les réseaux sociaux sur un plateau !

À la suite d’une journée de formation sur l’esprit critique en novembre 2017, abondée par l’analyse continue de nos pratiques professionnelles, l’idée de concevoir un jeu pédagogique sur cette question a émergé. Nous avons choisi d’explorer l’influence des réseaux sociaux sur l’estime de soi et la façon dont le développement de l’esprit critique permet d’agir sur les pratiques des adolescents. C’est à ce moment-là que nous avons élaboré les objectifs, les principes et les grandes lignes du jeu S’prit critique et S’team de soi.

Toutes les trois professeures documentalistes de l’académie de Guyane, nous observons et accompagnons nos élèves tous les jours dans leurs usages des réseaux sociaux. Ces derniers sont utilisés massivement par nos élèves, et la plupart du temps de façon anodine ou positive, avec plus ou moins de recul. Nous faisons cependant aussi le constat d’une multiplication des signalements et des incidents à l’extérieur et à l’intérieur des établissements scolaires, liés à une utilisation inadaptée des réseaux sociaux et à une « viralisation » extrêmement rapide de l’information, susceptibles d’avoir des conséquences graves (harcèlement, conduite à risques, mise en danger de la vie d’autrui, perte de confiance et d’estime de soi pouvant entraîner le décrochage scolaire…). Certaines situations posent même la question du lien, poussé à l’extrême, entre les réseaux sociaux, la notion de popularité et les dérives engendrées. Nous sommes néanmoins convaincues que le discours anxiogène habituel sur les dangers d’Internet est contre-productif, et c’est de cette conviction qu’est née l’envie d’aborder ces questions autrement.

Pourquoi créer un jeu ?

Dans le cadre des travaux académiques mutualisés (TraAM) en Documentation1 qui portent en 2018-2019 sur la thématique suivante : « le professeur documentaliste créateur de ressources, de parcours et d’espaces d’apprentissage info-doc au sein du CDI virtuel », nous avons spécifiquement travaillé autour de la ludification des apprentissages. Au-delà d’un simple engouement2 et d’une pratique qui a pu sembler inappropriée à l’école, l’enjeu porte aujourd’hui sur apprendre autrement, favoriser la motivation et rendre l’élève acteur de ses apprentissages. Interroger ses pratiques, expérimenter de nouveaux supports, avoir une analyse réflexive constituent autant de compétences que les TraAM permettent dans un cadre contraint. Nous avons donc formalisé notre démarche3 et produit notre jeu, afin de mettre en lumière des compétences d’EMI sous un angle ludique. Nous avons aussi voulu démontrer que le professeur documentaliste peut être lui-même producteur de ressources adaptées.
La question des réseaux sociaux peut s’avérer complexe à aborder avec les élèves, entre tentation diabolisatrice, écarts générationnels, multiplicité des questions éthiques, sociologiques, législatives et commerciales. L’avantage que nous avons vu à la création d’un jeu type « jeu de rôles » est de pouvoir partir des pratiques des élèves en simulant des mises en situation et en ouvrant le débat à partir des exemples concrets qu’elles génèrent.
Ce jeu permet d’aborder deux grands axes avec les élèves :
• L’analyse critique d’exemples de publications sur les réseaux sociaux pose des questions de fiabilité de l’information, d’éthique, de légalité et de citoyenneté.
• La réflexion sur l’estime de soi et les aspects émotionnels des réseaux sociaux permet d’aborder les notions de popularité et de conformisme au groupe. Elle permet aussi de présenter de façon concrète l’aspect addictif des réseaux sociaux créé par les « sucres numériques » que sont les like et les commentaires, ou ce que Sean Parker, ancien président de Facebook, appelle la boucle de rétroaction de validation sociale4.

