Les fans, un public actif dans un collectif social

Les publics fans représentent un terrain fertile d’analyse, et ce, pour différentes raisons : non seulement ils sont des récepteurs actifs et producteurs, brouillant ainsi la frontière entre production et réception, mais en plus ils s’organisent en communautés de pratiques, favorisant la médiation des œuvres culturelles, la production d’activités créatrices et l’acquisition de compétences.
Cet article se propose de comprendre qui sont les fans actifs, et de voir comment leur organisation et leur fonctionnement peuvent faire émerger des actions et activités concrètes. Nous proposons un focus sur l’engagement culturel, politique et social qui permet de mettre en lumière des systèmes d’organisation spécifiques, des stratégies communicationnelles et des compétences techniques et intellectuelles qui pourront être ensuite réinvesties ailleurs.

Un public actif dans un collectif social

Les fans peuvent être qualifiés de public expert et actif rassemblés dans une communauté (le fandom), dans laquelle ils ont des pratiques créatives et où ils produisent du discours généré par leurs nombreuses discussions. Aujourd’hui, de plus en plus, « les pratiques d’une communauté (de fans) s’immiscent dans la culture ; les évolutions technologiques qui ont trait aux produits culturels ont rendu encore plus poreuses les frontières entre les pratiques de la culture fan » (Postigo, 2008). Ces pratiques se métamorphosent alors en pratiques mainstream qui sont réutilisées par les différents publics. David Peyron rappelle d’ailleurs que pour Henry Jenkins « la culture fan est un laboratoire de pratiques qui vont ensuite être intégrées par un plus large public » (Peyron, 2013), signifiant le caractère de nouveaux usagers portés et investis par les fans. J’ai classé les activités de fans en cinq catégories : création de liens sociaux (participation à des conventions, médias sociaux), médiation culturelle (fan subbing, c’est-à-dire les sous-titrages réalisés par les fans), intelligence collective et archivage (création et administration de wiki), engagement civique et créations qui peuvent prendre des formes variées (fan arts, Tumblr, vidding ou montage vidéo, fan fictions) (Bourdaa, 2021). Cette classification permet de comprendre le caractère actif et participatif des fans mais également leur organisation et leur fonctionnement dans les communautés. Par exemple, la catégorie de la création est particulièrement intéressante car elle permet de mettre en avant les capacités intellectuelles et techniques des publics à créer des contenus originaux mais aussi à acquérir ou partager des compétences et des bonnes pratiques par des systèmes de mentorat officieux.
Le tableau ci-dessous met en exergue la diversité des activités des fans tout en donnant des exemples pour chaque catégorie. Ce qu’il est important de souligner, c’est que ces activités sont partagées, visibles, organisées, et qu’elles résultent pour certaines d’une grande organisation dans la communauté, de discussions et de stratégies de communication et de mise en visibilité.

Il est essentiel de noter que les communautés de fans fonctionnent comme des groupes sociaux, avec des rites, des codes, des langages qui leur sont propres. Cependant, comme dans tout collectif, des clivages et des tensions peuvent apparaître notamment autour de ship wars1, et des hiérarchies peuvent s’établir entre hyperfans (Bourdaa, 2021) et les autres fans. Des pratiques toxiques émergent alors entre cyberharcèlement envers des scénaristes, producteurs, acteurs et actrices2 ou violences numériques à l’intérieur même des communautés. Ces pratiques négatives, de plus en plus visibles sur les réseaux sociaux, ne sont pas à négliger car elles se cristallisent souvent autour de sujets sensibles comme l’homophobie, le sexisme, le racisme ou bien la grossophobie.

