Même si des périodes plus récentes sont plus souvent abordées dans les mangas historiques, il existe tout de même quelques titres remarquables situant leurs intrigues au cœur de civilisations anciennes.
Pour commencer, le manga Reine d’Égypte de Chie Inudoh revisite en 8 volumes en français (le 9e et dernier est à paraître) l’un des épisodes de l’une des civilisations les plus anciennes. La reine d’Égypte du titre n’est pas celle que l’on attend, mais Hatchepsout, qui aurait vécu entre 1508 et 1457 avant notre ère. L’œuvre relate ainsi le parcours de cette reine et son combat pour s’affranchir des règles et devenir elle-même pharaon de la XVIIIe dynastie. Cette fresque historique, de son mariage avec son demi-frère Séthi à son règne mouvementé, s’avère très documentée et reproduit cette époque de façon particulièrement prenante.
De son côté, Kingdom de Yasuhisa Hara situe son action dans la Chine ancienne. Cette longue série encore en cours, composée pour le moment d’une soixantaine de volumes, raconte la rencontre d’un orphelin avec le futur empereur Shi Huangdi et l’amitié qui en découle. Au fil des tomes, le lecteur suit les deux personnages qui vont évoluer au cœur de l’État de Qin et affronter de nombreux combats pour faire revenir la paix.
Pour découvrir l’Empire romain au tout début de notre ère, il faut lire la série Bestiarius. Elle relate en 7 tomes le quotidien de gladiateurs, contraints d’affronter des animaux féroces pour distraire l’empereur et le peuple romain. Si l’ensemble de la série est axé sur la rébellion de ces forçats, chaque volume s’intéresse plus particulièrement à l’un d’eux et en dévoile le destin. Les libertés que prend ici l’auteur quant aux mythes et légendes relatés font tout l’intérêt de cette œuvre, tout comme sa capacité à mêler les genres historiques, fantastiques, et mythologiques.
Enfin, La Vie de Bouddha nous emmène en Inde, il y a 2 500 ans, sur les traces du prince Siddhârta, que l’on connait aujourd’hui sous le nom de Bouddha. Au cours des 8 volumes proposés par un mangaka de référence, Osamu Tezuka, les lecteurs suivent le parcours du personnage depuis sa naissance (et même avant celle-ci) jusqu’à son accession au statut de Bouddha, et comprennent ainsi de quelle manière il a pu devenir une quasi-divinité. Une série servie par une narration à la fois accessible et passionnante.
Les combattants japonais
Bien sûr, les mangas sont aussi l’occasion de s’intéresser à l’Histoire japonaise, et notamment aux samouraïs et autres combattants ou chefs de guerre qui participent à l’imaginaire collectif lié à ce pays.
Le Moyen-Âge japonais, qui s’étend du XIIe siècle au XVIe siècle, inspire particulièrement les mangakas. Hoîchi, la légende des samouraïs disparus, par exemple, suit Hoîchi, un musicien aveugle qui raconte en chanson l’une des plus grandes batailles qui eut lieu au XIIIe siècle et qui vit s’affronter dramatiquement deux clans de samouraïs. Inspiré des contes japonais, ce manga met en scène avec talent les Yôkai, des esprits vengeurs issus du folklore nippon qui viennent s’en prendre aux vivants. Au XIIIe siècle également, Angolmois : Chroniques de l’invasion mongole s’intéresse, en 8 volumes traduits (10 en version originale), à un autre aspect de l’Histoire japonaise en axant son récit sur un groupe de prisonniers envoyés en première ligne pour affronter les envahisseurs mongols.
De son côté, Le Tigre des neiges, fresque historique d’Akiko Higashimura, relate la vie d’un grand chef de guerre japonais ayant vécu au XVIe siècle et au sujet duquel un doute, quant à son genre, subsiste dans les archives. Ici, la mangaka part donc du principe qu’il s’agissait d’une femme et raconte son histoire et son ascension comme telle, tout en détaillant régulièrement les éléments historiques qui semblent valider cette thèse. Une série remarquable dans sa manière de lier l’Histoire à des mises en scènes intelligentes, avec ses personnages particulièrement bien construits et ses touches d’humour.
La fin de la période médiévale est un passage important dans l’histoire des samouraïs et pour la place qu’ils occupent désormais dans la société japonaise. C’est le propos du manga Kenshin le vagabond, qui situe son action au milieu du XIXe siècle, dans l’Empire du Japon, alors que le Moyen-Âge s’achève et que débute l’ère de l’industrialisation. Dans cette série magistrale de 28 volumes, nous suivons Kenshin, un samouraï victime de ce changement de société, qui a désarmé ses combattants et qui privilégie le commerce à la guerre. Notre héros se transforme donc en vagabond, se déplaçant sans attache dans tout le pays et vivant de nombreuses aventures.
Histoire européenne
Comme le prouve la production éditoriale, les mangakas s’intéressent également à divers pans de l’Histoire européenne, dont voici quelques exemples. Vinland Saga, notamment, place son récit autour de l’an 1000 et immerge le lecteur dans l’histoire scandinave. On y suit Thorfinn, dont le père a été tué par un chef de guerre, dans sa quête de vengeance. Enchaînant les combats et s’affirmant au fil des ans, le jeune viking devient un combattant redouté. Pour l’aspect historique, même si le récit prend certaines libertés avec la chronologie et la cohérence, on y croisera tout de même des personnages et des batailles vikings véridiques.
Si l’on avance dans le temps, nous pouvons évoquer la période de la Renaissance, avec Arte de Kei Ohkubo, série qui compte actuellement 12 tomes traduits et dont la publication est encore en cours. Ce manga s’intéresse à la place des femmes dans la société du début du XVIe siècle, en mettant en scène une jeune aristocrate rêvant de devenir artiste peintre, mais qui fait face aux injonctions de l’époque selon lesquelles une jeune femme de son rang ne peut pas travailler. Un manga enjoué et riche, qui permet de découvrir l’Italie – plus particulièrement Florence – de la Renaissance.
Un peu plus proche de notre époque, le XIXe siècle attire aussi les mangakas. La série Emma, en cinq volumes, nous emmène dans l’Angleterre de l’époque victorienne, sous prétexte d’une histoire d’amour impossible entre Emma, domestique, et William, fils de bonne famille. Même siècle, mais autre contexte, l’adaptation du Capital de Karl Marx nous plonge en deux volumes dans la fin du XIXe siècle et la révolution industrielle en Europe. Une manière de découvrir à la fois la vie ouvrière de l’époque et d’aborder plus facilement l’œuvre de Karl Marx et ses théories économiques.
Le XXe siècle : la violence des conflits
Dans les mangas, le XXe siècle se retrouve principalement à travers ses conflits et leurs conséquences, permettant de donner une autre perspective à l’Histoire récente de certaines régions du monde et plus particulièrement de l’Asie.
