Des mots pour le dire ou le secret en littérature de jeunesse

Parce qu’il n’est connu que d’un nombre limité de personnes et doit être caché aux autres (Le Robert, 2024), le secret a un fort pouvoir attractif et constitue un puissant ressort romanesque. Il porte en creux la quête de la révélation, de l’avènement de la vérité.
Polymorphe, il peut être intime, d’alcôve, familial, historique, ou encore d’état. Quelle que soit sa forme, il est indissociable de la peur (de découvrir, d’être découvert…) : c’est sans doute ce qui lui confère son caractère attractif. S’il ne peut être dit ou même parfois conscientisé, le silence qui l’entoure, loin de protéger son détenteur, amène avec lui son lot de conséquences insidieuses et néfastes, plus ou moins lourdes : conflit psychique, mise en danger, mensonges et silences destructeurs. Néanmoins, dès l’instant où on le partage, sa charge devient moins lourde, des complicités, voire des amitiés voient le jour, des réseaux de solidarité et de courage s’organisent.
L’une des figures marquantes de l’ampleur d’un secret dans la vie d’un personnage de littérature de jeunesse est bien Harry Potter : le secret de sa naissance et de son lien obscur avec « celui dont on ne doit pas prononcer le nom » [sic] est l’objet de sa quête et ne sera totalement dévoilé que lorsque Harry aura atteint la maturité nécessaire pour le connaître. Le secret ferait-il partie du chemin initiatique, comme un passage douloureux obligé pour que s’opère une transformation ?
Les héros et héroïnes des textes que nous allons évoquer vont tour à tour chercher à dévoiler le secret des autres, comme une façon de mieux comprendre le monde qui les entoure pour revenir à eux-mêmes ; taire le leur à toute force, de peur des dégâts que ces secrets pourraient engendrer, au prix de leur propre équilibre ou encore voir l’histoire et ses violences les enfermer dans le secret. Mais tous devront affronter le dévoilement.

 

Les secrets des autres

« Autrui est secret parce qu’il est autre. »
Jacques Derrida

« Notre vie ne nous suffit pas, le secret de celle des autres nous taraude. »
Monique La Rue

Le secret peut être exogène, concerner un voisin, une connaissance, un proche. Dans le manga fantastique Le secret de Scarecrow, la courageuse et déterminée princesse Engell cherche à retrouver les Scarecrows, créatures légendaires ayant aidé à sauver les humains contre les Crows, sortes de corbeaux tueurs d’hommes. Lorsqu’elle finit par retrouver l’un d’entre eux, d’inattendus secrets sur leur histoire vont lui être dévoilés. La jeune fille va être aidée dans sa quête par la rencontre du jeune garçon chien qui va l’aider à décoder un grimoire.
Changement de regard sur le monde pour les principaux protagonistes de la collection Flash fiction, chez Rageot, chez qui plusieurs auteurs se sont essayés au thème du secret.
Émilie, placée en famille d’accueil, tente de percer le secret qui se cache « derrière la porte », d’où le titre éponyme du court roman d’Agnès Laroche, fermée à clé. Ce bref récit, qui n’est pas sans rappeler le conte Barbe bleue, distille tous les ingrédients du roman à suspense. Émilie, inquiète, est placée dans un climat de défiance d’autant que les membres de cette nouvelle famille sont pour elle des étrangers. Dans d’autres titres, plusieurs adolescents vont tenter de lever le voile sur le secret de maisons hantées, thématique suscitant un véritable engouement chez les jeunes lecteurs. Ainsi Lorraine, personnage principal du texte Des voisins trop secrets, est intriguée par des cris provenant d’une maison voisine pourtant inhabitée. Dès lors, elle va tenter de percer le mystère. Seul le jeune Tom, dyslexique, la croira et pénétrera avec elle dans la maison. La quête est double puisqu’au-delà du ressort du thriller, cette aventure va faire grandir et évoluer nos deux héros. Parcours similaire pour Alix et son frère Gabriel aux prises avec le secret du château de Fougeret où ils sont venus passer un week-end « box » avec leurs parents en quête de frissons : on raconte en effet que des fantômes se promènent dans les couloirs du château… À la nuit tombée se multiplient les phénomènes étranges dans une atmosphère de plus en plus angoissante. Pour attiser l’appétit des lecteurs, il faut savoir que le château existe réellement et a fait l’objet de plusieurs documentaires, en raison de l’hypothétique présence de fantômes, attestée par ses propriétaires. Enfin toujours dans la veine du thriller, le très étonnant Revi3ns qui faisait partie de la sélection du défi Babélio junior 2023/2024 propose une fin inattendue et glaçante. Une bande d’amis adolescents repère une maison abandonnée et s’y introduit. Les jours qui suivent l’intrusion, chacun d’entre eux est aux prises avec des faits paranormaux dignes d’un scénario à la Stephen King. Pour comprendre ce qui se passe, la petite équipe, qui n’a pas froid aux yeux, prépare une expédition nocturne (et secrète) pour venir à bout des secrets de cette étrange bicoque. Mais la petite virée interdite tourne au cauchemar et les enfants vont rester prisonniers de cette étrange maison.
Phénomènes paranormaux également dans deux romans très agréables à lire et pleins de fantaisie de Jacqueline West qui s’est essayée aussi au genre thriller fantastique pour traiter le thème du secret. Le secret de lost lake nous fait partager les aventures de Fiona qui découvre à la bibliothèque de la ville, où sa famille vient d’emménager, un roman captivant. Ce dernier fait état de la disparition de deux sœurs dans une petite ville qui ressemble étrangement à Lost Lake. Plus étrange encore, le livre disparaît pour réapparaître dans d’autres lieux comme s ‘il cherchait à persuader Fiona de lever certains secrets… Si Fiona ne s’était pas fait un nouvel ami, courir après ces secrets aurait pu lui coûter la vie…
Changement de cadre pour Olive également dans La maison des secrets de la même autrice qui découvre que sa nouvelle maison renferme des secrets qu’elle seule perçoit : chats qui parlent, lunettes magiques, personnages enfermés dans des tableaux… de quoi rendre son quotidien moins morose. Elle va chercher à pénétrer dans les tableaux, à libérer ceux qui y sont enfermés, non sans danger. Elle ne pourra compter que sur elle-même et ses nouveaux amis les chats. Cette lecture hautement divertissante, pleine d’humour, de surprises et de frissons nous plonge dans un univers qui aurait pu être imaginé par Roald Dahl. Tous ces titres incitent le lecteur à fouiller derrière les apparences, à se fier à son imaginaire, à ne pas laisser le doute planer, et à porter un autre regard sur le monde.

