Trouver son identité propre
Si l’adolescence est la période propice aux interrogations et à l’affirmation de son identité, cela est d’autant plus vrai pour les jumeaux et jumelles. Ils et elles font en effet face à une exigence supplémentaire, celle de devoir se construire et s’affirmer en même temps que l’autre, parfois en concurrence avec l’autre, parfois dans l’ombre de l’autre et parfois parallèlement à une relation fusionnelle.
Selon les romans, cette quête de soi passe plus ou moins par la confrontation. Edward et Meg, par exemple, les deux protagonistes du roman de Avi et Rachel Vail Rien à faire, décident de modeler leurs personnalités en opposition l’un à l’autre. Tandis que Meg, studieuse, fait tout pour intégrer l’élite de son lycée, Edward, sans ambition aucune, se met en tête de lui barrer la route. Sa méthode : créer un groupe de rock qui lui permettrait d’humilier sa sœur. Comme on s’y attend, cette supercherie va finalement se révéler une réussite, et conduire le lecteur à découvrir deux personnages pas si différents l’un de l’autre.
Cette distinction entre le jumeau studieux ou réservé et le jumeau oisif ou extraverti se retrouve dans un nombre très important de récits. C’est le cas notamment du roman Dans l’ombre de Lena de Katarina von Bredow qui met en scène deux sœurs que tout oppose et le combat de l’une d’elle, Elsa, pour s’affranchir de l’imposante présence de sa sœur Lena.
Dans Fan girl de Rainbow Rowell, la séparation survient à l’entrée à l’université, à l’initiative de Wren quand elle décide de ne pas partager la chambre de sa sœur Cath. À ce symbole du passage à l’âge adulte s’ajoute le choix de la première de délaisser leur passion commune, l’écriture d’une fanfiction autour de leur roman préféré. Cette sorte de rupture sera l’occasion pour Cath de découvrir sa personnalité propre et de nouer une nouvelle relation avec sa sœur.
Clémentine Beauvais, avec Comme des images, ne déroge pas à cette représentation : Léopoldine et Iseult sont jumelles, presque indissociables physiquement, mais à l’opposé l’une de l’autre en ce qui concerne leurs caractères. La première est populaire et affiche une grande confiance en elle, tandis que la seconde est perçue comme solitaire et renfermée. D’ailleurs, lorsqu’une vidéo compromettante de Léopoldine est diffusée sur internet, celle-ci, sûre de la maîtrise de son image, ne s’inquiète pas outre mesure de l’image qu’elle renvoie auprès de ses camarades. Mais le cœur du récit tient justement à cette confusion de la représentation des deux sœurs. Comme l’explique Iseult à la fin de l’œuvre, le jeu qu’elles ont joué toute leur vie en cherchant à ce qu’on les confonde s’est retourné contre elles, en les plaçant « en permanence au cœur des conversations, sauf que ce n’est jamais [d’elles] que l’on parle. […] Il y a toujours erreur. […] C’est une grande comédie des erreurs » (p. 179-180).
De son côté, Jandy Nelson nous présente la relation des jumeaux de son roman Le soleil est pour toi en deux étapes : avant et après le drame qui touche leur famille. Dans la première partie, ils sont très proches, bien que très différents : Noah est introverti et solitaire, tandis que Jude est ouverte et populaire. Ils se retrouvent dans leur passion commune pour l’art et dans l’admiration qu’ils portent à leur mère. La deuxième partie de leur histoire voit les rôles s’inverser et une querelle profonde se dessiner. Le récit, construit sur l’alternance de leurs points de vue, permet de mettre au jour les raisons de ce changement, les incompréhensions, mais aussi les trahisons.
The rule of one de Ashley et Leslie Saunders fait le lien entre cette partie et la suivante. En effet, il met en scène dans un univers dystopique deux jumelles qui partagent la même vie et ne font qu’une aux yeux du reste du monde, alors que la règle de l’enfant unique fait loi. Lorsqu’elles sont découvertes, elles fuient et commencent alors leur existence, en tant qu’individu devant découvrir leur identité propre. C’est aussi l’occasion pour elles de s’allier et de faire équipe, envers et contre tout, pour tenter de mettre à mal l’ordre établi.
