Diversifier les représentations du féminin et du masculin

Longtemps les personnages féminins furent absents du devant de la scène dans la littérature. C’est moins le cas aujourd’hui. Nos expériences – personnelles et professionnelles – montrent que les personnages de fiction féminins et masculins sont empreints de stéréotypes forts : beaux, héroïques, courageux… Si on retrouve désormais des personnages féminins avec ces caractéristiques, quelle possibilité d’horizon dans la construction de soi et de son identité de genre ? Dans nos fonds documentaires, quelles représentations du féminin et du masculin proposons-nous à nos élèves ? Doivent-ils, pour être fille ou garçon, être forcément courageux.se ? Beau ou belle ?
Nous prenons ici le parti de présenter des titres avec des protagonistes dont les profils sont variés, montrant de multiples manières d’être fille, garçon, femme ou homme. Ceci pour ouvrir à nos élèves un horizon vaste, afin de leur permettre de construire leur identité de genre en toute liberté, sans fermer aucune porte. Nous nous concentrerons sur la fiction et plus spécifiquement sur le genre romanesque. Bien entendu, il ne s’agira ici que d’une sélection non exhaustive, de nombreuses autres œuvres auraient pu être proposées.

Des personnages principaux qui sortent des sentiers battus

Dans la fiction, on retrouve beaucoup de personnages stéréotypés, féminins ou masculins. Des filles sensibles et des garçons virils. Des filles qui aiment les arts et des garçons qui aiment les sciences. Tous beaux. Mais la littérature jeunesse compte aujourd’hui des histoires et des personnages qui sortent de ces sentiers battus.
C’est le cas des romans mettant en avant des femmes scientifiques comme L’Effet Matilda d’Ellie Irving où une jeune fille traverse l’Europe avec sa grand-mère pour récupérer le Prix Nobel qui lui est dû. Nous pouvons aussi citer Marie et Bronia de Natacha Henry qui raconte le pacte des sœurs Skłodowska et leur place dans la société scientifique (pour davantage de références sur ce sujet précis, voir le Thèmalire du n° 288). Certains romans s’appuient sur des périodes historiques pour témoigner de la place des filles et des femmes à ces époques et ainsi souligner les avancées sociétales acquises depuis, tout en mettant en avant des héroïnes fortes et déterminées à faire évoluer leur condition comme dans Le Livre de Catherine de Karen Cushman. Dans son journal, Catherine nous dépeint sa vie de jeune fille au Moyen Âge et tous les questionnements qui y sont liés : mariage arrangé, éducation… La jeune Catherine, par sa rébellion, est un personnage qui s’affranchit des attentes de son époque. Marie Desplechin propose une réflexion sur des thématiques similaires dans sa trilogie Les Filles du siècle. Lucie, dans Satin grenadine, premier volume de la trilogie, rêve de modernité : « Je te dis, moi, qu’au XXe siècle les demoiselles auront le droit de courir toutes nues si c’est leur bon plaisir. Elles ne porteront pas d’horribles jupons trop lourds, même le dimanche. Et elles iront à la messe en cheveux. En cheveux courts, car on les coupera un jour, je te le prédis, comme aux garçons ». Ce carcan qui enferme les femmes encore à la fin des années 1800 semble s’être élargi, mais pas totalement ouvert encore aujourd’hui…
Chez les protagonistes masculins, la question des émotions et de la sensibilité est plus taboue. Il est donc important de pouvoir proposer aux élèves des fictions mettant en scène des garçons sensibles, amoureux, dans lesquelles les larmes ne sont pas réservées aux filles. Dans Le Domaine, Jo Witek excelle dans l’art du thriller et offre un personnage complexe loin des stéréotypes du héros sportif, brillant, attirant et populaire. Gabriel est un adolescent solitaire et passionné de nature, plus particulièrement d’ornithologie. Il passe ses vacances d’été dans un domaine où sa mère a été embauchée. Dès l’arrivée d’Eléonore – la petite-fille des châtelains – il tombe amoureux, fasciné par la jeune femme. Son manque de confiance en lui l’amène à observer Eléonore comme il observe les oiseaux, de loin, secrètement, avant d’oser l’approcher. Il se sent inférieur, exclu de son milieu social et de son cercle familial, même quand elle lui montre que ses sentiments sont réciproques. C’est cet immense mal-être qui habite le personnage qui en fait un protagoniste inhabituel. Dans La Balade de Sean Hopper de Martine Pouchain, c’est un petit garçon, Bud, qui se pose en observateur de son voisin, Sean Hopper. On nous laisse croire en premier lieu à un personnage assez caricatural : un homme brutal, peu loquace, travaillant à l’abattoir. Mais après le départ de sa femme, Sean Hopper prend sa voiture qui finira sa course dans un platane. Après avoir frôlé la mort, l’homme change et c’est Bud qui témoigne de ce changement que personne ne semble voir. C’est un roman d’une grande finesse et sensibilité, dont les personnages masculins sont bien loin des représentations stéréotypées que l’on peut rencontrer.
Mais tous les romans jusqu’ici présentés se déroulent en Occident et présentent des protagonistes blancs. C’est pourquoi les textes comme The Hate U Give d’Angie Thomas, Akata Witch de Nnedi Okorafor ou Mandela et Nelson d’Hermann Schultz ont leur importance. Ces trois récits mettent en scène des héros et héroïnes noir.e.s, qui sont loin d’être légion en littérature jeunesse. Dans le roman d’Angie Thomas, le texte permet d’aborder des faits de société comme le racisme ou les violences policières, à l’ère du mouvement #Blacklivesmatters. Dans le récit fantasy de Nnedi Okorafor, l’héroïne est albinos et afro-américaine, l’intrigue se déroule au Nigéria. L’univers magique s’appuie sur les mythes africains et des personnages qui évoluent dans une culture non occidentale. Ces œuvres nous proposent d’autres codes, un autre cadre et offrent un autre horizon de projection. Enfin, Mandela et Nelson se déroule en Tanzanie. Nelson est le capitaine de l’équipe de football et doit tout préparer pour l’arrivée d’une équipe de jeunes Allemands : le terrain, les filets, les joueurs. Parmi eux, sa sœur jumelle, Mandela. Au-delà de la rencontre sportive, c’est la rencontre de deux cultures qui se raconte.
Pour conclure sur ces romans mettant en scène des protagonistes sortant des sentiers battus, nous nous attarderons sur À quoi rêvent les étoiles de Manon Fargetton. Dans ce roman choral se croisent divers personnages : une vieille dame qui fut parmi les premières femmes aviatrices ; un adolescent atteint de phobie scolaire refusant de sortir de sa chambre ; une jeune fille qui partage son temps entre le théâtre et les jeux vidéo ; un père, véritable « papa poule »… Tous ces personnages sont autant de possibilités de projections pour les lecteur.trice.s.

