Les fans, un public actif dans un collectif social

Les publics fans représentent un terrain fertile d’analyse, et ce, pour différentes raisons : non seulement ils sont des récepteurs actifs et producteurs, brouillant ainsi la frontière entre production et réception, mais en plus ils s’organisent en communautés de pratiques, favorisant la médiation des œuvres culturelles, la production d’activités créatrices et l’acquisition de compétences.
Cet article se propose de comprendre qui sont les fans actifs, et de voir comment leur organisation et leur fonctionnement peuvent faire émerger des actions et activités concrètes. Nous proposons un focus sur l’engagement culturel, politique et social qui permet de mettre en lumière des systèmes d’organisation spécifiques, des stratégies communicationnelles et des compétences techniques et intellectuelles qui pourront être ensuite réinvesties ailleurs.

Un public actif dans un collectif social

Les fans peuvent être qualifiés de public expert et actif rassemblés dans une communauté (le fandom), dans laquelle ils ont des pratiques créatives et où ils produisent du discours généré par leurs nombreuses discussions. Aujourd’hui, de plus en plus, « les pratiques d’une communauté (de fans) s’immiscent dans la culture ; les évolutions technologiques qui ont trait aux produits culturels ont rendu encore plus poreuses les frontières entre les pratiques de la culture fan » (Postigo, 2008). Ces pratiques se métamorphosent alors en pratiques mainstream qui sont réutilisées par les différents publics. David Peyron rappelle d’ailleurs que pour Henry Jenkins « la culture fan est un laboratoire de pratiques qui vont ensuite être intégrées par un plus large public » (Peyron, 2013), signifiant le caractère de nouveaux usagers portés et investis par les fans. J’ai classé les activités de fans en cinq catégories : création de liens sociaux (participation à des conventions, médias sociaux), médiation culturelle (fan subbing, c’est-à-dire les sous-titrages réalisés par les fans), intelligence collective et archivage (création et administration de wiki), engagement civique et créations qui peuvent prendre des formes variées (fan arts, Tumblr, vidding ou montage vidéo, fan fictions) (Bourdaa, 2021). Cette classification permet de comprendre le caractère actif et participatif des fans mais également leur organisation et leur fonctionnement dans les communautés. Par exemple, la catégorie de la création est particulièrement intéressante car elle permet de mettre en avant les capacités intellectuelles et techniques des publics à créer des contenus originaux mais aussi à acquérir ou partager des compétences et des bonnes pratiques par des systèmes de mentorat officieux.
Le tableau ci-dessous met en exergue la diversité des activités des fans tout en donnant des exemples pour chaque catégorie. Ce qu’il est important de souligner, c’est que ces activités sont partagées, visibles, organisées, et qu’elles résultent pour certaines d’une grande organisation dans la communauté, de discussions et de stratégies de communication et de mise en visibilité.

Il est essentiel de noter que les communautés de fans fonctionnent comme des groupes sociaux, avec des rites, des codes, des langages qui leur sont propres. Cependant, comme dans tout collectif, des clivages et des tensions peuvent apparaître notamment autour de ship wars1, et des hiérarchies peuvent s’établir entre hyperfans (Bourdaa, 2021) et les autres fans. Des pratiques toxiques émergent alors entre cyberharcèlement envers des scénaristes, producteurs, acteurs et actrices2 ou violences numériques à l’intérieur même des communautés. Ces pratiques négatives, de plus en plus visibles sur les réseaux sociaux, ne sont pas à négliger car elles se cristallisent souvent autour de sujets sensibles comme l’homophobie, le sexisme, le racisme ou bien la grossophobie.