En 1937, une partie de la Chine est envahie par l’armée impériale du Japon, déclenchant la seconde guerre sino-japonaise qui dura huit ans. C’est dans ce contexte que se déroule La Balade de Yaya, lors d’un exode massif de la population fuyant les combats. La rencontre de deux enfants issus de milieux différents, qui dans un autre contexte n’auraient jamais dû être amis, constitue le point de départ de cette série en 9 volumes. Le récit suit leur périple à travers la guerre au prisme de leur amitié, avec innocence et intelligence.
À peu près à la même période, mais dans une autre région du monde, L’histoire des 3 Adolf d’Osamu Tezuka démarre en 1936 aux Jeux Olympiques de Berlin et court jusqu’au début du conflit israélo-palestinien, en passant par la Seconde Guerre mondiale. Mêlant faits historiques et fiction, ce manga fleuve se base sur une rumeur laissant entendre que Hitler aurait eu des origines juives. Cette fresque est aussi celle d’une amitié entre deux enfants, tous deux prénommés Adolf, l’un juif et l’autre fils d’un haut dignitaire nazi.
La Seconde Guerre mondiale est un sujet important dans le paysage éditorial des mangas, et particulièrement les événements liés à la bombe atomique. Ainsi plusieurs mangakas situent leurs œuvres dans Hiroshima, par exemple Gen d’Hiroshima, une série en 10 tomes qui dépeint le quotidien des Japonais pendant la guerre. À travers le regard d’un jeune garçon pauvre dont la famille est harcelée à cause des convictions pacifistes du père, le lecteur découvre cette époque où le soutien à l’effort de guerre semble primordial pour la plupart des Japonais. C’est à la fin du premier tome que le bombardement survient, dépeint dans un style naïf qui caractérise le point de vue de l’enfant mais qui n’efface pas l’horreur. Le Pays des cerisiers de Fumiyo Kouno de son côté se déroule plusieurs années après la catastrophe et s’intéresse aux conséquences psychologiques, physiques et familiales de l’événement sur les habitants rescapés. Grâce à trois courtes histoires, dans lesquelles on suit des enfants et des jeunes adultes ayant perdu des membres de leurs familles en même temps que leur innocence et leurs rêves, l’auteur dresse le portrait d’une jeunesse dévastée par cet épisode d’une violence inimaginable.
Enfin, Akira Fukaya met l’accent dans son manga Enfant-soldat sur les massacres perpétrés par les Khmers rouges dans les années 1970 au Cambodge. À travers le destin d’un orphelin de 10 ans contraint de rejoindre les rangs de l’armée de Pol Pot, l’auteur revient sur cette période marquée par la guerre civile puis par le conflit entre le Vietnam et le Cambodge.
Regard social sur l’Asie
Pour terminer, le manga historique est aussi l’occasion de porter un regard sur les évolutions sociales d’un pays. Une vie chinoise, par exemple, série en trois volumes, observe les mutations de la société chinoise depuis les années 1950 et la révolution culturelle de Mao Zedong jusqu’aux années 1980 et l’émergence de la Chine moderne. On suit en parallèle Xiao Li, né de l’union de deux camarades du parti communiste, et l’évolution politique et sociale du pays. Traversant ainsi le Grand Bond en avant et la grande famine, les injonctions du Petit Livre rouge, la mort de Mao, la politique d’ouverture et les réformes, c’est l’histoire de toute une génération qui est racontée.
Enfin, autre génération dans un autre pays, celle des mouvements étudiants de 1968 au Japon est au cœur du manga Unlucky Young Men. Ici les personnages se retrouvent dans un bar à l’ambiance révolutionnaire et évoquent les universités en grève, les affrontements avec la police et même les attentats terroristes. Grâce à un scénario proche du polar, l’auteur nous emmène au cœur de la jeunesse révoltée de Tokyo et parvient à ancrer son récit dans la chronique sociale de l’époque.
Comme le montre ce panorama non exhaustif du manga historique, ce genre regorge d’œuvres exigeantes et extrêmement riches. Permettant au lectorat occidental de s’intéresser à des époques et des contextes peu ou pas connus ou bien de découvrir un autre point de vue sur des pans historiques qui nous concerneraient plus, c’est un media particulièrement enthousiasmant pour allier divertissement et connaissance du monde.
Le marché segmenté du manga
Avant d’être publiés sous la forme que nous leur connaissons en France, à savoir le livre de poche (tankobon), la plupart des mangas paraissent au Japon dans des revues, sous la forme de feuilletons à suivre dans des magazines (mangashi) produits par de grands éditeurs. Ces revues à fort tirage développent une politique de lectorat ciblée par tranches d’âges et par sexe (puis éventuellement par catégories socioprofessionnelles). Cette segmentation est le fruit d’une histoire éditoriale déjà ancienne : dès le début du XXe siècle, la presse enfantine, récréative et éducative avait fragmenté par sexe le marché, probablement en correspondance avec la non-mixité de l’école. Aujourd’hui, cette division peut être interprétée suivant une logique de rationalisation du marché : toute catégorie sociale est désormais envisagée comme une cible délimitée. En France, quelques-unes de ces catégories ont été conservées : le kodomo qui s’adresse aux plus jeunes, le shôjo destiné aux jeunes filles, le shônen qui concerne les jeunes garçons, et le seinen qui s’adresse aux adultes. Il en existe bien d’autres au Japon mais moins connues en France, hors du cercle des mangaphiles (le josei, le shônen ai, le shôjo aï…).
Cette segmentation du public par tranches d’âges et par sexe, qui se décline ensuite par centres d’intérêt, de genres ou de thèmes, peut paraître assez précise, mais elle est loin d’être rigide. Elle construit des divisions éditoriales qui ne sont ni des courants ni des mouvements identifiés thématiquement ou graphiquement, même si certains codes et certaines conventions graphiques sont attendus dans le shônen et le shôjo. Il s’agit de considérer cette division éditoriale comme un outil de marketing, une information des éditeurs vers le public, et non comme une définition précise de contenu. En France, cette division est difficile à saisir, perçue parfois comme une injonction alors qu’elle n’est qu’une indication donnée au lecteur. Karyn Poupée, journaliste spécialiste du Japon5, pense que cette segmentation du manga est rassurante car « les Japonais aiment bien être guidés, pris par la main ! Ils aiment bien qu’on leur offre des balises, qu’on leur dise que c’est là qu’il faut marcher… les catégories sont rassurantes, pour l’éditeur et pour le lecteur. Ce dernier se rassure en achetant ce qui est censé être pour lui6 ». L’éditeur indique que tel récit est plutôt destiné à tel public, chacun étant libre de sortir du terrain balisé.
Cette information éditoriale s’estompe en partie à la publication d’un titre sous forme de livre. En effet, même si le titre édité en tankobon conserve une forme de lien avec le mangashi d’origine, gardant son étiquette shônen, shôjo ou seinen qui va lui permettre d’être classé ainsi en librairie, le public, qui a découvert la série au travers du magazine, est davantage intéressé par le succès que le titre s’est assuré par ses qualités propres, que par sa catégorisation d’origine.
