Note de lecture : La littérature de jeunesse de la maternelle à l’université

La revue Les Cahiers Robinson dirigée par Francis Marcoin, professeur à l’UFR de Lettres modernes de l’Université d’Artois, est consacrée « aux livres et aux objets culturels de l’enfance ».
Les onze contributions scientifiques regroupées dans ce nouveau numéro étudient quelques pistes autour de l’exploitation scolaire et universitaire de la littérature de jeunesse. Les auteurs analysent, d’un point de vue historique, sociologique et littéraire, son inscription dans les programmes et les offres de lecture « de la maternelle à l’université ».
Il n’y a pas de classement thématique ou chronologique pour aborder ces différentes approches mais plutôt un « parcours » introduit par le directeur de publication.
Ce regroupement a pour but de questionner avec les professionnels de la lecture (jeunesse) toutes les facettes et les potentialités offertes par cet ensemble protéiforme et haut en couleurs d’œuvres d’imagination dont les rapports avec l’institution scolaire et universitaire ne sont pas toujours évidents.
Le professeur documentaliste est celle ou celui qui « développe une politique de lecture en relation avec les autres professeurs, en s’appuyant notamment sur sa connaissance de la littérature générale et de jeunesse1 » (NDLR). Nous sélectionnerons donc parmi ces différentes contributions plusieurs axes qui viendront éclairer et enrichir les actions au CDI, en faveur de ces littératures de l’imaginaire.
Retiendront notre attention ici les articles consacrés à l’album puis ceux analysant les corpus que les professeurs documentalistes peuvent être conduits à sélectionner et à offrir aux élèves.

Un focus sur l’album : élargir les champs de la médiation

Les contributions de trois professeurs d’université, Cécile Boulaire (« Enseigner l’album pour enfants à l’université »), Sylvie Laurent-Farré (« L’album, un médium iconotexte au cycle 1 ») et Emmanuelle Halgand (« L’album de jeunesse iconotextuel et le spectateur ») montrent comment ce genre, longtemps relégué aux rayons de la petite enfance, ouvre aujourd’hui de nombreuses perspectives d’analyse, d’interprétation et d’exploitation avec des lecteurs d’âges très différents.
Cécile Boulaire aborde notamment l’album comme un support d’inclusion et de liberté pédagogique auprès d’un public d’étudiants. Sylvie Laurent-Farré, quant à elle, livre une grille d’analyse des albums pour une exploitation en classe au cycle 1 mais cette grille pourrait tout à fait être utilisée au collège. C’est ce que montre d’ailleurs Emmanuelle Halgrand, dans une forme de continuité entre les différents cycles d’apprentissage. Celle-ci reprend les grandes caractéristiques de cette « spectalecture » et s’interroge aussi sur le rôle des médiateurs auprès de l’enfant ou du jeune « spectalecteur ».

Proposer la littérature de jeunesse au collège : le plaisir de lire avant toute chose

Trois articles, l’un d’Isabelle de Peretti (« La littérature de jeunesse à l’école depuis 2002 »), un autre d’Isabelle Harbonnier-Valdher (« La littérature de jeunesse sur les étagères du CDI ») et un dernier d’Anne Besson (« Littératures de l’imaginaire au collège ») rappellent successivement comment le genre a su s’imposer « à l’école depuis 2002 » et quelle est aujourd’hui la place de ces « littératures de l’imaginaire contemporaines pour la jeunesse au collège ». Anne Besson analyse les stratégies de grands éditeurs pour la jeunesse pour convaincre les inspecteurs et les enseignants de lettres d’exploiter ces œuvres en classe alors qu’ils se tiennent finalement peu au courant des nouveautés plébiscitées par leurs élèves. Face à ce « manque de temps, de moyens et d’intérêt de l’institution scolaire », l’auteure évoque les choix des adolescents (« les fantasy, les dystopies, les ouvrages réalistes néo-féministes, les mangas ou les romans graphiques ») « à la marge de l’espace-temps du collège », sans aborder véritablement, ce que nous regrettons, le rôle des professeurs documentalistes au CDI en matière de prescription et d’encouragement…

