Et si on chantait ensemble contre le harcèlement scolaire ?
L’idée de ce clip vidéo contre le harcèlement durant moins de deux minutes, écrit et réalisé par les lycéens et lycéennes, pour les lycéens et lycéennes, n’est pas sortie de nulle part. Elle est le résultat d’une série d’actions qui a engagé depuis plusieurs années les élèves du lycée Jean Zay contre le harcèlement, et d’un projet que j’ai piloté avec Sylvie Paponnet, conseillère principale d’éducation.
Le harcèlement scolaire
Même si hélas l’actualité l’a mis sur le devant de la scène à la suite de suicides d’élèves, commençons par revenir sur le terme de « harcèlement », terme juridique qui désigne, en droit, un délit inscrit dans le Code pénal. De fait, selon Dan Olweus :
un élève est victime de harcèlement lorsqu’il est soumis de façon répétée et à long terme à des comportements agressifs induisant une relation d’asservissement psychologique qui se répète régulièrement, amenant des sentiments de peur ou de honte1.
Quand il y a à la fois répétitivité, mise à l’écart de la victime et rapport de force ou de nombre, on peut parler de cas de harcèlement. Étymologiquement, on songe à la herse qui creuse les sillons d’un champ pour le labourer, de la même manière que les auteurs de harcèlement traumatisent profondément les victimes, les mettant à nu et les laissant désarmées.
État des lieux dans notre lycée
Depuis 2017 a été mise en place au lycée l’action «ambassadeurs contre le harcèlement» (voir le dossier consacré au harcèlement coécrit avec mon ancien collègue CPE Yohan Haquin : InterCDI, novembre-décembre 2019, n° 282). Une formation des ambassadeurs est dispensée chaque année en novembre par le DAVL2. Ces ambassadeurs tiennent par exemple un stand d’information pendant les récréations et la pause méridienne lors de la journée internationale contre le harcèlement, qui a lieu souvent le premier jeudi de novembre. Ils sensibilisent une heure par an tous les délégués de classes des différents niveaux lors d’une plénière en amphi. Ils ont pu aussi avant 2020 sensibiliser certaines classes des collèges de notre secteur. Ils réalisent un sondage destiné à tous les élèves et personnels du lycée, sur le phénomène du harcèlement, pour adapter leurs actions en direction de classes à la demande des enseignants. Les années précédentes, ils avaient également participé au concours national avec trois vidéos successives, sans l’aide de professionnels, et toute une classe de seconde avait, en EMC, postulé au moyen d’une douzaine d’affiches.
Notre positionnement professionnel
Dès la mise en place des ambassadeurs au lycée, les deux conseillers principaux d’éducation successifs sont venus nous trouver pour nous proposer de travailler en étroite collaboration avec eux. Initialement un peu sceptique, quant à l’apport spécifique en information-documentation dans ce projet, j’ai vite écarté toute réticence en réalisant que nous étions, au-delà de ça, des enseignants à part entière, disponibles pour tous les élèves, et capables de travailler en équipe. Une fois n’est pas coutume, il s’agissait de travailler main dans la main avec nos collègues de la vie scolaire, pour oeuvrer à un climat scolaire plus serein, un mieux-vivre ensemble. Certes, souvent appelé en urgence, le CPE me laissait poursuivre l’atelier avec les ambassadeur.ices. Mais maintes fois aussi surgit une lecture possible, une recherche pour la mise en forme d’affiches de sensibilisation, un atelier d’écriture de scénario, qui nourrit la réflexion des élèves pour combattre ce fléau. Car tous les ateliers se sont toujours déroulés au CDI, et avec moi.
Fil conducteur
Notre objectif principal consistait à sensibiliser le plus d’élèves possible au phénomène de harcèlement et de libérer la parole. Cette année-là, ma collègue et moi avions remarqué que toutes les vidéos qui fonctionnaient particulièrement bien avec les élèves, avec un message efficace, consistaient en des vidéoclips. De là est né notre projet Chantons ensemble contre le harcèlement scolaire.
En mars, je pris l’initiative de déposer un dossier de demande de subvention régionale pour un projet 100 % citoyenneté, accompagné des CV des intervenants et de leurs devis de 3600 euros, incluant les 7 heures d’ateliers avec les élèves, les 12 heures de tournage avec deux professionnels, la location du matériel professionnel ainsi que la postproduction (montage son/image, mixage, étalonnage). La demande à la région s’élevait ainsi à 2590 €, le reste étant financé par l’établissement.
En avril, les ambassadeurs contre le harcèlement écrivaient, en deux séances de travail le mercredi, le texte d’une chanson avec un intervenant extérieur, Syrano (association Les doigts dans l’zen-19), sur le thème du harcèlement. Les élèves de 2de option musique, encadrés par leur professeur Alain Berthet, ont quant à eux composé la musique. Les élèves ambassadeurs ont été décisionnaires de l’écriture de la chanson, du message à faire passer à l’ensemble des élèves, et ont souhaité attirer l’attention sur les différents types de victimes et sur l’intolérance des auteurs.