La catégorisation opérée par les mangashi n’enferme pas les bandes dessinées proposées dans un genre précis. Au sein de ces grands segments que sont le shônen, le shôjo et le seinen, tous les genres sont représentés : western, SF, fantastique, policier, vie quotidienne… L’objectif d’un mangashi étant de promouvoir un ensemble de séries, celles-ci doivent réunir quelques points communs pour toucher un même lecteur cible, mais également proposer assez de diversité pour ne pas lasser ce même lecteur. Le magazine tient un rôle de catalogue : il promeut des séries qu’il soumet à son public, tout en espérant toucher un public plus large. Un manga pour un public, mais des publics pour un manga : une formule qui résume assez bien la réalité7.
Car, il s’avère que les revues recrutent au-delà de leur cible identifiée. Bien des magazines classés shônen sont lus par des filles et également par des adultes, et de nombreux enfants lisent les magazines de leurs grands frères ou grandes sœurs. Les éditeurs savent que le succès d’une série provient de son pouvoir fédérateur réunissant un public des deux sexes, et parfois hors de la tranche d’âge prévue initialement. Trouver un public plus large que la cible initiale est l’assurance d’un succès commercial. C’est ainsi que One Piece, shônen ciblant les 9-12 ans, doit son immense succès en France au fait qu’il est lu par un public aussi bien féminin que masculin. Au Japon, le titre a su également trouver un public adulte : 9 lecteurs sur 10 de One Piece sont des adultes dont 12 % ont plus de 18 ans, 43 % ont entre 19 et 29 ans, 32 % entre 30 et 49 ans et 13 % ont plus de 50 ans8 !
Mais si le shônen manga, au Japon comme en France, est généralement lu par des catégories plus larges que celle ciblée du jeune garçon, il est rare qu’un shôjo recrute au-delà de son cœur de cible. Les séries shônen sont plus longues (72 volumes pour Naruto, 94 volumes pour One Piece, toujours en cours) : elles ont le temps de recruter et de fidéliser un public important durant plusieurs années. Les séries shôjo, souvent plus courtes (une dizaine de volumes), peinent à dépasser leur cœur de cible. L’offre éditoriale de shônen est la plus importante, le shôjo a toujours présenté une production moindre. Les grands best-sellers de shôjo (Hana Yori Dango, Nana, Fruits Basket) vendent moins d’exemplaires que leurs homologues masculins. Il est donc certain que le public féminin et qu’un public au-dessus de la classe d’âge ciblée grossit les rangs des lecteurs de shônen. Le shôjo, lui, semble réduit à son public cible. « Au Japon, là où vous verrez un adulte ou une fille lire le Jump du fils ou du frère, vous ne verrez jamais un garçon lire le Margaret, même si cela commence à changer petit à petit9 ». On manque ici d’études traduites du Japon sur le comportement des lecteurs et des lectrices pour en savoir plus. Le shôjo qui a connu son heure de gloire au Japon dans les années 70 semble à présent le grand perdant de cette division éditoriale, du moins en termes de production et de ventes.
Malgré toutes ces précisions concernant la porosité et le flou des frontières éditoriales de cette segmentation qui en relativisent la partition, on ne peut s’empêcher de se demander si cette division sexuée des publications entraîne des représentations stéréotypées liées au genre. En délimitant une bande dessinée qui serait destinée aux « filles » et une autre qui serait destinée aux « garçons », on assigne une identité de lecteur qui sous-entend des différences entre hommes et femmes, et des rôles, des comportements, des activités, des centres d’intérêt considérés comme appropriés pour les uns ou les autres. Du coup, au sein de ces publications ciblées, on peut imaginer que les représentations des femmes vont elles aussi être sous l’influence des stéréotypes. Bien sûr, ce n’est pas l’apanage du manga que de favoriser les représentations genrées (pensons aux collections girly ou chick lit, par exemple). Et le manga, en tant qu’industrie de masse, n’a pas a priori pour objectif de bousculer les représentations de genre de la société japonaise !
Une étude humble et incomplète
S’intéresser aux types de représentations féminines dans le shôjo, c’est aussi se demander si ses images confortent ou non l’image des femmes (japonaises) dans la société. Mais aussi, comment ces représentations sont-elles conçues par les mangakas ? Comment sont-elles reçues par le jeune public, tant japonais que français ? Tout cela pourrait aisément faire l’objet d’une thèse ! Notre propos sera évidemment plus modeste, et plutôt sur le mode interrogatif qu’affirmatif. Car il faut bien préciser que notre analyse est, de fait, limitée et incomplète. Ma réflexion ici ne se base que sur mes lectures au sein d’une sélection déjà opérée par les éditeurs français qui ne nous donnent à voir qu’une partie infime de la production japonaise. Même si l’édition manga s’est heureusement diversifiée en France depuis une quinzaine d’années, c’est bien le shônen qui reste le segment le plus fort : 66,7 % des séries éditées en France en 2018 sont des shônen contre 8,1 % étiquetés shôjo et 22,4 % seinen10. Mon analyse sera forcément affectée par ce prisme de l’édition française.
De plus, les catégories d’origine des mangas sont modifiées par les éditeurs français en fonction des attentes (ou soi-disant attentes) de notre lectorat national. De nombreuses séries shôjo au Japon se trouvent reclassifiées en seinen en France. Des séries plutôt destinées aux enfants se retrouvent également réétiquetées en seinen. De quoi obscurcir un marché déjà assez complexe !
Les stratégies des éditeurs français et leurs conséquences négatives sur l’image du shôjo
La première vague d’édition manga en France à la fin des années 90 s’est concentrée sur des publications shônen (Dragon Ball). Si bien que le grand public a identifié le manga comme une bande dessinée destinée aux jeunes garçons. Même si nous avons connu une période faste (après les années 2000) avec la publication d’une grande diversité des titres shôjo et josei, puis seinen, les a priori sont restés dans le grand public qui a élaboré des équations simples : shônen = garçon = action ; shôjo = fille = romance ; seinen = adultes = histoires sombres et tordues pour lecteurs avertis. Évidemment, ces équations sont réductrices et simplistes.
Le shôjo a toujours souffert d’a priori négatifs en France, comme si ce qui s’affirme comme féminin était forcément dépréciatif et stigmatisant, et que dans un monde construit et dominé par les hommes, tout domaine investi par les femmes était automatiquement déconsidéré. Il faut lire l’étude de Christine Détrez, qui montre combien la lecture de shôjo est impossible à assumer pour les garçons, immédiatement confrontés à des insultes homophobes, mais aussi combien elle est difficile également pour les filles, assimilées à des gourdes ou à des niaises11. Pascal Lafine, directeur éditorial chez Delcourt, l’exprime très bien : « Le shôjo est un peu devenu le nouveau roman Harlequin. Cela marche bien auprès des lecteurs, mais c’est considéré comme de la sous-culture. Beaucoup de libraires et de professionnels de l’édition sont des hommes, ce qui n’aide pas à mettre en avant ce style12 ».
