accompagnant le livre dans des espaces ouverts : festival de musiques, salon du bio, échanges en live entre auteurs et lecteurs sur Internet à l’occasion de sorties officielles. Carnets de Sel désire, dès que ce sera possible, organiser des échanges artistiques et littéraires citoyens via des événements réguliers.
Avec qui avez-vous mené ce projet ?
Nous nous sommes lancés dans l’aventure à trois : Clément Sayous, Julien Crosnier et moi-même. Depuis plusieurs années, Clément et moi avions envie de monter une maison d’édition associative. Julien a provoqué notre rencontre et favorisé la création de la maison d’édition en février 2018 sur un mode associatif. Depuis 2019, Julien Crosnier et moi-même dirigeons la maison d’édition et ses collections avec l’appui d’un comité de lecture.
Pourquoi ce nom : Carnets de sel ?
À l’origine (depuis septembre 2005), je rédigeais des carnets de lectures, de rencontres et de voyages sur un blog plutôt littéraire, intitulé Carnets de sel (http://carnetsdesel.fr/blog/). « Carnets » car j’ai toujours des dizaines de carnets chez moi, pour noter tout : des voyages, des lectures, des extraits, des œuvres vues dans les musées, des idées de textes… « Sel » pour, comme Hergé, relier les deux initiales de mon prénom et de mon nom. Et puis, le sel, c’est le sel de la vie, l’échange… Cela prenait finalement beaucoup de sens. Avec cette nouvelle aventure qui commençait, j’ai choisi de mettre ce blog en pause, en me tournant vers Babelio et Instagram (Carnets de lectures), mais la charge de travail parallèle m’a également fait arrêter ces activités chronophages de chroniqueuse.
Au moment où nous avons voulu créer une maison d’édition, Clément Sayous, Julien Crosnier et moi, nous avons cherché pendant plusieurs mois, presque un an, un nom pour cette maison d’édition, et le nom de Carnets de sel nous a paru finalement être le meilleur choix, une maison d’édition qui d’une part n’hésite pas à mettre son grain de sel, à s’engager, et d’autre part qui constitue ce petit grain qui relève le goût de lire.
Avez-vous suivi une formation aux métiers de l’édition ? Est-ce nécessaire ?
Nous n’en avons pas suivi, non. J’avais pour moi la formation universitaire littéraire et l’expérience de 20 ans de notre métier, qui connaît tout de même bien le livre ! Et puis je connaissais les relations presse en faisant des chroniques depuis très longtemps aussi dans le Cahier des livres.
Clément Sayous est graphiste, créateur de sites internet et vidéaste, ce qui nous a permis de créer une belle charte graphique pour nous identifier, d’avoir un site internet et de commencer notre chaîne Youtube, avec un jingle, etc.
Julien Crosnier a 20 ans d’expérience dans le secteur culturel et l’économie sociale et solidaire (ESS), et il a accompagné pendant de nombreuses années des artistes en développement pour leur trouver un modèle économique. Il a par ailleurs une maîtrise en gestion.
Nous embrassions donc à nous trois les trois aspects incontournables du métier d’éditeur. Depuis le départ de Clément, Julien a consacré du temps à se former sur Adobe InDesign et au vocabulaire technique permettant les relations avec l’imprimeur.
Enfin, nous avons tous une activité artistique (écriture, danse, musique…), ce qui peut nous permettre d’entretenir une relation privilégiée avec les auteurs.
Pour parler comme un banquier, quel était votre business plan ?
Notre activité est pour l’instant peu risquée, car nous n’avons pour le moment aucun salarié, notre business plan a consisté et consiste toujours à rentabiliser chaque titre en nous appuyant sur des campagnes de précommandes et sur des demandes de subventions. Nous avons obtenu des aides sélectives en région centre Val de Loire (CICLIC) et pour un de nos prochains ouvrages une aide du Centre national du livre. Il s’agit d’aides sélectives dont nous ne pourrions pas nous passer pour publier nos livres et faire connaître la maison d’édition.
Quand le moment sera venu, c’est-à-dire quand notre catalogue sera un peu plus étoffé et que Carnets de sel sera mieux reconnue par les acteurs de l’édition, un premier emploi sera créé.
Sur quels critères avez-vous choisi votre imprimeur ? Quelle attention particulière portez-vous à la fabrication de vos livres ?
Nous avons un imprimeur par type d’ouvrage publié. Nous avons choisi une Scop dans le Morvan, Laballery, pour les ouvrages brochés tels que les romans et les essais. Pour la bande dessinée nous travaillons avec Lesaffre qui est un imprimeur belge avec une belle notoriété dans la BD. Les albums jeunesse représentent les ouvrages les plus coûteux et les plus noyés dans l’offre souvent imprimée à grand tirage et en Chine, pour obtenir de moindres coûts. Nous avons choisi un imprimeur européen qui fabrique de beaux ouvrages reliés. Les imprimeurs français sont pour l’instant trop chers au vu de nos tirages modestes : dès que nous pourrons économiquement produire tous nos ouvrages en France, nous le ferons.
Par qui êtes-vous distribué, où peut-on trouver vos livres ?
Les éditions Carnets de sel sont distribuées par Amalia, diffuseur indépendant, que nous avons rencontré lors d’un des rares salons auxquels nous avons pu participer depuis la crise sanitaire. (http://www.amalia-diffusion.com/)
Vous pouvez, par ailleurs, trouver nos livres en commande auprès de votre libraire ou sur notre site web www.carnetsdesel.fr
Comment faites-vous connaître Carnets de sel ?