Faire équipe, envers et contre tout
Avoir un jumeau ou une jumelle, c’est aussi la possibilité d’affronter les épreuves de la vie à deux, d’avoir toujours un partenaire fiable, de ne pas se sentir seul. Nombre de ces romans s’attachent à placer leurs protagonistes dans une situation compliquée dans le but d’observer la manière dont ils cherchent ensemble à s’en sortir.
Ces récits de solidarité s’inscrivent dans différents registres littéraires. Le roman historique peut être représenté par L’éblouissante lumière des deux étoiles rouges de Davide Morsinotto, qui nous emmène en Union Soviétique pendant la Seconde Guerre mondiale, au cours de l’évacuation des civils précédant l’invasion par l’armée allemande. C’est au cours de cet événement que les jumeaux Viktor et Nadia sont séparés. Ils vont alors parcourir le pays, vivre de grandes aventures et rencontrer de nombreux dangers pour essayer de se retrouver.
À l’inverse, Solar Blast, proposé par Delphine Laurent, se déroule dans un temps futur, alors qu’une tempête solaire menace l’hémisphère Nord, menant à une coupure totale d’électricité. Dans ce contexte, le récit suit les passagers d’un avion contraint de se poser dans le Grand Nord canadien. Deux jumeaux Laly et Sam, font partie de ce groupe, et ont bien sûr un bien plus grand rôle à jouer dans cette histoire qu’ils ne pouvaient l’imaginer.
Parmi les romans policiers pour la jeunesse, nous pouvons évoquer Brothers de Sylvie Allouche, qui relate l’histoire de Ben et Bruno qui, en s’essayant au trafic de voiture dans le but de sortir leur famille de leur situation précaire, se retrouvent accusés de kidnapping. Outre les enjeux sociaux présentés ici, c’est aussi la description de l’entente parfaite des deux frères qui nous intéressera.
Avec Mauvais plans, c’est au roman d’aventure que s’essaie C.J. Skuse avec ses personnages, les jumeaux Beau et Paysley, qui partent à travers les Éats-Unis sur les traces de leur père, en braquant des confiseries pour financer leur road trip. De même, Jean-Marie Charron, dans Embrouilles, fripouilles et compagnie… en Albanie, envoie Loren à travers l’Europe à la recherche de sa sœur jumelle mystérieusement kidnappée. À noter que ce roman explore une thématique sociale forte, en abordant le sujet du trafic d’êtres humains et de l’immigration.
Autre forme de drame, la maladie de l’un des jumeaux est aussi racontée par certains auteurs d’ouvrages pour adolescents. Dans l’Histoire du garçon qui courait après son chien qui courait après sa balle d’Hervé Giraud, par exemple, le jeune narrateur, dont la sœur jumelle tombe gravement malade, se persuade lui-même que retrouver leur chien pourra la sauver. Le roman relate alors cette quête insensée, dans laquelle le garçon met toute son énergie et son désespoir.
Le rapport à la maladie est également abordé par Tom Avery, dans Le sourire étrange de l’homme-poisson, qui revêt un caractère fantastique. Ned, atteint de mucoviscidose, est accompagné dans cette épreuve par son frère jumeau Jamie. L’homme-poisson dont il est question dans le titre, avec lequel Ned se lie et que Jamie commence à considérer comme le potentiel sauveur de son frère, apparait en réalité comme la métaphore de la mort à venir et se révèle être le moyen trouvé par les deux frères pour accepter l’inéluctable.
Survivre à son jumeau
Ce dernier roman nous amène au scénario le plus dramatique qui peut être écrit autour de personnages jumeaux, à savoir la disparition de l’un d’eux. Quelques auteurs pour la jeunesse se sont saisis de cette thématique et il en ressort plusieurs récits particulièrement poignants.
