Les jeux de détournement en bande dessinée

Dans le détournement, tel qu’il est pratiqué dans la bande dessinée, le procédé consiste en un jeu de décontextualisation et d’hybridation d’images ou de planches existantes, pas forcément redessinées, mais extraites de leur contexte initial, détournées de leur intention ou de leur public d’origine. L’exercice du détournement est donc essentiellement transformateur, s’appuyant sur une œuvre existante dont la notoriété va garantir un effet supplémentaire auprès du lecteur. Comme le souligne un détourneur, Un Faux Graphiste : « j’aurais beaucoup plus de mal à créer un gag à partir de rien. Le détournement, c’est l’art du fainéant1 ! ». La pratique du détournement en bande dessinée interroge donc les notions d’hommage et de citation. Soulignons aussi que le détournement permet aux auteurs, qui ne sont pas forcément dessinateurs ou issus du milieu de la bande dessinée, d’expérimenter et de pousser la bande dessinée en tant que langage vers des interactions nouvelles.

Jeux sous contraintes transformatives oubapiennes

Les membres de l’OuBaPo (l’ouvroir de bande dessinée potentielle) pratiquent activement le détournement. Ce comité crée des bandes dessinées sous contrainte artistique volontaire à la manière de l’Oulipo de Raymond Queneau (cf. article précédent). L’OuBaPo repose sur une dynamique ludique : il s’agit de jouer et d’expérimenter en s’avançant sur des terrains inconnus que la contrainte oblige à parcourir. Ce mouvement d’expérimentation permet d’interroger la bande dessinée sur ce qu’elle est et de la réinventer, le tout avec humour.
Toutes les contraintes avec lesquelles jouent les membres du comité oubapien ne sont pas d’effet ou de nature parodique. Je n’ai retenu que celles qui favorisent la pratique du détournement : la substitution verbale, qui consiste à conserver les images en changeant les textes ; la substitution iconique, qui consiste à substituer les images à d’autres images et qui aboutit à une forme d’hybridation ; et la réduction, où il s’agit de condenser un album en quelques cases. Des activités toutes réalisables par des non-dessinateurs.

Planche de Michel Vaillant détournée par François Ayroles.

La substitution verbale

François Ayroles détourne des planches de Michel Vaillant, Le 13 est au départ (in Oupus, 2. p. 43. L’Association). Le discours initial est remplacé par un dialogue critique sur la nature de la bande dessinée et sur le style de Jean Graton, créateur de Michel Vaillant, provoquant un effet de second degré. Ainsi, la mère de Michel Vaillant est en dépression, à force de voir son visage si mal dessiné et le père s’afflige d’être représenté « dans un médium dévolu aux ados ». Tous les deux sont consternés de n’être que des personnages de bande dessinée. Pour le lecteur, c’est assez jouissif de voir les personnages s’en prendre directement à leur auteur pour lui reprocher son manque de créativité, son style trop académique et figé (« en gros plan, nos visages paraissent encore plus mal dessinés »), de souligner la médiocrité des décors, la monotonie des cadrages trop serrés, etc. C’est donc tout un discours critique de la bande dessinée sur elle-même, sur ses procédés parfois artificiels, qui est mis en scène en direct par ces personnages célèbres qu’on a vu évoluer dans un tout autre contexte. Cela produit un effet jubilatoire sur le lecteur. Le détournement repose bien ici sur une décontextualisation produite par ce discours autocritique et ironique pris en charge par les personnages eux-mêmes.