Un activisme social et politique

Les activités de fans peuvent parfois se situer à l’intersection de la participation culturelle et de la participation politique et impliquer un niveau accru d’engagement civique, en particulier parmi les jeunes fans qui utilisent les plateformes médiatiques et surtout les réseaux sociaux comme tribune pour exprimer leurs opinions.
Par exemple, les fans peuvent s’organiser dans leur communauté pour sauver des séries de l’annulation. Ce n’est pas nouveau, puisque déjà les fans de Star Trek s’étaient mobilisés en envoyant des lettres au network NBC pour obtenir une troisième saison. Récemment, les fans ont utilisé les réseaux sociaux (Tik Tok ou bien X) pour tenter de sauver des séries comme Warrior Nuns (Netflix), Killing Eve (BBC America) ou bien Our Flag Means Death (Netflix). Dans ces campagnes de sauvetage des séries, les fans agissent donc comme des lobbyistes. Outre l’investissement temporel qui leur est propre, les fans ont également acheté des panneaux publicitaires dans Time Square à New York pour rendre visible leur action. Leur organisation collective témoigne d’une bonne compréhension de leur « force de frappe » auprès des producteurs et annonceurs des séries. Mais surtout, aujourd’hui, ils se servent des réseaux sociaux comme d’une plateforme de rassemblement, de recrutement, et d’actions qu’ils rendent visibles dans la sphère publique pour défendre leurs séries et tenter de les sauver. Enfin, les fans sont conscients des mécanismes de production des séries et des enjeux économiques qui sont liés et n’hésitent pas à se les approprier et à les détourner pour arriver à leurs fins. Ainsi, plutôt que d’envisager les fans comme de purs consommateurs et des publics passifs, ces campagnes témoignent de leur activité, de leur organisation en collectif et de leur compréhension de l’écosystème médiatique actuel.
Ces actions ont en commun plusieurs facteurs : l’utilisation des valeurs d’un personnage pour incarner une action civique et politique et l’organisation et la mobilisation d’un collectif de fans autour de cette action. Les réseaux sociaux et les plateformes médiatiques sont alors utilisés pour recruter, mobiliser, former les fans activistes et pour les soutenir dans leur engagement. Dans un entretien que nous avait accordé Paul DeGeorge, co-fondateur de la Harry Potter Alliance, celui-ci souligne l’importance des réseaux sociaux dans cet activisme fans : « les médias sociaux peuvent également être utiles pour amplifier la portée d’une action parce que cela nous permet de toucher les réseaux des membres de l’Alliance, qui s’étendent souvent bien au-delà des fans hardcores engagés. Nous élaborons des actions pour qu’elles touchent les fans les plus fervents, mais des actions suffisamment intelligentes pour que les fans moins actifs les apprécient et participent3. » Les organisateurs de ces actions vont recruter les fans sur leur propre terrain de jeu, les réseaux sociaux. Ils utilisent ensuite ces plateformes à la fois pour faire caisse de résonance dans la sphère publique et pour donner une visibilité plus forte aux actions.
Ici une forme d’engagement social et politique porté par les communautés de fans se met en place. Les fans se servent alors de la culture populaire, de ses figures et de ses mythes pour embrasser et supporter des causes. Selon Melissa M. Brough et Sangritta Shrethova, « les groupes de fans peuvent s’organiser autour de problèmes concrets grâce à un engagement et une appropriation étendus du contenu de la culture populaire ; l’activisme des fans peut également être compris comme des efforts pour résoudre des problèmes civiques ou politiques » (Brough & Shrethova, 2012). Pour cela, ils déploient et se réapproprient le contenu de la culture populaire. Les pratiques de fans se développent alors autour de remix, d’un travail sur des codes et des mythes, et autour de leur maîtrise et de leur expertise de l’univers fictionnel, des personnages et des valeurs qu’ils véhiculent.
L’association Fandom Forward, anciennement Harry Potter Alliance, une organisation à but non lucratif créée par des fans de la saga littéraire puis cinématographique Harry Potter pour défendre des causes politiques et responsabiliser et sensibiliser les jeunes fans, est le meilleur exemple de cet activisme. Son co-fondateur, Andrew Slack, a inventé le terme « acuponcture culturelle » pour désigner ces formes d’engagement à partir de la culture populaire. Il définit la notion de cette manière : « L’acuponcture culturelle consiste à trouver l’énergie psychologique dans la culture et mobiliser cette énergie pour créer quelque chose de plus sain pour le monde. Dans l’acuponcture culturelle, les histoires sont la pièce maîtresse ; les histoires sont ce qui fait écho. Les histoires sont ce qui peut accroître notre imagination civique et nous permettre une certaine forme de transformation. » (Slack, 2016). L’acuponcture culturelle permet aux fans d’entrer dans une nouvelle ère d’activisme amusant, imaginatif, tout en étant vraiment efficace, dans laquelle la collaboration, l’organisation et l’expertise sont fondamentales. Bien sûr, les réseaux sociaux et Internet permettent aux fans de mieux s’organiser et de faire entendre leur voix, comme le rappelle Paul DeGeorge, co-fondateur de l’Alliance : « Les médias sociaux sont essentiels à notre fonctionnement et à notre philosophie de rencontre, nous utilisons la passion et l’enthousiasme que les fans de Harry Potter ont pour ces histoires et les canalisons vers des débouchés productifs pour le bien social. » (Paul DeGeorge, in Bourdaa, 2014). L’acuponcture culturelle favorise l’engagement civique et politique en s’inspirant de mondes et de personnages fictionnels pour les faire pénétrer dans notre monde réel et les mobiliser pour résoudre de vrais problèmes. Le lien entre culture populaire et événements réels favorise le recrutement, la mobilisation et la sensibilisation des publics. L’activisme social et l’engagement civique sont l’activité la plus puissante des fans lorsqu’ils prennent collectivement position et défendent une cause sociale et politique pour la rendre visible dans la sphère publique.
