Rendez-vous est pris pour une visite guidée destinée à la presse, en présence d’Hélène Lafont-Couturier, directrice du musée, Patrizia Zanotti, ancienne coloriste de Pratt et directrice de l’association Cong, en charge de la valorisation de son œuvre, Michel Pierre, commissaire invité, spécialiste de Pratt, Yoann Cormier, chef de projet au sein du musée, Gilles Mugnier, scénographe, et Tiphaine Massari, graphiste.
En guise de préambule, une première salle expose des planches originales et quelques éléments clés sur la vie de Hugo Pratt : l’influence de ses voyages sur ses œuvres, celle d’autres auteurs de bandes dessinées, notamment l’américain Milton Caniff, et du cinéma. Car si son personnage principal, Corto Maltese, est très présent dans cette exposition, il est bien question de l’œuvre de Hugo Pratt dans son ensemble. Celui-ci a eu une vie mouvementée qui l’a mené tout autour du monde : Abyssinie italienne (actuelle Éthiopie), Argentine, Brésil, Océanie, Canada. Il voyage par goût, par passion, tantôt dilettante, tantôt ethnographe, notamment en Amérique du Nord. Il tirera de ces voyages les aventures de Corto Maltese, mêlant dans son œuvre inspiration du réel et représentation fantasmée d’un aventurier dans un monde à la poésie cruelle.
Michel Pierre donne quelques éléments de compréhension, notamment sur la manipulation de l’ironie nous expliquant comment Pratt s’amuse avec les clichés de l’exotisme, de l’aventurier du bout du monde, des femmes asiatiques mystérieuses. Lui-même jouait de son personnage de baroudeur, racontant différentes versions de ses voyages suivants ses interlocuteurs. Il attire notamment notre attention sur l’intérieur de la maison de Corto Maltese à Hong Kong, dans le salon de laquelle trône un magnifique piano à queue, objet peu courant pour un marin baroudeur et solitaire.
Puis, avant d’entrer dans la salle principale, Yoann Cormier nous avertit que l’exposition ne suit pas un parcours, mais qu’elle est une mise en scène de l’œuvre de Pratt. En pénétrant dans l’espace, nous comprenons immédiatement ce qu’il veut dire… L’exposition se déploie dans une seule immense salle, assez sombre et très haute de plafond. Des planches originales sont accrochées le long des murs, mais c’est bien les agrandissements spectaculaires de certains extraits qui attirent l’attention. À proximité de ces agrandissements se trouvent les objets représentés, placés dans des vitrines. La plupart de ces objets sont issus des collections du musée. Nous déambulons ainsi au milieu de ces boîtes, qui parfois, par un jeu de lumière et de rétro-éclairage, nous révèlent leur trésor. Sur l’une de ces boîtes, le dessin d’un chef de tribu, le visage menaçant et entouré d’une parure qui semble constituée d’os et de cuir. Soudain, la lumière s’allume à l’intérieur de la boîte et apparaît en surimpression une véritable coiffe, qui encadre le visage du personnage dessiné ! On apprend ainsi qu’il s’agit d’une coiffe de la vallée de l’Omo, en Éthiopie, effectivement constituée de cuir, d’os et de dents de phacochère. Est-ce la réalité qui inspire la bande dessinée, ou la fiction qui (re)donne vie à cette parure de chef, qui ne serait sinon qu’une pièce de musée, exposée telle un animal mort ?
Patrizia Zanotti nous indique que c’est la première fois qu’une exposition de bande dessinée est ainsi scénographiée, faisant dialoguer les dessins avec les objets, introduisant la troisième dimension dans un univers intrinsèquement à deux dimensions. Nous évoluons littéralement dans la BD, côtoyant et pouvant presque toucher les éléments iconiques de l’univers de Corto Maltese, notamment le scaphandrier et la marionnette, présents de manière diffuse et récurrente dans ses aventures… Seuls les initiés, dont je ne suis pas, savent l’importance de ces artefacts. Mais maintenant, grâce à cette visite, je sais tout ! Cette anecdote pour rassurer ceux et celles qui ne connaissent pas particulièrement l’œuvre de Pratt : il s’agit bien de mettre en lumière le dialogue entre objets réels et appropriation artistique.
Au fond de la salle, nous pénétrons dans un immense cylindre de tissu et nous voilà au cœur d’une lanterne magique. Assis sur des coussins au centre, nous regardons les dessins s’envoler sur la paroi, à côté des silhouettes projetées, comme plongés dans un rêve prattien où se mêlent monstres, Raspoutine, étoiles et masques lointains.
Émerveillée, les mains moites et la voix chevrotante, je m’approche
de Patrizia Zanotti :
« - C’est incroyable cette collection ! C’est magnifique de voir comme ça, en vrai, les œuvres représentées dans les BD.
– Oui, il faut considérer ça comme un retour aux sources ! Ce qui est intéressant, c’est que Hugo Pratt avait fait ce travail de recherche, par des voyages ou des visites, pour dessiner fidèlement ces objets. Et tant d’années après, nous faisons le chemin inverse, celui de retrouver les objets qui ont servi de modèle. Il s’agit de faire prendre conscience du travail d’investigation et de recherche, qui était beaucoup plus long et compliqué avant Internet ! »
Une dernière petite salle présente une partie de l’œuvre de Pratt publiée dans des magazines de BD, ou les magazines dont il s’est inspiré, en face d’un étonnant trombinoscope de tous les personnages rencontrés au fil des aventures de Corto Maltese. C’est le moment des questions-réponses, posées par les différents journalistes présents :
Q : cette exposition peut-elle amener des publics plus jeunes, qui ne connaissent pas nécessairement Hugo Pratt ou Corto Maltese ?