C’est pourquoi notre attention se portera dans ce numéro sur l’article de notre collègue Isabelle Harbonnier-Valdher. Les différentes missions qui façonnent l’espace « hybride » qu’est le CDI sont rappelées, et celui-ci est plébiscité comme « l’agora idéale pour l’incitation à la lecture » dont les professeurs documentalistes sont les « passeurs » au collège mais aussi au lycée. La professeure documentaliste souligne l’importance d’une formation partagée avec les enseignants de lettres afin de construire un véritable « parcours de lecteur ». Elle confirme la mise en retrait de la littérature de jeunesse dans les programmes et les pratiques enseignantes au profit d’œuvres patrimoniales. Mais elle relève aussi les stratégies des éditeurs pour mieux faire connaître leurs nouveautés littéraires quand les supports pédagogiques ou les formations pour une exploitation en classe relèvent encore d’initiatives collégiales partagées notamment sur les réseaux sociaux. L’enseignante formatrice questionne aussi la notion de « lecture plaisir » qui s’opposerait à la lecture « prescrite » et « classique » et nuirait surtout à l’intérêt des adolescents pour des œuvres de natures différentes. Les restitutions positives ou négatives de ces œuvres doivent avant tout avoir pour objectif de forger l’esprit critique des élèves face aux textes littéraires. Isabelle Harbonnier-Valdher évoque alors les différents dispositifs « s’appuyant sur la littérature de jeunesse » pour inciter les élèves à lire. Elle revendique aussi la liberté des adolescents de ne pas partager à l’école leurs choix personnels, à fortiori lorsqu’ils sont canalisés par les applications et les pratiques numériques.
Ce sont d’ailleurs des formes littéraires nouvelles pour « young et new adults », « medfan », « romans gamer » ou « polars de pandémie » en marge des normes attendues par l’institution que nous fait découvrir Isabelle Rachel Casta, professeure des universités, à l’issue d’une formation passionnante menée dans l’académie de Corse. Elle rappelle encore et toujours que les professeurs documentalistes sont des « médiateurs » et des « facilitateurs » auprès de leurs collègues, des maîtres des « circuits de lecture, des regroupements thématiques, des aides méthodologiques… et des conseillers [..] des lectures à la fois singulières et conformes aux attentes institutionnelles en matière d’acceptabilité sociale et parentale ».
Enfin, Pierre Audran dans « l’expérience de pensée en 3e avec Michaël Ende » démontre quant à lui qu’une œuvre dite « de jeunesse » peut avoir « de hautes ambitions intellectuelles » et se prêter avec des adolescents à la réflexion philosophique « pour mieux comprendre le monde et se comprendre soi-même ».

La richesse de ces contributions repose sur l’ouverture qu’elles proposent en matière d’incitation à la lecture, conçue ici dans un sens très élargi, et dans une réciprocité entre adultes et adolescents au sein de la communauté éducative. Notons que les lecteurs y trouveront aussi des références à des ouvrages théoriques mais également à des œuvres et à des médiums littéraires destinés à la jeunesse.
Toutes ces approches ont pour point commun de confirmer la valeur artistique et littéraire désormais reconnue d’un genre pendant longtemps relégué au rang de la littérature « populaire » ou « strictement éducative ». Pourtant, les auteurs de littérature jeunesse ont su prouver, à travers des fictions de natures et de genres très différents qui constituent désormais un des domaines éditoriaux les plus créatifs et prolixes, que leurs œuvres s’adressaient à un public élargi et permettaient notamment aux enseignants des exploitations libres en classe, à tous les âges de la vie scolaire et universitaire.

Ce numéro scientifique très riche mais à la lecture parfois ardue a au final comme vertu de transcender les cycles d’apprentissage et les différents âges de la vie. Comme le souligne Francis Marcoin dans son introduction, il permet de faire des « écarts », de produire des « rencontres » et des « croisements » qui peuvent réunir tous les curieux, à titre personnel ou professionnel, autour d’une bibliothèque des imaginaires « jeunesse » et des (r)évolutions littéraires qu’ils abritent. Ces offres de lecture, ce numéro le souligne finalement, savent se montrer toujours plus inventives et propices à une approche empathique et sensible des grandes questions de l’existence. Ceci devient sans doute un objectif fort autour du développement des lectures cursives personnelles auprès des jeunes, de la maternelle au lycée. Enfin, nous soulignerons l’intérêt de ces approches qui montrent comment cette littérature propice à une réflexion sur le monde contemporain peut aussi être un levier pour la formation de l’esprit critique.