Ce qui est intéressant, c’est la façon dont les fans, et en particulier les jeunes publics, s’emparent de ces mouvements pour faire entendre leur voix et obtenir une plateforme leur permettant d’avoir un rôle à jouer dans la politique. James Paul Gee avait déjà noté cela dans les jeux vidéo qui peuvent être de puissants outils pour favoriser l’apprentissage, en proposant des rôles et actions bien définis aux joueurs, en offrant des identités intéressantes à investir et la capacité à agir de façon pertinente (Gee, 2007). Avec l’acuponcture culturelle, le même mouvement s’opère, offrant ainsi aux jeunes publics une opportunité de s’engager politiquement en jouant un rôle actif. En effet, les fans se servent des compétences (techniques, intellectuelles, logistiques) acquises dans la communauté des fans pour les réinvestir dans les actions politiques. Les activités de fans sont par essence proches d’un activisme, attendu qu’il existe plusieurs degrés d’implication dans la communauté et dans un engagement collectif et collaboratif. Comme le rappelle Neta Kligler-Vilenchik, « historiquement, les fans se sont organisés pour protéger leurs intérêts collectifs, en défendant leurs productions culturelles des recours à la propriété intellectuelle ou à tout autre forme de censure, ou en se mobilisant pour conserver leurs séries à l’écran, et ces actions leur ont fourni les armes pour mener d’autres actions activistes, en leur apprenant à identifier les cibles, à éduquer et mobiliser les soutiens, utilisant des mécanismes pouvant être dirigés pour défendre des causes réelles » (Kligler-Vilenchik, 2016).
La littératie médiatique et transmédiatique, les compétences acquises et partagées, le mentorat, la capacité à se mobiliser et à recruter, la réappropriation des contenus sont autant d’éléments propres aux communautés de fans qui sont ensuite déployés dans les campagnes d’engagement civique. L’activisme des fans repose sur les mécanismes de la culture fan en récompensant leur maîtrise des nouvelles technologies et leur expertise ainsi que leur engagement dans l’univers narratif. Cependant, cela implique que seuls les fans les plus investis s’engagent, d’où l’importance du recrutement par le biais de figures de la culture populaire qui parlent à un grand nombre de publics.
Nous pouvons, à la suite du Civic Imagination Project, envisager le terme d’imagination civique qui est défini de cette façon : « la capacité d’imaginer des alternatives aux conditions politiques, culturelles, sociales et économiques actuelles ; personne ne peut changer le monde sauf en imaginant un monde meilleur4 ». Les agents du changement, qui souvent sont des fans de culture populaire, sont perçus comme actifs dans les prises de décision et les actions à mener. Et souvent les vecteurs de changement proviennent d’images et de figures populaires qui parlent à la mémoire collective, que ce soit des superhéros, les Navii de Avatar ou bien Katniss Everdeen de The Hunger Games5. Ce modèle peut être mis en parallèle avec celui dessiné par Manuel Castells dans lequel il note trois points essentiels pour lancer des mouvements activistes qui partent de la base : les liens sociaux et la création d’une communauté, l’utilisation de nouvelles alternatives qui se nourrissent de symboles et de figures présents dans la mémoire collective et la mise en place de nouveaux modes de prises de décision à travers des débats collaboratifs (Castells, 2015). Ces trois éléments se retrouvent bien dans les engagements activistes de fans et dans l’imagination civique : la communauté, la culture populaire comme vecteur du changement et la collaboration participative.
De plus, cet activisme et cet engagement civique sont souvent l’œuvre des jeunes publics qui voient une opportunité de faire entendre leurs voix dans l’espace public. Leurs compétences, notamment dans l’utilisation des médias numériques et des réseaux sociaux, leur donnent un bagage pertinent pour mener des actions de grande ampleur et défendre leurs causes. Il ne faut pas cependant tomber dans l’émerveillement et noter, à la suite de danah boyd et de Henry Jenkins, que naturellement des fractures sociales et culturelles persistent et que tous les jeunes, de fait, ne participent pas à ces collectifs (boyd, 2012). Ils soulignent que les fans privilégiés, qui sont souvent les jeunes Américains blancs, ont plus de facilité à s’engager et faire circuler les messages que les fans qui seront socialement marginalisés. Le recrutement et l’inclusion de toute les catégories (sociales, ethniques, sexuelles) de fans dans les actions politiques et culturelles permettent d’éviter des clivages et des fractures à l’intérieur des communautés. Les médias numériques et les réseaux sociaux facilitent alors ces actions, et permettent d’incorporer plus facilement une plus grande population de fans.