Ma différence
Réveil matin, debout tremblant
Peut-être plus pour longtemps
Métro-boulot-fardeau.
8 h PD, 10 h taré,
16 h raté, 20 h brisé
Marco voulait s’affirmer,
Ce soir, il tait ses regrets.
Sortie des vestiaires, odeur de chlore,
Le regard des mecs jeté sur son corps,
D’un sifflement à un attouchement,
Que font-ils de ses sentiments ?
Inès a quelques kilos en trop,
Les gens pensent que c’est un défaut.
À cause d’eux, son corps la dégoûte ;
Elle veut le changer coûte que coûte.
Sur insta, Jo lit, lycée Jean Zay,
En face, bclt 12, anonyme.
Tu me dégoûtes, depuis juillet,
C’était rien mais je tombe dans les abîmes.
Lui, c’est Mouloud, Bougnoul, Voleur,
Demain, ce sera terroriste.
Son nom ignoré par la peur,
Il est pourtant pur comme une améthyste.
On passe notre temps à essayer d’affirmer notre singularité,
Mais on n’est pas prêt à accepter celle des autres.
Mais quand est-ce qu’on va accepter celle des autres.
(Tous ensemble) Mais quand est-ce qu’on va accepter
celle des autres ?
Mais pour être visible et entendue de tous les lycéens, la chanson méritait d’être tournée en vidéoclip. D’où le projet déposé à la région pour bénéficier de l’accompagnement d’un réalisateur professionnel. D’octobre à décembre, une poignée d’élèves, avec un noyau dur de trois élèves, a ainsi écrit en 5 heures au CDI. le scénario du vidéoclip avec l’aide de l’auteur-réalisateur, Senghte Vanh Bouapha de l’association Plan libre, et de moi-même. Pour chacun des couplets de la chanson, il s’agissait en effet de déterminer quel personnage, quelle interprétation, quelle situation mettre en scène et quels plans, soit 7 séquences.
Les élèves volontaires parmi les ambassadeurs ont ensuite préparé avec le réalisateur et moi, pendant une séance de 2 heures en décembre, la logistique du tournage : il s’agissait de bien indiquer pour chaque plan les acteurs et figurants présents, les décors et accessoires à prévoir. A été décidé également l’ordre de tournage des différentes séquences. Les différents rôles techniques (préparation des plans, des lumières, prises de son, script, etc.) furent distribués aux ambassadeur.ices contre le harcèlement.
La conseillère principale d’éducation et moi avons seules procédé à un casting ouvert à tous les lycéens de l’établissement. Force nous fut de constater que peu de garçons étaient volontaires, et il nous fallut faire preuve de persuasion pour trouver quelques éléments, même en figuration. C’est ainsi qu’une lycéenne endossa volontairement le rôle de Mouloud, un garçon.
Douze heures de tournage, avec l’auteur-réalisateur et son assistant, étaient prévues sur une journée et demie. Une matinée fut nécessaire en amont pour que j’apporte sur le lieu du tournage les accessoires, et surtout que j’aide à la mise en place du décor et des lumières. Ma collègue CPE, malade, ne put assister au tournage ; une collègue AED se chargea d’accompagner et d’encadrer les élèves avec moi. Ce tournage permit de concrétiser un projet qui n’était encore que sur le papier, et ce fut un moment formidablement excitant pour tout le monde de le voir prendre vie sous nos yeux, grâce au travail et à l’implication de chacun.e sur chacun des postes dont il avait la responsabilité. Ce fut évidemment un temps très fort, avec néanmoins un long temps de préparation et de mise en place, des répétitions et l’attente des acteurs et figurants.
On ne peut que se féliciter d’un constat pour ce type de projet : originaires de tous les niveaux sauf post-bac, des filières générale, technologique et professionnelle, tous les élèves participant à l’action, sans être forcément ambassadeurs, ont donc été sensibilisés à la question du harcèlement. Enfin les élèves de tous les horizons, qui ne se côtoient jamais habituellement, se trouvaient réunis pour créer un outil à la fois éducatif et artistique.
Une fois le tournage terminé, nous n’avions pas choisi l’option de faire assurer aux élèves le montage. Le projet nous semblait déjà suffisamment chronophage, puisque pour chaque atelier prévu pour ces élèves issus de différentes classes, ces derniers s’absentaient de cours, leurs absences étaient bien entendu justifiées pour conduite de projets mais devaient être rattrapées. Le monteur professionnel devait faire en sorte que le tout s’adapte à la durée de la chanson et aux contraintes données par le ministère pour le concours : la vidéo devait durer au maximum 2 minutes, générique compris. Les paroles de la chanson ont également été intégrées en sous-titrage, afin que les contenus soient accessibles au plus grand nombre. Quel que soit le support choisi, le générique devait intégrer le bloc des numéros d’appel (3020 et 3018), ainsi que le logo du programme pHARe3, tous téléchargeables sur le site Éduscol.