Un activisme social et politique

Les activités de fans peuvent parfois se situer à l’intersection de la participation culturelle et de la participation politique et impliquer un niveau accru d’engagement civique, en particulier parmi les jeunes fans qui utilisent les plateformes médiatiques et surtout les réseaux sociaux comme tribune pour exprimer leurs opinions.
Par exemple, les fans peuvent s’organiser dans leur communauté pour sauver des séries de l’annulation. Ce n’est pas nouveau, puisque déjà les fans de Star Trek s’étaient mobilisés en envoyant des lettres au network NBC pour obtenir une troisième saison. Récemment, les fans ont utilisé les réseaux sociaux (Tik Tok ou bien X) pour tenter de sauver des séries comme Warrior Nuns (Netflix), Killing Eve (BBC America) ou bien Our Flag Means Death (Netflix). Dans ces campagnes de sauvetage des séries, les fans agissent donc comme des lobbyistes. Outre l’investissement temporel qui leur est propre, les fans ont également acheté des panneaux publicitaires dans Time Square à New York pour rendre visible leur action. Leur organisation collective témoigne d’une bonne compréhension de leur « force de frappe » auprès des producteurs et annonceurs des séries. Mais surtout, aujourd’hui, ils se servent des réseaux sociaux comme d’une plateforme de rassemblement, de recrutement, et d’actions qu’ils rendent visibles dans la sphère publique pour défendre leurs séries et tenter de les sauver. Enfin, les fans sont conscients des mécanismes de production des séries et des enjeux économiques qui sont liés et n’hésitent pas à se les approprier et à les détourner pour arriver à leurs fins. Ainsi, plutôt que d’envisager les fans comme de purs consommateurs et des publics passifs, ces campagnes témoignent de leur activité, de leur organisation en collectif et de leur compréhension de l’écosystème médiatique actuel.
Ces actions ont en commun plusieurs facteurs : l’utilisation des valeurs d’un personnage pour incarner une action civique et politique et l’organisation et la mobilisation d’un collectif de fans autour de cette action. Les réseaux sociaux et les plateformes médiatiques sont alors utilisés pour recruter, mobiliser, former les fans activistes et pour les soutenir dans leur engagement. Dans un entretien que nous avait accordé Paul DeGeorge, co-fondateur de la Harry Potter Alliance, celui-ci souligne l’importance des réseaux sociaux dans cet activisme fans : « les médias sociaux peuvent également être utiles pour amplifier la portée d’une action parce que cela nous permet de toucher les réseaux des membres de l’Alliance, qui s’étendent souvent bien au-delà des fans hardcores engagés. Nous élaborons des actions pour qu’elles touchent les fans les plus fervents, mais des actions suffisamment intelligentes pour que les fans moins actifs les apprécient et participent3. » Les organisateurs de ces actions vont recruter les fans sur leur propre terrain de jeu, les réseaux sociaux. Ils utilisent ensuite ces plateformes à la fois pour faire caisse de résonance dans la sphère publique et pour donner une visibilité plus forte aux actions.
Ici une forme d’engagement social et politique porté par les communautés de fans se met en place. Les fans se servent alors de la culture populaire, de ses figures et de ses mythes pour embrasser et supporter des causes. Selon Melissa M. Brough et Sangritta Shrethova, « les groupes de fans peuvent s’organiser autour de problèmes concrets grâce à un engagement et une appropriation étendus du contenu de la culture populaire ; l’activisme des fans peut également être compris comme des efforts pour résoudre des problèmes civiques ou politiques » (Brough & Shrethova, 2012). Pour cela, ils déploient et se réapproprient le contenu de la culture populaire. Les pratiques de fans se développent alors autour de remix, d’un travail sur des codes et des mythes, et autour de leur maîtrise et de leur expertise de l’univers fictionnel, des personnages et des valeurs qu’ils véhiculent.
L’association Fandom Forward, anciennement Harry Potter Alliance, une organisation à but non lucratif créée par des fans de la saga littéraire puis cinématographique Harry Potter pour défendre des causes politiques et responsabiliser et sensibiliser les jeunes fans, est le meilleur exemple de cet activisme. Son co-fondateur, Andrew Slack, a inventé le terme « acuponcture culturelle » pour désigner ces formes d’engagement à partir de la culture populaire. Il définit la notion de cette manière : « L’acuponcture culturelle consiste à trouver l’énergie psychologique dans la culture et mobiliser cette énergie pour créer quelque chose de plus sain pour le monde. Dans l’acuponcture culturelle, les histoires sont la pièce maîtresse ; les histoires sont ce qui fait écho. Les histoires sont ce qui peut accroître notre imagination civique et nous permettre une certaine forme de transformation. » (Slack, 2016). L’acuponcture culturelle permet aux fans d’entrer dans une nouvelle ère d’activisme amusant, imaginatif, tout en étant vraiment efficace, dans laquelle la collaboration, l’organisation et l’expertise sont fondamentales. Bien sûr, les réseaux sociaux et Internet permettent aux fans de mieux s’organiser et de faire entendre leur voix, comme le rappelle Paul DeGeorge, co-fondateur de l’Alliance : « Les médias sociaux sont essentiels à notre fonctionnement et à notre philosophie de rencontre, nous utilisons la passion et l’enthousiasme que les fans de Harry Potter ont pour ces histoires et les canalisons vers des débouchés productifs pour le bien social. » (Paul DeGeorge, in Bourdaa, 2014). L’acuponcture culturelle favorise l’engagement civique et politique en s’inspirant de mondes et de personnages fictionnels pour les faire pénétrer dans notre monde réel et les mobiliser pour résoudre de vrais problèmes. Le lien entre culture populaire et événements réels favorise le recrutement, la mobilisation et la sensibilisation des publics. L’activisme social et l’engagement civique sont l’activité la plus puissante des fans lorsqu’ils prennent collectivement position et défendent une cause sociale et politique pour la rendre visible dans la sphère publique.