Quand les ventes de shôjo ont commencé à chuter en France, les éditeurs ont pris moins de risques et se sont repliés sur la romance que le grand public avait identifiée. S’est alors imposée l’idée qu’un shôjo doit forcément parler d’amour et que tout autre type de shôjo aurait du mal à trouver un public. Plus les séries proposées sur le marché sont calibrées dans ce sens, plus elles entretiennent les a priori, et moins elles intéressent le lectorat féminin qui se détourne vers d’autres courants du manga. C’est un cercle vicieux dont certains éditeurs tentent de sortir parfois maladroitement, évitant ce qu’ils ont eux-mêmes contribué à construire13. Face à des séries shôjo qui sortent du stéréotype romance, les éditeurs n’ont pas trouvé mieux que de les classer ailleurs, et en particulier dans des collections seinen. C’est commercialement astucieux mais cette stratégie contribue à enfermer un peu plus le genre shôjo dans les clichés, tout en brouillant les repères du lecteur. Pour Bruno Pham, « en retirant ces titres souvent prometteurs de la catégorie shôjo comme Les Enfants de la baleine ou Le Requiem du roi des roses, on continue d’ostraciser le genre, de le reléguer au rang de sous-produit. 14»
Les éditeurs français n’hésitent pas à modifier les catégories d’origine si elles ne paraissent pas convenir au marché français. Mais parfois ils s’y accrochent alors qu’une modification aurait été bienvenue ! C’est ainsi que des séries qui ont toutes les caractéristiques du shôjo mais qui ont été publiées dans un magazine japonais seinen (dans l’idée probable de variété des séries) gardent leur étiquette seinen en France. C’est le cas de L’Atelier des Sorciers, une série très réussie dont tout le monde a constaté qu’elle s’adresse à des jeunes (dès 9/10 ans) ! Quelle est la stratégie de l’éditeur ici ? Pourquoi proposer un titre qui s’adresse explicitement aux fillettes dans une collection adulte ? Peut-être est-il temps de conclure que shônen comme shôjo sont devenus des courants tellement stéréotypés en France que la seule voie neutre est désormais la catégorie seinen qui risque de devenir une classe fourre-tout ! Tout ceci pourrait expliquer en partie la progression du segment seinen dans les ventes françaises de manga, parallèlement au déclin des ventes shôjo. Car il est probable qu’une partie du shôjo soit allée alimenter le segment seinen !
Il s’agit donc d’avancer prudemment sur le chemin des catégories de l’édition manga et de prendre conscience que ces divisions, tant au Japon qu’en France, sont aussi peu strictes que fiables, ce qui complique évidemment la tâche des médiateurs du livre. À qui se fier si l’éditeur lui-même ne respecte pas le principe de classification de ses propres collections ? D’une certaine façon, les termes « shôjo », « shônen », « seinen » s’avèrent complètement dépassés. Il s’agira aussi de garder cela en tête pour la suite de notre article (et peut-être également dans nos pratiques de médiateurs du livre).
Qu’est-ce que le shôjo ?
Le shôjo désigne tous les mangas publiés au Japon dans un magazine pour jeunes filles (qu’il parle d’amour ou non). Sa seule définition est qu’il s’adresse à un public féminin. Tentons de dégager quelques points communs : une ou plusieurs héroïnes sont généralement mises en scène (mais la présence d’héroïnes n’est pas la garantie certaine d’être face à un shôjo !). Une attention particulière est portée à la description des sentiments et au développement psychologique des personnages, qui se manifestera tant dans la narration que dans la mise en page. Certains codes graphiques et esthétiques sont donc privilégiés. Enfin, le shôjo est majoritairement écrit par des femmes… Une fois ceci posé, on s’aperçoit que bien des titres dérogent en partie à cette tentative de définition. La seule certitude dans le domaine, c’est que le shôjo, par nature protéiforme, est un courant difficile à cerner !
Le shôjo manga se diversifie en fonction des tranches d’âge, la lectrice n’ayant pas les mêmes centres d’intérêt ou les mêmes attentes à 8, 12 ou 16 ans. À l’intérieur des classes d’âge, le shôjo se redécompose en fonction de thèmes ou de courants précis. A priori, tous les courants du manga y sont représentés (fantastique, sport, horreur, historique, policier…). Thématiques comme esthétiques sont diverses, et le ton, selon les tranches d’âges, varie du plus délicat au plus cru.
Un courant forgé par des femmes mangakas
Il n’est pas inintéressant de rappeler que ce courant a été forgé par des femmes mangakas qui lui ont véritablement donné un souffle propre et singulier dans les années 70. Car, s’il y avait dès le début du XXe siècle des magazines destinés aux filles avec un contenu qui leur était destiné, et qui contribuera à l’émergence d’une culture shôjo, les mangas qui vont investir ces magazines dans les années 50 sont réalisés par des hommes (Tetsuya Chiba, Mitsuru Adachi). Ils écrivent des histoires souvent mièvres, selon les stéréotypes qu’ils ont de la gent féminine à cette époque-là. Toute une génération de lectrices de manga des années 50 accédera à la création, profitant du boom de l’édition manga et de la révolution sexuelle des années 70. Car face à l’afflux de la demande en matière de manga, les éditeurs embauchent des dessinatrices, via les concours habituels proposés par les magazines. C’est ainsi que beaucoup commencent leur carrière très jeune (avant 20 ans). Surnommées les Hana 24 nen gumi15, elles amènent leurs préoccupations et leur sensibilité de jeunes femmes et de jeunes artistes, complexifiant les scénarios, innovant aussi bien avec des thèmes inconnus dans le manga d’alors qu’avec une expérimentation des styles graphiques et une esthétique de la mise en page révolutionnaire, s’émancipant ainsi des conventions de l’époque16. Elles s’intéresseront notamment à la différenciation de genre et à la sexualité, et seront à l’origine du shônen aï (récits d’amours homosexuels masculins), une particularité étonnante du shôjo. (Pour découvrir quelques-unes de ces mangakas traduites en France, cf. bibliographie jointe.)
Les mangakas femmes ne sont pas obligatoirement autrices de shôjo dans le marché actuel, elles ont tout à fait trouvé leur place dans l’édition manga, et en particulier dans le shônen. Elles ont néanmoins beaucoup apporté à ce courant, devenu une puissante tribune féminine à l’époque. Cet âge d’or du shôjo a eu bien sûr une influence considérable sur le développement de ce courant dont on perçoit encore l’héritage graphique et thématique. Il révèle une combativité et une créativité incroyables de ces autrices, sans comparaison possible avec d’autres pays. Ni la France ni les États-Unis, autres grands pays de bande dessinée, n’ont connu de la part d’autrices un tel impact éditorial et artistique.
« Alors que comic books américains et bandes dessinées françaises ont longtemps boudé les femmes, le milieu éditorial japonais leur a toujours donné une place à part entière. Un beau paradoxe pour un pays qu’on a
souvent tendance à considérer comme misogyne…17 »
La partition sexuée de l’édition manga a donc bien eu pour conséquence et avantage de donner une place importante aux autrices au Japon, et ainsi d’enrichir ce segment éditorial.