Le rapport au corps et la confiance en soi

Aider les élèves à se construire une identité de genre en toute liberté, c’est aussi questionner l’idée qu’on doit être « parfait » : avoir une plastique parfaite, mais aussi être toujours confiant.e, vaillant.e.
Dans Gloria de Martine Pouchain, la protagoniste éponyme tombe enceinte assez jeune de son professeur de théâtre plus âgé qu’elle. Ce bébé met en péril ses rêves de succès à Hollywood, elle décide de le faire adopter à la naissance. Mais lorsqu’elle apprend quelques années plus tard qu’elle est atteinte d’une forme grave d’endométriose qui l’empêchera d’avoir des enfants de façon naturelle, elle est saisie par un besoin viscéral de retrouver l’enfant qu’elle a mis au monde. Dans ce texte, Martine Pouchain brosse le portrait d’une femme avec ses failles, dont les actions sont parfois répréhensibles (elle va kidnapper l’enfant pour passer du temps avec lui) qui se détache de l’idéal des héroïnes sans tomber dans le type des anti-héros. C’est également le cas de l’héroïne de La Fourmi rouge d’Émilie Chazerand. Autour de Vania Studel, rien n’est vraiment ordinaire : son père est taxidermiste, sa mère est décédée, mais Vania aspire à se fondre dans la masse et a une tendance à s’apitoyer sur son sort. Une lettre anonyme va pousser Vania à sortir des habitudes derrière lesquelles elle se cache. Pour être une fourmi rouge et sortir du lot des fourmis noires, elle doit se révéler telle qu’elle est, assumer sa personnalité, ses différences. Le chemin emprunté par la protagoniste est tortueux, mais sa confiance en elle grandit peu à peu. Dans Les Petites Reines de Clémentine Beauvais, Mireille, Astrid et Hakima ne correspondent pas aux injonctions de minceur de la société actuelle, largement diffusées dans les publicités, les fictions et les médias. En effet, qui imaginerait une Wonder Woman dont le poids surpasserait les centimètres de sa taille… ? Nos trois héroïnes, après avoir été élues « Boudins » par leurs camarades s’embarquent dans une petite épopée : faire le trajet à vélo de Bourg-en-Bresse à Paris et financer leur voyage en vendant… des boudins ! Ironiques et pleines d’humours, les adolescentes révèlent leurs personnalités et leur détermination tout au long du roman. C’est aussi le cas de George, dans le roman éponyme d’Alex Gino. George est néé dans un corps de garçon mais se sent fille. À dix ans, elle sait que le monde ne voit pas ce qu’elle est réellement et espère que monter sur scène et jouer le rôle de Charlotte permettra à sa famille de comprendre. La force de George est que le roman aborde la question de la transidentité sans parler de sexualité et montre que c’est le regard extérieur porté sur son corps qui pose davantage question que celui que George porte sur le sien.
Dans ces quatre romans, il est souvent question du regard d’autrui et de son importance dans la construction de soi et plus spécifiquement de son identité de genre. Quelle femme suis-je si je n’ai pas d’enfant ? Si je suis grosse ? Si je suis imparfaite ? Qui suis-je si je suis une fille dans un corps de garçon ? L’objectif est de montrer que ces personnages sont tout autant de possibilités d’exister, en dehors de la fiction, IRL1.