Cette contrainte de la substitution peut amener à l’hybridation. Le procédé consiste à relier un texte A existant à une planche B existante. Cela permet de réunir des auteurs ou des univers très éloignés dans leurs intentions ou dans les publics visés. Ainsi, Ayroles introduit un dialogue de Platon (tiré du Premier Alcibiade) dans Placid et Muzzo font du judo (Oupus 1, L’Association). Le choix de marier Platon à Placid et Muzzo est une idée assez iconoclaste, une blague en soi. L’exercice réalisé donne-t-il à voir différemment Placid et Muzo ou Platon ? Le dialogue entre Socrate et Alcibiade transposé dans la bouche de Placid et Muzzo (un ours nigaud et un renard rusé) sonne étrangement, mais le choix du thème – la lutte contre un ennemi – est raccord visuellement avec la scène de judo. Il est aussi incontestable que la forme dialoguée du texte platonicien s’intègre parfaitement dans la structure séquentielle de la bande dessinée. En tout cas, l’hybridation s’avère ici un bon exercice de désacralisation d’un texte considéré comme austère, ou de réflexion sur une bande dessinée animalière considérée comme simpliste.
Les auteurs du blog Phylacterium tenaient une rubrique intitulée « Dimanches oubapiens », dans laquelle ils expérimentaient ce type d’hybridation, arguant que « Les produits d’une hybridation sont souvent étranges et garnis de poésie surréaliste2 ». On y voit entre autres une planche des Watchmen où Rorschach, le super-héros sombre et dérangé de la série, écrit dans son journal intime3. Mais c’est la voix de Marjanne Satrapi de Persepolis qui vient s’insérer dans la scène pour lui donner une sorte de fraîcheur. En même temps, ce texte, qui décrit la désillusion de son arrivée en Autriche, s’ajuste d’une certaine façon à cette planche où déambule un personnage solitaire à l’identité trouble. L’hybridation apparaît comme une contrainte intéressante, dans la mesure où elle recombine des relations texte/images, et qu’elle oblige le lecteur à se questionner pour trouver du sens.

Placid et Muzzo font du judo (Oupus 1, L’Association)

La substitution iconique

La substitution iconique consiste à changer les images. Gilles Ciment s’est essayé à l’exercice en réalisant une substitution iconique philatélique des Bijoux de la Castafiore d’Hergé, associée à une réduction en deux planches de l’album4. Gilles Ciment, oubapien, raconte avoir acheté un sac de timbres et avoir composé ce nouveau montage avec les timbres disponibles en cherchant des similitudes ou des évocations possibles. C’est ainsi que les personnages sont toujours identiques : Haddock apparaît sous les traits d’un timbre représentant Franco, alors que Tintin est représenté par le roi d’Espagne et la Castafiore par la reine d’Angleterre. Les motifs importants sont représentés ponctuellement : la chaise roulante du capitaine, la guêpe ou le perroquet. Le texte est intégralement conservé. C’est assez astucieux et ludique, cela donne envie au lecteur de comparer avec l’original ou de faire appel à sa mémoire. G. Ciment, dans Confidences oubapiennes sur le site neuviemeart2.0, précise : « Pour quelqu’un comme moi, qui ai la contrainte supplémentaire de ne pas savoir dessiner, c’est plus facile d’obtenir un effet auprès du lecteur avec quelque chose qui est connu de lui. Je ne peux faire des exercices qu’en détournant, et en recyclant. L’auteur le plus connu et le plus identifiable une fois détourné, c’est Hergé5. »
Effectivement, Tintin est un des personnages le plus détournés, puisque parmi les plus connus (avec Mickey). Mais c’est aussi un personnage lisse, bien-pensant, qui se prête aux propos corrosifs. Ici, plus que le personnage, ce sont les albums mêmes qui sont mis en avant et les qualités narratives de Hergé qui favorisent particulièrement le détournement. Killofer, auteur de bande dessinée et oubapien, souligne que « la construction des planches (d’Hergé) est d’une rigueur impeccable. Les détournements n’en ont que plus de force. Quand on travaille sur un exercice, on se trouve comme un cuisinier qui va faire son marché. Hergé, c’est toujours du bon produit6. »

La réduction

Les Oubapiens pratiquent un autre type de détournement des albums de Tintin : la réduction. Il s’agit de raconter un album en quelques cases sélectionnées. Les Cigares du Pharaon peut ainsi être résumé en 6 cases extraites de l’album (Oupus 1. L’Association. cf. visuel joint). L’exercice est en lui-même un travail d’analyse pour le créateur et un moment de jeu pour le lecteur. Que nous dit cette planche de Tintin ? Elle est muette, les seuls signes textuels présents sont des points d’exclamation et d’interrogation. Tintin traverse des situations dans lesquelles il s’interroge ou reste surpris. « Pour le résumé des Cigares du Pharaon, je n’ai utilisé que les images où Tintin ne comprend rien. C’était une façon de dire que, dans cet album, Tintin est constamment perdu, il ne fait que suivre les événements en se demandant ce qui se passe. Dans l’exercice, on dit quelque chose sur la matière première7 ». Le lecteur saisit cette interprétation faite par l’auteur de l’hybridation, celle d’un héros dépassé par les événements. Et cela le ramène à sa propre interprétation de la bande dessinée originale. Cette pratique produit donc une lecture assez excitante pour le lecteur, engageant un jeu de remémoration des scènes, de relecture et de comparaison. La contrainte de la réduction permet donc un jeu aussi bien autour de l’œuvre qu’autour de l’image d’un personnage. En transformant l’œuvre, en la détournant, l’auteur oubapien amène le lecteur vers la critique et la relecture.
On pourrait pratiquer avec des élèves toutes ces substitutions : inventer de nouveaux dialogues sur une planche imposée, avec un texte libre ou sous contrainte, croiser des textes et des planches, résumer une œuvre en quelques cases…