Si le jeu parle de numérique, il ne l’utilise pas afin de s’affranchir des contraintes (notamment techniques et matérielles) qu’il peut générer. Le débat se lance et s’anime mieux autour d’une table qu’autour d’un écran !
Il existe d’autres jeux autour de la question des réseaux sociaux, mais ils ne nous semblaient pas répondre aux mêmes objectifs que ceux que nous visons. Médiasphères5, édité par le réseau Canopé, aborde plus en profondeur les questions légales, mais permet plus difficilement de partir des pratiques des élèves. @h…Social !2.06, édité par le BIJ de l’Orne, que nous avons découvert en cours de processus, se rapproche plus de ce que nous avions en tête, mais n’est plus édité. E-xperTIC7 (BIJ de l’Orne) reprend quant à lui les codes de fonctionnement d’Internet sous la forme de questions-réponses.
Il était important pour nous dès le départ de créer un jeu qui corresponde à nos pratiques professionnelles, mais qui soit également disponible en licence libre et réutilisable par nos collègues.

Comment jouer ?

S’prit critique & S’team de soi est un jeu de rôles simulant un réseau social fictif sur lequel des adolescents publient et interagissent. C’est également un jeu tactique, puisque les joueurs doivent utiliser au mieux les cartes dont ils disposent aléatoirement pour obtenir le maximum de points comptabilisés sur deux baromètres. C’est ce qui constitue l’objectif final pour les joueurs8.
Le premier baromètre, le baromètre d’esprit critique, évolue selon l’analyse par chacun des cartes publiées : infox ou information fiable, contenu respectueux ou non de la vie privée, contenu violent, harcelant ou contenu anodin, intention politique, publicité cachée etc. Le second baromètre, le baromètre d’estime de soi, évolue selon les interactions qu’ont chacun des joueurs entre eux. Ces interactions font gagner ou perdre plus ou moins de points, selon la nature de la carte « Émotion » piochée au hasard par chaque joueur en début de tour. Si un joueur détient la carte « Tristesse », les réactions négatives des autres joueurs lui feront perdre beaucoup plus de points d’estime de soi que s’il a pioché la carte « Joie ».
Au cours du jeu, chaque joueur doit, à tour de rôle, remplir son fil d’actualité en choisissant avec soin parmi ses cartes « Posts » celle qui lui permettra de gagner le plus de jetons « J’aime » de la part des autres joueurs. Il doit cependant bien analyser le contenu de ses cartes pour ne pas faire chuter son baromètre d’esprit critique ! Les autres joueurs doivent alors interagir avec sa publication grâce à leurs jetons « J’aime », « Je n’aime pas », « Je partage » ou « Je signale ». Comme dans la réalité, ces interactions vont jouer sur le moral du joueur visé à travers son baromètre d’estime de soi. Un joueur pourra aimer une vidéo de bagarre entre collégiens publiée par son copain pour l’aider à gagner des points d’estime de soi, mais il va alors en perdre lui-même sur son baromètre d’esprit critique.
Le jeu se déroule sur quatre tours, le temps entre chaque tour permettant de comptabiliser les points et de revenir avec les joueurs sur chacune des situations rencontrées à partir des cartes publiées. Il est important que le maître du jeu reprenne à la fin de la partie toutes les notions abordées pour les expliciter plus en détail. Un livret du maître du jeu apporte un éclairage sur le contexte de chacune des cartes « Posts » ainsi que sur les notions qui s’y rattachent.  
L’aspect jeu de rôles permet aux joueurs de se décentrer, de prendre du recul en pensant et en explicitant leurs actions. La verbalisation en cours de partie et entre les tours, le débat à la fin du jeu sont donc essentiels, tout comme le rôle du maître du jeu.
L’aspect tactique permet de complexifier le jeu en opposant des résistances aux actions des joueurs :
• le hasard (les cartes « Posts » et « Émotion » sont distribuées aléatoirement) ;
• la compétition (pour gagner, il faut obtenir le maximum de points sur ses deux baromètres) ;
• la gestion des ressources (il faut savoir gérer ses jetons d’interaction qui sont distribués en nombre limité).
Cet aspect tactique est associé à un univers de jeu réaliste et familier pour les élèves. Ils retrouvent les codes graphiques des réseaux sociaux qu’ils affectionnent et les situations des cartes « Post » sont toutes inspirées de publications réelles sur les réseaux. L’association de toutes ces dimensions crée une dynamique de jeu plébiscitée par les élèves.
Si nous avons essayé de concevoir un jeu qui soit le plus ludique possible, il a été élaboré pour être utilisé dans un cadre scolaire défini : il ne peut pas se passer d’un maître du jeu, une analyse guidée de ce qui a été joué pendant un tour est indispensable et le nombre de cartes « Post » n’est pas suffisant pour qu’un même élève fasse plus de trois parties sans retomber sur les mêmes cartes. Le jeu a été conçu pour être joué à quatre joueurs ou à quatre binômes de joueurs, guidés par un maître du jeu, sur une durée d’une heure, suivie du débat. Il s’adresse à des élèves de cycle 4 ou au lycée. Il peut être utilisé dans le cadre de l’EMI, de l’EMC ou du parcours Citoyen.

