ENQUÊTE DE TERRAIN
Nous nous sommes intéressées à la question des élèves LGBT+ dans les CDI à partir des derniers travaux de Bérengère Stassin. Nous la remercions d’avoir accepté de se prêter au jeu de l’entretien pour InterCDI.
Pourriez-vous résumer vos derniers travaux sur les élèves LGBT+ ?
Ces travaux se sont inscrits dans le cadre du projet de recherche Prodoq (Les professeur·es documentalistes et les questions de genre), financé par la MSH Lorraine, auquel ont participé quatre autres chercheuses de l’université de Lorraine (Émilie Lechenaut, Aurore Promonet) et de l’Université de Reims Champagne-Ardenne (Elodie Géas, Alexie Geers). L’objectif était d’étudier la manière dont les professeur·es documentalistes développent des savoirs en lien avec les « questions de genre » ainsi que le rôle qu’ils jouent dans leur diffusion au sein du CDI et du fonds documentaire, mais aussi auprès des élèves et des équipes éducatives. Parmi les thématiques étudiées se trouvait l’accueil des élèves LGBT+ qui sont exposés à des risques élevés de harcèlement scolaire et éprouvent des besoins informationnels qu’ils ne peuvent pas toujours satisfaire à la maison ou en bibliothèque publique.
Les pratiques informationnelles de ces élèves sont en effet aujourd’hui bien documentées grâce à la littérature scientifique. On sait par exemple qu’ils sont confrontés à différentes barrières dans leur accès à l’information, que cela soit au sein du CDI ou des bibliothèques publiques. Cela peut être dû à un manque important de ressources dans certains fonds ou à des erreurs dans l’indexation et le catalogage qui ne permettent pas de retrouver les documents. Il existe aussi des barrières psychologiques qu’ils s’imposent à eux-mêmes et qui les empêchent de demander, de consulter ou d’emprunter certains documents, par peur d’être remarqué, discriminé ou stigmatisé. Par ailleurs, les élèves LGBT+ ne forment pas un public homogène : certains fréquentent le CDI avec assiduité et sont de bons lecteurs, d’autres ne s’y rendent jamais ; les besoins informationnels d’un jeune garçon cisgenre gay ne sont pas les mêmes que ceux d’une jeune fille transgenre ou non binaire. En outre, si certains cherchent surtout à accéder à des représentations positives au sein d’ouvrages fictionnels, d’autres cherchent plutôt à s’informer sur la manière de faire un coming out ou de combattre la discrimination, à se documenter sur l’histoire des droits et de la culture queer.
De toute évidence, la plupart de ces jeunes comblent aujourd’hui leurs besoins informationnels à travers les médias sociaux. Si ces derniers leur permettent de rejoindre des groupes de discussion, de rentrer en contact avec des pairs pour échanger des expériences et tisser des liens amicaux, ils les exposent aussi à de forts risques en termes, par exemple, de cyberharcèlement. Ils peuvent aussi être confrontés à de la haine en ligne ou à des discours alarmistes quant à leurs pratiques numériques. Identifier les contenus digitaux qui ont tout à fait leur place dans un fonds documentaire de collège et/ou de lycée est l’un des enjeux de la médiation documentaire à destination des élèves LGBT+. On relève par ailleurs dans la littérature professionnelle un engagement en faveur de ce public qui passe aussi par une nouvelle façon de penser l’accès à la documentation, dans les bibliothèques et les CDI, à travers le catalogue, l’indexation et la cotation2.
Quel rôle pour les professeurs-documentalistes et de l’espace CDI des établissements scolaires ?
Il faut tout d’abord écarter certaines polémiques qui entourent la question de l’inclusion des élèves LGBT+. Contrairement à ce que laissent entendre certains discours portés par des associations de parents proches de la mouvance zemourienne ou de la droite catholique traditionaliste, il n’existe pas une « idéologie du genre à l’école ». Prendre en compte ces élèves ne signifie pas les exhorter à s’exprimer publiquement sur leur genre ou leur orientation sexuelle et encore moins les pousser à se catégoriser ou à s’assumer ouvertement. En revanche, c’est permettre à celles et ceux qui en ressentent le besoin de le faire en toute sécurité, c’est-à-dire sans subir de discrimination ou de désinformation. On peut ici citer l’exemple des élèves transgenres (et de leurs parents) qui s’interrogent sur les possibilités de faire une transition médicale et qui ont besoin d’accéder à une information fiable et pertinente3. Je trouve la déclaration faite par une professeure documentaliste rencontrée au cours de notre enquête très éclairante sur ce point :
Parmi les élèves LGBTQI+, il y en a qui s’assument clairement, sans complexe, mais il y en a d’autres qui n’osent peut-être pas. Je veux au moins qu’ils sachent qu’on sait qu’ils existent, qu’on a des ressources pour eux et qu’ils trouveront des réponses à leurs questions dans le fonds.