Ce qui est intéressant, c’est la façon dont les fans, et en particulier les jeunes publics, s’emparent de ces mouvements pour faire entendre leur voix et obtenir une plateforme leur permettant d’avoir un rôle à jouer dans la politique. James Paul Gee avait déjà noté cela dans les jeux vidéo qui peuvent être de puissants outils pour favoriser l’apprentissage, en proposant des rôles et actions bien définis aux joueurs, en offrant des identités intéressantes à investir et la capacité à agir de façon pertinente (Gee, 2007). Avec l’acuponcture culturelle, le même mouvement s’opère, offrant ainsi aux jeunes publics une opportunité de s’engager politiquement en jouant un rôle actif. En effet, les fans se servent des compétences (techniques, intellectuelles, logistiques) acquises dans la communauté des fans pour les réinvestir dans les actions politiques. Les activités de fans sont par essence proches d’un activisme, attendu qu’il existe plusieurs degrés d’implication dans la communauté et dans un engagement collectif et collaboratif. Comme le rappelle Neta Kligler-Vilenchik, « historiquement, les fans se sont organisés pour protéger leurs intérêts collectifs, en défendant leurs productions culturelles des recours à la propriété intellectuelle ou à tout autre forme de censure, ou en se mobilisant pour conserver leurs séries à l’écran, et ces actions leur ont fourni les armes pour mener d’autres actions activistes, en leur apprenant à identifier les cibles, à éduquer et mobiliser les soutiens, utilisant des mécanismes pouvant être dirigés pour défendre des causes réelles » (Kligler-Vilenchik, 2016).
La littératie médiatique et transmédiatique, les compétences acquises et partagées, le mentorat, la capacité à se mobiliser et à recruter, la réappropriation des contenus sont autant d’éléments propres aux communautés de fans qui sont ensuite déployés dans les campagnes d’engagement civique. L’activisme des fans repose sur les mécanismes de la culture fan en récompensant leur maîtrise des nouvelles technologies et leur expertise ainsi que leur engagement dans l’univers narratif. Cependant, cela implique que seuls les fans les plus investis s’engagent, d’où l’importance du recrutement par le biais de figures de la culture populaire qui parlent à un grand nombre de publics.
Nous pouvons, à la suite du Civic Imagination Project, envisager le terme d’imagination civique qui est défini de cette façon : « la capacité d’imaginer des alternatives aux conditions politiques, culturelles, sociales et économiques actuelles ; personne ne peut changer le monde sauf en imaginant un monde meilleur4 ». Les agents du changement, qui souvent sont des fans de culture populaire, sont perçus comme actifs dans les prises de décision et les actions à mener. Et souvent les vecteurs de changement proviennent d’images et de figures populaires qui parlent à la mémoire collective, que ce soit des superhéros, les Navii de Avatar ou bien Katniss Everdeen de The Hunger Games5. Ce modèle peut être mis en parallèle avec celui dessiné par Manuel Castells dans lequel il note trois points essentiels pour lancer des mouvements activistes qui partent de la base : les liens sociaux et la création d’une communauté, l’utilisation de nouvelles alternatives qui se nourrissent de symboles et de figures présents dans la mémoire collective et la mise en place de nouveaux modes de prises de décision à travers des débats collaboratifs (Castells, 2015). Ces trois éléments se retrouvent bien dans les engagements activistes de fans et dans l’imagination civique : la communauté, la culture populaire comme vecteur du changement et la collaboration participative.
De plus, cet activisme et cet engagement civique sont souvent l’œuvre des jeunes publics qui voient une opportunité de faire entendre leurs voix dans l’espace public. Leurs compétences, notamment dans l’utilisation des médias numériques et des réseaux sociaux, leur donnent un bagage pertinent pour mener des actions de grande ampleur et défendre leurs causes. Il ne faut pas cependant tomber dans l’émerveillement et noter, à la suite de danah boyd et de Henry Jenkins, que naturellement des fractures sociales et culturelles persistent et que tous les jeunes, de fait, ne participent pas à ces collectifs (boyd, 2012). Ils soulignent que les fans privilégiés, qui sont souvent les jeunes Américains blancs, ont plus de facilité à s’engager et faire circuler les messages que les fans qui seront socialement marginalisés. Le recrutement et l’inclusion de toute les catégories (sociales, ethniques, sexuelles) de fans dans les actions politiques et culturelles permettent d’éviter des clivages et des fractures à l’intérieur des communautés. Les médias numériques et les réseaux sociaux facilitent alors ces actions, et permettent d’incorporer plus facilement une plus grande population de fans.