Multiples sexualités, multiples façons d’aimer

La construction de son identité de genre passe aussi par le questionnement autour de sa sexualité. Si nous proposons souvent des documentaires pour accompagner nos élèves dans ces questionnements, la fiction semble tout aussi pertinente pour construire ses représentations et être confronté.e à des alternatives au modèle dominant hétéronormé.
Dans Moi, Simon, 16 ans, homosapiens, Becky Albertalli ose parler de la sexualité adolescente. Décrire la masturbation et peindre l’amour virtuel. Car Simon est amoureux de Blue, un garçon rencontré sur le Tumblr du lycée. Peut-on tomber amoureux de quelqu’un qu’on n’a jamais vu ? Comment vivre avec le regard des autres sur sa propre sexualité ? Au cœur de l’histoire ne se trouve pas une homosexualité dépeinte comme difficile mais plutôt la question de l’acceptation de soi. Comme dans le magnifique roman de Marie-Aude Murail, 3000 façons de dire je t’aime. Les trois protagonistes sont de jeunes adultes qui se cherchent et se construisent un avenir. Ce qui les relie ? Leur passion du théâtre et leur volonté de devenir comédiens. En s’entraînant ensemble pour passer le concours du Conservatoire, se tisse entre eux un triangle amoureux, non pas autour de Chloé, la fille du trio, mais de Neville, le plus doué d’entre eux pour la comédie.

Des personnages secondaires participant à la vision d’une société aux multiples façons d’être

Une fiction ne se construit pas uniquement sur ses protagonistes principaux. La présence des personnages secondaires permet de mettre en place une vision de la société aux multiples façons d’être. Ainsi, dans Victoria rêve, de Timothée de Fombelle, le père de Victoria est au chômage. Le court roman oscille entre l’imagination débordante de la fillette (qui croit que des lutins font disparaître les livres de sa bibliothèque et que son père a été enlevé par des Indiens) et la réalité où son papa a trouvé un travail dans un restaurant où il doit se déguiser et attend son service en lisant les livres de sa fille. Dans Y’a pas de héros dans ma famille, Jo Witek questionne l’héroïsme familial. Mo est troublé de voir que chez Hippolyte, son copain d’école, de nombreux membres de la famille ont fait « de grandes choses » : prix Nobel, Médecins sans frontières… chez lui, y’a pas de héros ! À l’occasion d’un voyage en famille, Maurice découvrira que l’héroïsme peut se cacher dans des actions plus petites…
Des sexualités plus diverses peuvent aussi être représentées chez des personnages secondaires. Dans L’Âge des possibles de Marie Chartres, on dépeint diverses façons de vivre, puisque Temple vient d’une petite ville des États-Unis et vainc sa peur du changement pour rendre visite à sa sœur à Chicago. Parallèlement Saul et Rachel viennent passer leur rumspringa dans la grande ville. À la fin du roman, on apprend que la sœur de Temple va devenir maman car elle attend un enfant avec une autre femme. Dans un registre différent, le roman humoristique Popy la tornade de Stéphanie Richard, donne à voir une famille recomposée où Poppy a deux belles-mères. Le roman tourne autour du pouvoir de la fillette qui peut obtenir tout ce qu’elle veut grâce à un super-pouvoir de persuasion ! Évidemment, rien ne va se passer comme prévu…
Autant de romans où le contexte, en parallèle des protagonistes, peut donner à voir des modes de vies, des personnalités, des visions différentes du féminin et du masculin et participer à l’ouverture d’esprit et à la construction libre de nos élèves, sans qu’iels se sentent exclu.e.s du modèle de société dépeint dans les ouvrages que nous mettons à leur disposition.