Ces jeux oubapiens, basés sur le détournement de bande dessinée, ont recours aux raccourcis, à la substitution, à la disparition de morceaux de l’œuvre citée (texte ou image). Ils citent les œuvres en les fragmentant ou en les cachant. Mais, contrairement au plagiaire, qui gomme l’idée même d’une source, ils supposent la présence de l’œuvre originale. De manière paradoxale, souligne un oubapien, « la pratique de l’oblitération du modèle source crée pour le lecteur un jeu mémoriel potentiellement riche ». C’est ce que le détournement oubapien semble en effet provoquer sur le lecteur : outre le sourire que provoque l’exercice et son jeu de décalage, c’est le retour aux sources.
Si la citation et le détournement d’images ou d’œuvres culte développent un grand plaisir de réappropriation de ces œuvres, tant du côté du détourneur que du lecteur, cette pratique soulève des problèmes juridiques en France qu’a priori ne rencontrent pas les membres de l’Oubapo, qui se livrent à des exercices ponctuels et peu médiatisés.

Les Cigares du Pharaon résumé en 6 cases extraites
de l’album (Oupus 1. L’Association. )

Détournement et Justice

Le détournement d’images pose en effet un problème juridique en France. Si la parodie est protégée par un statut d’exception, il n’en est pas de même pour le détournement. Nous entrons là, en effet, dans le domaine de la citation qui est soumis au droit d’auteur, c’est-à-dire à l’autorisation de l’auteur ou des ayants droit. C’est ce que nous allons voir avec deux exemples de détournements condamnés par la Justice.

Un Faux Graphiste est un jeune étudiant bruxellois, qui n’est pas réellement graphiste mais étudiant en littérature. Il a commencé à publier sur le web en 2015 avec une page Facebook qui, au bout d’un an d’activité, rassemblait plus de 30 000 fans8. Il y détourne des affiches de films et réalise des montages divers avec un humour certain. Mais son œuvre majeure, ce sont les détournements de Tintin. L’idée est de décontextualiser les images originales avec des répliques qui leur donnent un sens radicalement différent. C’est ainsi que Tintin peut se transformer en journaliste voyeur, assoiffé de sensationnalisme, Haddock en hipster, les Dupond & Dupont en fans de « rap alternatif » et de « bière bio » et le professeur Tournesol en galeriste recherchant des graffeurs à exposer9…
Un Faux Graphiste choisit une ou plusieurs planches, qu’il scanne. Il réarrange les cases avec Photoshop tout en restant respectueux de la forme et de la typographie originale. Et il y injecte de nouveaux textes, cherchant à créer des dialogues décalés, surfant sur l’actualité ou jouant avec l’image des célèbres personnages.
L’aspect hommage à Hergé est très visible, mais aussi dangereux : la pratique du détournement n’est pas protégée par le droit comme l’est la parodie. Même si l’esprit parodique y est présent, c’est le cadre de la citation qui prévaut ici et l’auteur peut être accusé d’être dans l’illégalité. C’est ce que s’est empressée de souligner la société Moulinsart SA, qui gère les droits de l’œuvre d’Hergé et qui a demandé à Un Faux Graphiste de stopper ces détournements en février 2016. Moulinsart a effectivement le droit (d’auteur) pour elle. Elle seule a l’autorisation de reproduire l’œuvre. Il n’existe que deux exceptions possibles à ce droit d’auteur : le droit de citation, qui est une disposition destinée aux journalistes ou aux enseignants qui vont publier un extrait dans le but d’expliquer l’œuvre, et le droit de parodie, dont on aurait pu penser qu’il s’applique ici. Mais la parodie est un détournement à vocation humoristique dont les règles sont définies. Si l’on se moque de Tintin, on doit immédiatement le voir, c’est-à-dire que le dessin – et pas seulement le texte – doit être modifié. Deux conditions que ne remplit pas Un Faux graphiste qui se sert de Tintin comme tremplin pour raconter tout autre chose. La pratique du détournement, quand on utilise les cases directement, sans les redessiner, ne peut pas être considérée comme de la parodie ou de la caricature. Un Faux Graphiste a donc stoppé ses détournements de Tintin mais a continué de sévir sur le net différemment. Deux recueils édités par Delcourt condensent officiellement « le meilleur » de sa production iconoclaste. Il travaille désormais sur des illustrations en noir et blanc du début du XXe siècle (et sur des gravures plus anciennes), sur des extraits de comics ou fumettis de série B de tous genres, qui sont surtout libres de droits.