Conclusion

D’autres secteurs, comme l’éducation, sont également impactés et se nourrissent des compétences développées dans les communautés de fans. Lors de ses recherches sur les pratiques d’apprentissage des jeunes publics, le projet américain New Media Literacies a souligné les bénéfices de la culture participative sur le partage de savoirs et compétences. L’équipe de recherche a mis en avant le fait que les jeunes gens « doivent apprendre à penser leurs créations médiatiques de manière à encourager les compétences importantes d’apprentissage en équipe, le management d’équipe, la résolution de problème, la collaboration, la communication et la créativité » (Reilly, 2009, p. 8). Nous avions fait une analyse du dispositif de jeu en réalité alternée éducatif « Robots Heart Stories », qui justement met en avant la collaboration de deux classes dans les villes de Los Angeles et Montréal pour résoudre des problèmes grâce à l’intelligence collective et au savoir partagé et distribué (Cardoso & Bourdaa, 2017). Pour abonder dans ce sens, Paul Duncan confirme que la communauté des pairs et l’apprentissage dans une communauté favorisée par les nouvelles technologies jouent un rôle fondamental auprès des jeunes apprenants et publics, par des biais d’entre-aides, de mentorats et de soutiens (Duncan, 2011). Une littératie médiatique, c’est-à-dire l’acquisition de compétences médiatiques critiques et créatives, paraît alors nécessaire pour souligner les nombreux enjeux liés à la convergence technologique mais également à la culture de la participation.