Et les clichés alors ?

Enfin, si notre objectif est de proposer un large panel à nos élèves, il ne s’agit évidemment pas de faire la chasse aux clichés dans toutes les fictions de notre fonds. Dans le roman de Marie-Aude Murail, 3000 façons de dire je t’aime, les personnages peuvent paraître plutôt stéréotypés : la douce et sérieuse Chloé, le drôle et immature Bastien, le torturé et sensible Neville. Pour autant le roman apporte beaucoup à ses lecteur.trice.s. N’oublions pas que la fonction première du stéréotype est de créer une représentation pouvant donner des repères dans la compréhension du monde qui nous entoure. Le tout est, pour nous professeur.e.s documentalistes, de ne pas s’y limiter et de ne pas catégoriser de façon genrée.
C’est le problème de la dite « chick litt », rien que l’intitulé nous questionne : de la littérature pour minettes ? ! On serait peut-être tenté.e.s de retirer les ouvrages de nos rayons et pourtant les romans pouvant être classés dans cette catégorie éditoriale ne sont pas tous à mettre au pilon. Dans le roman de Siobhan Curham Les Filles de Brick Lane, quatre adolescentes très différentes se rencontrent via les réseaux sociaux et décident de créer un club ensemble. Ce roman qu’on pourrait classer dans la « chick litt », présente des jeunes filles qui sortent des sentiers battus : l’une adore les sciences et veut devenir astronaute ; l’autre vit avec ses deux pères et voue une passion à Oscar Wilde ; la troisième est d’une immense timidité et vient d’une famille indienne ; la dernière est plutôt hippie et vit mal que son père reconstruise sa vie après le décès de sa mère. La saga Les Filles au chocolat de Cathy Cassidy avec ses couvertures girly et son intitulé plutôt mièvre pourrait nous rebuter, et pourtant : si dans le premier tome Cherry tombe amoureuse du petit copain de la fille de sa belle-mère, elle n’en reste pas moins une jeune fille originale et intéressante.
En définitive, notre objectif est de leur laisser le choix, pas de leur imposer notre vision du masculin et du féminin, mais de proposer au contraire une variété d’œuvres et de personnages aussi représentative que possible de la richesse de notre humanité. Dans ce contexte, il est essentiel que chacun puisse s’y retrouver et surtout varier les rencontres et les lectures grâce à notre fonds.

 

 

Figures d’adolescents transgenres

La métamorphose de genre

Les différences et les caractéristiques liées au genre sont de plus en plus exploitées en littérature de jeunesse, en particulier dans les romans. Pour aborder cette question, les auteurs usent bien souvent de subterfuges tels que le travestissement de leurs personnages ou encore leur métamorphose du masculin au féminin, et inversement.
Figure récurrente en littérature de jeunesse, le personnage du travesti revêt des formes et des fonctions multiples. Garçon ou fille de l’auteur britannique Terence Blacker, dans lequel le jeune Sam devient Samantha le temps d’une semaine suite à un défi lancé par son cousin, est sans doute le roman le plus souvent cité sur cette thématique. D’autres romans remettent en cause la binarité de genre des adolescents, notamment en ne révélant pas, ou tardivement, le genre de leur personnage principal, comme Raph dans Je suis qui je suis de Catherine Grive ou Camille dans Troubles de Claudine Desmarteau, ou en leur donnant une apparence physique prêtant à confusion, à l’image d’Alex dans A kiss in the dark de Cat Clarke qui laisse Kate tomber amoureuse d’elle sans lui révéler qu’elle s’est trompée sur son identité, ou de Charly dans le roman éponyme de Sarah Turoche-Dromery.
Ces œuvres situent leur action dans un cadre réaliste et contemporain, mais d’autres revêtent un caractère fantastique lorsque cette inversion des rôles va jusqu’à la métamorphose. Ainsi, des récits comme Dans la peau d’une fille d’Aline Méchan ou Cinq jours par mois dans la peau d’un garçon de Lauren McLaughlin, exprimeront, grâce à un système narratif différent, des enjeux similaires.
S’il s’agit avant tout ici de révéler, par un échange de rôles, les attributs sociaux masculins et féminins, d’autres genres de récits s’intéressent plus particulièrement à la condition féminine et au rapport de pouvoir existant entre les divers genres, à une autre époque ou dans un autre lieu. Bacha Posh, de Charlotte Erlih, expose la situation de ces filles afghanes élevées en garçons, tandis que parmi les romans d’aventures ou historiques, les auteurs montrent des personnages féminins dont le travestissement est nécessaire à l’accomplissement d’une mission ou simplement à leur survie, comme cela peut être le cas dans Eon et le douzième dragon d’Alison Goodman.
Cependant, ces exemples n’induisent qu’un questionnement des rapports de genre ancré dans une perspective exclusivement binaire, entre le féminin et le masculin. Cela revient ainsi, malgré tout, à perpétuer en partie les stéréotypes qui peuvent y être liés. Pourtant cette confusion des genres peut aller au-delà du simple déguisement, comme l’illustrent les romans proposant des personnages transgenres. Ces œuvres, peu nombreuses, revêtent toutefois un caractère indispensable dans le paysage éditorial pour adolescents, dans la mesure où les enjeux de la littérature de jeunesse sont fortement liés à la construction identitaire de ses lecteurs.

