Lecture et construction de soi
Les pratiques de lecture sont en sociologie, selon les travaux de Viviane Albenga (Albenga, 2017), maîtresse de conférences à l’université Bordeaux Montaigne, déterminées par différents facteurs comme la famille et sa manière d’activer le capital culturel, le genre, la place dans la fratrie, l’âge, les trajectoires de lecture, notamment à l’adolescence. Dans Les Héritiers et La Reproduction, Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron expliquent que l’école reproduit les inégalités sociales à travers des méthodes et des contenus d’enseignement qui privilégient implicitement une forme de culture propre aux classes dominantes. Nous allons nous demander comment les pratiques de lecture, mises en œuvre dans des troisièmes lieux (Servet, 2018, p. 71-74) comme les Centres de documentation et d’information (CDI), peuvent permettre aux élèves de dépasser les déterminismes sociaux, se construire en dehors des identités assignées et ainsi tendre vers une démarche d’ « excellence inclusive » ou du moins de « dynamique inclusive » à l’échelle d’un établissement scolaire.
« Excellence inclusive », « dynamique inclusive » ? Un contexte académique
En parfaite cohérence avec ce numéro d’InterCDI, nous empruntons ces termes à la nouvelle politique documentaire1 de l’académie de Lille intitulée « pour une dynamique inclusive ». Elle accompagne le volet pédagogique du projet académique 2022-2025 : « Pour une excellence inclusive ».
Qu’entend l’académie de Lille par inclusion ? « La logique d’inclusion affirme l’accessibilité de droit et l’obligation pour le service public d’éducation d’accueillir tous les élèves », cela dépasse la prise en charge des élèves à besoins éducatifs particuliers et/ou en situation de handicap et permet de prendre en compte les questions sociales, linguistiques, culturelles, de genre, de climat scolaire, ou encore de construction d’identité.
Ainsi, des initiatives locales permettent que chaque élève puisse construire son propre parcours dit d’ « excellence », en s’appuyant sur des bases solides, avec des transitions accompagnées, des mobilités facilitées et en évitant les décrochages scolaires et citoyens.
L’académie de Lille, située dans un territoire aux défis socio-économiques, accueille un flux croissant d’élèves allophones nouvellement arrivants (EANA), jusqu’à 4000 par an en 20182. Pour répondre à ce besoin, elle renforce ses dispositifs d’accueil et d’accompagnement. De plus, près de 23 000 élèves en situation de handicap sont scolarisés dans le département du Nord.
Dans la politique documentaire académique le terme de « dynamique inclusive » a été retenu, ce texte institutionnel propose donc des axes communs et partagés par les professeurs documentalistes de l’académie pour permettre d’élaborer en établissement des projets centrés sur la notion d’inclusion en centre de documentation et d’information (CDI).
Je vous invite à explorer à présent un lycée professionnel au sein de cette académie, dans lequel j’exerce et où les caractéristiques de l’établissement et l’engagement de ses équipes mettent en lumière les défis liés à l’inclusion.
Contexte du lycée professionnel
Le lycée professionnel Aimé Césaire se trouve à Lille Fives, quartier en transition marqué par des défis socio-économiques et une politique axée sur la résolution des problèmes de violence. Malgré un déclin économique, le quartier connaît une transition avec de nouveaux logements et une rénovation pour une meilleure mixité sociale, dans une démarche d’écoquartier.
Le lycée offre une variété de formations allant de la métallerie, industrie, commerce, accueil à la gestion-administration et du CAP au baccalauréat professionnel. Il propose également des dispositifs spécifiques incluant une classe de 3e prépa-métiers, une double classe Ulis (unités localisées pour l’inclusion scolaire) pour les troubles moteurs et cognitifs, une UPE2A (unité pédagogique pour élèves allophones nouvellement arrivés), ainsi que des dispositifs pour lutter contre le décrochage scolaire.
Le lycée se distingue également par ses engagements, étant labellisé Euroscol et école ambassadrice du Parlement européen, offrant ainsi un programme ERASMUS +, avec deux sections européennes, l’une en anglais et l’autre en espagnol. En cette année, les équipes du lycée ont pris l’initiative d’une double labellisation, à savoir «Établissement en Démarche globale de Développement Durable» (E3D) et «égalité filles-garçons».
La population du lycée est diversifiée, avec la représentation de 35 nationalités, principalement algérienne et guinéenne. Près de 40 % des élèves ne sont pas français, avec une répartition de 42 % de filles et 58 % de garçons, les sections industrielles étant exclusivement masculines. L’indice de position sociale est bas (73), plus de la moitié des élèves sont boursiers, provenant majoritairement des quartiers prioritaires. Ces chiffres reflètent la diversité et la réalité sociale de notre établissement, où l’inclusion va au-delà du handicap, englobant les obstacles linguistiques et socio-culturels pour la réussite professionnelle.