Conclusion

D’autres secteurs, comme l’éducation, sont également impactés et se nourrissent des compétences développées dans les communautés de fans. Lors de ses recherches sur les pratiques d’apprentissage des jeunes publics, le projet américain New Media Literacies a souligné les bénéfices de la culture participative sur le partage de savoirs et compétences. L’équipe de recherche a mis en avant le fait que les jeunes gens « doivent apprendre à penser leurs créations médiatiques de manière à encourager les compétences importantes d’apprentissage en équipe, le management d’équipe, la résolution de problème, la collaboration, la communication et la créativité » (Reilly, 2009, p. 8). Nous avions fait une analyse du dispositif de jeu en réalité alternée éducatif « Robots Heart Stories », qui justement met en avant la collaboration de deux classes dans les villes de Los Angeles et Montréal pour résoudre des problèmes grâce à l’intelligence collective et au savoir partagé et distribué (Cardoso & Bourdaa, 2017). Pour abonder dans ce sens, Paul Duncan confirme que la communauté des pairs et l’apprentissage dans une communauté favorisée par les nouvelles technologies jouent un rôle fondamental auprès des jeunes apprenants et publics, par des biais d’entre-aides, de mentorats et de soutiens (Duncan, 2011). Une littératie médiatique, c’est-à-dire l’acquisition de compétences médiatiques critiques et créatives, paraît alors nécessaire pour souligner les nombreux enjeux liés à la convergence technologique mais également à la culture de la participation.

 

Scantrad, webtoon et fanfiction : les pratiques de lecture numérique des adolescents

Une offre numérique légale en tension

Le manga numérique, un changement générationnel dans les habitudes de lecture

Selon l’étude #WeLoveManga (mise en ligne par la plateforme Mangas.io) de 2019, pour un manga acheté légalement, cinq sont lus illégalement sur les plateformes de scantrad. Il est possible d’avancer plusieurs pistes quant aux raisons de la popularité de telles pratiques.

La pratique du scantrad répond à une frustration culturelle de la part du lectorat occidental. Cette frustration découle des divergences dans les habitudes de publication. Au Japon, les mangas sont prépubliés, chapitre par chapitre, dans des magazines hebdomadaires (dont le plus populaire est Weekly Shonen Jump), alors que dans les pays occidentaux, il faut attendre qu’un certain nombre de chapitres soient publiés puis traduits pour être assemblés dans des albums (volumes). Ainsi, l’histoire avance bien plus rapidement au Japon qu’en Europe. Le scantrad satisfait également un besoin de diversité. En effet, dans une logique commerciale, les éditeurs occidentaux ne mettent à disposition que des titres qu’ils estiment pouvoir vendre sur leurs marchés respectifs, laissant ainsi inédite une partie des œuvres, notamment celles les plus fortement imprégnées de culture nipponne.

Or, comme nous pouvons le voir dans d’autres industries culturelles (musicales ou cinématographiques), les pratiques de piratage sont stimulées par une absence d’offres légales répondant aux besoins des consommateurs. Les maisons d’édition en sont bien conscientes et tentent de diversifier leurs offres, avec plus ou moins de succès. Ainsi, on peut noter le lancement de plusieurs plateformes proposant, légalement, de la lecture de manga en ligne :
• l’arrivée de MangaPlus (application de la Shueisha, éditeur n° 1 au Japon) en langue française ;
• le lancement de MangaMax des éditions Glénat (n° 1 en France) ;
• l’arrivée sur Mangas.io de Kana (n° 2 en France) et de Ki-oon (n° 3 en France), les premiers proposant une offre numérique par abonnement1.

Ces applications, pensées pour une utilisation sur smartphone, proposent notamment de la simultrad, c’est-à-dire une traduction en simultané entre la publication au Japon et sa mise en ligne en France (Actus Mangas, 2022), résolvant ainsi l’appétit d’immédiateté et calquant son modèle sur celui des webtoons.

La multiplication des offres en ligne est à mettre en corrélation avec les habitudes culturelles des jeunes, comme l’analyse Kazuyoshi Takeuchi (alors PDG de Viz Media Europe, maintenant Crunchyroll SAS), dans une interview pour Delphine Nguyen :

Ce sont les jeunes et les jeunes adultes, très connectés à la technologie, qui amènent le marché du manga vers le numérique. Ce nouveau public, qui lit principalement sur smartphone, a poussé de nombreuses entreprises à créer des applications mobiles en lien avec la lecture de mangas […]. Plus que de simples moyens de lire, ces applications permettent à leurs utilisateurs de jouer, mais également de faire partie d’une communauté de lecteurs. 70 % de ces applications sont payantes, ce qui a créé un véritable commerce autour de l’édition du manga numérique. (Nguyen, 2020.)

Il en découle une forte segmentation du marché entre le lectorat des premières générations de lecteurs, avec un fort pouvoir d’achat, attaché à la collection papier (19 % des lecteurs), et les plus jeunes générations habituées à consommer numériquement (62 % des lecteurs entre 15 et 29 ans et 20 % entre 0 et 14 ans). Cela annonce une transformation inéluctable pour la prochaine décennie (Vulser, 2022).