Symptôme de l’invisibilité transgenre

Le roman-miroir s’attache à interroger de nombreuses problématiques sociales. La définition du roman réaliste comme un « extraordinaire instrument d’exploration du réel, de figuration de l’Histoire, d’analyse de la société1 » semble pouvoir s’appliquer aux éditions pour la jeunesse, de même que l’idée de Milan Kundera que « le roman n’examine pas la réalité mais l’existence », considérant alors que « l’existence est le champ des possibilités humaines2 ». La littérature destinée aux adolescents reste donc fortement associée au traitement de questions personnelles fondamentales et de sujets de société sensibles.
Néanmoins, déjà mis à l’écart au sein même de la collectivité, certains types de personnages sont également mis à la marge de la littérature de jeunesse. Parmi eux, les personnages transgenres sont très peu présents dans les romans pour adolescents. Souvent associée aux combats et aux revendications des gays et des lesbiennes, ainsi qu’à toute personne ne respectant pas un certain conformisme sexuel et de genre, la transidentité demeure nettement moins visible, dans la réalité comme en littérature. Dans son étude3, Renaud Lagabrielle comptait en 2007 trente romans dans lesquels il est question d’homosexualité, tandis qu’à l’heure actuelle, les ouvrages pour adolescents s’intéressant à la transidentité se font très discrets. La Face cachée de Luna, de Julie Anne Peters, est le premier d’entre eux, paru en 2005, puis réédité en 2016 sous le titre (inadapté à mon sens) Cette fille c’était mon frère. Puis, après quelques années, sans que le sujet ne soit abordé, paraît en 2010 Le Garçon bientôt oublié de Jean-Noël Sciarini. Enfin, suite à une nouvelle période de disette, les années 2016 et 2017 voient sortir quatre romans proposant un ou plusieurs jeunes personnages transgenres. Le « caractère mineur et non représentatif » d’un tel corpus ne permet pas réellement la « constitution d’[un] canon à une époque et dans un contexte donnés4 », mais suggère au contraire la visibilité restreinte à laquelle sont confrontées les personnes transgenres au sein du paysage médiatique. Dans l’édition pour la jeunesse, le traitement de cette thématique apparaît comme négligeable, ni réellement acceptée ni banalisée.
Malgré la recrudescence observée ces dernières années, il semble ainsi prématuré d’évoquer la naissance d’une voix transgenre dans les romans destinés aux adolescents. Néanmoins, l’existence de ces personnages transgenres, soit comme sujet textuel, soit comme sujet d’énonciation, permet une certaine reconnaissance de son autorité discursive, d’autant que plusieurs auteurs et autrices tels Alex Gino et Meredith Russo sont eux-mêmes transgenres.
L’émergence de ces protagonistes souligne, à travers leurs parcours respectifs, le caractère minoritaire et excluant d’une telle identité de genre. Ces romans insistent sur l’isolement dans lequel vivent ces jeunes, même lorsque ceux-ci, à l’instar de Luna, George ou Amanda, reçoivent le soutien d’un proche. La première scène du roman de Julie Anne Peters se veut l’illustration de l’injonction au secret qui oppresse en permanence les personnes transgenres. C’est uniquement dans l’intimité de la chambre de sa sœur, la nuit, que Liam peut sereinement devenir Luna, en empruntant les vêtements et le maquillage de celle-ci. Hors de cet espace protégé, cette liberté lui est retirée et son quotidien est marqué par son adhésion forcée aux divers codes masculins en vigueur dans nos sociétés. Toni aussi, dans Le Garçon bientôt oublié, tente de camoufler son mal-être par un comportement de « petit gars exemplaire », tandis que Grayson, dans le roman d’Ami Polonsky, s’isole de ses pairs pour ne pas risquer la découverte de son secret. Les adolescents transgenres font face à cette obligation de dissimulation, au risque de subir un important rejet. La crainte d’être découvert contraint nos personnages à adopter un comportement excessivement prudent. Liam a ainsi installé une alarme silencieuse à l’entrée du sous-sol de la maison où elle a l’habitude de s’habiller en Luna. Amanda, dans Celle dont j’ai toujours rêvé, malgré la confiance qu’elle accorde à son petit ami, garde le silence sur son passé aussi longtemps que possible par peur de se voir rejeter. Par ailleurs, les contraintes discursives font elles aussi partie du secret. Toni, après s’être divulgué-e par erreur décide de « gommer de [s]on langage tous les mots féminins identifiables à l’oreille. »
Pourtant, il arrive que le rejet précède le dévoilement de l’identité de genre réelle. Luna est régulièrement l’objet d’une suspicion d’homosexualité. Elle subit plusieurs agressions verbales violentes et des insultes homophobes sont lancées à son encontre à cause de son comportement décalé et de ses goûts jugés trop féminins, tout comme David, le personnage de Normal(e) de Lisa Williamson, harcelé au collège.
Pourtant, la crise que traversent ces personnages dans certains de ces romans atteint son paroxysme lors de l’étape de la révélation. La transgression des normes en vigueur, faisant alors d’eux de véritables marginaux, éclate dès lors qu’ils et elles décident de se dévoiler. En apparaissant dans un lieu social sous leur figure réelle, nombreux sont immédiatement repoussé(e)s par ces autres qui jettent dans un premier temps un regard obtus, plein de haine et de dégoût, à leur égard. C’est notamment le cas de Grayson dans Le Secret de Grayson, et de Liv dans Opération pantalon, que leurs meilleures amies vont trahir après avoir découvert leurs véritables identités pour rejoindre le camp des harceleurs. Amanda, de son côté, est partie vivre chez son père, dans une autre ville, afin de fuir les agressions violentes dont elle fût victime dans son précédent lycée alors qu’elle réalisait sa transition.
Ces références de la littérature de jeunesse permettent de traduire le dilemme des adolescents transgenres, les forçant à choisir entre dissimulation et rejet, tout en étant confrontés à l’absence de références concernant leur situation.

