Avec le yoga, les mots prennent corps

La mise en place du projet s’est basée sur plusieurs constats. Le dispositif UPE2A (Unité Pédagogique pour Élèves Allophones Arrivants) accueille des jeunes isolés, angoissés par leur situation et accumulant des tensions dues à leurs problèmes d’expression. En fin d’année, ils doivent réussir le DELF (Diplôme d’Études en langue française), une source de stress supplémentaire pour eux. Chaque semaine, les élèves allophones vont se rendre au dojo du lycée pour pratiquer le yoga et apprendre la langue française durant une heure. Ils seront accueillis en parallèle au CDI en fonction des besoins par la professeure documentaliste.

Exprimer ses émotions, se sentir en sécurité dans un établissement étranger, apprendre le vocabulaire du corps humain, l’amélioration de la compréhension de la langue française (conjugaison et expressions en rapport avec le corps) dans un état de détente sont les objectifs de ce projet. Il est un exemple concret d’expériences de yoga au service d’un public particulier. Les techniques utilisées sont un support d’apprentissage et de mise en réussite de l’élève dans sa globalité. Elles peuvent se vivre dans différentes situations, au dojo, en classe ordinaire, en demi-groupe au CDI ou en ateliers. Chaque semaine, les élèves allophones vont pratiquer le yoga pour se détendre tout en apprenant le vocabulaire des émotions et du corps humain. Cette pratique de bien-être va leur permettre d’inscrire profondément les mots dans leur corps en ressentant et en sollicitant les zones corporelles de diverses manières. Les séances sont liées au programme de Français Langue Étrangère (FLE) et de Français Langue Seconde (FLS) : elles l’enrichissent et le consolident. La professeure documentaliste travaille ainsi en amont avec le groupe pour préparer le vocabulaire des relaxations et proposer des lectures en état de détente.

Les effets du yoga sur notre organisme

Les études sur les effets du yoga sont récentes1. Elles mettent en évidence que sa pratique, comme beaucoup d’autres activités physiques, améliore la coordination, renforce les muscles et la circulation sanguine. Mais sa grande particularité est le développement d’une meilleure conscience de son corps et de sa respiration. Le souffle est à la base de toutes les techniques de gestion du stress. Des étirements légers soulagent les douleurs, une respiration calme apaise le système nerveux, ce qui favorise un sentiment de relaxation. Les exercices ont un effet stimulant sur l’humeur et aident à mieux gérer le stress.

La plupart des personnes qui s’orientent vers la pratique yoga recherche un mieux-être (un apaisement du mental et des tensions dans leur corps) et des techniques qui vont atténuer leur anxiété. Mais que se passe-t-il dans notre organisme ?

Le système nerveux central régule les fonctions vitales, celui-ci est composé d’un sous-système excitateur, le sympathique, et d’un autre apaisant et ralentisseur, le parasympathique. Ces deux sous-systèmes doivent s’équilibrer. En situation de stress, le sympathique rentre en action. Le corps a besoin de phases de récupération et de calme, c’est à ce moment-là que le système para-sympathique doit intervenir. La synchronisation du souffle avec les mouvements et le travail postural réactivent celui-ci et permettent un retour au calme.

À partir de 2010, une équipe de l’université de Boston dirigée par Chris Streeter2 a orienté ses recherches sur la molécule messagère GABA (acide gamma-aminobutyrique). Celle-ci atténue l’excitabilité des cellules nerveuses. Leurs études mettent en évidence qu’une pratique régulière du yoga (3 fois par semaine) augmente le niveau de GABA dans le thalamus, la station centrale de communication des stimuli dans le cerveau. Ce taux plus élevé serait responsable d’une augmentation du sentiment de bien-être.