Au-delà des frissons inhérents aux thrillers, ces lectures mettent également en exergue les vertus de la parole et de l’entraide, du partage et de l’aventure avec des compagnons fidèles et fiables, recette efficace déjà bien connue d’Enid Blyton et son fameux Club des cinq.

 

Le secret intime

« Les secrets vous tuent. »
Miles Davis

Parole et partage sont nécessaires aussi pour alléger la charge parfois mortifère du secret quand il touche à l’intime, au corps, à l’amour, au huis-clos de la famille. Le secret met alors en péril la sécurité physique ou psychique des personnages.
Mensonges et secrets en famille dans le très populaire manga Spy family qui réussit la prouesse d’une sorte de mise en abyme du secret, puisque dans cette famille d’espions, chacun des membres cache un secret. L’alternance de missions dangereuses, de dissimulations et de vie quotidienne est un cocktail très réussi.
La tendre et très « girly » bande dessinée Cœur collège décline en plusieurs volumes les aventures et secrets partagés de jeunes collégiennes. Mais derrière l’apparente légèreté de leurs échanges à propos d’amourettes, de couples aussi vite défaits que formés sous le préau, et autres soirées pyjamas, les protagonistes peinent malgré leur complicité à se livrer réellement. Chacune a sa part de secret qui sera subtilement dévoilée au fil des planches. Campus de lycée américain comme toile de fonds pour le roman graphique adapté en série Netflix, Heart Stopper, qui raconte la relation amoureuse tenue secrète entre Nick, le rubgyman, et Charlie, le musicien. Histoire d’amour homosexuelle gardée secrète par des garçons aux prises avec les stéréotypes de genre et le poids de la norme. Les auteurs imaginent des personnages complexes, des situations réalistes (on notera le CDI du campus comme lieu refuge dans l’un des tomes), sans oublier une touche de romantisme qui ne glisse pas dans le sirupeux ou le mièvre. Question de genre également pour Madoka et Itsuki, jeunes héros du manga pour collégiens Le secret de Madoka : ni l’un ni l’autre ne se retrouve dans son genre ; ils vont se rencontrer, se reconnaître. Débutera alors une histoire d’amitié et de complicité qui agira comme une sorte de rédemption.

« Les secrets de famille sont de noires araignées qui tissent autour de nous une toile collante. Plus le temps passe, plus on est ligoté, bâillonné, serré dans les fils de soie qui nous emprisonnent. »
Marie-Sabine Roger

Mais comment et à qui se confier lorsque le secret touche au corps, met en péril son identité, sa famille, son intégrité ou qu’il ouvre des conflits de loyauté, des conflits psychiques ? Depuis que le corps de Mia change, son beau-père a tendance à franchir trop souvent la porte de la salle bain, cette porte qu’on ferme justement pour être dans l’intimité du corps. Mia se trouve alors prise dans un tourbillon d’émotions et de questions contradictoires qui vont la conduire à garder le silence, à porter à son tour le poids du secret pour protéger les autres, sa mère, la famille, en s’oubliant elle-même. Ce texte paru chez Talents hauts trouve son pendant pour un niveau lycée dans Triste tigre, autobiographie de Neige Sinno, où le calvaire de l’autrice, abusée par son sportif, sociable et séduisant beau-père, s’étend sur de nombreuses années. Les secrets de ces jeunes filles les privent définitivement d’enfance, les accompagnent au quotidien avec leur sombre cortège de crainte, de culpabilité, de solitude, de rage et de douleur. Silence aux conséquences psychiques délétères dans la Familia Grande de Camille Kouchner où la domination exercée par le beau-père Olivier Duhamel enferme la narratrice et témoin ainsi que son jeune frère dans le secret.
Solitude, enfermement et secret dans le très réaliste Mauvaise connexion de Jo Witek toujours chez Talents hauts dont l’intrigue s’articule autour de relations amoureuses virtuelles et de pédo-criminalité. De session vidéo en session vidéo, la rencontre au départ idyllique tourne au cauchemar, lorsque Marilou – c’est son pseudo choisi pour le réseau – accepte d’aller toujours plus loin dans le dévoilement de son corps à son prince charmant, soi-disant photographe de mode, devenu un brutal maître chanteur. Le désenchantement est violent mais une reconstruction sera rendue possible pour la jeune fille, dès lors qu’elle sortira du secret qui l’enferme en parlant à sa mère.