Un Faux Graphiste

Autre exemple de détournement toujours axé sur la figure culte de Tintin : Le Petit XXIème. Un micro blog puis un tumblr sont ouverts en février 201410. Les deux auteurs, longtemps restés anonymes, se sont avérés être des journalistes. Leur objectif : commenter l’actualité à partir des cases de Tintin en jouant sur les similitudes et les décalages avec la période actuelle. (le nom Le Petit XXIème a été choisi par rapport au Petit Vingtième qui était un supplément au journal Le Vingtième Siècle, où l’on trouvait Les Aventures de Tintin).
Le blog a connu son petit succès, le fait que les auteurs ne publiaient qu’une image par jour évitait un effet d’accumulation et pouvait jouer sur une éventuelle attente du lecteur. Les auteurs ont ainsi commenté leur succès : c’est « un exercice intellectuel réjouissant » procurant le plaisir « d’établir des liens entre une œuvre patrimoniale et une actualité effervescente » et « de retrouver des souvenirs de lectures enfantines qui donnent envie de se remettre à lire l’œuvre d’Hergé11 ».
Cela n’a évidemment pas plu à la société Moulinsart qui, au lieu d’y voir une forme de réactualisation des œuvres d’Hergé, a exigé le retrait des images en expliquant : « la jurisprudence considère une case des albums de Tintin comme une œuvre à part entière. Or, la citation s’entend par nature d’un extrait, d’un passage, d’une œuvre constituant un tout12 ». Donc, pas de citation autorisée. En France, la Cour de Cassation a pour l’instant toujours écarté l’idée que l’on puisse « citer des images ». Pour la Cour, la loi indique que la citation doit être courte. Or, réaliser une « citation graphique » revient à montrer l’image dans son intégralité, même si elle est reproduite en petit format ou en faible résolution. Donc, citer une image sans autorisation de l’auteur ou des ayants droit constitue un acte de contrefaçon. C’est bien ce dont Le Petit XXIème était accusé. Les auteurs ont dû retirer toutes les images citées de leur tumblr. Mais le compte twitter a été actif jusqu’en septembre 2018. Et de nombreuses images sont encore visibles sur le net.
Pourtant, même si les images de Tintin ne sont pas matériellement modifiées, on pourrait considérer Le Petit XXIème comme une œuvre transformative. Il y a bien transformation, parce que la recontextualisation opérée donne un nouveau but aux vignettes : produire un commentaire décalé de l’actualité. La loi s’est penchée à plusieurs reprises sur cette notion d’œuvre transformative sur laquelle elle bute encore. Cet exemple du Petit XXIème montre la nécessité de faire évoluer un droit français dépassé par les usages, en particulier numériques. C’est probablement dans l’intérêt de la liberté d’expression et de création, mais aussi dans l’intérêt des œuvres elles-mêmes. Dans le cas de Tintin, Quentin Girard, un des deux journalistes qui géraient ce tumblr, souligne qu’« empêcher les réutilisations créatives, c’est finalement couper les œuvres de leur temps et précipiter leur déclin dans la mémoire13 ».

Patrick Buisson a bien enregistré Nicolas Sarkozy. Renvoie au titre dans
Le Monde, 06/03/2014. @lepetitXXI

Le détournement est donc une pratique plus périlleuse que la parodie puisqu’elle expose ses auteurs à la possibilité d’une interdiction de publier, que les auteurs ou ayants droit de l’œuvre originale sont en mesure d’imposer. Il n’en reste pas moins que ces détournements mettent ou remettent en valeur des œuvres et rendent hommage aux artistes détournés. Les détourneurs de bande dessinée, en particulier oubapiens, proposent de regarder l’œuvre détournée d’un œil neuf et, par le jeu qu’ils instaurent, revigorent la lecture et incitent à la relecture.