Le lycée est prisé comme premier choix d’orientation, probablement en raison de sa proximité géographique. Malgré des défis de vie scolaire tels que l’absentéisme et la violence, une enquête de climat scolaire de 2023 révèle que les élèves s’y sentent bien, soulignant l’impact positif de l’accompagnement des enseignants et des efforts de l’équipe pédagogique pour créer un environnement propice à leur épanouissement.
« Quart d’heure lecture » : la lecture, grande cause nationale
Avant que la lecture soit annoncée en 2022 comme Grande cause nationale, des dispositifs de « défense et de promotion du livre et de la lecture » ont été encouragés dès 2018 par la direction générale de l’enseignement scolaire (DGESCO) en direction des recteurs des différentes académies. Ainsi, à la fin de l’année scolaire 2019-20, la rectrice de l’académie de Lille adresse un courrier aux équipes pédagogiques incitant à généraliser des démarches « d’action en faveur de la lecture »3 de type « Silence, on lit », « Chut, on lit » ou encore « Quart d’heure lecture ». Les compétences des professeurs de lettres et des professeurs documentalistes sont mises en avant dans ce courrier, ces derniers étant invités à «conseiller leurs collègues et ainsi contribuer à la réussite du dispositif. » En effet, selon la circulaire de missions4, les professeurs documentalistes ont la « responsabilité du CDI, comme lieu de formation, de lecture, de culture et d’accès à l’information ». Ils et elles développent « une politique de lecture en relation avec les autres professeurs, en s’appuyant notamment sur [leur] connaissance de la littérature générale et de jeunesse » et contribuent à l’éducation culturelle, sociale et citoyenne de l’élève. [ils mettent] en œuvre et participent à des projets qui stimulent l’intérêt pour la lecture. »
« Quart d’heure lecture », une occasion pour construire des axes de la politique documentaire
C’est avec plaisir que je collabore avec une équipe stable et expérimentée, régulièrement enrichie par de nouveaux collègues, qu’ils soient contractuels ou stagiaires. Nous participons de manière constructive aux stratégies du projet d’établissement et nous nous efforçons d’adopter une approche de pratique réflexive experte, qui tire profit de l’expérience accumulée et de la spécialisation de nos compétences professionnelles spécifiques.
Nommée en 2019, j’ai eu à reconstruire l’image du CDI. Il s’agissait alors d’un lieu peu fréquenté et son intérêt pédagogique était très peu développé ; le fonds était dépassé et non adapté. Après une année de découverte des lieux et l’analyse des besoins, l’écriture du nouveau projet d’établissement a permis d’identifier en équipe les enjeux de la politique documentaire pour innover progressivement.
En développant l’axe deux du projet d’établissement intitulé « permettre un développement personnel comme source d’épanouissement », l’idée est venue d’interroger la place de la lecture dans la construction de soi, « comme pratique de soi » qui se développe après la lecture obligatoire et symbolique de l’école. Pour penser la construction, ou la reconstruction de soi par la lecture, Viviane Albenga (Albenga, 2017) s’appuie sur deux notions que le philosophe Michel Foucault (Foucault, 2001) précise : le souci de soi et les pratiques de soi.
Construire une politique de lecture en lycée professionnel
Je propose aux équipes des « actions lecture ». L’idée est de proposer aux élèves un temps privilégié « un moment pour soi avec une place centrale pour la lecture ». Ces actions lecture sont proposées chaque semaine de veille de vacances grâce à un emploi du temps partagé envoyé à tous les enseignant.e.s de l’établissement. Ces fins de période sont souvent complexes en termes de gestion de classe et de motivation des élèves. Ces « pas de côté » répondent au besoin d’apaiser le climat scolaire en apportant de la régularité et des repères aux élèves. Une phrase rituelle de début de cours s’est construite au fil de ces séances : « comme vous le savez, au lycée Aimé Césaire, chaque semaine de veille de vacances, on prend du temps pour soi, pour se poser et on le fait grâce à une nouvelle action lecture. Aujourd’hui, je vous propose de … » puis la nouvelle thématique est ainsi introduite, plongeant les élèves dans un espace mis en scène pour l’occasion où l’objet livre est alors démystifié.
Les thématiques s’adaptent à l’actualité ou à des besoins identifiés en établissement, mais suivent le schéma suivant5 : un goûter-lecture préparé avec la restauration scolaire avant les vacances de la Toussaint, des lectures offertes6 avant les vacances de Noël (dont les élèves de la classe de 1res CAP Employé de commerce polyvalent qui lisent en maternelle), une thématique repérée par le CESCE (Comité d’éducation à la santé, à la citoyenneté et à l’environnement) avant les vacances d’hiver, un « CDI hors les murs » avant les vacances de printemps et enfin une dernière période en fin d’année consacrée à récupérer les livres prêtés et non rendus.