La période COVID a freiné et freine toujours nos velléités au niveau de notre présence dans les espaces publics, festivals, salons… même si nous avons réussi à être présents sur quelques festivals maintenus (BD Boum, l’Autre monde, Livre O cœur…).
Néanmoins, nous envoyons des exemplaires à la presse régionale et nationale. Nous sommes bien identifiés par la presse régionale (quotidien, radios, France 3) ; nous avons obtenu des chroniques jeunesse sur Ricochet et Télérama a mentionné notre bande dessinée dans les 15 BD à offrir pour Noël 2020. Le Graal de la profession ! Par ailleurs, nous travaillons aussi avec un professionnel des droits à l’international.
Enfin Canal BD nous a largement soutenus lors de la publication de notre bande dessinée sur tout le réseau national des librairies spécialisées.
De quelle façon choisissez-vous les livres que vous éditez ?
Fin 2018, pour lancer la maison d’édition sans avoir encore reçu de manuscrit, j’avais fait une commande à Marceau Chenault, après avoir lu l’une de ses publications professionnelles, un essai de vulgarisation hybride sur le qi gong. Le temps qu’il rédige cet essai, nous avons aussi, au tout début, choisi l’un de mes romans qui a essuyé les plâtres, puisque nous n’étions absolument pas connus, sans diffuseur, et qu’il donnait à penser aux libraires qu’il s’agissait presque d’autoédition. Ce n’est plus du tout le cas depuis. Peu à peu les manuscrits arrivent, nous demandons aux auteurs d’envoyer un pdf à manuscrit@carnetsdesel.fr pour leur faire faire des économies. Nous recevons surtout des récits jeunesse et des romans, rarement des essais et des projets de bandes dessinées. Nous essayons enfin d’alterner les sorties dans les différentes collections : roman, jeunesse, BD, essai, jeunesse, recueil de nouvelles.
Pourquoi avoir choisi d’éditer des livres de nature aussi différente qu’un roman, un essai, une bd, des nouvelles ?
C’est un choix tout à la fois téméraire et original que nous avons assumé dès le début. Nous ne savions pas alors à quel point il nous serait reproché, notamment par les institutionnels. En effet la plupart des maisons d’édition se spécialisent dans un domaine pour, par la suite, une fois bien installées sur leur modèle économique, ajouter une par une des collections. Le fait d’ouvrir notre catalogue à quatre collections était un pari risqué, car cela signifiait réussir à être identifié par les libraires alors que nos sorties étaient éloignées de plus de 6 mois pour chaque collection. Pourquoi avoir fait ce choix ? Parce que cette maison d’édition a été créée par rapport à ce que nous aimions lire, à ce que nous avions envie de défendre, et nous ne voulions pas nous retrouver enfermés à l’intérieur d’un genre ou d’un thème, comme on nous l’a pourtant suggéré.
Comment rémunérez-vous vos auteurs ?
Nous les rémunérons en droits d’auteurs avec en sus des avances sur droit que nous ne leur défalquons pas. Nous leur redistribuons 10 % par exemplaire vendu, ce qui fait partie des rémunérations honnêtes ; ils peuvent aussi nous acheter nos ouvrages avec une remise de 40 % pour les revendre au prix du livre. Le contrat d’édition leur est favorable, puisque nous avons choisi celui proposé par la SDGL et l’avons encore amélioré dans leur sens, pour ne pas les « emprisonner chez nous ». Ainsi la cession des droits de leur ouvrage n’est que de 5 ans ; ensuite, s’ils sont plus connus, ils peuvent aller ailleurs ou rester chez nous. Et enfin, nous leur établissons un contrat par droit accordé : droit pour le texte en France, un autre contrat pour le livre numérique plus tard, un autre contrat pour la traduction de l’ouvrage, etc. etc.
Après trois ans de fonctionnement, quels bénéfices (je ne parle pas de bénéfices financiers) avez-vous retiré de cette expérience ?
Une bien meilleure connaissance des rouages de la chaîne du livre et des solutions alternatives qui émergent, afin de questionner par exemple :
Le rapport auteur/éditeur ;
La coopération entre acteurs, au-delà des enjeux financiers ;
Les enjeux écologiques du secteur ;
La juste répartition de l’argent générée par la création.
Quelles erreurs faut-il éviter ?
1/ Ne pas trop écouter les sceptiques, mais écouter les acteurs de terrain passionnés : si l’on croit en son projet éditorial, se fier à son intuition, moteur pour avancer, mais prendre en considération les avis des libraires, éditeurs et autres professionnels passionnés.
2/ Ne pas brûler les étapes, une maison d’édition indépendante a besoin de temps pour s’affirmer.
3/ Ne pas forcément créer une maison d’édition en pensant à une éventuelle reconversion professionnelle, mais plutôt faire cela par passion et voir si la sauce prend.
Quels sont les projets de Carnet de sel ?
En 2022 nous avons publié un album jeunesse, L’Enfant au pinceau de Jonathan Sauvé, et un roman, Impulsion de Bernard Henninger. En 2023 nous avons prévu la nouvelle bande dessinée de Stanislas Gros, La Prisonnière. Peut-être dénicherons-nous également une perle parmi les romans qui nous sont envoyés.