 

Oubapo

Cette dimension ludique et pédagogique encourage chacun de nous à expérimenter ces jeux qui libèrent et stimulent nos envies de narration, de partage, de création. Tout en nous rappelant que dans le jeu, ce qui est important, c’est de jouer, et sûrement pas d’atteindre un objectif fixé d’avance.

De l’OuLiPo à l’OuBaPo*

« L’Ouvroir de littérature potentielle » est un groupe de recherche en littérature expérimentale fondé en 1960 par l’écrivain Raymond Queneau et le scientifique François Le Lionnais. Cette double paternité situe l’Oulipo au croisement des mathématiques et de la littérature : il s’agit d’associer la création littéraire aux techniques des mathématiques. Queneau a ainsi composé un célèbre texte combinatoire intitulé Cent mille milliards de poèmes en écrivant dix sonnets puis en disposant chaque vers sur une bande de papier autonome, ce qui permet d’obtenir 1014 poèmes, soit cent mille milliards. À travers la définition de Raymond Queneau, « l’auteur oulipien est un rat qui construit lui-même le labyrinthe dont il se propose de sortir », se devinent les notions de jeu et de motivation, mais aussi d’expérimentation scientifique et l’idée que les procédés techniques sont les outils de création comme de sortie du labyrinthe1. C’est que la gratuité du jeu et l’arbitraire même du procédé génèrent des idées et stimulent la créativité.
La recherche oulipienne consiste donc à inventer des règles, des contraintes formelles et à les traduire sous forme de textes qui permettent, d’une part, de créer des œuvres nouvelles, d’autre part, d’exhumer les potentialités d’œuvres existantes et produites par d’autres. « Par potentialités, il faut entendre les richesses secrètes ou cachées qu’elle [l’œuvre] recèle, qui ne peuvent apparaître qu’en lui appliquant de nouvelles contraintes2 ». On pourrait aussi résumer la perspective oulipienne par l’expression « mettre la langue sous corset pour faire jaillir l’imaginaire ».
Un exemple connu de ces contraintes littéraires est la méthode S + 7 : en remplaçant, à l’aide d’un dictionnaire, chaque substantif d’un texte par le septième qui le suit dans le dictionnaire, on obtient un nouveau texte. La Disparition de George Pérec (publié en 1969) est aussi très souvent cité comme le texte qui résume le mieux les contraintes que s’imposent les chercheurs de l’OuLiPo : le récit entier est écrit sans qu’y figure une seule fois la lettre e, la plus fréquente de la langue française.
À l’intersection de tous les ouvroirs potentiels se situe un OuXPo virtuel imaginé par François Le Lionnais, dans lequel se sont inscrits de nombreux ouvroirs : l’OuPeinPo (Ouvroir de peinture potentielle), l’OuMuPo (musique potentielle), l’OuTraPo (théâtre), l’OuCuiPo (cuisine), l’OuCiPo (cinéma) et L’OuBaPo (bande dessinée).

Fondée en 1992, sous l’égide de la maison d’édition l’Association, « l’Ouvroir de Bande Dessinée Potentielle » regroupe des auteurs créant des bandes dessinées sous contrainte artistique délibérée. Les membres fondateurs sont : François Ayroles, Anne Baraou, Gilles Ciment, Jochen Gerner, Thierry Groensteen, Patrice Killoffer, Étienne Lécroart, Jean-Christophe Menu et Lewis Trondheim. Deux types de contraintes, héritées de l’Oulipo, sont expérimentées : les contraintes génératives qui permettent de créer des bandes dessinées inédites et les contraintes transformatives qui modifient des œuvres existantes. Les contraintes s’appliquent aussi bien à l’échelle de la case ou du strip que de la planche ou de l’album entier. Une œuvre oubapienne peut tout aussi bien se limiter à une contrainte précise ou en réunir plusieurs. On pourra trouver la liste de ces contraintes (liste non exhaustive car toujours en construction), leurs définitions et représentations sur le site d’Etienne Lecroart4 (membre fondateur de l’OuBaPo et également OuLiPien) ainsi que dans les Oupus publiés par l’Association qui regroupent les productions des membres de l’OuBaPo (6 recueils édités depuis 1997). On peut également s’initier avec Matt Madden et ses 99 exercices de style, variations autour d’une même anecdote, dans la filiation du célèbre livre de Raymond Queneau (L’Association).