En effet, ces élèves existent, mais ne sont pas nécessairement identifiés dans les établissements, ce qui ne rend pas la tâche aisée pour les professeurs documentalistes qui doivent alors répondre aux besoins informationnels d’un public supposé présent.
Cependant, la volonté d’acquérir des ressources n’est pas suffisante pour garantir la constitution d’un fonds pertinent pour les élèves concernés. Les professeur·es documentalistes rencontrent certaines difficultés qui sont dues à un manque de connaissances en lien avec l’histoire et la culture LGBT+ ou à un manque de vocabulaire qui ne permet pas toujours de faire des recherches d’information optimales ou de bien indexer ou décrire les documents : par exemple, il est aujourd’hui préconisé de préférer le terme transidentité au terme transsexualité issu du vocabulaire psychiatrique et médical. Leurs propres stéréotypes et représentations peuvent aussi se répercuter dans le choix des mots-clés ou des acquisitions. Une autre professeure documentaliste rencontrée pendant l’étude a, par exemple, mentionné le fait que ses propres filles, qui s’identifient toutes les deux comme lesbiennes, lui avaient fait un jour remarquer qu’elle choisissait souvent des fictions où les personnages étaient rejetés par leurs amis ou par leur famille et qu’elle n’avait pas beaucoup d’histoires positives à partager avec les élèves concernés. Si la prévention des discriminations est de toute évidence nécessaire, le fait de montrer que l’on peut aussi vivre son homosexualité ou sa transidentité de manière épanouie l’est tout autant.
Enfin, sur le terrain, se pose souvent la question de valoriser un fonds sans stigmatiser un public : choisir les bons mots-clés, contourner les erreurs ou pallier les limites des thésaurus. À cela s’ajoute une réflexion menée sur les pratiques de classement des ouvrages, qui est aussi très présente en bibliothèque publique4. Par exemple, sortir d’un fonds de mangas ceux dont l’intrigue rend compte d’une romance entre deux personnages du même sexe pour les intégrer à un fonds spécial « LGBT » peut s’avérer contre-productif et source de stigmatisation. A contrario, ne pas signaler l’existence de telles intrigues au sein d’une BD, d’un manga, d’un roman et laisser les ouvrages au sein d’un fonds généraliste peut conduire à leur invisibilisation. Parmi les pratiques identifiées au cours de notre enquête se trouve celle qui consiste à apposer une gommette arc-en-ciel sur les ressources abordant des thématiques LGBT+. Elles ne sont donc pas sorties du fonds général, ont une certaine visibilité lorsqu’un élève passe en revue une étagère, mais doivent aussi faire l’objet d’un traitement documentaire efficace pour ne pas être réduites au silence.
Vous parlez d’hybridation du savoir info-documentaire et des savoirs communautaires : pourriez-vous expliquer et développer quant au rapport avec les CDI ?
Les professeur·es documentalistes reconnaissent l’utilité des formations et des séminaires dispensés par l’institution, car ils contribuent à définir le cadre institutionnel de la politique d’égalité, à mettre en œuvre des projets et à trouver des ressources pour les élèves et les équipes éducatives. Cependant, ces événements sont souvent trop courts et trop peu nombreux pour acquérir de nouvelles connaissances et les mettre en pratique de manière concrète. L’institution ne pouvant à elle seule apporter les connaissances et le soutien nécessaires, c’est auprès d’autres sources et au sein d’autres sphères que les professeurs documentalistes se forment et s’informent : les jeunes collègues ou les stagiaires qui peuvent être des personnes LGBT ou qui se sont intéressés à ces questions à travers leurs études ; les élèves concernés qui s’impliquent dans des activités de prévention ou qui participent à l’enrichissement du fonds documentaire ; leurs propres enfants qui peuvent aussi se poser ou s’être posé des questions quant à leur identité de genre ou leur orientation sexuelle ; les associations LGBT+ avec lesquelles ils collaborent dans le cadre d’actions spécifiques. La nécessité d’une collaboration plus étroite avec ce type d’associations pour améliorer la politique documentaire, en acquérant les ressources appropriées et en utilisant le vocabulaire adéquat, a d’ailleurs souvent été soulignée. On observe alors la mise en place d’un processus d’hybridation du savoir info-documentaire avec le savoir situé des personnes concernées et le savoir communautaire partagé par les associations ainsi qu’un processus de socialisation ascendante des enfants/élèves/stagiaires vers les enseignants·es en poste depuis plusieurs années. Ces processus s’expliquent par le recours à des sources d’information multiples, qui favorisent un traitement documentaire pertinent et non stigmatisant et une inclusion des élèves LGBT+ dans le panorama documentaire et culturel des établissements.
Quelles préconisations donnez-vous dans un contexte où les professeurs documentalistes regrettent le peu de reconnaissance pour leurs missions en EMI notamment ? Quelles pistes proposez-vous pour développer l’inclusion de ces élèves au CDI ?
Plutôt que de donner des préconisations, je donnerais plus volontiers des exemples d’actions concrètes, que nous avons pu observer mes collègues et moi-même à travers notre enquête, et qui permettent d’aborder la question de l’homosexualité ou de la transidentité de manière originale et non anxiogène, tout en faisant participer tout ou partie des élèves d’une classe ou d’un niveau.