Le premier d’entre eux, Point de côté d’Anne Percin n’est pas le plus récent puisqu’il date de 2006, mais demeure particulièrement marquant. La narration est construite à partir du point de vue de Pierre, un adolescent qui a perdu son frère jumeau sept ans auparavant et dont la seule raison de vivre est le projet de mettre fin à ses jours exactement dix ans après ce drame. C’est aussi cet objectif qui le pousse à commencer la course à pied, en adoptant un comportement quasi suicidaire et en s’imposant les conditions les plus extrêmes. Évidemment, le roman va au-delà de ce sentiment de désespoir profond, puisque Pierre va découvrir un nouveau sens à sa vie, mais la construction de ce personnage déterminé au départ à ne pas atteindre l’âge adulte est saisissante.
Après la vague, d’Orianne Charpentier, retranscrit d’une autre manière le sentiment de culpabilité du survivant. Ici, nous suivons Max dont la sœur Jade est morte, emportée par un tsunami pendant leurs vacances, alors qu’elle était restée avec lui sur la plage pour lui faire plaisir. Encore une fois, le lecteur suit les différentes étapes du deuil de Max, et le voit renaître en quelque sorte, au gré des rencontres qu’il va faire et de l’acceptation du drame qu’il vit.
De la même manière, le narrateur d’À la rencontre des cygnes de Aurélien Loncke, Timothée fait face à la mort accidentelle de son frère jumeau Amblin et sa douleur est insurmontable. Cette fois-ci, son salut viendra d’une nouvelle passion, celle des cygnes pour lesquels son frère avait une affection particulière, jusqu’à ce que sa route croise celle de la personne qui va lui redonner le goût de vivre.
Bien que causée par un accident de voiture, la mort brutale de Jack dans Plus qu’une vie de Kate Kae Myers demeure entourée de mystère. En effet, sa sœur jumelle, Jocelyne, qui ne se remet pas de cette épreuve, reçoit un message crypté qu’elle pense être envoyé par son frère. Entre roman d’action, roman policier et drame, ce récit entraîne le lecteur sur les traces d’une adolescente qui ne peut accepter le drame qu’elle vit.
Mais la mort d’un frère ou d’une sœur n’est pas toujours accidentelle, et peut être le résultat d’une violence subie. Dans Des bleus au cœur, écrit par Louisa Reid, les sœurs jumelles Hephzi et Rebecca sont l’objet de lourde maltraitance par leurs parents. Ceux-ci sont des membres respectés d’une communauté religieuse rigoriste : ils imposent à leurs filles une vie cloîtrée et leur infligent de nombreux sévices. Alors que Rebecca tente de vivre sa jeunesse, couverte par sa sœur, elle meurt. Rédigé en narration alternée, le récit donne d’une part voix à Rebecca avant ses funérailles et d’autre part à Hephzi après la mort de sa sœur, alors qu’elle va tenter de comprendre le mystère de cette disparition.
Enfin, il fallait bien aborder aussi la question du suicide, ce que fait Hélène Duvar dans Mon Eden. L’Eden éponyme, la sœur jumelle du personnage principal Erwan, a mis fin à ses jours. Le roman s’attache, avec sensibilité et réalisme, à mettre des mots sur cet acte, tandis qu’Erwan se reproche de ne pas l’avoir vu venir alors qu’il entretenait avec sa sœur une relation fusionnelle.
À la lecture de ce corpus, nous pouvons constater que la présence de personnages jumeaux dans la littérature pour adolescents est toujours l’occasion pour les auteurs et autrices (parfois jumeaux eux-mêmes) de véhiculer des valeurs de solidarité et d’amour, même quand la situation de départ est présentée comme conflictuelle. De même, alors que la perte de son jumeau ou de sa jumelle pourrait constituer l’une des épreuves les plus insurmontables qui soit, les auteurs font toujours le choix, en cohérence avec le fonctionnement de la littérature pour la jeunesse en général, de miser sur une fin remplie d’espoir et sur la renaissance du survivant.