Planche extraite de 99 exercices de style, Matt Maden, ©L’ Association

Si certaines contraintes sont directement héritées de l’OuLiPo, d’autres sont spécifiques à l’univers de la bande dessinée et ont d’ailleurs été parfois expérimentées avant la création de l’OuBaPo. Ainsi, Gustave Verbeck avec The Upside-downs of Little Lady Lovekins and Old Man Muffaro expérimente dès 1903 la réversibilité : une même planche est conçue pour se lire à l’endroit puis à l’envers. Et « des auteurs contemporains peuvent se montrer oubapiens sans appartenir à l’Ouvroir, comme Marc-Antoine Mathieu quand il utilise une contrainte de plurilecturabilité5 dans L’Origine. Si les contraintes ont été pratiquées massivement avant l’Oubapo et continuent de l’être en dehors de lui, c’est que la bande dessinée est en elle-même un médium riche de contraintes, qui invite assez spontanément à faire jouer ses codes graphiques et narratifs6 ».
D’après Etienne Lecroart, l’expérimentation oubapienne permet de créer avec un plaisir puissance 3. « Imaginer une contrainte est un plaisir. La mettre au point en procure un second. Enfin, la réaliser en offre un troisième7 ! » Le plaisir du jeu est, en effet, au cœur de cette pratique et il suffit de s’y risquer soi-même pour immédiatement le ressentir (cf. ateliers ci-après).
Du fait de la vigueur de leurs contraintes, certaines productions oubapiennes peuvent revêtir un caractère forcé, entre exercice de style et pure performance. Mais il n’en reste pas moins que ces créations nourrissent le discours critique sur la bande dessinée. Du fait de la diversité des membres de l’OuBaPo (auteurs et/ou théoriciens), la pratique est formalisée et stimulée par la théorie critique. « Ce n’est sans doute pas un hasard si la naissance de l’Oubapo et le renouvellement théorique sur la bande dessinée, porté entre autres par Thierry Groensteen, sont contemporains8 ». Les contraintes oubapiennes qui peuvent obliger à la répétition comme à l’oblitération et jouer sur les textes comme sur les dispositifs visuels amènent à déconstruire la grammaire et la syntaxe propres à la bande dessinée. « L’Oubapo, en isolant, pour les faire jouer, des codes comme la répétition des personnages d’une case à l’autre, l’ellipse ou le cadrage, aide à mieux comprendre la bande dessinée et contribue à questionner, voire à faire glisser les conceptions que l’on s’en fait. Certains exercices oubapiens de restriction, en produisant des planches muettes ou sans images, ont notamment rendu caduque l’idée reçue qui voulait que la bande dessinée soit une simple alliance de textes et d’images9 ».
Si la bande dessinée oubapienne contraint les auteurs à emprunter de nouvelles voies et ainsi à se renouveler, elle amène aussi le lecteur à changer ses habitudes de lecture. En effet, il faudra accepter d’être surpris : pas de personnage par exemple ou de mise en scène fictionnelle auxquels s’attacher. Le lecteur devra s’aventurer dans le jeu des codes, parfois cachés, modifier son sens de lecture, manipuler éventuellement le livre. Bref, plus qu’un lecteur, il devient un joueur et un enquêteur, à l’affût des signes et des indices qui lui donneront la ou les clés de compréhension. Un méta-lecteur, décodeur, capable de percer le mystère et d’en éprouver de ce fait, du plaisir. « Peut-être l’un des principaux résultats que l’on peut attendre des travaux de l’Oubapo est-il justement, sinon d’amorcer la mutation du lecteur en critique, en tout cas de susciter sur le médium un regard plus averti, d’inviter à une lecture plus vigilante, plus investigatrice et plus réflexive10 ». En décodant et en jouant, le lecteur se sent plus intelligent, et peut-être le devient-il effectivement !
Il semble bien que L’OuBaPo engage une pédagogie de la bande dessinée. En proposant d’explorer les contraintes et les codes de la bande dessinée, la démarche oubapienne invite à voir ce médium comme un terrain de jeu graphique et/ou narratif. Un terrain de jeu sur lequel nous pouvons aisément nous inviter avec nos élèves.

Compte rendu d’ateliers oubapiens

Focus sur deux ateliers : le premier réalisé dans le cadre du stage Préac BD d’Angoulême et animé par Étienne Lecroart (pour les adultes, mais réalisable avec des élèves) ; l’autre organisé au Lycée Touchard avec des élèves (Terminale) dans le cadre de la classe de français. Ces ateliers, inspirés des pratiques de l’Oubapo, proposent d’explorer de façon nouvelle les possibilités narratives du médium bande dessinée. Ils se révèlent d’une grande richesse pédagogique.