À noter qu’une présentation rapide des contributeurs et de leurs travaux et horizon universitaires permettrait de rendre ce numéro encore plus accessible aux enseignants et professionnels de la lecture jeunesse.

 

Marcoin, Francis (dir.). La littérature de jeunesse de la maternelle à l’université. Les Cahiers Robinson, 25 novembre 2022, n° 52, 194 p. ISBN : 9782848325354. 16 euros.

 

Littératures de l’imaginaire en jeunesse, un genre loin d’être mineur !

Il faut rappeler que les littératures de l’imaginaire éditées « en littérature adulte » peinent toujours à être reconnues par les médias classiques qui ne leur accordent que peu de place. La France est très attachée à sa littérature classique, dite « blanche », favorisée par l’école et le monde universitaire : les littératures de l’imaginaire ont été longtemps définies d’ailleurs comme une paralittérature. Aussi, en mars 2017, une pétition voit le jour à l’initiative d’éditeurs, auteurs, traducteurs et libraires, lançant un « Appel à la mobilisation des acteurs de l’imaginaire ». Ce manifeste de défense de ces littératures s’est prolongé par la création du « Mois de l’imaginaire » en octobre. Ces actions, inédites pour ce genre littéraire, ont été suivies par un état des lieux et une réflexion lors d’États Généraux de l’Imaginaire tenus lors du festival des Utopiales début novembre 2017 à Nantes. Un an plus tard est né l’Observatoire de l’Imaginaire1 qui va continuer à dresser un état de l’imaginaire en France et encourager les initiatives pour le soutenir dans la presse ou en librairie.
Ce manque de reconnaissance est toutefois à nuancer en ce qui concerne la littérature de jeunesse. Il semblerait que la situation soit un peu différente. En effet, la parution du cycle Harry Potter à l’aube des années 2000 est maintenant reconnue comme un tournant dans l’histoire éditoriale des littératures de l’imaginaire : un véritable phénomène sociologique et économique qui a ébranlé le monde de l’édition jeunesse, notamment en lui donnant de la visibilité, et qui a permis d’atténuer les frontières avec la littérature adulte. On mesure aujourd’hui, vingt ans après la parution du premier tome, son impact dans le milieu éditorial et sur le lectorat. Il est encore aujourd’hui le titre le plus vendu en France. Depuis, les littératures de l’imaginaire sont devenues le genre le plus plébiscité par les jeunes et le plus édité en littérature de jeunesse. Elles ont acquis une certaine légitimité, sont reconnues comme genre à part entière et tiennent une place de choix auprès des lecteurs et dans la culture médiatique. On peut citer désormais des œuvres repères, identifier des auteurs, établir des filiations, tracer une histoire. Depuis une quinzaine d’années, le milieu universitaire s’y intéresse, notamment Anne Besson qui en a fait sa spécificité après avoir soutenu sa thèse en 2001, mais aussi Laurent Bazin, Matthieu Letourneux, Christiane Connan-Pintado, Gilles Béhotéguy entre autres.

Harry Potter et l’Ordre du phénix – Illustration de Jean-Claude Götting © Gallimard DR.

Caractéristiques de l’évolution des genres de l’imaginaire en littérature de jeunesse depuis 20 ans

L’influence anglo-saxonne

Plus décomplexées car non considérées comme mauvais genres, les littératures de l’imaginaire anglo-saxonnes ont toujours offert une production foisonnante et innovante. Certaines parutions ont été déterminantes et leur succès auprès des lecteurs a bousculé le monde de l’édition.
On peut noter un premier bouleversement dans les années 1990 avec le succès de la collection Chair de poule (traduction de Goosebumps). Dès 1992, les jeunes américains découvrent avec plaisir ces textes fantastiques de R. L. Stine, où la peur est associée au jeu. Publiée en France chez Bayard Poche en 1995, cette série d’ouvrages met en scène des enfants ou adolescents qui doivent faire face à des phénomènes étranges. Le plébiscite des jeunes pour ce genre est un premier coup de semonce envers les médiateurs et les éditeurs français. Le goût pour cette littérature populaire qui privilégie la distraction et qui s’éloigne des prescriptions de l’institution scolaire va modifier petit à petit le regard des adultes. À l’époque, les romans miroirs priment ; la plupart des collections pour adolescents proposent des fictions privilégiant une approche réaliste de la vie quotidienne et une qualité littéraire. La collection Chair de poule au format stéréotypé confirme le retour des séries, en retrait à l’époque. On assiste alors à une production de masse où le marketing prend une place prépondérante.