Une étude menée par Britta Hölzel, psychologue à l’hôpital de la Charité de Berlin, s’est intéressée à la structure du cerveau3. L’hippocampe, important dans les processus d’apprentissage et le traitement des informations, a augmenté de volume après plusieurs semaines d’entraînement avec des exercices de yoga. Cela indique que les cellules nerveuses y sont plus interconnectées. En revanche, il a été démontré l’atrophie de cette zone chez les personnes exposées à un niveau de stress élevé.

Les chercheurs ont également repéré que l’amygdale, une glande qui réagit aux menaces et à la douleur, serait réduite en volume avec la pratique de la méditation et du yoga. Les modifications en volume de ces zones seraient à l’origine d’un effet anti-stress.

Yoga avec les élèves allophones

Le premier objectif d’une séquence de yoga est d’amener l’élève à ressentir un mieux-être et un état de détente. Ensuite ils doivent s’approprier des outils pour qu’ils puissent reproduire cet état en autonomie. Le deuxième objectif est d’améliorer leur apprentissage en favorisant la concentration et la mémorisation. « Pas d’attention sans tension » a dit Micheline Flak fondatrice du RYE (Recherche du yoga dans l’éducation) fondé en 1978 et agréée par l’Éducation nationale en 2013, dans son premier livre à destination des enseignants4. Les exercices proposés aux élèves sont inspirés par la formation que j’ai suivi avec le RYE.

À chaque intervention, que ce soit en classe ou au dojo, la structure de la séquence est identique, ritualisée, basée sur les six premières étapes de l’échelle de Patanjali (Yoga-Sutras, texte fondateur qui codifie la pratique traditionnelle du Yoga).

En suivant celles-ci, les tensions physiques et mentales s’apaisent. De la place s’est libérée pour de nouveaux apprentissages, l’élève est plus apte à se concentrer.

Les 6 premières étapes de Patanjali adaptées en milieu scolaire

La démarche est de partir d’un mot, de le ressentir dans son corps, de le dire à voix haute puis de l’écrire. Les exercices se font en marchant, en position assise ou allongée. Les élèves disposent d’une ardoise qu’ils utilisent régulièrement pour écrire les mots.

La séance est organisée toujours de la même façon. On commence par les Yamas. Les élèves assis en cercle, dessinent sur leur ardoise un symbole correspondant à leur état émotionnel. Progressivement ils peuvent choisir des mots étiquettes pour enrichir leur vocabulaire et s’exprimer à voix haute s’ils le veulent. Ils apprennent régulièrement les prénoms des nouveaux arrivants, les premiers arrivés dans le groupe viennent en aide s’ils le peuvent aux autres. Progressivement ils s’expriment soit par le dessin soit par le mime soit à voix haute sur ce qu’ils ressentent et aiment faire… ils apprendront à se connaître, à faire des compliments et à en recevoir. Des mots et des expressions en rapport avec le regard sont abordés comme « se faire un clin d’œil », « froncer les sourcils » … les élèves vivent les mots en les passant à leurs voisins.

Viennent ensuite les Niyamas : Les automassages. Les élèves vont se toucher les parties du corps en répétant à voix haute le mot correspondant. Progressivement, des verbes d’action sont intégrés comme « masser », « frotter », « tapoter », « caresser » … puis la conjugaison en fonction de leur avancée en cours de FLE (Français Langue Étrangère) : « Je masse mon pied, tu masses ton pied ». Suivent les Pawanamuktasanas : l’élève va solliciter une articulation, la nommer, elle ainsi que son action à voix haute. Prenons la marche : au signal, l’élève pose la partie du corps annoncée au sol. À voix haute l’élève répète en conjuguant et en exécutant l’action. Par exemple : « je marche », « tu marches » ou encore « je glisse », « je recule », « je cours ». Comme pour les automassages, l’exercice évoluera avec leur niveau de conjugaison. Plus tard, des expressions seront abordées et vécues en marchant, puis « stop », au signal les élèves se mettent : dos à dos, les yeux dans les yeux, main dans la main…

Les asanas quant à eux sont des postures ; on privilégie celles d’équilibre et les guerriers 1 et 2. Avec un travail autour du vocabulaire et de la symbolique de l’arbre, les élèves sont invités à créer leur propre posture et à constituer une forêt avec l’ensemble du groupe. L’objectif est qu’ils s’enracinent tout en faisant partie de leur environnement. C’est également une posture qui demande calme et concentration, elle permet de détecter les pensées perturbantes qui se traduisent par de petites pertes d’équilibre.