De la déconstruction des normes socio-culturelles

Par ailleurs, le rôle des personnages opposants de ces romans est bien de refléter l’incapacité de nos sociétés à envisager une remise en question des genres et à penser le concept de différenciation sexuelle au-delà d’une vision binaire. Dans cette perspective, nos protagonistes transgenres constituent des modèles mettant à mal ce système de division sociale, et l’observation de leurs cheminements particuliers peut conduire le lecteur à revoir sa perception des habitus sexués et de leur différenciation.
La prise de conscience de la transidentité, depuis le plus jeune âge, ou plus tardivement, amène nécessairement les personnes à envisager leur apparence d’une autre manière, à construire leur corps en confrontation aux normes de genre. Certaines et certains expriment leur appartenance à leur genre en adhérent aux codes, vestimentaires et sociaux, qui leur sont généralement associés. Certains personnages féminins, par exemple, sont attirés enfants par les jeux domestiques et les poupées, tandis qu’à l’adolescence, elles rêvent du bal de fin d’année, de tenues et de maquillage. De son côté, Liv, dans Opération pantalon de Cat Clarke, mène dans son école un combat pour porter l’uniforme scolaire dédié aux filles, alors que, à l’inverse, un personnage comme Toni se situe hors de toute catégorisation et met du temps avant de ne plus employer de pronoms masculins à son égard et considérer son corps comme étranger.
Le rapport au genre de tous ces personnages ne semble ainsi pas cristalliser autour des mêmes représentations. Néanmoins, dans plusieurs cas, le rejet de l’identité visible passe nécessairement par celui du corps et des attributs sexuels. La sœur de Luna évoque notamment l’épisode symbolique au cours duquel son petit frère tente de sectionner son pénis avec un couteau, tandis que Toni a « commencé à perdre pied » au moment de l’apparition de ses poils. L’auteur du Garçon bientôt oublié présente ici l’adolescence comme une réelle étape de transition, succédant à une enfance neutre et asexuée, et aboutissant à la détermination de l’identité. Ce rejet du corps interroge les rapports sociaux, déterminés par ces « visions essentialistes de la différence des sexes5 ». La hiérarchisation des caractéristiques biologiques fait alors peser sur les jeunes personnages assignés à un genre qui ne leur correspond pas une forte injonction à la virilité ou à la féminité. Ces contraintes normatives, apparaissant dans les œuvres sous la forme d’un encouragement permanent à la pratique sportive ou l’obligation de porter une jupe, mettent en évidence les principes d’organisation de la vie sociale et de négation des altérités.
La revendication du corps et le désir de reconnaissance qui en découle ne peuvent alors s’établir sans un sentiment de transgression à l’encontre des attentes directives de la société. La construction de ces romans accompagne les protagonistes transgenres vers l’élaboration de leur image, conforme à leur identité de genre, et révèle en outre la nécessité d’une « déconstruction de normes culturelles6 ». L’un des enjeux majeurs de tels récits serait alors lié à la remise en question de la simple répartition féminin-masculin et de la relation, prétendue naturelle, entre sexe et genre.
Il ne s’agit donc pas seulement de fournir des modèles et de jouer un rôle de soutien auprès de jeunes confrontés aux mêmes problématiques et en quête de réponses sur le déroulement de leur vie future. Luna et Toni, en d’autres termes, ne font pas seulement fonction de figures identificatoires, dans la mesure où le lecteur, ici, est également encouragé à considérer la déconstruction des catégories dont il a l’expérience et à élaborer son propre système de valeurs.