Lauréats du concours national
Quelques jours avant le délai fatidique de fin janvier, je téléchargeai le vidéoclip sur la plateforme institutionnelle PeerTube, pour le faire participer au concours national contre le harcèlement scolaire. Un mois après, le vidéoclip était sélectionné par le jury académique, avec une cérémonie de remise des prix prévue début juin au rectorat. Et en mai, nous apprenions que nous étions conviés à la Cérémonie nationale de remise des prix à l’amphithéâtre de la Sorbonne pour recevoir le Prix national de la vidéo contre le harcèlement avec les lauréats des autres catégories, en présence du ministre de l’Éducation nationale d’alors, Pap NDaye, et de Brigitte Macron. Une dizaine d’élèves, accompagnés par Sylvie Paponnet, Senghte Vanh Bouapha et moi-même se sont ainsi rendus à la Sorbonne pour présenter le vidéoclip et recevoir le Prix national. Ce haut lieu symbolique et la présence de ces importantes personnalités politiques ont énormément impressionné les élèves. C’est dans ce cas bien davantage le déplacement à Paris et le faste de la Cérémonie qui récompensent symboliquement les élèves de leur participation que le prix, 2000 euros, que le lycée reçoit pour financer d’autres actions.
Après la Sorbonne et la Préfecture, nous eûmes la surprise d’être le 27 septembre invités à l’hôtel de Matignon par Élisabeth Borne, Première ministre, pour participer à la présentation du Plan de lutte contre le harcèlement à l’école. Une petite délégation accompagnée de ma collègue CPE, de notre proviseur et de moi-même s’y rendit ce jour-là, une élève ayant préparé un discours en tant que victime. En effet, n’étaient réunis à cette occasion que les dirigeants de différentes associations de victimes, ainsi qu’une influenceuse de réseaux sociaux, lesquels prirent tour à tour la parole devant la Première ministre et le ministre de l’Éducation nationale, Gabriel Attal.
Un outil de sensibilisation pérenne
Depuis lors, notre clip vidéo est utilisé par les référents harcèlement des lycées français à destination des élèves de toute la France pour les sensibiliser. Mais il est surtout concrètement pour nous, comme défini dans notre objectif principal, diffusé sur les écrans du lycée et dans les classes pour débuter les interventions des ambassadeur.ices contre le harcèlement. Car ce clip vidéo était destiné dès le départ à être un support de travail au sein du lycée pour être montré dans les classes lors de la journée internationale contre le harcèlement en novembre. En effet les ambassadeurs contre le harcèlement ne peuvent pas intervenir dans toutes les classes ce jour-là, et cette vidéo constitue désormais une excellente amorce pour libérer la parole en classe, pour inciter les élèves à parler en tant que témoins ou victimes après-coup.
Il est vrai que la vidéo constitue selon moi un formidable outil pédagogique : pour les élèves qui la créent, elle leur permet de faire passer à leurs pairs un message longuement réfléchi et mûri, tout en s’essayant à toutes les étapes artistiques de ce média, en mode professionnel. Et pour les spectateurs, ce parcours visible de leurs camarades rend bien plus puissante la portée de leur message.
Ainsi ce Prix national a clos un travail de quatre ans avec des élèves extrêmement motivés. Certes ce projet semble un peu écarté de la transmission d’apprentissages info-documentaires – encore que -, mais en aucun cas de notre mission d’ouverture culturelle et éducative. Comme tout professeur d’une discipline ou d’une autre, chargé d’un enseignement transversal, d’une option ou d’une spécialité, nous pouvons également élargir nos champs d’investigation suivant nos compétences et appétences. L’I.A. ainsi que la désaffection de la lecture sur papier va progressivement modifier notre enseignement et notre gestion. Cherchons des terrains transversaux, pluridisciplinaires, fédérateurs avec l’équipe éducative, qui nous permettent de transmettre aux élèves de la curiosité, un esprit critique et méthodologique, de leur faire assimiler valeurs et savoirs jusqu’à pouvoir en faire jaillir une oeuvre artistique – nouvelle, clip-vidéo, danse, chanson, ce qu’il reste quand on a tout oublié… Une collègue professeure documentaliste est ainsi devenue coordinatrice pédagogique dans un lycée privé. Mettons véritablement « le CDI au coeur de l’établissement » et les professeurs documentalistes au coeur des enseignements.
Chargée désormais de multiples missions en plus de celle de professeure documentaliste au lycée, j’ai vu une solide équipe pHARe se former, et j’ai décidé de passer la main. Et puis, enthousiasmé par cet outil de sensibilisation complet, le proviseur a demandé de reconduire le projet, cette fois en faveur de l’égalité filles-garçons. C’est donc avec les ambassadeur.ices égalité des genres et l’association Plan libre, qu’un court-métrage Friendzone contre le sexisme ordinaire et le masculinisme toxique a vu le jour cette année, et fera l’objet d’un prochain article…