Cependant, ces plateformes peinent encore à s’assurer un modèle économique stable. Tout d’abord, car, en dehors de mangas.io, elles ne proposent pas de formule d’abonnement mais des paiements à l’acte (chapitre par chapitre) et ne regroupent qu’un certain nombre d’éditeurs. De plus, le choix de conserver les pages entières des mangas et de les disposer à la suite les unes des autres rend la lecture sur smartphone plus fastidieuse que celle des webtoons.

Le webtoon, un marché en expansion

Si le phénomène est relativement nouveau en France, il est apparu en Corée il y a 20 ans (2003). Prévu pour un public jeune et connecté, il atteint 10 millions de lecteurs mensuels, soit un habitant sur cinq (Doo, 2017). Il supplante le manhwa papier autant en termes de publication que de consommation.

Clairement, les webtoons font partie de la politique globale de la ‘Hallyu’ (« vague coréenne », voir définition). Le webtoon s’inscrit dans une dynamique éditoriale qui semble pensée pour occuper un marché numérique encore balbutiant en Europe et aux États-Unis.


Le chiffre d’affaires du secteur webtoon représente 1.2 milliards d’€ en 2021 (Lenne, 2023) , ce qui en fait une des branches du marché éditorial la plus dynamique et attractive.

Impacts sur le prix unique du livre et la rémunération des auteurs

Il existe deux lois sur le prix unique du livre :
• Celle du 10 août 1981, dite « Loi Lang » : elle limite la concurrence sur le prix de vente des livres au public afin notamment de protéger les librairies indépendantes et de développer la lecture. Les prix sont fixés par les éditeurs et chaque plateforme de vente doit s’y soumettre.
• Celle du 26 mai 2011, sur le prix unique du livre numérique : elle adapte la loi sur le prix unique du livre aux versions numériques et aux différentes plateformes les distribuant.

Or, sur les plateformes de webtoons, il est possible d’effectuer des microtransactions via une monnaie qui leur est propre et dont la valeur varie d’une plateforme à une autre (on n’achète pas partout un chapitre avec le même nombre de coins…). Il est également possible de gagner gratuitement des coins (via des publications sur les réseaux sociaux ou en regardant des publicités), rendant difficile l’application d’une législation uniforme.

À ce titre, le médiateur du livre s’est saisi au printemps 2022 de la question posée par l’émergence de ces nouveaux modèles économiques (Mochon, 2022). Il interroge : « Comment la législation sur le prix du livre s’applique-t-elle aux livres numériques, en particulier aux mangas, lorsqu’ils sont commercialisés en ligne par des plateformes avec des prix exprimés sous forme de monnaies virtuelles ? »

À la suite des recommandations qu’il publie peu après, le médiateur conseille aux éditeurs d’harmoniser leurs pratiques et de réguler la possibilité d’obtenir des coins gratuitement.

De la même manière, dans une industrie où les accès se font la plus part du temps gratuitement, la question de la rémunération des auteurs se pose. Selon une étude de 2022, les auteurs et autrices de webtoon sont majoritairement jeunes et inexpérimentés. Ils travaillent jusqu’à plus de 60 heures par semaine et gagnent moins de 30 000 euros brut par an ; une portion significative gagne moins de 10 000 euros. De plus, le ratio entre le temps de travail par épisode et le salaire est loin de fournir une rémunération suffisante aux auteurs et autrices pour assurer une situation viable. En conséquence directe, la pression qu’ils peuvent ressentir et leur charge de travail amènent 63,9 % d’entre eux à connaître des problèmes de santé mentale, notamment des dépressions et de l’anxiété (Stefanini et Borganti, 2022).

Afin d’atteindre sa pleine maturité, le webtoon doit donc être en mesure de se conformer à la législation sur le prix unique du livre. De plus, il doit repenser son système de rémunération des auteurs et autrices pour limiter la précarité de leur statut.

Pratiques illégales et créativité collective, leurs influences sur les habitudes de lecture

Le scantrad, une utopie culturelle

Pour répondre à la frustration créée par les politiques de publication officielles, les collectifs de fans s’organisent. Ils forment des équipes extrêmement spécialisées, appelées les « teams », qui prennent en charge la traduction et la mise en ligne d’une ou plusieurs œuvres au fur et à mesure de la parution des chapitres. Elles se répartissent le travail en fonction des capacités de chacun:

Source : Ouverture du chapitre 180 du scantrad Omniscient Reader’s viewpoint,
sur le site www.scan-manga.com

De manière paradoxale, ces teams se fixent un ensemble de règles acceptées par la communauté :
• Le respect de la propriété intellectuelle : les scantrads se limitent aux séries inédites en France (ou de manière plus subtile, aux chapitres). Ceux-ci sont supprimés au fur et à mesure des publications officielles. On retrouve également très souvent des incitations à se procurer les œuvres publiées.