Morts ou vifs : quel avenir pour les adolescents transgenres ?

Quels que soient le mode de récit et le ton choisis, l’ensemble de ces romans s’attarde, plus ou moins longuement, sur le mal-être et la souffrance des personnages transgenres, inhérents à la crise identitaire qu’ils traversent ainsi qu’à leur isolement et à leur stigmatisation. Leur mise à la marge par l’ordre social dominant et les discours normatifs dont ils sont la cible s’ajoutent en effet à l’inconfort extrême de posséder un corps dans lequel ils ne se reconnaissent pas. Ainsi, Luna, Toni, George, Grayson, Kate, Léo et Liv se veulent l’expression des limites d’une telle situation, traduisant la vulnérabilité supérieure à laquelle sont soumis tous les adolescents transgenres.
Un roman comme Le Garçon bientôt oublié est entièrement construit autour de l’évocation de la douleur du personnage. La compréhension puis l’acceptation de sa situation ne permettent pas à Toni d’accéder à la résolution du conflit d’identité dont il est l’objet. D’une manière plus naïve et enfantine, George quant à elle, ne comprend pas pourquoi tout un chacun la perçoit comme un garçon, et passera ainsi l’ensemble de l’histoire à tâcher de montrer sa véritable identité à son entourage. Et tandis que Luna se voit comme une « erreur totale » et Leo comme un « monstre », nombre d’auteurs et autrices insistent sur les comportements à risques dont sont sujets les jeunes transgenres. Certains personnages semblent particulièrement ressentir le besoin de se blesser physiquement, soi-même ou en se battant avec d’autres, comme moyen d’éprouver ce corps détesté. Par ailleurs, la question de la prévalence des tentatives de suicide, bien plus élevée parmi les minorités sexuelles et de genre, occupe une part importante de ces romans.
La description de ces épisodes illustre les conséquences douloureusement néfastes que peuvent susciter l’assignation de genre imposée aux enfants et les contraintes normatives qui en découlent. Et pour ces personnages, il ne peut majoritairement y avoir de libération sans passage vers un réel statut social correspondant à leur identité réelle, afin de parvenir à la réappropriation de son corps et sortir de cette obligation de dissimulation.
L’idée d’une transition s’impose alors comme un besoin impérieux, un incontournable moyen de survie. Deux caractéristiques importantes liées au cheminement personnel des jeunes transgenres se détachent. D’une part, la nécessité de cette prise de décision semble dépasser les retentissements négatifs qui pourraient en découler tant la souffrance et les humiliations ressenties dans leur état actuel sont devenues lourdes à porter. D’autre part, cette transition doit passer par l’affirmation publique. Luna et Toni choisissent de commencer à porter des atours féminins dans leur vie quotidienne. De son côté, les revendications de Liv concernant son refus de porter des jupes sonnent comme la première étape de son parcours. Par ailleurs, deux personnages passent par le biais de la représentation théâtrale pour exprimer leur genre. George souhaite interpréter le personnage de Charlotte l’araignée dans la pièce de son école et y parvient grâce à sa meilleure amie avec qui elle va échanger son rôle au dernier moment. Grayson, quant à elle, obtient le rôle de Perséphone après avoir convaincu son professeur. Même Amanda, qui pouvait faire figure d’exception dans la mesure où elle arrive dans un nouvel environnement sous son identité définitive, parvient tout de même à affirmer son statut transgenre, bien que cela passe malheureusement par une révélation forcée.