Un deuxième événement éditorial va avoir des répercussions encore plus importantes et provoquer un tournant décisif. C’est bien sûr le succès, en 1998, du premier tome d’Harry Potter, « cette lame de fond », comme le décrit Anne Besson, qui a bousculé un certain nombre de principes :
– un livre issu de la paralittérature est numéro un des ventes ;
– une longueur inhabituelle du roman, qui pourtant n’effraie pas les jeunes lecteurs ;
– un livre qui plaît aux jeunes ET aux adultes ;
– un grand format (16 x 24 cm) peu fréquent à l’époque dans l’édition pour la jeunesse qui privilégie plutôt le format poche ;
– la promotion de chaque tome, véritables événements internationaux et commerciaux ;
– le vedettariat de son auteur JK Rowling ;
– la mise en avant de la notion de cycle ;
– le lien avec les adaptations cinématographiques.
La trilogie À la croisée des mondes de Philippe Pullman confirmera l’émergence de ces ensembles romanesques, véritables locomotives pour tous les genres de l’imaginaire. Ils vont ouvrir la voie à une production importante, en plaçant les adolescents au centre des intrigues, dans des parcours initiatiques jonchés d’épreuves qui les mèneront à l’âge adulte.

Puis, deux œuvres connaissent un succès remarqué à la fin du XXe siècle : Twilight de Stephenie Meyer, tétralogie parue entre 2005 et 2008, fusion entre le roman fantastique et le roman sentimental qui renouvelle le mythe du vampire ; et Hunger Games de Suzanne Collins en 2008 qui développe une branche de la science-fiction : la dystopie. Ces deux cycles marquent également l’émergence d’une nouvelle catégorie de lecteurs : les jeunes adultes.

Notion de cycle

Aujourd’hui, on assiste à une systématisation de la littérature d’évasion en littérature de jeunesse sous forme d’ensembles romanesques appelés cycles. Selon Anne Besson, un cycle est constitué de plusieurs tomes conçus comme un tout, avec un personnage récurrent qui évolue. Il existe donc une évolution chronologique, un fil de l’histoire qui fait le lien entre les tomes, contrairement à la série où l’intrigue est différente à chaque volume. Dans Le Club des Cinq ou Le Clan des Sept, on retrouve les mêmes personnages – ils ont le même âge, leur situation a peu évolué – seule l’histoire à laquelle ils sont confrontés change. Ce format à épisodes plaît aux plus jeunes car la redondance est un socle nécessaire dans la construction de leur personnalité. La série allie donc le besoin de répétition des jeunes lecteurs au plaisir de la variation. Avec la parution d’Harry Potter, ces deux notions vont se mêler : chaque tome représente une année à Poudlard, on retrouve les mêmes personnages et rituels, formant un tout autonome. Mais les héros grandissent à chaque tome et doivent faire face à des épreuves de plus en plus difficiles. L’innovation la plus importante est sans doute d’avoir accordé le rythme de parution des livres à l’évolution physique des personnages (et des lecteurs ?).
Aujourd’hui, le cycle est la forme la plus répandue dans les romans de l’imaginaire pour adolescents car il paraît en adéquation avec ce passage de l’enfance à l’âge adulte, et accompagne le processus de maturation des adolescents et leur recherche d’identité.

Harry Potter et les reliques de la mort – Illustration de Jean-Claude Götting © Gallimard DR.