L’image décriée du shôjo, taxée de mièvrerie, reflète, plus qu’une réalité de contenu, une ignorance du grand public en France qui n’a pas pris la mesure de sa diversité, des genres que ce courant explore et des thèmes spécifiques présentés, en particulier liés au genre. Les éditeurs, avec leurs stratégies changeantes, n’ont pas aidé à une reconnaissance véritable du shôjo manga sur le marché français, le réduisant au seul courant de la romance, le tout dans un contexte globalement peu favorable à la reconnaissance de la place des femmes dans la création artistique comme dans la société. Il faut espérer que les éditeurs français, pour la plupart conscients de cette réalité discriminante, osent changer la donne dans les années à venir, en offrant à lire aux lectrices tous les courants du shôjo manga.
Aromantic love story
SHÔJO MANGA ET ROMANCE : QUELLES REPRÉSENTATIONS DE LA FEMME ?
Nous venons de faire le constat que le shôjo manga, en tant que segment éditorial du marché du manga, est un courant bien difficile à cerner. Représentant tous les genres de récits, sa seule définition est de s’adresser à un public féminin. Bien que nous ayons insisté sur le fait que le shôjo ne se limite pas à traiter des relations sentimentales, c’est ce courant de la romance que nous avons choisi d’observer ici. Choix qui se justifie par la place, comme nous l’avons vu, qu’il occupe dans l’édition française de manga, et par la volonté de comprendre si le fait qu’il soit tant décrié renvoie à des représentations féminines stéréotypées et/ou à des clichés narratifs.
En France, l’édition manga de shôjo a été dominée par le courant de la romance, récit où la relation amoureuse occupe une place centrale. Les intrigues se déroulent dans des univers réalistes comme fantastiques, avec des rebondissements dramatiques ou humoristiques. « Pour construire un bon scénario de shôjo, l’évolution des sentiments entre les protagonistes est essentielle. Les rebondissements vont renforcer la relation amoureuse. Plus le manga avance, plus l’affection s’accentue entre les deux. On ne doit pas avoir peur de faire souffrir nos personnages pour que leurs passions prennent une autre dimension.18 »
Dans le cadre réaliste, souvent contemporain, les romances ont pour décor le quotidien des jeunes filles, et plus particulièrement l’école, donnant naissance à une sous-catégorie : la romance scolaire. Les héroïnes entretiennent des rapports avec les autres, filles et garçons de leur âge, et éventuellement avec les membres de leur famille. Le récit évoque la naissance du sentiment amoureux, la difficulté de distinguer l’amour de l’amitié, de communiquer avec le sexe opposé et de livrer ses sentiments. Seront aussi abordées la jalousie, la peur du rejet du groupe comme celle de ne pas être à la hauteur avec le garçon aimé…
Dans tous ces récits de romance, les jeunes filles sont tourmentées par leurs sentiments et se posent des questions sur la nature de leurs relations aux autres et sur leur identité. Le récit peut être raconté entièrement à la première personne, avec une voix off, renforçant la proximité avec l’héroïne (Journal de Kanako, Say I love you). Le point de vue du garçon peut être donné partiellement par le biais de la voix off, mais il est très rarement raconté du seul point de vue du garçon (Mon Histoire).
Nous verrons que la romance ne se borne ni à un environnement réaliste ni au cadre de la romance scolaire. La romance shôjo est également traversée par un courant humoristique s’orientant alors vers la comédie sentimentale, mais aussi par un registre fantastique, permettant des péripéties plus dramatiques et confrontant les personnages à des situations insolites. Enfin, dans un contexte historique particulier, le récit de la relation amoureuse aurait tendance à s’estomper au profit d’une exposition des rapports hommes-femmes sur le mode sociétal plutôt qu’intimiste. Nous allons examiner ces différents courants de la romance, en nous interrogeant sur les figures féminines qui y sont présentées.
Banale à tout prix
La romance dans les jeunes tranches d’âges (moins de 13/14 ans), et particulièrement en milieu scolaire, peut paraître stéréotypée dans le sens où le récit va dérouler une série de moments clés de façon quasi immuable : la déclaration, le premier rendez-vous, la première fois où les mains se touchent, le premier baiser, etc. Ces clichés narratifs jalonnent le récit comme des étapes obligées de la relation amoureuse et peuvent paraître répétitifs, d’autant qu’ils se conjuguent avec des scènes invariables : la scène de pluie où on partage le même parapluie, prétexte merveilleux pour marcher côte à côte, où l’un prête à l’autre son parapluie, assurance merveilleuse de se revoir, la chute accidentelle où on se retrouve l’un sur l’autre dans une gêne honteuse mais ô combien troublante, la sortie au parc d’attractions en couple qui met en général l’héroïne au summum de l’excitation, la sortie scolaire propice à la découverte de l’autre dans un cadre nouveau, la soirée traditionnelle de feux d’artifice en kimonos suivie de la contemplation des étoiles, où on abandonne le groupe de copains pour un moment plus intime, le festival scolaire où l’on s’associe à l’être aimé pour une prestation sportive ou théâtrale (thème inépuisable qui peut durer nombre d’épisodes), la Saint Valentin où les filles offrent des chocolats aux garçons et, en retour, lors du White Day, un mois plus tard, les garçons font des cadeaux aux filles. On voit au passage qu’à travers ces épisodes obligés, on découvre une partie de la culture japonaise (fêtes et vêtements traditionnels) dont semblent très épris les jeunes japonais, du moins dans les mangas, et qui ont probablement un effet valorisant pour les jeunes lectrices françaises (je connais la culture japonaise grâce au manga).
Ces scènes répétées ont probablement un effet sécurisant sur la jeune lectrice, tant japonaise que française. La répétition et la prévisibilité des scènes permettent identification et reconnaissance, et peuvent provoquer du plaisir, celui d’être en terrain connu. Plus on évoluera vers des tranches d’âge âgées, plus les scènes deviendront imprévisibles et inattendues, et joueront même à détourner ces clichés de la romance.
Dans les séries pour les plus jeunes, le garçon que l’on va aimer est attendu comme un prince charmant, l’expression étant souvent citée et utilisée par les personnages féminins. Le comportement du garçon est évalué au degré de gentillesse, d’attention et de protection qu’il va manifester envers la fille. Les filles sont montrées dans la relation amoureuse comme timides et dociles : elles passent leur temps à s’excuser de leurs comportements, acceptent ce que les garçons proposent et cuisinent invariablement pour lui avec empressement, en particulier les fameux bentô (Un amour de bentô). Les filles des shôjo font souvent la cuisine et cette activité est valorisée par les autres personnages. Dans Fruit Basket, l’héroïne est souvent représentée en train de servir les autres à table. Mais il est vrai que la nourriture, l’art de la préparer comme de la déguster, est un thème très important dans tous les courants du manga et que la cuisine occupe aussi une place importante dans la société japonaise.
Manon Comacle, dans le cadre d’un master de sociologie, a étudié trois shojôs de romance (Lovely Complex, Fruits Basket et Je ne suis pas un ange). Elle y démontre que les tâches domestiques sont clairement associées aux personnages féminins. « Ainsi, les filles sont représentées en moyenne avec 1,48 objet de nettoyage contre 0,5 pour les garçons. Et les garçons dans cette situation sont à l’école, dans le cadre d’activités obligatoires. Les filles ont également 2,2 objets de cuisine contre 0,84 pour les garçons – qui sont alors généralement en train d’aider les filles19. » Les filles (et souvent leurs mères) sont associées à la sphère domestique, conformément à ce que la société japonaise attend d’elles.