Strip collectif sous la forme du cadavre exquis

Étienne Lecroart propose au groupe installé en rond une réalisation collective en quatre cases avec un mot imposé par case. Ce mot est tiré au sort dans un corpus préparé par l’intervenant. Chaque participant réalise une case avec, comme contrainte, ce mot imposé. Ce mot, qu’il figure ou non dans le texte associé à l’image réalisée, doit servir de support à l’inspiration. Puis, chacun passe sa feuille au voisin de gauche qui réalise à son tour une case avec un nouveau mot tiré au sort (soit du même corpus, soit d’un autre). Et ainsi de suite, jusqu’à la réalisation des quatre cases. À la fin, les participants sont invités à lire, à montrer et à commenter au groupe les strips réalisés. Et puis, on recommence, car l’exercice est assez court (un temps maximum – quelques minutes – est donné par l’intervenant pour réaliser une case).

Ce que j’ai observé durant cet atelier : Les participants, même persuadés de ne pas savoir dessiner et d’être incompétents, se prêtent rapidement au jeu. Le fait que le dessin doive être expressif et non parfait, qu’il puisse être ramené à des « bonhommes patates », produit un effet décomplexant. L’aspect ludique, qui crée une émulation individuelle et collective, élimine les enjeux éventuels et permet d’être désinhibé par rapport au processus de création et d’inspiration. « En étant focalisé sur la contrainte, on se libère » (E. Lecroart). Les mots imposés des corpus sont interprétables, leur sonorité ou leur polysémie vont engager naturellement les participants à des prises de liberté : créations de jeux de mots, poésie… (Le terme métaphore du corpus Figures de style a été ainsi transformé en Méta Fort). Les mots imposés peuvent donner lieu ensuite à des discussions autour de leur définition, de leurs différents sens possibles, des représentations ou des stéréotypes qu’ils engagent, des notions de dénotation et connotation… La réinterprétation graphique du même personnage, par exemple, par quatre participants n’est pas un obstacle à la lisibilité du strip et, au contraire, dévoile la richesse des traits et des dessins, même sommaires.

Exemple d’un strip réalisé avec les termes suivants imposés : Longueur. Moyen
Âge. Plus. Révolution. Mots extraits des corpus Histoire et Mathématiques.

Planche muette

Une planche dont les textes d’origine ont été effacés est choisie par chaque participant (plusieurs choix sont possibles parmi des planches extraites d’albums de Tintin, Snoopy, etc). Un mot (ou plusieurs) est tiré au sort, qui devra figurer impérativement dans le texte inventé. Le but est bien évidemment de ne pas rechercher les dialogues probables de la planche d’origine, mais de créer quelque chose de nouveau, de drôle, d’inattendu…
Ce que j’ai observé durant cet atelier : encore moins d’inhibition chez les participants, du fait qu’il n’y a pas de dessin à réaliser ! L’humour prévaut souvent dans les dialogues des participants. C’est le (ou les) mot(s) imposé(s) qui crée(nt) les situations inventives et libèrent les participants de la logique ou de l’esprit originel de l’œuvre. L’exercice me paraît a priori encore plus simple à mettre en place avec des néophytes en bande dessinée.

Strip réalisé par un élève

En classe / Le contexte

Avec un professeur de lettres, nous avons réinvesti ces ateliers dans une classe de Terminale du Lycée Touchard. Ces élèves ont été sensibilisés toute l’année à la bande dessinée. Ils ont participé à Une Case en Plus, prix BD départemental : ils ont été amenés à lire plusieurs albums et à étudier au moins un titre en classe (dans ce cas, Le joueur d’échecs de Stephan Zweig, adapté par David Sala dont ils ont dû analyser plusieurs planches). Ils ont été initiés au lexique de l’image, aux notions de découpage et de mise en page. Au niveau pratique, ils ont été confrontés à l’adaptation d’un extrait de texte (L’Adversaire d’Emmanuel Carrère) qu’ils ont mis en scène sous la forme d’une planche de bande dessinée.
Les exercices oubapiens peuvent constituer une excellente introduction à l’étude de la narration en bande dessinée. Dans cette classe, pour des raisons annexes, ils ont été introduits en cours et en fin de séquence. Vu la sensibilisation des élèves à la bande dessinée durant l’année, il n’y a eu aucun problème de compréhension ni de réalisation dans ces ateliers. Les élèves savent par exemple distinguer un texte relevant du commentaire narratif d’un texte relevant du dialogue et en créer ; ils ont aussi une idée de l’ellipse narrative.