Source : Ouverture du chapitre 180 du scantrad Omniscient Reader’s viewpoint,
sur le site https://manga-scantrad.io/

• Le respect de la paternité : vis-à-vis de l’auteur du manga source, dont l’identité est toujours largement mise en avant, mais surtout vis-à-vis de l’équipe ayant participé à l’adaptation ; la reconnaissance de ce travail par le groupe des pairs étant un puissant moteur au sein de la communauté. Dans l’exemple précédent, il est fait mention du « Raw », c’est-à-dire du scan original à partir duquel cette version est tirée. L’équipe l’ayant initialement proposé en anglais (Flamescans) est ainsi créditée.
• Le principe de désintéressement : le travail des équipes de scantrad est bénévole et l’accès aux contenus est gratuit (à l’inverse de Rakuten Viki, une plateforme de streaming de séries asiatiques où la traduction est effectuée par des bénévoles mais où l’abonnement est payant). Cette gratuité est un puissant vecteur d’utilisation, un accès gratuit et immédiat séduisant un public souvent jeune pour lequel l’achat d’une série (souvent longue) représente un véritable investissement.

Comme nous l’avons vu dans d’autres industries culturelles (séries ou musiques), la popularité des solutions de piratage découle principalement d’un manque d’options légales, pratiques et abordables pour le consommateur. Ainsi, le webtoon est peu touché par le problème du scantrad.

Les fans, un public actif et réactif

L’implication des individus dans la création et la mise à disposition de ce type de contenu repose principalement sur leur enthousiasme et leur passion pour un univers qu’ils cherchent à développer. En cela, ils illustrent les théories des fan studies, qui attribuent aux fans une grande activité culturelle et une forte autonomie. Ces théories s’opposent aux principes de l’École de Francfort (Horkheimer, Adorno…) pour qui la culture de masse relève de l’aliénation, de la dévotion et de l’addiction. C’est de cette période que viennent les expressions issues du domaine religieux pour désigner les pratiques des fans (idole/idolâtrer, fanatique, culte…).

À l’inverse, les pratiques de fans comme le scantrad et la fanfiction ne relèvent plus de la simple consommation d’un bien culturel globalisé et standardisé, mais d’une forme de création culturelle dans laquelle le fan joue un rôle actif. Ce dernier n’est plus un consommateur passif, mais un membre actif d’une communauté engagée dans une dynamique de création. L’appartenance à une communauté est fondamentale ; selon Mélanie Bourdaa (2021), elle est même l’une des caractéristiques essentielles à la définition d’un hyperfan. Celui-ci se caractérise par une connaissance approfondie d’un univers (ou fandom), une participation active à une communauté (souvent en ligne) et la production de contenu.

Cette production de contenu peut prendre diverses formes : fanfictions, fanarts, fanzines, fanfilms… Hautement valorisée au sein de la communauté, elle transmet à la fois inspiration et savoir-faire. En effet, lors du recrutement de nouveaux membres, il n’est pas rare que des formations soient proposées en fonction des besoins.

Les pratiques de fans entrent alors dans une zone floue : où finit l’œuvre originale de l’auteur et où commence la créativité propre au fan ?

Au même titre que n’importe quelle marque, les œuvres fictives sont soumises à la propriété intellectuelle. L’apparence d’un personnage peut faire l’objet d’une marque figurative ou d’une marque de forme. La marque figurative peut prendre la forme d’un dessin. Ainsi, toute reproduction d’un personnage portant ces caractéristiques est soumise au régime de la propriété intellectuelle, que cette reproduction soit sur papier, sous forme de figurine, de tatouage ou de cosplay.

Cependant, les pratiques de fans sont généralement tolérées et ne déclenchent que rarement des poursuites judiciaires. Selon le droit américain, elles entrent même dans la catégorie du fair use, ou « usage équitable », qui établit une distinction basée sur l’intention et la motivation de l’usage. Autrement dit, dès lors que l’utilisation d’un personnage protégé par le droit d’auteur ne l’est pas à des fins commerciales mais uniquement récréatives, on considère qu’elle ne porte pas atteinte aux droits d’auteur. Cela instaure ainsi une forme de tolérance pour ces pratiques.

Les activités de fans, une forme de lecture augmentée

Ainsi, en plus de la lecture, l’implication des fans dans leur communauté les amène à prolonger leur passion à travers un ensemble d’activités variées. Que ce soit par le biais du cosplay, du fanart ou de la fanfiction, les fans trouvent divers moyens de promouvoir leurs œuvres préférées et d’enrichir l’univers qu’ils affectionnent tant.