 

Histoire et secrets

« Notre vie entière : qu’était-elle dans le cours du monde ?
À peine le temps d’un soupir… »
Anne Philippe

Parfois l’Histoire avec un grand H s’invite dans la petite et laisse dans son sillage le parfum du secret.
C’est bien la force du secret, partagé par un trio d’enfants particulièrement courageux et déterminés, qui rend le choix narratif d’Ers et Dugomier pour parler de la Résistance, si pertinent. Cette série dessinée très documentée fait vivre en parallèle les secrets des adultes et ceux des trois jeunes héros. L’un d’entre eux cache le secret de son identité allemande.
Les guerres sont d’ailleurs une source d’inspiration inépuisable pour les auteurs écrivant autour du secret de famille.
Comment ne pas évoquer, bien qu’il date déjà, le monument de littérature dans le domaine du secret, le remarquable Un secret, abordable dès la troisième, où le secret pèse si lourd qu’il manque de faire basculer le narrateur dans la schizophrénie. Ainsi le petit frère mort en déportation à cause de l’infidélité du père et de la vengeance sacrificielle de la mère, vient-il hanter sous forme de double Philippe Grimbert dans ses jeunes années.
Le silence autour de sa judaïté sera levé lors d’une séance de cinéma où ce qui est enfoui dans l’inconscient affleure à la conscience dans une violence libératrice. Peu à peu, le fil des mensonges sera dénoué, non sans douleur.

Jean Molla a lui aussi choisi la Seconde Guerre mondiale pour peindre un secret qui distille son lent poison, génération après génération, et plonger la jeune Emma dans l’anorexie. La découverte d’un vieux cahier révélant une histoire familiale peu reluisante va lui permettre de comprendre et de guérir, aussi difficile que soit la vérité : son grand-père était un nazi responsable de la mort de 250 000 juifs au camp d’extermination de Sobibor.
Plus récemment enfin, la talentueuse et très humaine Anne-Laure Bondoux propose une saga familiale sur un peu plus de cent ans d’histoire de France. Nous traverserons des orages débute à la veille de la Première Guerre mondiale dans une ferme au cœur d’un hameau français. Deux frères, de la jalousie, une femme… puis le départ de l’un des deux. Il n’en faut pas plus pour que la famille glisse dans l’engrenage infernal du secret qui se transmettra de générations en générations, comme une malédiction. Meurtre, guerre d’Algérie, homosexualité, sida… de père en fils, chacun fera le choix du secret. En bout de chaîne, Saule et son père. Qui va choisir de dire, d’écrire, de briser le silence pour se sauver et sauver son fils.

Enfin tout récemment Kamel Daoud donne à entendre dans son roman Houris la voix d’une femme réduite physiquement au silence par une guerre civile devenue presque taboue, donnant parole à des voix retenues… Quel plus bel exemple pour parler du secret que celui de ce texte qui appelle avec poésie au courage de regarder le passé en face afin d’imaginer un avenir ?

Ainsi, le secret, moyen commode d’enfouir ce qui fait honte ou ne peut être dévoilé sans danger, a-t-il vocation à être mis à jour, mis en voix et donc à mourir pour que la vie soit possible. Révélateur de la complexité de la psyché humaine qui cherche la vérité mais ne peut s’empêcher de dissimuler, parfois inconsciemment, il appelle la révélation. Pour révéler, il faut une parole, il faut l’autre, il faut la confiance. C’est là le message des fictions autour du secret, c’est l’ouverture à l’autre qui nous sauve des enfermements mortifères, qui nous aide à comprendre qui nous sommes, à advenir… Cette ouverture passe par la parole, elle arrive souvent après un long processus de maturation. N’en déplaise aux gourous du bien-être en trois clics, du feel good et de la résilience en kits, il faut du temps pour libérer une parole. Les livres que nous choisissons de glisser entre les mains de nos élèves sont déjà une façon de leur tendre l’oreille.
Au fait, c’est bien Harry, celui qui ose prononcer le nom de celui dont on ne doit pas prononcer le nom, qui vaincra Voldemort et sa puissance malfaisante.

« Nomme toujours les choses par leur nom. La peur d’un nom ne fait qu’accroître la peur de la chose elle-même. »
J. K. Rowling