Les postures des guerriers 1 et 2 vont leur permettre de trouver de la force et de la confiance. Ils se fixeront une intention qu’ils se répéteront avec conviction durant la réalisation de celles-ci (par exemple : je travaille mon français tous les soirs 30 minutes). Ces deux postures procurent une impression de stabilité et de force dans une attitude ouverte et positive.

Enfin, les pranayamas, c’est-à-dire la respiration et son vocabulaire, sont abordés dès les premiers cours. Les exercices sont guidés dans un premier temps à voix haute par l’enseignant ou avec l’utilisation d’un repère sonore (un petit hand drum par exemple), visuel (des exercices de cohérence cardiaque projetés sur le mur du dojo) ou kinesthésique (avec le mouvement des doigts, des mains ou des bras). L’objectif est qu’ils prennent conscience de leur respiration et qu’ils allongent l’expiration afin de s’apaiser.

La séquence se termine par la relaxation ou Prathyahara. Celle utilisée est de type yoga nidra, détente du corps mais l’esprit reste éveillé pour visualiser et être attentif.

L’élève allongé sur le dos, immobile, va vivre des relaxations en fonction de son niveau de vocabulaire. Les rotations de la conscience dans le corps deviendront de plus en plus détaillées en fonction des mots connus sur le corps humain. La deuxième partie de la relaxation va évoluer en fonction du niveau de langue des élèves. Dans un premier temps, de la musique est utilisée pour apporter de la détente. Progressivement des visualisations sont proposées sur des mots. La fraise par exemple : imaginez une fraise, sa couleur, son goût, les lettres du mot, le mot écrit entièrement. Ensuite des histoires un peu plus longues sur l’arbre et la forêt avec au préalable un travail sur le vocabulaire utilisé avec la professeure documentaliste. Pour finir, lorsque les élèves sont bien habitués à l’exercice, ce temps est consacré à l’écoute active : l’élève doit lever le bras lorsqu’il entend par exemple des verbes conjugués au participe passé. À ce moment-là, des liens sont faits avec des textes travaillés en cours de français langue étrangère et des livres sont présentés au CDI par la professeure documentaliste. La lecture d’extraits de ces livres adaptés à leur niveau de langue est faite par celle-ci durant le yoga nidra.

Exemple d’une relaxation finale : celle-ci est adaptée tout au long de l’année en fonction de l’avancée du niveau de l’apprentissage du français des élèves (annexe 1)

En suivant ces étapes, le cours de yoga est un moment où chacun prend le temps de ressentir son état intérieur et son corps. En état de détente, les élèves apprennent du vocabulaire en vivant les mots en mouvement ou en visualisation. Ce moment propice aux apprentissages permet de mémoriser les mots dans notre organisme tout entier. Le mouvement et la posture laissent une empreinte profonde dans notre mémoire.

Grâce au travail interdisciplinaire (FLE, FLS, documentation, yoga) les mots prennent corps. Les collègues qui participent au projet suivent les stages de formation « Yoga en classe » que je propose dans mon établissement.

Les élèves allophones sont ravis de se retrouver pour bouger, se détendre et en même temps apprendre. Pour eux, c’est une façon différente d’être en cours. Adil témoigne en disant : « quand j’oublie un mot, je me revois faire et il revient ».

Cette expérimentation met en avant des techniques qui peuvent être transposables à différentes situations scolaires : intégration plus rapide d’une langue vivante, mémorisation de leçons en histoire par exemple, ou encore apprentissage de la lecture et du vocabulaire chez les plus jeunes.