Toutes ces activités démontrent à quel point l’engagement des fans va au-delà de la simple consommation de contenus. Ils deviennent des créateurs à part entière, contribuant à l’évolution et à la diffusion de leurs œuvres préférées, tout en renforçant les liens au sein de leur communauté. Les éditeurs s’appuient également sur ces contenus pour promouvoir leurs titres.

Source : La « fanzone » de Vizmédia Europe qui met en corrélation des cosplays ou des fanarts publiés par des fans sur les réseaux sociaux et leurs exemplaires numériques à la vente.
Source : La « fanzone » de Vizmédia Europe qui met en corrélation des cosplays ou des fanarts publiés par des fans sur les réseaux sociaux et leurs exemplaires numériques à la vente.

Parfois, ces pratiques de fans s’appliquent à des œuvres non soumises au droit d’auteur. Le fandom de Jane Austen est, à ce titre, l’un des plus productifs. En excluant les adaptations professionnelles telles que celles de la BBC ou pour le cinéma, on peut noter :
• Les Lizzie Bennet Diaries : une adaptation sous forme de blog vidéo d’une centaine d’épisodes ayant mené à la création de Pemberley Digital, une maison de production.
• Le Jane Austen Festival de Bath : créé en 2001, il réunit aujourd’hui 3500 personnes dont 500 juste pour la promenade en costume dans Bath. Sur les 10 jours du festival sont programmés des visites guidées, des bals costumés, des performances théâtrales, des conférences…
• Une littérature conséquente de fanfictions : rien que pour l’année 2021, le site Goodreads comptait 89 romans, souvent autoédités. Certains connaissent une popularité significative et suivent des canaux de publication traditionnels. On note par exemple Death Comes to Pemberley (par P. D. James en 2011) et le très original Orgueil et Préjugés et Zombies (de J. Austen et Seth Grahame-Smith en 2009).

Le cas de la fanfiction est particulièrement parlant car il rassemble à la fois lecteurs et auteurs. On peut observer les prémices de la fanfiction à la fin des années 1960 et au début des années 1970, lorsque les fanzines de Star Trek décident de publier des textes écrits par des fans dans leurs publications. Le genre devient rapidement populaire et extrêmement gratifiant pour les fans publiés. L’importance de la communauté est ici mise en avant : non seulement la rédaction d’une fanfiction est socialement valorisante au sein de la communauté, mais l’organisation même de l’écriture est très souvent collaborative. Cela peut aller de l’implication d’un « bêta lecteur », qui agit comme relecteur pour l’orthographe, le style et la cohérence, à la participation des lecteurs eux-mêmes, qui, à travers leurs commentaires, guident l’auteur tant dans le développement de l’intrigue que dans l’amélioration de la qualité rédactionnelle. Ainsi, écrire, tout comme lire, n’est plus une activité solitaire mais un échange constant avec la communauté des fans, validant ainsi votre appartenance à celle-ci.

Utilisation pédagogique des pratiques de fans

« La Ferme des animaux »,
exemple de création de fanfiction

Il est possible d’intégrer l’ensemble de ces éléments dans un contenu pédagogique. La fanfiction est l’approche la plus modulable en fonction des besoins, mais avec un peu de créativité, tout est envisageable.
En voici un exemple (Séquence réalisée par Sybil Nile)

Description
Lors de l’étude de La ferme des animaux, les élèves de seconde de lycée professionnel sont amenés à s’exprimer de manière créative afin de s’approprier l’œuvre. Ils doivent notamment se représenter sous la forme d’un animal et prendre position par rapport au régime totalitaire du cochon Napoléon.

Objectifs
En français, écrire un texte descriptif de soi en utilisant une image détournée. Se raconter, se représenter.
En histoire, comprendre l’organisation d’un régime totalitaire et les ressorts de la propagande.
En documentation, comprendre le fonctionnement et les limites d’une IA générative et la combinaison de mots clés.

Séance 1
Après la lecture des premiers chapitres, les élèves dressent la liste des principaux personnages et de leurs caractéristiques. Explication du principe des IA génératives et de leurs impacts sur le droit d’auteur. Réalisation des portraits des personnages via l’application Craiyon.

Séance 2
Les élèves déterminent un animal de la ferme qui pourrait leur correspondre, ils choisissent de prendre, ou pas, parti dans le gouvernement de Napoléon. Ils déterminent leurs principales caractéristiques, leurs qualités et leurs défauts.

Séance 3
Les élèves réalisent leur portrait via l’application, ils écrivent ensuite un texte d’une trentaine de lignes pour se présenter et raconter leur histoire

Interdisciplinarité
Français/Histoire/Documentation

Le cochon Napoléon
L’âne Benjamin
Le Corbeau Moïse
La poule

Exemple de réalisation d’élève

Si j’étais un animal de La ferme des animaux, je serais une poule. En effet, comme elles, je pense être gentille et je suis attachée à ma famille, mais si je me sens menacée je peux aussi devenir agressive et piquer du bec. Je ferais toujours de mon mieux pour protéger le poulailler.