Ces actions lecture apportent des solutions aux problématiques du climat scolaire ; au-delà du bien-être individuel, elles incluent aussi une dimension collective, en particulier par la prise en compte des relations et du regard porté entre les personnes (d’élève à élève, d’élève à professeur.e). L’inclusion par la lecture se présente comme un gage de réussite et de bien-être pour les élèves.
Proposer une dynamique inclusive
La politique de lecture s’ancre dans une démarche inclusive, car elle permet à un maximum d’élèves d’accéder à la lecture et à ses enjeux lors de ces temps de médiations. En proposant à tous les collègues volontaires d’y inscrire leurs classes, je m’assure ainsi qu’un maximum de classes présentes dans l’établissement aux différentes périodes de l’année y participent, hors Période de formation en milieu professionnel (PFMP).
Afin de gagner la motivation de tous les élèves, il est nécessaire de proposer de nouvelles thématiques à médiatiser ; ces actions lectures permettent également d’inclure les besoins des élèves et des collègues pour co-construire la politique d’acquisition.
Nous avons un public très hétérogène pour qui le livre et ses représentations peuvent-être source d’accentuation des violences symboliques et du handicap social7 (Hart, Risley 1995). La constitution des nouvelles collections (les actions lecture n’excluent pas les documentaires) repose sur des critères précis et spécifiques en termes d’accessibilité de la langue française où de courts textes écrits dans un langage non enfantin sont à privilégier. Concernant les romans, ma veille est principalement portée sur la collection « Petites Poches » de Thierry Magnier, « Mini Syros » pour des jeunes CAP ou 3e prépa-métier, « Flash Fiction » de Rageot, la collection « La Brêve » chez Magnard qui propose gratuitement en ligne la version audio support papier, même si le coût est plus élevé. La lecture de roman édité par Kiléma éditions facilite l’ergonomie de lecture. Les romans les plus accessibles sont indexés dans BCDI avec le genre « DYS », ce qui me permet de les retrouver très facilement sur e-sidoc. « Duals » et « Mini Duals » chez Talents Hauts ou « Tip Tongue » chez Syros proposent une écriture en deux langues sans être de la traduction. Mais le roman reste encore difficile d’accès pour certains élèves. Je propose donc également des albums ou des BD abordant des préoccupations de leur âge, souvent réelles et du « feel-good » (Mango Sociéty, les éditions Thierry Magnier, Gulm Steam Édition, « éco » chez Talents Hauts). Les élèves apprécient aussi de découvrir des portraits ou des biographies de personnes inspirantes, « Petite et grande/Petit et grand » chez Kimone, « les Grandes Vies » chez Gallimard Jeunesse. De plus, j’essaie, quand cela est possible, de compléter des classiques par leur version en BD ou en manga grâce aux éditions Kurokawa ou Nobi Nobi ! pour ne citer qu’elles.
On se rend bien compte que penser l’inclusivité n’est pas exclusivement penser pour un.e élève DYS- ou un élève allophone… mais penser niveau de lecture, qualité de l’édition, sujet traité, représentativité pour proposer un fonds pour tous les élèves visant une « excellence inclusive ».
Une signalétique par les objets
Pour poursuivre vers cette démarche inclusive et faciliter l’accès en autonomie aux collections, j’utilise des objets pour symboliser le fonds documentaire. Il s’agit ici d’une médiation autonome du fonds documentaire. Pourquoi des objets ? Selon Piaget, « le langage, c’est aussi le symbolique, le concept, c’est l’accès aux œuvres. » Ainsi, par cette démarche, j’apporte des repères visuels, symboliques et réels à la fonction sémiotique de la signalétique. Les élèves peuvent les manipuler et généralement ils me demandent pourquoi ils sont là ; je leur explique alors que la balance symbolise la justice, l’équité et qu’en dessous il ou elle pourra trouver les livres sur ce sujet. Le projet est explicité sur le site académique des professeurs documentaliste de Lille8.
Un classement des fictions pensé par les élèves
L’an dernier, une des actions lecture proposée grâce à une démarche de design thinking consistait dans le désherbage de l’ensemble du fonds fictions avec les élèves. Ils et elles ont proposé un nouveau classement et sa signalétique : désormais les fictions sont classées par thématique (amour amitié – faits de société – adaptation/lettres – aventure – humour – etc.) et tous les supports sont désormais mélangés (BD/Manga/Roman) rangés par ordre alphabétique d’auteur avec la vignette thématique à côté de la cote. Cette nouvelle signalétique permet de rendre la recherche et l’emprunt de livre « plus inclusifs et moins stigmatisants » (verbatim d’élèves).