Par exemple, au printemps 2022, l’auteur transgenre Laurier The Fox est venu présenter sa bande dessinée Reconnaistrans à des élèves de quatrième de l’académie de Reims, dans le cadre de la journée internationale contre homophobie et la transphobie. La rencontre a été préparée autour de trois entrées : la transidentité, le métier d’auteur et le roman graphique qui était alors au programme de français. L’idée était de permettre aux élèves, encadrés par leur professeur documentaliste et leur professeur de français, de discuter de ces trois aspects et surtout de prendre conscience que l’on pouvait se définir comme « transgenre », mais aussi comme auteur, artiste, professionnel de tel ou tel domaine, que l’on pouvait être « trans » et être totalement inséré professionnellement et socialement. C’est bien là tout l’enjeu de l’étiquette : permettre à des élèves qui en ressentent le besoin de poser le mot « gay », « trans » ou « bi », de se mettre un temps à l’écart pour comprendre qui ils sont et pour être ensuite en mesure de trouver leur place dans la société. Cela peut aussi être une façon de penser l’inclusion au sein de notre école républicaine.
L’autre exemple que je donnerais est une action menée auprès d’élèves de seconde volontaires par des professeurs documentalistes en partenariat avec une association rémoise à l’occasion de la semaine de la presse et des médias dans l’École5. L’objectif était d’étudier les représentations et les stéréotypes liés aux personnes LGBT+ à la télévision, dans les séries télévisées ou encore dans la publicité. Dans ce type d’action, le lien avec les stéréotypes de genre et les préjugés, certes, homophobes, mais aussi sexistes ou racistes véhiculés par les médias se fait tout naturellement et permet de penser une progression en EMI ou EMC autour de la question du vivre ensemble.
Le dernier exemple que je pourrais partager est le club manga porté par la professeure documentaliste d’un lycée nancéien. Cette dernière souligne que l’imbrication du visuel et du textuel sur laquelle repose la bande dessinée asiatique laisse plus facilement la place aux représentations et aux émotions et s’avère un levier efficace pour aborder des questions de société, comme le sexisme, l’homophobie et les stéréotypes de genre. Dans de nombreuses productions, on trouve en effet des stéréotypes renforcés par une visualité particulière : certains personnages féminins sont extrêmement sexualisés, tandis que des personnages masculins présentent des traits androgynes, presque féminins, cultivent une ambiguïté (Fruits Basket), sont bi-genre (Ranma ½) ou se « travestissent » ponctuellement selon un objectif particulier (Parmi eux). D’autres ouvrages (de catégorie yaoi ou non) posent la question de l’amour entre deux personnages masculins ou féminins (Eclat(s) d’âme, Le Mari de mon frère). Au-delà de la question LGBT+, les mangas de type mecha, qui allient humain et robot, permettent un questionnement sur l’identité et le rapport à soi, à son corps ou encore à son image.
On se rend bien compte que par la richesse de leur métier, la diversité de leurs missions et la relation de proximité qu’ils peuvent avoir avec les élèves, les professeurs documentalistes jouent un rôle central dans l’inclusion des élèves LGBT+, dans la prévention des discriminations et dans la promotion de l’égalité. Cependant, lorsqu’ils cherchent à mettre en place des actions spécifiques autour de ces thématiques, il n’est pas rare qu’ils soient confrontés à des résistances. Des élèves peuvent se montrer réfractaires parce qu’ils suivent une dynamique de groupe, évitent de témoigner d’une ouverture d’esprit afin de ne pas se faire remarquer. Certains évoquent parfois des convictions politiques ou religieuses qui, bien qu’elles n’aient pas leur place à l’école, peuvent être un frein au bon déroulement d’une séance. Les parents peuvent aussi émettre des réserves sur le déroulement d’activités, ce qui pousse parfois les enseignants à une forme d’autocensure ou à des stratégies de contournement. Cela est d’autant plus vrai dans des établissements privés sous contrat avec l’État situés dans des territoires où des organisations catholiques traditionalistes font pression pour que les questions de genre ne soient pas abordées à l’école. Les résistances peuvent venir d’autres membres de l’équipe éducative, par manque de temps ou d’intérêt, ou bien parce qu’ils ne sont pas à l’aise avec ces questions ou sont également enfermés dans des stéréotypes. En France, la majorité des professeur·es documentalistes sont des femmes et certaines affirment parfois expérimenter un sexisme ordinaire allant d’un manque de soutien de la part de la direction dans l’organisation d’événements pourtant présentés comme prioritaires dans les textes officiels à une dévalorisation des actions qu’elles mettent en place. Face aux diverses résistances rencontrées et dans une institution qui formule des injonctions paradoxales, reproduit le système de genre et favorise la persistance des inégalités sexuées6, un sentiment de solitude et une impression de devoir « bricoler » se font souvent ressentir.