Si souvent la divulgation auprès de leurs camarades est soldée par un rejet, nos personnages bénéficient tout de même de soutiens importants. La figure du ou de la meilleur.e ami.e notamment, qui fait dans un premier temps preuve de déni voire de violence, pour parvenir finalement à l’acceptation de leur situation, est importante. Ces alliés inattendus sont le symbole de l’exemple à suivre pour le jeune lecteur, qui est ainsi invité à accéder à un certain degré de compréhension. De même, le rôle des alliés transgenres est primordial dans le processus d’acceptation de soi et de survie de ces jeunes. Dans Celle dont j’ai toujours rêvé, Amanda reçoit l’appui et l’amitié de son groupe de soutien pour personnes transgenres, tandis que dans Normal(e), l’arrivée de Léo dans la classe de Kate va lui permettre de se sentir accompagnée et soutenue dans son parcours.
La révélation à la famille reste toutefois le palier le plus fondamental. « Malade » selon le père de Luna, et accusé de « tuer […] Dieu » par celui de Toni, ces enfants risquent constamment d’être exclus de l’environnement familial. Dans ces deux cas, la violence conduit les jeunes personnages transgenres au départ. Il est manifeste dans ces romans que les deux protagonistes n’envisagent pas leur avenir sans une transition totale, et donc une réassignation chirurgicale. Luna part ainsi à Seattle pour suivre le processus nécessaire, tandis que Toni quitte le domicile de ses parents en souhaitant pouvoir faire de même. Les étapes suivantes – la psychiatrisation, la médicalisation puis les transformations physiques et les méandres administratifs – ne sont que brièvement évoquées, malgré le soin pris par chaque auteur pour ne pas évacuer totalement cette problématique. Les autres romans, plus récents, se tournent moins vers ces deux thématiques, le rejet familial et la médicalisation, même si Celle dont j’ai toujours rêvé est le seul à proposer un personnage après une transition complète, tout en évacuant également les problématiques que cela implique (mais l’auteur s’en explique à la fin de l’ouvrage).
Nous distinguons ainsi deux courants quant aux propos tenus. Le premier concerne les deux romans parus jusqu’en 2010 qui, si leurs récits s’achèvent ainsi qu’il se doit en littérature pour la jeunesse sur une note d’espoir, en mettant leurs jeunes personnages sur le chemin de la réalisation de leur rêve, se caractérisent toutefois par la persévérance d’un discours craintif. Le deuxième courant englobe les romans parus ces trois dernières années, véhiculant un discours plus positif et des perspectives moins sombres.
Ces romans pour la jeunesse abordant la thématique de la transidentité sont insuffisants pour élaborer un véritable discours prescripteur, mais occasionnent néanmoins la définition de quelques caractéristiques liées au traitement du sujet. Néanmoins, il faut souligner que ces romans ne contestent pas les assignations identitaires normalisantes et binaires. La transidentité est ici conçue comme le passage d’un genre à un autre, sans laisser l’opportunité à une neutralité ou à une pluralité de subsister. Même Toni, qui commence par se considérer hors de toute catégorisation et emploie tant le masculin que le féminin pour se déterminer, opte finalement entièrement pour une identité féminine à la fin du roman. De même, la question de la sexualité n’est pensée que dans une optique hétérosexuelle.
En définitive, il faut constater que malgré une volonté indispensable de permettre enfin une visibilité, même mineure, de la question transgenre en littérature de jeunesse et malgré une apparence subversive, ces récits ne parviennent pas à remettre totalement en question la norme et la permanence des clichés. Cette limite se caractérise par l’association permanente des personnages à un genre fixe, ne permettant pas alors de réel dépassement de la binarité des genres. Ainsi, la littérature pour adolescent apparaît encore une fois comme le moyen de mettre en scène l’altérité sans outrepasser les frontières d’une certaine normalité.