Les jeunes filles ont souvent une apparence « mignonne », kawaï, enfantine. Leurs corps ne sont pas ou peu sexualisés. Elles ont une petite taille et présentent des physiques fragiles tant dans le dessin que dans la narration (une averse au retour de l’école, elles s’enrhument et restent au lit deux jours !). Elles tombent, trébuchent, se font mal. Elles pleurent assez facilement et leurs joues sont souvent grisées pour exprimer la gêne ou la détresse. Les garçons sont souvent très grands et longilignes, plutôt androgynes, et sont montrés souvent comme attentifs à la fragilité des filles.
Évidemment, ce qui va faire émerger un titre du lot de ces romances convenues, ce sera la façon dont la mangaka va la traiter : avec subtilité, finesse et poésie (dans la mise en scène graphique comme dans les textes) ou avec humour et dérision, ou avec peut-être un événement imprévisible dans ce canevas bien tissé, un personnage marginal qui bouleverse la donne… Citons quelques titres récents qui, tout en étant dans ce schéma conventionnel, présentent un certain charme par leur ton ou leur réalisation graphique : Toi, ma belle étoile, Too bad, I’m in love, Waiting for spring, The world’s best boy friend, Banale à tout prix, Telle que tu es.
Dans la romance pour les plus jeunes, il ne semble pas question de déboulonner les stéréotypes qui fonctionnent comme des codes dans cette fiction. L’image de la jeune fille fragile et docile est une image traditionnelle au Japon et toujours présente dans la société actuelle. Si les héroïnes de romance shôjo peuvent être plus ou moins hardies et prendre quelques initiatives, elles sont toujours tétanisées à l’idée de déplaire à celui qu’elles aiment ou à celui par qui elles ont été choisies et qui valorisent ainsi leur narcissisme. « Si nobles que puissent être ses rêves, une héroïne de shôjo manga ne doit ni troubler l’ordre social, ni oublier que c’est à un garçon qu’il revient de lui révéler sa vraie nature de femme20. »
Pour autant, l’idée n’est pas de conforter les lectrices dans une image stéréotypée ou régressive de la femme, même si c’est ce qui peut apparaître à première vue. Car la romance n’a pas pour intention de décrire le réel, elle propose à la lectrice de vivre intensément des émotions au travers de situations identifiées. Dans Love Baka, une scène traitée de façon humoristique montre une mangaka qui frappe et met à terre un personnage masculin dénigrant le shôjo. Elle lui rappelle que les auteurs de shôjo manga se démènent pour « faire palpiter le cœur de leurs lectrices » et que ce n’est pas « simple de faire vivre des émotions aux lectrices21. »
Bien que ces romances soient développées dans un univers réaliste, elles fonctionnent un peu comme des contes : avec des personnages à la fois suffisamment développés et suffisamment creux pour permettre l’identification et activer des fantasmes chez les jeunes lectrices. Pour Virginie Sabatier, que le manga bouleverse une éducation et l’ordre établi serait trop perturbant pour une jeune adolescente. « Le shôjo manga, comme dans le conte, ne tend pas à décrire une réalité mais juste à exacerber certains ressentis et rêves permettant au lecteur d’accéder à des fantasmes sexuels ou autres.22 »
Sans pouvoir pressentir la façon dont les lectrices lisent et interprètent ces récits, si elles s’identifient ou pas aux personnages, comment elles perçoivent ces représentations stéréotypées des femmes, certains critiques estiment que la romance shôjo répond au besoin des lectrices de se sentir aimées, d’être sécurisées, de jouir de la reconnaissance sociale. « Ce qu’elles cherchent, c’est de voir leurs désirs inconscients magiquement réalisés : trouver un homme aimant et compréhensif, s’élever socialement…23 »
« De ce point de vue, une étude de la réception des shôjo serait également intéressante, car comme le rappelle Eric Maigret (1995), «la présence de ‘stéréotypes’ ne [donne] aucune indication sur le rapport que l’on entretient avec eux» »24.
Probable qu’un pacte de lecture plus ou moins conscient lie la lectrice à la romance shôjo : elle sait que ce n’est pas la réalité, que les relations sont ici idéalisées et romantisées, mais en même temps, les émotions qu’elle éprouve, elles, sont bien réelles. Les jeunes lectrices savent que la fiction obéit à des règles bien différentes de celles de la vie quotidienne, et le savoir ne les empêche pas d’aimer y croire ! La romance de shôjo ne cherche pas à transmettre des connaissances sur le monde réel mais bien plutôt à faire vivre des expériences émotionnelles à ses lectrices.
Telle que tu es
Certaines romances vont cependant proposer des intrigues plus mordantes et aborder des thèmes bien ancrés dans la réalité quotidienne des jeunes : le harcèlement scolaire, l’apparence, la popularité. Les personnages féminins deviennent rebelles, remettent en cause les conventions sociales et ainsi, d’une certaine façon, déboulonnent les stéréotypes entrevus précédemment. Dans Hana Yori Dango, gros succès éditorial, l’héroïne Tsukushi, dotée d’un solide caractère, affronte une bande de harceleurs, gosses de riches, de son école (privée) pour défendre une élève isolée. Le récit abordera de multiples sujets au cours des 37 volumes de la série (un des plus longs shôjos existants) : les rapports de classe et d’argent (elle est d’un milieu très modeste, ils sont tous riches), une histoire d’amour longue et tumultueuse (il est le chef de la bande, violent et dédaigneux, mais il va changer pour que l’héroïne le considère), des voyages aux quatre coins du monde qu’un nombre important de personnages rencontrés permet de réaliser. Mais pourtant encore, « si l’héroïne d’Hana Yori Dango paraît bouleverser les convenances en sortant de sa condition sociale, le riche mariage qui l’attend est la récompense qui lui échoit pour avoir conforté l’ordre établi en transformant un voyou brutal en digne héritier d’un groupe financier.25 »
Si effectivement la fin de ces romances est souvent morale et conventionnelle, finissant par un beau mariage (hyper valorisé dans la société japonaise), il n’en reste pas moins que les intrigues mettent en scène des personnages féminins qui évoluent, qui réfléchissent, qui s’affirment peu à peu face aux autres et tracent un parcours qui, s’il n’est pas révolutionnaire, n’en est pas moins initiatique et positif pour les lectrices.