Je serais opposée au régime de Napoléon et ce qui me révolterait le plus serait la désinformation des autres animaux. Pour contrer la propagande du régime je deviendrais journaliste, j’écrirais des tracts et des pamphlets que je distribuerais clandestinement dans la ferme. Je pense que j’aurais très peur de la meute des chiots mais je voudrais pouvoir dire la vérité.

Cette activité a rempli plusieurs objectifs : permettre à des élèves pas ou peu lecteurs de s’approprier une œuvre littéraire ; les aider à se forger une représentation mentale des personnages afin de mieux comprendre l’histoire, mais aussi, en s’incluant personnellement, comprendre les implications d’un régime totalitaire.

Propositions de séances créées lors d’une journée de formation

Lors de la journée de formation du 05/04/2024, les groupes ont eu l’occasion de réfléchir à des séquences pédagogiques basées sur des webtoons qu’ils pourraient proposer à leurs élèves.

Séquence Myth’oon (par Anouck Marchais, Élodie Delage et Sonia Lecardonnel)

Cadre : Cours de français ou de latin (fin collège-début lycée)
Séance 1 : Présentation du webtoon (de son origine, des plateformes, de son modèle économique et des questions qu’il pose). Réalisation d’un nuage de mots comparatifs (un avant et un après les explications) sur la question.

Séance 2 : Lecture des premiers chapitres de Traditions d’Olympus de Rachel Smythe. Questionnaire sur les différences entre le webtoon et les BD/mangas papier, cela permet de revoir notamment le vocabulaire de la BD. Établir le parallèle avec le mythe d’Hadès et Perséphone.

Pour la séance suivante, les élèves doivent chercher et choisir un mythe sur lequel ils aimeraient travailler.

Séance 3 : Lancement de la tâche : « À la manière de Rachel Smythe », adaptez votre mythe pour une histoire se déroulant en 2024 (smartphone, voiture, internet…). Réalisation d’un storyboard papier.

Séance 4 : Mise en page de leur travail via l’outil « format webtoon » de canva. Les élèves peuvent y intégrer leur propres dessins et/ou utiliser l’outil de génération d’image. Dans ce cas, une présentation des avantages et des limites des IA génératives sera nécessaire.

Valorisation : Réalisation d’une exposition des planches au CDI (les élèves devront retrouver le mythe originel) et diffusion du travail en ligne sur l’espace numérique.

Séquence Les combats invisibles (par Christophe Durupt, Gaelle Klotz et Claire San Lazaro)

Cadre : Cours de français, Niveau 3e, groupe classe.

Séance 1 : EMI + Lettres. Lectures d’extraits de l’œuvre, notamment du chapitre 12 (p. 146-147 pour l’œuvre imprimée). Échanges/Brainstorming sur les notions de droit sur internet, d’identité numérique, de droit à l’image et de cyberharcèlement… Explication du travail à venir, rédaction d’un pamphlet avec le slogan « cliquer a une portée ».

Séance 2 : Lettres. Voir la méthodologie du pamphlet. Répartition par groupe de 3-4 élèves en fonction de thèmes (Poster/Relayer/Liker/Se taire…). Écrire un pamphlet en se mettant à la place des filles de l’histoire.

Séance 3 : EMC + Vie scolaire. Séance de sensibilisation sur le harcèlement et le cyberharcèlement en lien avec le Safer Internet Day. Partir d’exemples concrets comme l’affaire Amanda Todd.

Valorisation : Lecture des pamphlets avec un enregistreur numérique pour les poster sur le site de l’établissement à l’occasion d’une action de prévention contre le harcèlement.

Conclusion

En conclusion, les pratiques de lecture numérique des adolescents révèlent un phénomène riche en implications culturelles et sociales. Initialement issues des communautés de fans, ces pratiques sont devenues des manifestations créatives à part entière, où les frontières entre consommation et production culturelle s’estompent. Des fanzines de Star Trek dans les années 1960 aux plateformes numériques modernes, les fans ont non seulement enrichi les univers fictionnels qu’ils adorent, mais ils ont aussi redéfini les normes de la créativité collaborative. À travers l’interaction avec leurs pairs, que ce soit via des commentaires de lecteurs ou des collaborations de rédaction, les fans consolident leur identité au sein de la communauté, mais ils influencent également la manière dont les œuvres sont perçues et étendues au-delà de leurs créateurs originaux.

Cette dynamique illustre par ailleurs l’évolution des modes de consommation culturelle mais aussi le pouvoir transformateur de l’engagement communautaire en ligne. Dans un contexte où la propriété intellectuelle et les pratiques de distribution sont souvent remises en question, les pratiques de fans offrent un exemple unique de coopération et d’innovation qui enrichit le paysage culturel.