 

Concevoir un jeu… Facile ?

Nous partions confiantes avec des idées précises en tête. Nous nous sommes réunies régulièrement afin de réfléchir à la mécanique du jeu, d’élaborer les règles et le prototype. À chaque étape, nous avons été confrontées à de nouvelles difficultés, mais toutes les bonnes idées viennent d’un problème à résoudre !
Nous nous sommes rendu compte de la difficulté de construire une mécanique de jeu équilibrée et efficace, ainsi que d’élaborer des règles du jeu claires et compréhensibles, notre propre maîtrise du jeu étant venue aussi au fur et à mesure de nos réunions de travail. Nos collègues nous ont fait souvent remonter la crainte de la difficulté d’explicitation (pour le maître du jeu) et de l’incompréhension (pour le joueur). Nous veillons donc à séquencer les phases de jeu : nous avons ainsi créé une infographie qui complète les règles officielles et nous pensons aussi proposer en document d’accompagnement une vidéo sous forme de tutoriel.  
Ensuite, il a fallu créer toutes les situations (cartes « Post ») qui sont l’assise du contenu du jeu. Nous nous sommes heurtées au contexte des situations, à l’obsolescence de l’actualité, au prérequis des joueurs, à la compréhension des situations, à la catégorisation, à la cohérence dans l’attribution des points, aux droits… Les cartes ont été remodelées et adaptées de nombreuses fois.
Enfin, l’articulation des deux baromètres (le fondement même de notre idée initiale) s’est avérée parfois illogique et incohérente : il a donc fallu trouver des astuces pour y remédier. Avec de la patience et de la persévérance, les règles ont été clarifiées et simplifiées. Après des tâtonnements et des observations, le prototype a pris forme. Nous avons veillé à équilibrer la part de hasard, de tactique et de réflexion.
Nous avons effectué de multiples tests grandeur nature avec nos élèves, nos proches et nos collègues. Chacun nous a permis d’ajuster, d’améliorer et de perfectionner le jeu.
Nous avons eu des phases de découragement (quand nous découvrions des supports similaires), d’exaltation (quand nos élèves ou nos collègues prenaient plaisir et nous encourageaient à poursuivre), des phases obscures (quand nous-mêmes ne savions plus quelle était la dernière modification actée !) et des phases lumineuses (quand une partie se déroulait sans accroc !). Aujourd’hui, nous sommes fières de pouvoir rentrer dans la phase de valorisation et de communication de ce projet. Nous espérons qu’il recevra un accueil positif.

 

Où trouver le jeu ?

Un dossier auprès de la CARDIE académique a été déposé en avril 2019 et nous avons eu la joie d’apprendre fin juin leur soutien pour la production de 3 boîtes de jeu finalisées d’ici janvier 2020. La conception graphique, l’impression et la production seront assurées par l’entreprise Signarama en octobre 2019.
Il sera possible de télécharger le jeu (cartes, pions, règles, guide du maître du jeu …) afin de l’utiliser librement et gratuitement dès janvier 2020. Le jeu est placé sous la licence Creative Commons BY NC SA qui permet sa libre réutilisation, à la condition que les auteurs soient cités et qu’aucune utilisation commerciale n’en soit faite.