Nous souhaitons que, dans le cadre des « pas de côté » permis au CDI, les élèves puissent s’émanciper par la compréhension des limitations imposées par leur appartenance sociale, sexuée ou religieuse. Les travaux de Viviane Albenga (Albenga, 2017) ont montré que les effets des identifications aux personnages jouent un rôle important dans la construction de soi selon le genre, l’âge, ou encore la trajectoire, la représentation des sentiments.
« Saint-Valentin inclusive », une action lecture pour légitimer un nouveau fonds « sensible »
L’une de ces actions en faveur de la lecture m’a notamment permis de soutenir et de «légitimer» une nouvelle collection de ressources visant à favoriser les multiples représentativités de genre LGBTQI+ et de fournir des informations sur l’éducation à la vie affective et sexuelle. Comme nous l’avons vu précédemment, la mise en scène est un facteur de réussite aux actions. En effet, je n’ai quasiment jamais eu d’élèves en posture fermée de refus lors d’une action lecture. Même si les taux d’emprunts ne sont pas aussi importants que je le souhaiterais, les élèves se laissent prendre au jeu, lisent, prennent ce temps pour eux et s’évadent dans un espace serein.
Pour cette action lecture de deux heures, j’ai pris le soin d’emprunter deux expositions au MUNAÉ (le musée national de l’Éducation) : la première retrace les évolutions en termes d’éducation et LGBTI+ sous l’angle de la lutte contre les discriminations en contexte scolaire et la seconde permet de s’interroger sur l’égalité filles/garçons comme une égalité des chances grâce à l’école. J’ai également diffusé le court métrage « PD » d’Oliver Lallard. Un questionnaire a permis aux élèves de chercher et de sélectionner des informations et des repères communs face à ces enjeux de société. Les nouvelles ressources (livres documentaires et littérature jeunesse) ont été valorisées et proposées pour enrichir l’action pédagogique puis intégrées au fonds permanent9. En parallèle, un travail de réalisation d’affiches sur les moyens de contraception a été effectué en prévention santé environnement (PSE) avec une classe de CAP. Ce projet a été présenté lors de ma participation à la journée d’étude de l’université d’Artois intitulée «Littérature de jeunesse et identit(é)s, accompagner la construction de soi10» en 2022.
À la recherche de personnages de littérature jeunesse qui me ressemblent
Pour la dernière action lecture réalisée au lycée, intitulée «à la recherche de personnages de littérature jeunesse qui me ressemblent», j’ai présenté aux élèves une offre éditoriale inclusive et représentative disponible au CDI. L’objectif était d’encourager les élèves à découvrir des personnages auxquels ils peuvent s’identifier, parmi une sélection de livres spécialement choisis pour leur représentativité et leur caractère inclusif (variété de représentation des corps, du handicap, de la santé mentale, de la richesse et de la pauvreté, des orientations amoureuses, des parcours migratoires, des styles vestimentaires ou musicaux etc.). Ils et elles ont ainsi commencé à lire le livre et à compléter la fiche d’identité d’un personnage ; celles et ceux qui le souhaitaient pouvaient présenter leur personnage devant la classe. Nous savons désormais, grâce aux actions lecture déjà mises en place, aller plus loin dans les propositions faites aux élèves pour continuer de les impressionner avec des contenus inédits ; certaines remarques ont montré l’intérêt de poursuivre dans cette démarche : « Madame pourquoi vous prenez des livres avec des noirs ou des voilées ? », « Madame, pourquoi elle est grosse ? (Marcello Quintanilha. Écoute, jolie Marcia, Éditions Çà et là, 2021), « ou je ne savais pas qu’il y avait une BD sur Kylian Mbappé », « Ah ça change Madame, elle me ressemble trop », ou encore « Comment vous faites pour trouver des livres comme ça Madame, c’est toute mon histoire ! » quand un élève guinéen majeur m’a rendu le livre Hawa de Coline Picaud (2024, Le monde à l’envers).
En conclusion, nous espérons que ces actions lectures permettent aux élèves de lycée professionnel de s’évader d’un quotidien parfois triste et difficile et proposent de se projeter vers une trajectoire de vie inspirante et ouverte sur le monde quand la trajectoire réelle ne remplit pas toutes les promesses escomptées, en raison de la force des injonctions sociales et économiques. Nous profitons de ce numéro d’InterCDI pour inviter à penser les CDI comme des espaces de médiations inclusives dans lesquels s’inscrivent aujourd’hui, nécessairement, les valeurs de l’École.