Intérêts pédagogiques des ateliers oubapiens

– L’exercice consistant à compléter des planches muettes s’est révélé à la fois récréatif et stimulant pour les élèves. Beaucoup ont voulu choisir plusieurs planches pour renouveler l’exercice. Nous avons compilé les travaux pour que chaque élève puisse lire ce que les autres avaient réalisé.
– En termes d’apports pédagogiques à la classe de français, un tel exercice se révèle bénéfique puisqu’il permet à l’élève :
* de réinvestir un savoir acquis en cours (vocabulaire, sens de la narration, ellipse, etc.)
* de faire travailler et de valoriser son imagination, capacité souvent exclue de la classe au profit de lectures « analytiques ».
* de montrer une autre facette de sa personnalité : non plus l’élève qui attend ou suit le cours, mais l’élève qui participe à un projet collectif au sein de la classe et dont les choix sont pris en compte, à la fois pour lui-même et pour le groupe.
– Cette même classe a participé au concours Remplis ta bulle (organisé par l’académie de Limoges et la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image d’Angoulême). Ce concours, inspiré par les travaux de l’Oubapo, propose aux élèves de construire une histoire en deux planches en s’appropriant l’ensemble des cases spécialement conçues pour l’occasion par Étienne Lecroart. Nous avons choisi l’option 1 du concours, soit une réalisation individuelle consistant à organiser une double planche avec l’ensemble des 18 cases proposées par l’auteur (cases visibles et téléchargeables à partir de divers sites académiques, cf. bibliographie).
L’exercice n’est pas sans difficulté. Il ne suffit pas de mettre en œuvre et de respecter les contraintes, il faut aussi raconter une histoire qui soit lisible pour un lecteur. Or, parmi les 18 cases proposées, certaines semblent n’avoir aucun lien avec les autres. La difficulté pour les élèves est de créer des relations entre ces images imposées. Cela nécessite une certaine familiarité avec la narration en images : connaître le potentiel des ellipses, être capable de jouer avec la nature polysémique des images (images métaphoriques, images mentales et pas seulement images descriptives). Le texte qui fera le lien entre ces images disjointes – en particulier le commentaire narratif – prend ici toute sa valeur. Parmi les difficultés rencontrées notamment par les élèves, citons la chute narrative, difficile à maîtriser. L’exercice permet ainsi aux élèves de se confronter au schéma narratif.
L’intérêt pédagogique de cet exercice est la représentation concrète de ce qu’est fondamentalement un récit, à savoir un début et une fin, et surtout une fin surprenante, similaire aux « nouvelles à chute » de Guy de Maupassant, par exemple. C’est pourquoi, à travers l’agencement de vignettes, on réfléchit à la réalisation d’un scénario, à la fois plausible et structuré (jeux sur les temps, les analepses, les prolepses, les ellipses, etc.), tel qu’on peut le rencontrer dans un texte. Cela donne des clés de lecture pour analyser les textes en profondeur, puisqu’ayant pratiqué un montage autour d’un récit, on va chercher à faire apparaître par la suite, dans une démarche réflexive, le plan prévu par un auteur, ce qu’il a voulu mettre en valeur. L’élève reviendra sur la manière dont il a placé ses vignettes pour faire avancer son histoire. Réfléchir de manière ludique sur la narration permet ainsi de mieux la comprendre, de l’appréhender différemment. Devenir soi-même scénariste, même pour un travail donné, c’est concevoir de l’intérieur les principes de construction d’un récit, l’échafaudage délicat d’un texte, c’est donc, déjà, en donner une analyse plus juste, puisque réfléchie en amont.

On voit que ces exercices oubapiens ne nécessitent pas de grands prérequis de la part des élèves. On peut espérer que tous ont déjà lu une bande dessinée et ont intégré la notion d’ellipse entre les images. Il est conseillé de débuter par les planches aux textes effacés avec termes imposés, puis de très vite passer à d’autres expériences et évidemment d’élaborer avec son groupe classe ses propres contraintes. On peut même imaginer une sorte de jeu par équipes où chaque groupe imposera ses règles aux autres.
Le must serait de créer un projet associant professeurs d’arts plastiques, de lettres et de mathématiques. Car chacun pourra nourrir l’atelier avec sa discipline. L’aspect ludique désinhibe et suscite l’envie d’expérimenter encore et encore.