Yoann Cormier : cette exposition est conçue pour être familiale, les enfants peuvent aussi être fascinés par les objets du bout du monde.
Michel Pierre : Corto Maltese est un mythe qui dépasse la BD. Sans l’avoir lu, on le retrouve partout, dans des publicités de parfum, des nom de bars, même en Guyane où son image décore le bol pour payer le passeur qui fait traverser le Maroni !
Q : Corto Maltese prend quand même beaucoup de place dans cette exposition…
Patrizia Zanotti : Corto Maltese représente effectivement une grande partie de l’œuvre de Pratt, c’est notamment celle qu’il a à la fois écrite et dessinée.
Q : les BD de Hugo Pratt sont en noir et blanc, comment se fait la rencontre avec la couleur ?
Patrizia Zanotti : Pratt dessinait toujours en noir et blanc : l’exposition essaye de garder la philosophie de ce choix, et propose en contrepoint de mettre en valeur la couleur à travers les objets. On trouve une exception, c’est le travail d’aquarelle qu’il a fait pour les représentations des Indiens d’Amérique du Nord [dont Pratt était devenu un grand connaisseur, notamment toute la période des guerres indiennes en Virginie Occidentale N.D.L.R.].
Une dernière halte pour profiter de cette invitation feutrée au voyage, et c’est le retour dans le grand couloir clair du premier étage du musée.
Pistes pédagogiques
Projets menés par le professeur documentaliste seul
Dans le cadre d’un AP ou d’un club lecture, vous pouvez explorer les pistes suivantes :
Travail autour de la bande dessinée (collège)
Qu’est-ce qu’une BD ? Comment représente-t-elle le monde ? Quel peut être son degré de réalisme ? Ici, cette question prend tout son sens, car Hugo Pratt utilise des éléments très réalistes qu’il inclut dans une fiction, aux accents quasi oniriques. On peut ainsi comparer des BD type fantasy, aux univers complètement imaginaires, avec des BD très réalistes, voire documentaires.
Réalisations :
Exposition au CDI présentant différents types de BD sous l’angle de réaliste / pas réaliste / crédible / imaginaire.
Recréer l’univers d’un auteur en mettant en regard des planches de la BD avec des objets de la vie quotidienne.
Ce travail répond aux attentes du domaine 5 du socle commun : « Organisations et représentations du monde : il exprime à l’écrit et à l’oral ce qu’il ressent face à une œuvre littéraire ou artistique ; il étaye ses analyses et les jugements qu’il porte sur l’œuvre ; il formule des hypothèses sur ses significations et en propose une interprétation en s’appuyant notamment sur ses aspects formels et esthétiques. Il justifie ses intentions et ses choix expressifs, en s’appuyant sur quelques notions d’analyse des œuvres. Il s’approprie, de façon directe ou indirecte, notamment dans le cadre de sorties scolaires culturelles, des œuvres littéraires et artistiques appartenant au patrimoine national et mondial comme à la création contemporaine. »
Le travail de collecte de documents (lycée)
Dans le cadre des TPE cette proposition vise à sensibiliser les élèves au travail de collecte de documents : où trouver des documents fiables et comment les exploiter pour ne pas faire de paraphrase mais bien une création nouvelle. Le TPE n’est pas un exposé, mais bien un travail de recherche personnel problématisé, et doit donc générer une réflexion originale à partir de recherches.
Réalisation : étudier la collecte de documents et d’informations par Hugo Pratt et voir comment il se les réapproprie pour créer son œuvre. Transposer la méthodologie au travail personnel de chaque groupe d’élèves.
Ce travail répond aux attentes du domaine 2 du socle commun : « les méthodes et outils pour apprendre : ces compétences requièrent l’usage de tous les outils théoriques et pratiques à sa disposition, la fréquentation des bibliothèques et centres de documentation, la capacité à utiliser de manière pertinente les technologies numériques pour faire des recherches, accéder à l’information, la hiérarchiser et produire soi-même des contenus. »
Travail transdisciplinaire, EPI
Cultures du monde (documentation, histoire-géographie)
Hugo Pratt était un grand voyageur et s’est beaucoup inspiré de sa propre expérience pour raconter les aventures de Corto Maltese. Il a ainsi donné une représentation du monde ; au tour des élèves de donner la leur, en s’appuyant sur leurs recherches, et sur le travail effectué en cours d’Histoire-géographie sur les activités humaines autour du monde.
Ce travail répond aux attentes du domaine 5 du socle commun : « Organisations et représentations du monde : l’élève se repère dans l’espace à différentes échelles, il comprend les grands espaces physiques et humains et les principales caractéristiques géographiques de la Terre, du continent européen et du territoire national : organisation et localisations, ensembles régionaux, outre-mer. Il sait situer un lieu ou un ensemble géographique en utilisant des cartes, en les comparant et en produisant lui-même des représentations graphiques. »
Le récit d’aventure (documentation, français)
Le récit d’aventure est au programme du cycle 3, notamment en 6e. Un album de Corto Maltese peut être compris dans le corpus d’étude, et l’exposition permettra de faire un prolongement au travail effectué en classe.
Réalisation : co-construction et/ ou co-animation de la séance autour de Hugo Pratt et Corto Maltese. Co-organisation de la sortie des élèves à l’exposition, présentation d’albums au CDI.
Ce travail répond aux attentes du domaine 1 du socle commun : « des langages pour penser et communiquer : il découvre le plaisir de lire. L’élève s’exprime à l’écrit pour raconter, décrire, expliquer ou argumenter de façon claire et organisée. Lorsque c’est nécessaire, il reprend ses écrits pour rechercher la formulation qui convient le mieux et préciser ses intentions et sa pensée. Il utilise à bon escient les principales règles grammaticales et orthographiques. Il emploie à l’écrit comme à l’oral un vocabulaire juste et précis. »