Nana
Plus les séries s’orientent vers un lectorat mature (plus de 14 ans), plus la romance s’efface pour laisser place au développement de thèmes sociétaux ou intimes comme l’inceste, la maladie, le deuil, le handicap, la prostitution, la drogue, le suicide, la transidentité (Perfect world, A silent voice, Le Sablier, Piece, Nana, Six Half, Celle que je suis). Le ton devient plus dur, les personnages sont plus âgés, leurs relations sont traitées de façon plus réaliste et moins idéalisée que dans la tranche d’âge plus jeune. Tout en traitant du thème de l’amour, ces shôjos mangas évoluent vers un registre qualifié « tranches de vie ». Ils mettent en scène des personnages féminins aux comportements et personnalités diverses, confrontées à de rudes épreuves, avec des parcours de vie chaotiques. Dans Nana, un des ressorts essentiels de la série est d’opposer les personnalités et les comportements des deux héroïnes principales. Elles portent le même prénom et partagent le même appartement, mais leurs points communs s’arrêtent là. Nana Komatsu, candide et superstitieuse, rêve du grand amour, mais avec son cœur d’artichaut, elle tombe amoureuse de chaque garçon qu’elle rencontre. Elle va être au cœur d’un drame amoureux duquel elle sort enceinte et délaissée. Nana Osaki, malmenée par une vie familiale difficile, orpheline à 15 ans, est plus rebelle. Elle est prête à tout pour réussir son rêve de rockeuse mais son attachement à son amant guitariste qui sombre dans la drogue risque de briser son projet de carrière. Leur différence ne les empêchera pas de nouer une dépendance affective mutuelle. Les mécanismes de la possessivité, de la jalousie, de la peur, de la solitude se dévoilent aussi à travers les multiples personnages qui gravitent autour d’elles. L’évolution de ces nombreux personnages rendue possible par la longueur de la série (21 volumes) et l’évocation détaillée de la scène musicale tokyoïte a permis à l’autrice de développer une histoire complexe qui permet de dépasser les clichés du shôjo type romance. Parallèlement aux déploiements des relations affectives, de nombreux autres sujets sont développés : rivalités et compromissions musicales, dérives des médias, mal-être, consommation de stupéfiants, prostitution, suicide… Tout en dressant un portrait très critique de l’univers du show-biz, ce manga évoque aussi avec sensibilité la perte des illusions et des rêves d’adolescence.
Ce type de récit qui s’adresse à un lectorat plus mature propose une représentation des femmes à la fois multiple et nuancée. Il n’est plus question de figures de jeunes filles douces et fragiles prises dans des histoires d’amour conventionnelles, répétitives et sécurisantes. Les mangakas ici dressent des portraits nuancés de femmes singulières prises dans des parcours de vie loin d’être roses.
C’est dans cet esprit et dans une forme de continuité que le josei s’est développé. Parfois intégré comme un courant mature du shôjo, parfois considéré comme un courant distinct du shôjo, selon les périodes et les stratégies promotionnelles des éditeurs (en France comme au Japon), le josei s’adresse à un public féminin a priori plus âgé (autour de 20 ans et plus). Dans ce courant qui aborde les relations amoureuses, ce sera souvent la fin définitive du conte de fées et l’introduction de problématiques en lien avec l’âge des lectrices : le mythe du prince charmant s’effondre, les rapports avec les hommes se durcissent tandis que les femmes se confrontent à un quotidien professionnel et familial difficile où les pressions sociales qu’elles subissent sont exposées. La romance y est plus facilement sexualisée, en tout cas souvent plus mature, avec des préoccupations d’adultes loin des amourettes scolaires légères. Mari Okazaki, dans Complément affectif, montre le milieu professionnel comme un combat pour s’affirmer en tant que femme. Blue évoque avec subtilité une histoire d’amour entre deux jeunes filles. Dans Undercurrent, le mari de l’héroïne disparaît mystérieusement et la laisse seule pour gérer l’entreprise familiale de bains publics. Ces récits mettent en scène des jeunes femmes de tous les jours qui, sans être héroïques, prennent leur vie en main et se comportent à contre-courant des attendus ou des stéréotypes.
Des stéréotypes questionnés
Revenons au shôjo manga et à la romance adolescente dont nous avons pointé les stéréotypes en termes de clichés narratifs et d’image de la jeune fille. Car cette affirmation peut être largement nuancée. En effet, c’est par le biais des registres fantastique et humoristique que les mangakas vont s’éloigner des codes de la romance, en jouer, voire les détourner et s’affranchir parfois des stéréotypes sociaux. Dans Switch girl, le récit met en scène Nika, une héroïne qui vit selon deux modes, le On, qui est le comportement que la société attend d’elle (bonne élève, apprêtée, serviable), et le Off, qui révèle sa nature profonde (paresseuse, radine, goinfre) que sa famille excentrique est loin de brider. Avec ce personnage qui fonctionne sur deux modes opposés apparaît le thème de la différence entre l’image que l’on veut donner de soi et ce que l’on est réellement, thème cher au manga (Elle et Lui, Le Fabuleux Destin de Taro Yamada), et aussi révélateur de la société japonaise. Drôle et irrévérencieux, Switch Girl révèle une autrice qui pulvérise le mythe de la femme japonaise irréprochable et qui détourne avec jubilation les codes du shôjo manga. Les notes que la mangaka dissémine en marge du récit montrent combien elle est proche de son héroïne inconvenante et accentuent la fantaisie et la spontanéité du récit. Elle mettra de nouveau en scène, dans Ugly princess, une héroïne marginale, si complexée par son physique ingrat et les brimades multiples qu’elle a perdu toute confiance en elle. La série développera non sans humour et autodérision le parcours de reconstruction et d’intégration de la jeune fille, durant ses années collège puis lycée, qui l’amènera à s’accepter telle qu’elle est. De nombreuses séries (dont certaines ont connu un grand succès) aiment à présenter des héroïnes marginales qui se confrontent aux pressions sociales que subissent les filles, en termes de comportement et de rôles attendus dans la société : Fight Girl, SOS Love, Princess Jellyfish, No longer Heroïne, Love Baka, Aromantic Love… Ce dernier titre met en scène une mangaka de shôjo, piégée entre les contraintes éditoriales de son métier et sa nature. Sont évoqués l’asexualité et l’aromantisme revendiqués par l’héroïne, le choix de rester célibataire et la réaction des hommes face à une femme qui ne rentre pas dans le moule. Dans Princesss Jellyfish, les filles d’une pension exclusivement féminine refusent toute communication avec le sexe opposé jusqu’à ce qu’un garçon travesti (pour échapper aux pressions que son père exerce sur lui) s’introduise chez elles…
Face à ces filles transgressives par rapport à l’image et au comportement que la société exige d’elles, évoluent aussi des garçons qui sortent de l’image viriliste que la société leur impose (Shine, Make me up ! Kimi wa pet). L’humour et la liberté de ton de ces comédies romantiques permettent probablement d’échapper aux carcans que sous-tendent le genre de la romance comme la société.
Dans une dimension fantastique, la romance explore de façon plus dramatique les relations filles-garçons et le jeu complexe de leurs relations. Le recours au voyage dans le temps permet aux héroïnes de prendre du recul sur ce qu’elles sont et sur ce qu’elles attendent de l’amour. Dans Orange et Sos Love, les héroïnes du présent rencontrent leur moi du futur qui les met en garde, les enjoignant à changer leurs comportements pour éviter un drame (le suicide d’un camarade dans Orange) ou pour ne pas finir célibataire à 30 ans (fait longtemps vécu comme un drame pour la femme japonaise, Sos Love).