Renouvellement des codes / Transgénéricité / Hybridation

Le roman de l’imaginaire en littérature de jeunesse se caractérise par un art du brassage et un mélange des genres. Cet affranchissement des frontières génériques permet alors à de nombreux éléments, communs à d’autres genres et traditions littéraires, de se croiser : le conte, la nouvelle, le roman historique, d’aventures, le genre fantastique, la fantasy, la science-fiction. Ces combinaisons donnent alors naissance à de nouveaux sous-genres (bit-lit, urban fantasy, steampunk). Ce métissage est sans doute la plus grande particularité du roman de l’imaginaire pour la jeunesse aujourd’hui. Les frontières sont de plus en plus fluctuantes et poreuses, et le roman de l’imaginaire pour la jeunesse devient un genre protéiforme. Les motifs, les personnages traditionnels des contes ou de la mythologie ont été modifiés, retravaillés et adaptés au monde moderne. Il est parfois difficile de classer ces romans dans tel ou tel genre. D’ailleurs, les collections autrefois étiquetées « SF » ou « fantastique » ont disparu pour se fondre dans une catégorie plus large : « les mondes imaginaires ».

Culture médiatique

Le livre est aujourd’hui un produit intégré dans un espace culturel globalisé. Il existe un va-et-vient systématique entre les différents objets culturels : le succès d’un livre incite à la réalisation d’un film ou vice-versa, la sortie d’un film redynamise les ventes des ouvrages. Il existerait donc une porosité entre les langages des différents médias, chacun apportant une spécificité aux autres. On peut définir ce passage d’une forme à une autre par le terme de crossmedia : une même fiction est déclinée simultanément sur plusieurs supports. Ce lien culturel ou système croisé entre audiovisuel et livre se révèle indispensable pour les adolescents. Ils naviguent entre tous ces médias, des livres aux films, aux séries télévisées, en passant par les jeux vidéo et internet. Pour eux, le livre est un objet culturel intégré dans d’autres usages.

Un nouveau public : les jeunes adultes (ou Young Adults)

Cette évolution est aussi due à un renouvellement du public ou à une colonisation d’un nouveau public : celui des grands adolescents ou jeunes adultes. Aujourd’hui, le temps de l’adolescence s’est étendu et est devenu un état qui se prolongerait jusqu’à 25-30 ans, et ce sont les genres de l’imaginaire qui ont permis l’émergence de ce nouveau segment éditorial. On peut alors parler de « littérature passerelle » entre les adolescents et les adultes. Nous assistons depuis quelques années au phénomène de la double exploitation d’un texte en rayon adulte et jeunesse. Un titre publié d’abord dans des maisons d’édition pour la jeunesse va l’être par la suite dans une édition pour adultes (et vice-versa d’ailleurs).
Les opportunités commerciales offertes par l’apparition de ce public ont modifié les stratégies éditoriales. Aujourd’hui, ce segment a remplacé la collection. Les éditeurs font le choix aujourd’hui, non plus de classer les romans par genre, mais par catégorie d’âge ou par format.

Changement des pratiques et des préférences de lecture des jeunes

Depuis le succès des romans de l’imaginaire dans les années 2000, les préférences de lecture des jeunes ont évolué. Pour Laurent Bazin2, avec le plébiscite de ces romans par les jeunes s’est opéré un basculement d’une prescription verticale (l’adulte propose) à une prescription horizontale (la communauté de pairs s’impose). En effet, il a mis en évidence l’émancipation des adolescents vis-à-vis d’une littérature patrimoniale, jusque-là légitime. La transmission culturelle ne se fait plus par les médiateurs culturels mais par le biais des réseaux sociaux, des groupes d’amis ou des communautés de lecture. Il parle alors de passage d’une culture de « pères » à une culture de « pairs ». Les adolescents se construisent une culture parallèle, en rupture avec celle connue jusqu’ici.

Une représentation de l’imaginaire d’aujourd’hui

L’explosion des romans de l’imaginaire au XXIe siècle correspond à une évolution des représentations de l’imaginaire. On peut considérer ces œuvres plutôt comme des produits commerciaux, mais il est indéniable d’y voir un reflet de la pensée d’aujourd’hui. Le point commun entre tous les romans de l’imaginaire, c’est le thème de la pluralité des mondes : univers virtuels, voyages entre les mondes, mondes idéaux (utopies), mondes apocalyptiques (dystopies), passé revisité (uchronies). Ce regain de popularité peut s’expliquer entre autres raisons par l’éclatement des certitudes au XXe siècle qui a provoqué chez les jeunes générations un engouement pour le virtuel, refuge contre l’opacité du réel et l’angoisse d’une société en perte de repères. La construction même de ces récits (enchâssés, polyphoniques), la fusion des temps qu’ils proposent accentuent la perte des repères et permettent de lutter contre l’immédiateté du présent.
Aussi, ces romans représentent-ils moins des phénomènes de mode que des réponses littéraires à un contexte politique troublé.