Dans Love and Lies, une dystopie traitée sur le mode de la comédie romantique, on découvre un couple de lycéens « mariés » par le gouvernement qui a mis en place un système, soi-disant scientifique, pour lutter contre la dénatalité. Il choisit pour chaque japonais le partenaire de sa vie, valorise l’acte sexuel comme un acte citoyen et promeut la fidélité amoureuse à vie. Le jeune couple, dont le garçon est déjà amoureux d’une autre, décide d’un commun accord de transgresser les règles et de vivre une vraie histoire d’amour, ce qui est totalement illégal. Leurs interrogations et réactions débordant de sensibilité et de fragilité sont plutôt touchantes. « Amour, devoirs et sentiments, les protagonistes se trouvent pris dans l’engrenage de la société, sans espoir d’un avenir différent de celui tracé pour eux26. » Ce récit fantastique permet de parler d’une relation amoureuse dont les normes sont imposées par la société et de l’angoisse générée par cette normativité, des thèmes transposables par des lecteurs dans leur réalité actuelle.
Ces romances décalées par l’humour et le fantastique, voire les deux mêlées, posent plus de questions à la lectrice. En s’éloignant du décor réaliste de la romance scolaire (qui est en fait dans une forme d’irréalité, comme nous l’avons vu), ces approches permettent de complexifier les intrigues et les personnages, et de traiter du sentiment amoureux comme du statut des filles et garçons, soumis tous deux à des pressions sociales.
Bride stories
Enfin, dans un contexte historique, la romance s’émancipe du Japon contemporain pour explorer les relations hommes-femmes dans d’autres pays et époques. Dans Bride stories de Kaoru Mori, qui se passe en Mongolie au XIXe siècle, il est question de relation conjugale (avec une grande différence d’âge dans le couple) et du sort des femmes qui servent de monnaie d’échange entre clans. Dans Emma, de la même mangaka, ce sont les amours contrariées d’une jeune domestique et de son maître dans l’Angleterre victorienne qui sont évoquées. Dans La Rose de Versailles, un grand classique du shôjo écrit en 1972 par Riyoko Ikeda, Oscar, une fille élevée comme un homme par son père, est capitaine de la garde royale chargée de veiller sur la dauphine Marie-Antoinette. Elle assume parfaitement le rôle fixé par son père : elle est un soldat à l’aise avec la guerre comme dans les bals de la cour où, en uniforme, elle fait tourner la tête des femmes comme des hommes. Le récit pose le thème de l’identité de genre de manière originale : Lady Oscar se perçoit comme un homme et la grande majorité des personnages accepte sa double identité, admettant son statut d’homme comme l’ambiguïté que cela provoque. La seule fois où Oscar apparaît en public habillée en femme, cela lui vaudra d’être violée par l’homme qui l’aime, comme si le féminin exposé au désir de l’homme encourait nécessairement la domination et la violence masculines. À la fin, c’est au moment où Oscar accepte de « devenir » une femme pour se marier avec André qu’elle meurt sur les remparts de la Bastille. La série, par son caractère subversif (son questionnement sur le genre) et son incroyable audience au Japon et dans le monde, a marqué pendant longtemps les mémoires des lectrices. Elle fera également du travestissement un thème majeur du manga. Une mangaka témoigne de cette influence : « C’est une des choses que j’ai toujours beaucoup aimée dans les mangas, ce jeu et ce questionnement sur le genre. Les personnages tels que Lady Oscar m’ont fait beaucoup de bien dans l’enfance. Ils m’ont permis de m’identifier à un personnage de mon sexe qui n’était pas conforme à son genre, c’était formidable pour une fillette telle que moi de voir un personnage féminin valorisé pour sa force, son héroïsme, et pas seulement sa beauté et sa douceur. »
Les shôjos dans un contexte historique permettent d’aborder la condition féminine en prenant du recul par rapport à la société contemporaine. Cette dimension de l’histoire donne plus de liberté aux mangakas, soit pour jouer avec des rôles inattendus de la femme (La Rose de Versailles), soit pour dresser un tableau de la condition féminine dans d’autres époques ou lieux. Des personnalités hors normes sont mises en scène. Comme Isabella Bird, l’exploratrice britannique partie découvrir le Nord du Japon en 1878 par des routes inédites, ou Arte, la jeune fille voulant devenir peintre dans le contexte misogyne de la Renaissance italienne. Ce peut être aussi une femme banale prise dans un contexte historique particulier. Dans un recoin de ce monde met ainsi en scène Suzu, depuis son enfance à Hiroshima dans les années 30 jusqu’aux années de guerre. La série montrera la vie quotidienne au Japon pendant la guerre du point de vue des femmes à qui le gouvernement imposera bien des contraintes : travail obligatoire à l’usine pour les célibataires, participation à la vie collective de quartier, soutien patriotique aux soldats… Dans Le Tigre des Neiges, la mangaka s’inspire d’une théorie développée autour d’un célèbre seigneur de guerre nippon, surnommé le Tigre d’Echigo, qui le donne en fait pour une femme. Tout en s’appuyant sur des faits historiques et des éléments démontrés, elle développe cette biographie de façon très libre, donnant vie à ce destin hors du commun d’une femme guerrière travestie en homme.
Ces récits qui mettent en scène des personnages féminins empruntés à la réalité historique ou des personnages de fiction dans un cadre historique précis et documenté, échappent au cadre strict de la romance. Même si la relation amoureuse n’est pas délaissée, c’est l’exploration des relations hommes-femmes d’un point de vue sociétal qui prévaut. Ces récits témoignent de la volonté des mangakas d’explorer, dans le cadre du shôjo manga, la condition féminine.
Ce survol partiel permet de montrer que plus la romance de shôjo manga évolue vers des tranches d’âge âgées, plus les représentations féminines se diversifient, gagnent en réalisme et en diversité. S’il semble que ces représentations féminines soient conformes à une vision genrée imposée par la société japonaise, les déclinaisons proposées sont aussi capables de s’en moquer ou de les critiquer, sans forcément les remettre en cause. Avec ses représentations féminines plurielles, stéréotypées comme originales, singulières ou féministes, la romance de shôjo manga n’est pas révolutionnaire du point de vue des représentations genrées, mais elle n’est pas pour autant antiféministe. « Les héroïnes de ces mangas sont des femmes fortes, et à beaucoup d’égards plus indépendantes que leurs petits amis ; elles tentent de s’épanouir et de trouver leur place, comme de nombreuses de Japonaises aujourd’hui27. »
Peut-être, en tant que médiateurs du livre, pourrions-nous casser ces représentations stéréotypées du shôjo manga, en engageant les filles comme les garçons à en lire ? Car si les filles ont accès à l’univers des garçons via le shônen (ou des loisirs comme les jeux vidéo) qui leur permet d’enrichir leurs points de vue, les garçons franchissent difficilement la barrière de la partition sexuée des loisirs et des lectures. Pourtant, comme le conseille l’héroïne de Bye Bye Liberty à un de ses amis, qui concède lire du shôjo de temps en temps : « les garçons devraient en lire plus ! c’est un manuel qui mène au cœur des filles ! » Peut-être un argument à adopter !