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Le fonds BB ou une histoire de la littérature de jeunesse

Profitant d’un congé de formation après vingt ans d’exercice en tant que professeur documentaliste, je me suis inscrite au Master 2 professionnel Parcours Littérature pour la Jeunesse (dispensé à distance par l’Université du Mans). Dans ce cadre, j’ai eu l’opportunité d’effectuer un stage au secteur Patrimoine de la Bibliothèque municipale de Nantes et de découvrir le fonds Bermond Boquié. Véritable caverne d’Ali Baba pour une passionnée de littérature de jeunesse, ce fonds conserve de vrais trésors et témoigne de l’Histoire de la littérature pour enfants et adolescents.

Historique du fonds BB

Ce fonds spécialisé porte le nom de ses deux donateurs, Monique Bermond et Roger Boquié qui ont œuvré à la promotion de la littérature de jeunesse francophone comme critiques littéraires et producteurs d’émissions radio sur France Culture (Allô, allô, ici jeunesse en 1962 et Le livre : ouverture sur la vie en 1970). En 1999, ils font don à la ville de Nantes de 24 000 livres, enregistrements sonores et montages audiovisuels représentatifs de l’édition jeunesse depuis 1960.
Le Centre d’Information sur la Littérature Enfantine qui existait au sein de la bibliothèque municipale de Nantes depuis 1977 est alors rebaptisé Centre Bermond-Boquié, puis devient le Fonds Bermond-Boquié en 2014, et intègre le service Patrimoine à la médiathèque Jacques Demy. Aujourd’hui, Françoise Chaigneau et Claire Fruchard ont en charge ce fonds patrimonial et ont pour mission de le conserver, de l’enrichir et de le valoriser. Regroupant plus de 57 000 ouvrages, il est divisé en deux parties, l’une concerne la donation, l’autre est consacrée aux documents acquis grâce aux dons reçus notamment par des écoles en début des années 2000, aux services de presse des éditeurs et à des acquisitions.

La politique de conservation

Les ouvrages sont classés par ordre d’arrivée et par format couvrant plus de 700 mètres linéaires. Ils sont répartis selon 7 formats différents : les livres grand format de + de 35 cm ; de 25 à 35 cm (albums et documentaires) ; de 19 à 25 cm ; moins de 19 cm ; les formats « bâtards » ; les formats audio ; grand format à l’italienne.
Ce classement permet notamment de voir l’évolution des formats et des collections au cours des dernières décennies et de dresser des panoramas à partir des ouvrages du fonds.

Au niveau des formats, on peut faire plusieurs constats : « Dans la donation Bermond-Boquié (1960 à 1998), les livres grand format de plus de 35 cm étaient très peu nombreux (environ une cinquantaine), aujourd’hui nous en avons environ 400 », précise Françoise Chaigneau. Les albums grand format reviennent sur le devant de la scène ces dernières années avec de nombreuses publications pour les petits et les plus grands.
« À partir de 1998, le rayonnage des livres au format de 19 à 25 cm s’est considérablement développé, alors qu’auparavant celui des livres au format poche augmentait le plus rapidement ». En effet, moins onéreux, ce format couvrait l’ensemble des parutions pour les adolescents. Il a été détrôné par la sortie chez Gallimard Jeunesse d’Harry Potter en 1998. Le succès de cette saga auprès des jeunes a obligé les éditeurs à modifier leurs stratégies éditoriales. Progressivement, depuis les années 2000, les éditeurs lancent leur propre collection grand format dans un marché très porteur. Françoise Chaigneau ajoute : « les séries se sont alors multipliées, notamment dans les romans pour ado alors que nous avons moins de romans pour les plus jeunes. Nous nous limitons dans les séries aux trois premiers tomes. Nous sommes obligés, les magasins ne sont pas extensibles, il faut penser à la place… ».

La politique d’acquisition

L’enrichissement du fonds s’effectue donc d’une part par les livres envoyés par les services de presse des éditeurs et par des acquisitions.  Douze revues professionnelles spécialisées en littérature de jeunesse sont dépouillées systématiquement. « Nous achetons en priorité les livres « coups de cœur » qui ne sont pas envoyés par le service de presse. Puis une partie de notre budget est dédiée aux livres anciens. Nous enrichissons le fonds en acquérant notamment des livres antérieurs à la donation, avant 1960 (134 par exemple sont antérieurs à 1900). Nous orientons nos achats notamment sur des albums illustrés et également en fonction de nos projets d’animations. Ces dernières années nous nous sommes procuré des abécédaires et nous les présentons aux scolaires lors de nos ateliers patrimoniaux ».

Mise en valeur du fonds

Ce fonds accessible à tout public est consultable à l’espace Patrimoine à la médiathèque Jacques Demy et s’adresse à tous ceux qui s’intéressent à la littérature de jeunesse : professionnels du livre et autres passionnés ou nostalgiques des lectures de leur enfance.
Cet espace de consultation permet d’avoir accès à des ouvrages de référence sur la littérature de jeunesse (l’Histoire, les contes, l’illustration, etc.), et aux revues professionnelles.

Les actions culturelles

Afin de valoriser ce fonds, des animations sont organisées en direction de différents publics. « Auprès du public adulte, une fois par an nous présentons les nouveaux titres les plus « remarquables » que la bibliothèque a acquis, patrimoines adulte et jeunesse confondus. Auprès des plus jeunes, nous proposons l’animation « Lecture d’hier et d’aujourd’hui » : trois à quatre fois par an, une comédienne vient lire des extraits de romans ou d’albums devenus des classiques. Le Petit Nicolas a eu beaucoup de succès ainsi que les romans de Roald Dahl et prochainement nous présenterons des albums de Sendak. Nous animons également des formations autour de l’Histoire du livre pour la jeunesse, destinés à des enseignants ou des professionnels du livre, par exemple sur les albums petite enfance (0-3 ans), ou en proposant des outils pour accompagner des élèves en difficulté de lecture.
Pour les jeunes des établissements scolaires de l’académie de Nantes, nous animons des ateliers patrimoniaux. L’atelier « À la découverte des abécédaires », nous donne l’occasion de mettre en valeur un florilège de livres de différentes époques. Les livres les plus anciens sont numérisés, nous les présentons sur tablette et nous montrons également des livres d’artistes plus récents. Sur le site de bibliothèque, à la rubrique Patrimoine, les lecteurs peuvent découvrir quelques titres qui sont numérisés au fil des présentations que nous faisons. Et enfin, nous exposons au sein de la médiathèque des livres issus des collections du fonds BB en lien avec des thèmes d’actualité (Printemps des poètes, Noël.) ».

La base de données LIVRJEUN

La bibliothèque municipale administre une base de données liée au fonds Bermond-Boquié. Elle travaille en partenariat avec l’association Nantes Livres Jeunes (association née à la suite de la donation qui a pour ambition de promouvoir la production éditoriale pour la jeunesse, dans la continuité du travail des deux critiques). Celle-ci anime des comités de lecture constitués de professionnels de la lecture qui chroniquent les livres reçus et enrichissent ainsi le site  LIVRJEUN. Aujourd’hui, elle recense plus de 30 000 fiches critiques d’ouvrages pour la jeunesse.

Les projets

Une exposition sur les albums du Père Castor de 1931 à 1967 aura lieu à la médiathèque de décembre 2019 à fin février 2020 à partir des collections du fonds Bermond-Boquié. Entrés au Patrimoine mondial de l’UNESCO en 2018, ces ouvrages ont joué un grand rôle dans la démocratisation de la lecture en France. Paul Faucher, fondateur de cette collection enfantine en collaboration avec sa femme, l’écrivain tchèque Lida Durdikova, a fait appel à plusieurs illustrateurs venant des pays de l’Est influencés par différents mouvements artistiques dont le constructivisme russe.

INFOS PRATIQUES

Fonds Bermond-Boquié

Bibliothèque municipale de Nantes, Médiathèque Jacques Demy, Espace Patrimoine 24 quai de la Fosse
www.bm.nantes.fr

Base de données :
https://livrjeun.bibli.fr